« Weimar en exil » de Jean-Michel Palmier.

« Weimar en Exil » de Jean-Michel PALMIER

Par Yves Florenne

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Aricle paru dans « Le Monde Diplomatique » de décembre 1987

En 1933, l’Allemagne se vida du « meilleur de l’Allemagne ». ceux qui se retiraient d’elle, c’était non seulement avec l’espoir mais aussi avec la certitude de la rendre elle-même, et toute entière, meilleure qu’elle n’avait jamais été. Une certitude qu’ils puisaient dans une autre, non moins absolue : la culture ne pouvait que triompher de la barbarie.

Le démenti apporté par la réalité fut particulièrement tragique pour les exilés. Ils trouvèrent l’Europe sourde à leurs témoignages, à leurs cris d’alarme ; puis agacée, bientôt soupçonneuse. L’échec qu’ils subirent du fait de leur propre pays les atteignit plus encore: Ils ne l’ébranlèrent jamais. Pas trace tangible de résistance dans la masse du peuple; la guerre venue, elle montra peu de répugnance à y entrer; puis beaucoup d’élan à la faire dans l’écrasante victoire; enfin, pis encore, le même acharnement frénétique à la poursuivre jusque sous les décombres. Toute l’Allemagne se comporta comme Hitler en personne.  Le désastre enfin consommé, quand les exilés rentrèrent, dans leur patrie dont ils avaient cru au moins sauver l’âme, ils furent reçus dans les ruines, au mieux dans l’embarras ou l’hypocrisie, au pis par un mépris ou une haine à peine dissimulée: comme des « traitres « . La foi, la force de l’esprit, le courage, la misère, des souffrances indicibles, reçurent pour prix le rejet et l’oubli. Leur mémoire fut enterrée. Quand on l’exhumera, ce ne sera qu’une mémoire embaumée. Leur façon d’avoir  » payé  » n’avait plus cours dans un monde mercantilisé.

L’histoire écrite par Jean-Michel Palmier est essentiellement celle de cette tragédie. Mais nourrie, étayée par une masse de faits et d’événements qu’éclaire une réflexion à la fois passionnée et s’efforçant à l’impartialité de l’historien. Il évoque d’abord dans un raccourci saisissant les débuts combien éclatants, du nazisme au pouvoir, les « nuits de cristal  » et les  « nuits des couteaux « , les flammes de livres jetés au bûcher et qui annonçaient à toute l’Europe l’ »assassinat de la culture« . Elle manifesta devant ces « excès » une réprobation prudente. On n’en était pas encore à se rappeler le vieille prophétie d’Henri Heine :  » Là où l’on brûle des livres, on finira par brûler des hommes. « 

L’auteur suivra dans toutes ses étapes cet exil de Weimar. La multitude de réfugiés qui suivra plus tard n’améliorera pas la situation des premiers. Elle rendit les pays d’accueil plus défiants et rigoureux. Il en dénombre quarante et un, et examine les principaux. La palme est donnée à la Suisse :  » la dureté avec laquelle elle traita les réfugiés a laissé une cicatrice que rien n’a encore pu effacer. » Peu de choses, certes, auprès de  » la liquidation massive des antifascistes allemands réfugiés en URSS « .

La foi candide des intellectuels et artistes de gauche à Weimar reste attendrissante, ou consternante, comme on voudra. Les grands créateurs de ce que les nazis vomissaient sous le nom d’« art dégénéré »  n’avaient-ils pas entendu les mêmes mots à l’Est ? Comment ne réagissaient-ils pas, ne rugissaient-ils pas devant les produits du  » réalisme socialiste » obligatoire ? C’est sans doute qu’ils ne les voyaient pas. Le même temps où Brecht, dans un poème idyllique, Eloge du communisme, proclamait : «  il est la fin des crimes. » Aucun d’eux ne savait que depuis dix ans le communisme avait changé de nom et s’appelait stalinisme.

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Photographies de Bertolt Brecht

L’Europe, quand Hitler la submergea, devint une nasse où il n’y aurait plus qu’à puiser pour nourrir tous les Auschwitz. Sans doute, ceux des exilés qui avaient un « nom » et qui formaient la première émigration, celle des opposants irréductibles, purent-ils alors gagner les Etats-Unis, quand ils n’y étaient pas déjà (on en comptera 5 millions en 1940). Les plus célèbres furent reçus avec honneur, surtout quand ils possédaient de solides moyens d’existence. Mais, pas plus qu’en Europe, ils n’eurent d’influence sur la politique américaine. En 1945, beaucoup  s’y fixeront, à commencer par les 400.000 naturalisés; ou ils y reviendront après s’être trouvés plus exilés qu’ailleurs dans leur propre pays. Ce ne sera pas moins à l’ombre symbolique de la Liberté qu’ils allaient se voir ramenés aux années 30. . La dernière partie du livre porte à cet égard un titre éloquent : « De Roosevelt à MacCarthy « .Car si le maccarthisme ne portait pas encore ce nom, il naissait déjà aux approches de la guerre froide. Les premières « sorcières  » désignées pour les nouveaux « bûchers  »  seraient, bien entendu, ces prétendus réfugiés, Cheval de Troie du communisme. Compris les libéraux les plus avérés.

C’est sous le signe de Cassandre que l’auteur a placé sa réflexion finale. Elle nous ramène au commencement.

A l’ échéance des années 30, nous allions apprendre à voir ce qui crevait les yeux (rien de mieux pour rendre aveugle). Vainement, la réalité nous avait été  inlassablement montrée par les exilés qui vivaient au milieu de nous. Le lâche soulagement qui marqua le commencement de la fin n’était que le corollaire d’un plus lâche espoir: apaiser le monstre et même le caresser, laisser faire le temps, avec l’alibi toujours reculé de mettre ce temps à profit pour refaire nos forces; alors qu’un peu plus tôt elles auraient suffi pour renvoyer en quelques heures Hitler à son néant. Cette « politique «  – là s’écrivait tout naturellement en anglais : « Wait and see. » On a vu.

Sur Cassandre, à commencer par Goethe, on se trompe souvent. Elle ne prédit pas la fatalité du malheur, elle avertit et dit sans trêve ce que serait le malheur si l’on n’agissait pas pour le conjurer. Car si Cassandre n’avait pas eu le moindre espoir, elle se serait tu. Ou tuée.

Il ne resta en effet que le suicide aux plus déshérités des exilés quand ils comprirent qu’ils avaient écrit, crié, souffert, vécu, pour rien; que la certitude de Brecht que l’« écriture tue «  n’était qu’illusion et dérision. Pour tuer la force brute, il n’est qu’une force plus brute. Ce qui arriva. Mais à quel prix !

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Caricature de Th. Adorno

Dès lors, les plus pessimistes prononceront que le désastre a bien eu lieu. Que la culture a eu le sort de Troie. Adorno écrit : « Après Auschwitz, toute culture n’est qu’un tas d’ordures. » Pis que les cendres. Sans doute, c’est préjuger d’après un passé ambigu. Si par « culture » on entend ce qu’il y a d’essentiellement humain dans l’homme, et en lui exclusivement, cela oblige à ne pas oublier que c’est pour lui, et pour lui seul, qu’a été créé le mot inhumain . Le tout est de savoir ce qui, en lui, l’emporte ou l’emportera. La fin de Hitler n’a pas tranché la question : elle l’a laissée grande ouverte. D’autant que Hitler n’est pas mort. Et cette question – là en contient une autre : la prétention, l’ambition toutes neuves de l’ »intelligentsia« , autrement dit des philosophes, écrivains, artistes, scientifiques, théologiens, enseignants, cette volonté, ce droit d’agir sur ce qu’on appelle trop bien les « affaires  » du monde, et même la conscience d’en avoir reçu mission, est-ce autre chose, chez ceux-là, que la plus grande de leurs illusions ?

Hitler aura fortement contribué à l’ »engagement  » – contre lui et tout ce qui lui ressemble – des forces de l’esprit et de la conscience. Aurait-il montré du même coup l’impuissance, l’inanité de tout cela et que, au bout du compte, c’est l’inhumain qui finit par l’emporter ?

Le titre seul, et les trois épigraphes des dernières pages, ne laissaient certes pas attendre de l’auteur une conclusion très optimiste. Reste encore, et toujours, à voir.

Yves FLORENNE.

Jean-Michel Palmier, Weimar en exil, Payot, Paris, 1987, deux volumes, 528 pages et 486 pages.

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