Cabarets de Berlin 1914-1930 5/5 – Le cabaret sous le IIIème Reich
- 5 /5 – Le cabaret sous le IIIème Reich.
Cabarets de Berlin (1914-1930). 5 / 5 -Le cabaret sous le IIIème Reich.
Article paru dans Cause commune. 1976/1 ” Les Imaginaires ” -10/18 – 1976
Il est bien évident qu’avec l’arrivée des nazis au pouvoir, la satire politique et sociale fut rapidement jugulée et finalement interdite. Le cabaret allemand ne put survivre à la censure et à la violence des S.A. La plupart des artistes – acteurs, musiciens, compositeurs, chanteurs – quittèrent l’Allemagne tels Walter Mehring, Friedrich Holländer, Mischa Spolanski et Marc Kolpe qui vinrent à Paris. Kurt Robitschek partit pour Vienne où il sera assassiné, Rudolph Nelson, en Hollande, Kurt Tucholsky en Suède. Ceux qui ne purent quitter l’Allemagne – tels Fritz Grünbaum, Paul Morgan, Kurt Gerron, Erich Mühsam – finirent dans les camps de concentration.
Aussi les cabarets qui subsistent connaissent-ils une profonde métamorphose. La satire sociale, la bohème littéraire ont disparu. Face au public, on ne trouve plus qu’un acteur, une personnalité. Werner Finck est sans doute le plus grand symbole de ce nouveau style.
Bien avant la montée du nazisme, il était connu comme acteur du Landestheater de Bunzlau et du Landestheater de Darmstatd, mais il n’avait jusqu’alors interprété que des rôles de composition d’importance secondaire. En 1928, il passe dans plusieurs cabarets, comme conférencier et il remporte un certain succès par ses gags et son comique involontaire. Avec quelques artistes, il allait fonder dès 1929, le cabaret Katakombe qui atteint vite une certaine célébrité par ses revues, son humour et ses improvisations. Les premiers programmes accordent une grande importance à la satire littéraire, en particulier aux oeuvres de Gerardt Hauptmann, Thomas Mann, mais aussi Alfred Hugenberg, Richard Tauber. A l’origine, la Katakombe n’avait pas d’orientation politique particulière. Les acteurs qui s’y produisaient étaient d’ailleurs très différents, si Werner Finck tenait un rôle déterminant dans ces spectacles, on trouvait aussi Ernst Busch, le célèbre chanteur de rue de l’Opéra de Quat’sous de Pabst, qui joua aussi dans Kuhle Wampe et dont les idées socialistes étaient bien connues. Finck, lui, se déclarait apolitique. dans son autobiographie Witz als Schicksal (1966), il dira que si, au cabaret, il fallait être à gauche, il était à gauche, au moins le soir, mais que son coeur était à droite, même si son intellect était à gauche. Face à la » Nouvelle objectivité » (Neue Sachlichkeit), il se veut le porte-parole d’une » Nouvelle sentimentalité » « Neue Herzlichkeit). Comme il l’affirmait en 1930 :
» Nous sommes devant une nouvelle époque
L’objectivité perd en sympathie
Il n’est plus à la mode d’avoir une grosse gueule
Retour à l’âme, le coeur est dernier cri (22)
On peut à nouveau se laisser submerger par sa douleur
La vierge cherche à nouveau le soutien de l’adolescent
La chemisette se détendra petit à petit
Et seul le poing guerrier reste encore fermé.
Et puisque nous parlons justement de guerriers
Nous avons à nouveau envie de la Reichswehr
On renonce à la surveiller
Ce sera à nouveau comme jadis en mai – et après comme en août. «
Après l’époque de la révolution assassinée et de la violence, il aspire à un retour au calme et à une période plus heureuse. Il craint que n’éclate une nouvelle guerre et la dictature. En septembre 1932 il s’écrie:
Non, non, l’été est passé
et le champ et les prairies sont de nouveau libres
Et cela s’est fait si vite – Oui, la nature
ne croit pas qu’une dictature
disparaîtrait aussi vite.
Lui, le comique, l’apolitique, l’humoriste de droite s’inquiète de plus en plus des activités des nazis et il n’hésite pas à les attaquer. Les nazis ne cachent pas le mépris dans lequel ils le tiennent. L’organe de la NSDAP de Cologne, le Westdeutsche Beobachter titre Scandale de Juif au théâtre à propos de l’une de ses représentations et s’indigne de ce que les six acteurs qui se produisent dans la Katakombe – Marcus, Gerson, Grabowski, Finch, Inge Bartsch – soient tous des juifs (23). Aussi les nazis réclamaient-ils la fermeture immédiate du cabaret et l’interdiction de telles représentations en Allemagne. Considérant que ces cabarets sont trop étroitement liés à la République de Weimar, à la crise sociale, à l’expressionnisme, au pacifisme et au communisme, ils les détestent et souhaitent les voir disparaître le plus rapidement possible. Si les cabarets persistent dans leur attitude négative à l’égard du nouveau régime et leurs sarcasmes, les nazis les considéreront comme des ennemis du peuple allemand, et du National-socialisme. Finck ne capitule pas, il continue à critiquer les nazis dans des jeux de mots souvent assez obscurs et Goebbels lui-même reconnaîtra que Finck est plus dangereux par ce qu’il ne dit pas que par ce qu’il dit. Finck réalise de véritables acrobaties verbales pour faire passer ses critiques sans que les nazis puissent lui reprocher objectivement ses attaques. Si presque personne n’ose représenter Hitler au cabaret, Goebbels et Göring sont évoqués allusivement dans de nombreux spectacles. Finck n’hésite pas à dénoncer la mainmise des nazis sur toute la vie allemande et il multiplie, avec un courage admirable, les plaisanteries contre eux : » Ich habe mir jetzt ein Stück Mutterland gekauft, Blut und Boden. Also Blut bekamm ich nicht, aber Boden wurde mir angeboten. » Mais tandis que la dictature sanglante s’affermit, il faut de plus en plus dissimuler les critiques qui deviennent de simples allusions. pourtant, même par des détails, Finck arrive encore à faire sentir que la dictature est partout présente. Au début de l’hiver 1933 il apparaît sur scène avec une épée en bois recouverte de papier d’argent, qui symbolise l’épée de Damoclès. Il la regarde lorsque continuer à parler devient trop dangereux pour lui, et les spectateurs comprennent. Tous s’attendent à une fermeture prochaine des cabarets de Berlin. Comme le disait Finck lui-même dans une conférence de presse, le 16 novembre 1933 :
» Hier nous étions fermés, aujourd’hui nous sommes ouverts. Si nous sommes ouverts demain, nous serons fermés aprè-demain. «
Parfois il dit simplement ces mots émouvants et tragiques : » Je suis encore là. » Dans le même registre, il faut citer la scène du dentiste qui figurait au programme de l’année 1935, dans laquelle le patient craint d’ouvrir la bouche car il ne sait pas trop devant qui il est. Dans tous ces sketches, il affirme qu’il en a déjà trop dit. Pourtant, le Völkischer Beobachter du 29 mars 1935 fera l’éloge du spectacle de Finck : le critique était ou bien assez naïf pour ne pas comprendre le sens des allusions de Finck ou bien assez ignorant pour ignorer ce qu’il fallait exactement censurer. En tout cas, la Gestapo ne s’y trompera pas et ne manquera pas de signaler ses spectacles comme éminemment dangereux et hostiles au régime. Face à la terreur, Finck continue ses attaques dans des numéros très durs, malgré leur drôlerie. Mais sur ordre de Goebbels, le 10 mars 1935, les deux cabarets « KataKombe » et « Tingel-Tangel » furent fermés et Finck, Giessen, Gross, Lieck, Trautschold et Günther Lüders envoyés au camp de concentration d’Esterwegen. Paradoxalement, ils furent libérés par Göring et acquittés le 26 octobre 1935, faute de preuves suffisantes, par le tribunal de Berlin.
Werner Finck – La scène du dentiste -
La haine des nazis à l’égard de toute forme de satire et d’humour était telle que tous les cabarets durent bientôt fermer, considérés comme des lieux « unsauber « . On leur reprochait d’être des officines de la culture juive et bolchévique, incapables de comprendre la grandeur des temps nouveaux et ne songeant qu’à traîner dans la boue les choses les plus sacrées. C’était l’époque où Goebbels annonçait une transformation radicale de l’existence allemande, et l’humour du cabaret lui semblait inconciliable avec le nouveau régime. Seul le cinéma pouvait servir la propagande efficacement. L’humour n’entrera pas dans le monde nouveau. C’est là un signe inhérent à toute dictature.
En avril 1936, Werner Finck fut frappé par la Berufsverbot, l’interdiction d’exercer son métier. Pourtant, il continue à écrire dans les journaux. Willi Schaeffers l’engage encore dans le Kabarett der Komiker. A Berlin il est devenu une figure légendaire : c’est l’homme qui s’attaque au parti nazi et à Hitler par l’humour cinglant et le comique.
Weiss Ferdl et Karl Valentin font partie de cette même légende. Ferdl appartient à la tradition bavaroise. Il n’est pas antinazi, mais il aime la liberté. Quant à Valentin, il tente d’échapper à l’horreur par le rire et lorsqu’il dit que quoi qu’on fasse, personne ne l’empêchera d’entrer dans Dachau, on le croit volontiers. Quand on déchiffre ces documents, ces sketches, on est frappés par le courage de ces artistes qui, alors que tant d’écrivains avaient abdiqués, refusaient la compromission et la lâcheté. En dehors de quelques cabarets fréquentés par les nazis, où se produisent des acteurs nazis médiocres, il ne reste plus à Berlin de cabarets dignes de ce nom.
Saluons Finck, face au public, tandis que les lumières s’éteignent sur la scène allemande. En tuant la liberté, on avait aussi tué l’esprit du cabaret.
Jean-Michel PALMIER.
(22) En français dans le texte.
(23) Ce qui était d’ailleurs faux.
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