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Cabarets de Berlin (1914-1930) – 3/5 – Les cabarets à l’époque de la République de Weimar.

- 3/5 – Les cabarets à l’époque de la République de Weimar.

Cabarets de Berlin (1914-1930). 3/5 – Les cabarets à l’époque de la République de Weimar.

Article paru dans Cause commune. 1976/1  » Les Imaginaires  » -10/18 – 1976

Si l’Überbrettl et les Onze Bourreaux furent les premiers cabarets allemands à connaître une certaine célébrité en Allemagne et même dans toute l’Europe, bientôt toutes les grandes villes ne tardèrent pas à avoir plusieurs cabarets, même si Berlin et Munich continuaient à donner le style. Pendant la guerre de 1914, les cabarets furent rapidement gagnés à l’esprit nationaliste. On y chante des chansons patriotiques comme Die Kriegsfreiwilligen,interprétée par Trude Hesterberg qui, après la guerre, interprétera avec Brecht la Ballade du soldat mort.

Au début de la République de Weimar, Berlin constitue le plus important des foyers artistiques. Munich a connu l’agitation révolutionnaire et la répression féroce contre les spartakistes, Toller et Mühsam ont été inquiétés par la police. Berlin, qui connaît aussi d’importants troubles, devient pourtant à cette époque la ville des cabarets par excellence. On y rencontre aussi bien des cabarets de variétés que des cabarets politiques, mais aussi des cabarets artistiques car ce sont désormais les dadaïstes qui montent sur les planches, avec Walter Meyring qui deviendra l’une des personnalités les plus importantes du cabaret allemand, Kurt Schwitters qui lit devant les spectateurs ébahis ses poèmes … Dans cette floraison des cabarets, nés dans l’après-guerre, le  » Schalle und Rauch  » joue un rôle déterminant. Il est né, à l’ombre du théâtre de Max Reinhardt, en décembre 1919, puisque celui-ci l’a installé dans la cave de son grand théâtre, où il avait été l’un des premiers à utiliser les procédés d’éclairage du music-hall. Son intention primitive semble avoir été de jouer dans la cave, la parodie des pièces qu’il jouait au théâtre. Aussi rassemble-t-il autour de lui des acteurs intéressés par le cabaret et des artistes, parmi lesquels on trouve déjà Klabund, Tucholsky, le compositeur Friedrich Holländer – surtout connu par les chansons qu’il composa pour Marlène Dietrich, en particulier celles de l’Ange Bleu  – ainsi que le dessinateur Grosz, dont les caricatures féroces de la bourgeoisie allemande, semblent commenter la Noce chez les petits-bourgeois  de Brecht. Loin de limiter ce cabaret à la parodie, ils en firent un véritable miroir politique et social de leur époque. Grâce à Tucholsky, en particulier, le cabaret de Reinhardt allait incarner un style totalement nouveau dans l’histoire du cabaret allemand : c’est la critique sociale qui désormais s’emparait des spectacles de variétés, et une critique d’une rare violence.

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                          Walter Mehring

Alors que la crise ne cesse de s’aggraver, Berlin cherche à oublier sa misère dans les plaisirs les plus divers et les plus excentriques. Tout l’Ouest de Berlin devient la capitale des plaisirs. Entre le Kurfürstendam et la Kanstrasse se multiplient les cabarets artistiques où s’expriment et se rencontrent les artistes d’avant-garde, de Tucholsky à Kästner, mais aussi les chansonniers à la mode et l’on voit s’implanter ce style si particulier de la rengaine, du Schlager,de la chanson à la mode, née hier dans le cabaret et que l’on fredonnera demain dans les rues de Berlin. Ces chansons épousent les styles les plus divers – chansons d’amour, chansons très sentimentales mais aussi politiques et sociales, décrivant la misère des ouvriers, la vie de tous les jours à Berlin. Klabund chante :

Ma mère est au lit
car elle attend son troisième enfant
Ma soeur va à la messe
puisque nous sommes catholiques
Parfois une larme s’échappe
Et mon coeur bat fort
Et je balance les jambes devant moi.

Mon Père s’assied pour la énième fois
A cause du  » Hm  » à Plötzensee,
Et son trésor, il se fait réprimander pour la énième fois
Et à la mère, ça fait si mal. (11)

Holländer décrit la misère d’une pauvre fille, issue d’une famille ouvrière et qui finit par souhaiter mourir :

« Quand je serai morte et en robe de soie blanche
Et quand je serai dans un cercueil avec modestie
Alors y aura pas d’école
Alors on ira vers le cimetière
Alors toute la classe
alors toute la classe viendra dans la maison en deuil
Puisqu’ils voudront tous me voir
Quand je serai morte. »

Mais Berlin, sa mythologie, son étrange sensibilité tiennent aussi une grande place dans ces chansons. Comment oublier le Berlin de Döblin, avec ses mendiants, ses prostituées, ses joueurs d’orgue de Barbarie errant autour de l’Alexanderplatz et qui sont présents dans toutes les oeuvres de cette époque, qu’il s’agisse des mendiants et de la pègre de M. le Maudit de Fritz Lang, ou de l’Opéra de Quat’sous de Pabst, avec l’extraordinaire Ernst Busch dans le rôle du chanteur de rues ? Comment oublier l’étonnante solitude de la grande ville, de la gare et des cafés de Berlin, thème lancinant des chansons à succès, de décrire l’atmosphère fiévreuse du Berlin des années 20, avec sa vie précipitée, ses angoisses :

Le long du Linden, au galop, au galop
A pied, à cheval, à deux
Avec la montre à la main et le chapeau sur la tête
Pas de temps ! Pas de temps ! Pas de temps !
On se bécote, on s’embrasse, on boxe, on catche
Un pneu éclate, le taxi saute
Tout d’un coup, le corset craque
Et celui qui a guinché à Halensee
Transpire jusqu’à ce que ça lui dégouline du nez
Celui-là retourne toujours de temps en temps,
Avec la main, sur l’Alexanderplatz
Neuköllner et Kassube
De Nepp à Nepp, une seule phrase
Dedans, dans la bonne piaule
A la caisse ! Mon vieux ! La grande ville crie
Pas de temps ! Pas de temps ! Pas de temps !

Tandis que l’on avance dans ces années 30, ce sont les cabarets politiques – plus tard redoutés par les nazis – qui sont absolument caractéristiques de l’atmosphère berlinoise. Tucholsky est sans doute l’écrivain le plus représentatif de ce style qui mêle la poésie expressionniste et la satire sociale. Dans les cabarets, on voit s’affronter à travers les artistes, les pamphlétaires, tous les courants politiques qui marquent cette république de Weimar d’un signe sanglant. Si l’on continue à réciter des poèmes, à parodier des pièces, la satire politique a pris depuis la fin de la guerre, la première place. On aurait tort de s’imaginer que ces cabarets ne sont qu’un phénomène de décomposition de la société allemande, un plaisir que s’offre la bourgeoisie pour tromper son ennui. Un peu partout, et surtout à Berlin, on voit s’ouvrir des cabarets … communistes !

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            Kurt Tucholsky

Tucholsky lui-même a composé des  » Mélodies Rouges  » pour Rosa Valetti, où il attaque violemment Ludendorf. Il le fait comparaître devant le tribunal des soldats morts, qui lui crient « Général, oseras-tu encore une fois ?  » Tucholsky ne cesse d’exalter le pacifisme et l’antimilitarisme. Il rappelle que tant d’hommes sont morts pour rien, qu’il y a tant de jeunes Allemands à présent dans les tombes. Ces artistes prônent l’internationalisme, défendent les communistes, les  » Rouges  » et ne cessent d’évoquer la misère des ouvriers de Berlin, l’absurdité de la guerre et ses conséquences néfastes pour l’Allemagne. On craint aussi qu’en éclate une nouvelle. C’est l’époque où Brecht, à Munich, chante dans les cabarets sa Ballade du soldat mort.

L’Expressionnisme agonise et pourtant beaucoup de thèmes du cabaret lui sont empruntés. Le messianisme, le pacifisme, la haine de la guerre, l’idéal d’une fraternité universelle, l’outrance, tout cela, assurément, constitue l’héritage de l’Expressionnisme. Noske, ministre de la Reichwehr en 1919-1920 est l’une des figures les plus critiquées dans ces cabarets de gauche qui se développent à Berlin. A lui seul, il résume la politique allemande. On raille sa  » haine de la gauche  » (Hasse von Links). Il apparaît même dans les chansons d’amour. Désormais le cabaret n’est plus seulement un lieu de distraction et d’expression artistique, c’est un moyen d’agitation politique. Il veut non seulement faire rire, provoquer, mais aussi politiser le spectateur, lui faire comprendre la racine réelle du mal dont souffre l’Allemagne. C’est ce qu’affirmait Tucholsky dans son célèbre article Wir Negativen, paru dans le Weltbühne du 13-3-1919. L’artiste doit devenir la mauvaise conscience de l’Allemagne et il donne comme mot d’ordre « Wir lehnen ab und kritisierten und beschmutzen gar das eigene deutsche Nest (12) « . IL dénonce la bourgeoisie allemande comme la plus réactionnaire de toute l’Europe, la rend expressément responsable de toute la misère sociale et de la guerre. Sans doute Tucholsky est-il un adversaire déclaré du bolchevisme, mais il attaque aussi violemment la réaction anti-communiste. Il se veut avant tout un défenseur de la liberté et refuse de choisir entre  » la hiérarchie des seigneurs et des patriarches  » et  » le bolchevisme russe « . Pour défendre ses idées Tucholsky se fait le porte-parole d’un style nouveau de cabaret que l’on désigne alors par le terme de  » Linksbürgerliches Kabaret  » – le  » cabaret bourgeois de gauche « . Mais ce style que défend Tucholsky est sans cesse menacé de devenir simplement bourgeois. Souvent les chansons politiques, les poèmes s’effacent devant les revues, les mélodies sentimentales et l’ » orgie des yeux  » (Augenorgie), avec ses filles vulgaires, ses lumières, ses plaisanteries ambiguës, son érotisme de pacotille.

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       Georg Grosz – Les piliers de la société

Aussi les communistes commencèrent-ils à s’intéresser aux cabarets comme moyen de propagande, étant donné le succès dont ils jouissaient auprès du public. C’était un moyen original de toucher un large public et de le sensibiliser à certains problèmes. Bientôt apparurent les premiers « cabarets rouges « . Dans différentes villes se multiplièrent les « Revues rouges « , les   » Politisch-satirische Abende « , les « Werbabende « . C’est à partir de ces revues communistes de cabaret que se développèrent par la suite les troupes de l’Agitprop et le théâtre de rues. Le groupe le plus célèbre est alors celui des Blouses bleues, qui depuis 1923, est connu en U.R.S.S., assez étroitement lié au Proletkult. Le mode d’action choisi est le théâtre d’agitation, le théâtre de rues étroitement lié à l’actualité. La première revue prolétarienne, la revue Roter Rummel  (13), se produisit le 22 novembre 1924 sous la direction d’Erwin Piscator et avait pour but de favoriser les élections du 7 décembre. A partir de chansons, de sketches, on montre comment les bourgeois écrasent les prolétaires, comment fonctionne la justice bourgeoise, quelles sont les conditions de travail à l’usine et par de multiples exemples quotidiens, on décrit la lutte des classes, et comment le prolétaire sort toujours vainqueur de la scène, c’est à dire de l’histoire. Parfois, on allait même jusqu’à personnifier la force des communistes sous forme d’un match de boxe : sur un ring s’affrontaient Ludendorff et Streseman, Wilhelm Max et Noske.
Enfin, l’un des thèmes lancinants de ces spectacles est la misère de Berlin. On évoque la foule des mendiants, les infirmes de guerre si nombreux dans les rues, jetés à la porte des restaurants pour riches. Dans tous ces spectacles, comme dans ceux qui se développent alors au sein du Proletkult soviétique, le prolétariat sort toujours vainqueur de sa lutte contre la bourgeoisie et l’Internationale  est reprise en choeur sur la scène au dernier acte. Dans ces premiers cabarets communistes se rencontrent presque tous les procédés et les techniques utilisés plus tard par l’Agitprop. Sous l’influence de Piscator, ces revues d’agitation seront de plus en plus liées aux jeunesses communistes. On retrouve partout les mêmes figures familières : le capitaliste, le junker, le fonctionnaire, le prêtre et le gros général opposés aux prolétaires (14). A partir de textes toujours esquissés, ce qui permettait de déjouer la surveillance de la police, on cherchait à mettre à nu toutes les contradictions de l’Allemagne de Weimar.

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                             Ernst Busch

 

A l’automne 1927 fut fondée la troupe d’agitation Rote Rakete  liée à l’organe communiste  » Rote Fahne « , qui jouera dans presque toutes les villes allemandes. La troupe reprenait le thème du match de boxe pour exprimer la lutte des classes en Allemagne et la politique parlementaire. Deux boxeurs noir-blanc-rouge et noir-rouge-doré s’affrontent pour un fauteuil de ministre, jusqu’à ce qu’ ils s’aperçoivent qu’ils peuvent s’y asseoir tous les deux confortablement et s’unir pour combattre les socialistes et les communistes.

 » Mais il y a de la place pour tous les deux
Et pourquoi nous battons-nous alors?
Réunis, ça marche tellement mieux
Faisons-la, la grande coalition
Et réunis, nous fabriquerons des chars
et les communistes
Nous les mettrons K.O. « 

Le Roten Rakete déploya une activité pour le moins débordante : entre février 1928 et novembre 1928, il se produisit dans plus de 100 villes, joua dans plus de 184 établissements, touchant un public de 90 000 personnes. Parmi les spectateurs 112 s’abonnèrent immédiatement à la Rote Fahne,42 s’inscrivirent au KPD, 648 entrèrent au Roten Frontkämferbund.

A partir de 1928, presque tous les cabarets développeront la satire politique.

Jean-Michel PALMIER.

(11) Les traductions que nous proposons sont des essais de traduction et elles ne prétendent pas du tout rendre fidèlement toutes les nuances, pour la raison très simple que toutes ces chansons sont chantées et écrites dans le dialecte de Berlin et sa prononciation si particulière avec ces  » Ick  » à la place des  » Ich  » et ses  » j  » à la place des  » g  ». Par ailleurs, ces chansons se référaient souvent à des faits d’actualité – sociaux et politiques – mais aussi locaux, si bien qu’il n’est pas toujours très facile de comprendre le sens de l’allusion. Quant aux chansons, aux sketches munichois, écrits en bavarois, ils défient toute traduction ! Comment rendre par exemple le  » nei – i ko nix dafür  » de Valentin en français, et tous ses jeux de mots, sans le trahir ?
(12)  » Nous refusons, nous critiquons et salissons même le propre nid allemand. »
(13) Vacarme Rouge.
(14) Il serait intéressant de comparer les caricatures de Grosz et celles que Maiakovski exécuta pour la ROSTA.
(15)  Parmi ces nombreux témoignages, citons tout d’abord le plus célèbre : Goodbye to Berlin  de Christopher Isherwood, qui vécut à Berlin à l’époque de la montée du nazisme, enseignât l’anglais aux jeunes filles riches de la capitale. Inspiré de son recueil de récits plus ou moins autobiographiques le film Cabarets  donne une image outrée mais assez fidèle de cette atmosphère, de cette gaieté artificielle qui règne dans le monde des cabarets de Berlin, tandis que les nazis tiennent la rue. Plusieurs autres nouvelles d’Isherwood décrivent aussi cette bourgeoisie allemande, et le monde étrange des chanteuses de cabarets. Citons également les souvenirs de l’acteur Fritz Kortner, qui joua sous la direction de Max Reinhardt, et dans des films expressionnistes et réalistes : Le montreur d’ombres de Robinson, Lulu de Pabst, Escalier de service  de Len : Alle Tage Abend (DTV München 1969) et ceux de Holländer.

Cabarets de Berlin (1914-1930). - 4/5 – Le Berlin des années 30.

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