• Accueil
  • > Archives pour janvier 2011

Archive pour janvier 2011

Cabarets de Berlin 1914-1930 5/5 Le cabaret sous le IIIème Reich.

Samedi 29 janvier 2011

Cabarets de Berlin 1914-1930 5/5 – Le cabaret sous le IIIème Reich

- 5 /5 – Le cabaret sous le IIIème Reich.

Cabarets de Berlin (1914-1930). 5 / 5 -Le cabaret sous le IIIème Reich.
Article paru dans Cause commune. 1976/1 ” Les Imaginaires ” -10/18 – 1976

berlincabaret.jpg 

Il est bien évident qu’avec l’arrivée des nazis au pouvoir, la satire politique et sociale fut rapidement jugulée et finalement interdite. Le cabaret allemand ne put survivre à la censure et à la violence des S.A. La plupart des artistes – acteurs, musiciens, compositeurs, chanteurs – quittèrent l’Allemagne tels Walter Mehring, Friedrich Holländer, Mischa Spolanski et Marc Kolpe qui vinrent à Paris. Kurt Robitschek partit pour Vienne où il sera assassiné, Rudolph Nelson, en Hollande, Kurt Tucholsky en Suède. Ceux qui ne purent quitter l’Allemagne – tels Fritz Grünbaum, Paul Morgan, Kurt Gerron, Erich Mühsam – finirent dans les camps de concentration.

Aussi les cabarets qui subsistent connaissent-ils une profonde métamorphose. La satire sociale, la bohème littéraire ont disparu. Face au public, on ne trouve plus qu’un acteur, une personnalité. Werner Finck est sans doute le plus grand symbole de ce nouveau style.

 wernerfinck.jpg
Le cabarettiste Werner Finck

Bien avant la montée du nazisme, il était connu comme acteur du Landestheater de Bunzlau et du Landestheater de Darmstatd, mais il n’avait jusqu’alors interprété que des rôles de composition d’importance secondaire. En 1928, il passe dans plusieurs cabarets, comme conférencier et il remporte un certain succès par ses gags et son comique involontaire. Avec quelques artistes, il allait fonder dès 1929, le cabaret Katakombe qui atteint vite une certaine célébrité par ses revues, son humour et ses improvisations. Les premiers programmes accordent une grande importance à la satire littéraire, en particulier aux oeuvres de Gerardt Hauptmann, Thomas Mann, mais aussi Alfred Hugenberg, Richard Tauber. A l’origine, la Katakombe n’avait pas d’orientation politique particulière. Les acteurs qui s’y produisaient étaient d’ailleurs très différents, si Werner Finck tenait un rôle déterminant dans ces spectacles, on trouvait aussi Ernst Busch, le célèbre chanteur de rue de l’Opéra de Quat’sous de Pabst, qui joua aussi dans Kuhle Wampe et dont les idées socialistes étaient bien connues. Finck, lui, se déclarait apolitique. dans son autobiographie Witz als Schicksal (1966), il dira que si, au cabaret, il fallait être à gauche, il était à gauche, au moins le soir, mais que son coeur était à droite, même si son intellect était à gauche. Face à la  » Nouvelle objectivité  » (Neue Sachlichkeit), il se veut le porte-parole d’une  » Nouvelle sentimentalité  » « Neue Herzlichkeit). Comme il l’affirmait en 1930 :

 » Nous sommes devant une nouvelle époque
L’objectivité perd en sympathie
Il n’est plus à la mode d’avoir une grosse gueule
Retour à l’âme, le coeur est dernier cri (22)

On peut à nouveau se laisser submerger par sa douleur
La vierge cherche à nouveau le soutien de l’adolescent
La chemisette se détendra petit à petit
Et seul le poing guerrier reste encore fermé.

Et puisque nous parlons justement de guerriers
Nous avons à nouveau envie de la Reichswehr
On renonce à la surveiller
Ce sera à nouveau comme jadis en mai – et après comme en août. « 

Après l’époque de la révolution assassinée et de la violence, il aspire à un retour au calme et à une période plus heureuse. Il craint que n’éclate une nouvelle guerre et la dictature. En septembre 1932 il s’écrie:

 Non, non, l’été est passé
et le champ et les prairies sont de nouveau libres
Et cela s’est fait si vite – Oui, la nature
ne croit pas qu’une dictature
disparaîtrait aussi vite.

Lui, le comique, l’apolitique, l’humoriste de droite s’inquiète de plus en plus des activités des nazis et il n’hésite pas à les attaquer. Les nazis ne cachent pas le mépris dans lequel ils le tiennent. L’organe de la NSDAP de Cologne, le Westdeutsche Beobachter titre Scandale de Juif au théâtre à propos de l’une de ses représentations et s’indigne de ce que les six acteurs qui se produisent dans la Katakombe – Marcus, Gerson, Grabowski, Finch, Inge Bartsch – soient tous des juifs (23). Aussi les nazis réclamaient-ils la fermeture immédiate du cabaret et l’interdiction de telles représentations en Allemagne. Considérant que ces cabarets sont trop étroitement liés à la République de Weimar, à la crise sociale, à l’expressionnisme, au pacifisme et au communisme, ils les détestent et souhaitent les voir disparaître le plus rapidement possible. Si les cabarets persistent dans leur attitude négative à l’égard du nouveau régime et leurs sarcasmes, les nazis les considéreront comme des ennemis du peuple allemand, et du National-socialisme. Finck ne capitule pas, il continue à critiquer les nazis dans des jeux de mots souvent assez obscurs et Goebbels lui-même reconnaîtra que Finck est plus dangereux par ce qu’il ne dit pas que par ce qu’il dit. Finck réalise de véritables acrobaties verbales pour faire passer ses critiques sans que les nazis puissent lui reprocher objectivement ses attaques. Si presque personne n’ose représenter Hitler au cabaret, Goebbels et Göring sont évoqués allusivement dans de nombreux spectacles. Finck n’hésite pas à dénoncer la mainmise des nazis sur toute la vie allemande et il multiplie, avec un courage admirable, les plaisanteries contre eux :  » Ich habe mir jetzt ein Stück Mutterland gekauft, Blut und Boden. Also Blut bekamm ich nicht, aber Boden wurde mir angeboten.  » Mais tandis que la dictature sanglante s’affermit, il faut de plus en plus dissimuler les critiques qui deviennent de simples allusions. pourtant, même par des détails, Finck arrive encore à faire sentir que la dictature est partout présente. Au début de l’hiver 1933 il apparaît sur scène avec une épée en bois recouverte de papier d’argent, qui symbolise l’épée de Damoclès. Il la regarde lorsque continuer à parler devient trop dangereux pour lui, et les spectateurs comprennent. Tous s’attendent à une fermeture prochaine des cabarets de Berlin. Comme le disait Finck lui-même dans une conférence de presse, le 16 novembre 1933 :

 » Hier nous étions fermés, aujourd’hui nous sommes ouverts. Si nous sommes ouverts demain, nous serons fermés aprè-demain. « 

kabarettderkomiker.jpg

Parfois il dit simplement ces mots émouvants et tragiques :  » Je suis encore là.  » Dans le même registre, il faut citer la scène du dentiste qui figurait au programme de l’année 1935, dans laquelle le patient craint d’ouvrir la bouche car il ne sait pas trop devant qui il est. Dans tous ces sketches, il affirme qu’il en a déjà trop dit. Pourtant, le Völkischer Beobachter du 29 mars 1935 fera l’éloge du spectacle de Finck : le critique était ou bien assez naïf pour ne pas comprendre le sens des allusions de Finck ou bien assez ignorant pour ignorer ce qu’il fallait exactement censurer.  En tout cas, la Gestapo ne s’y trompera pas et ne manquera pas de signaler ses spectacles comme éminemment dangereux et hostiles au régime. Face à la terreur, Finck continue ses attaques dans des numéros très durs, malgré leur drôlerie. Mais sur ordre de Goebbels, le 10 mars 1935, les deux cabarets « KataKombe » et « Tingel-Tangel  » furent fermés et Finck, Giessen, Gross, Lieck, Trautschold et Günther Lüders envoyés au camp de concentration d’Esterwegen. Paradoxalement, ils furent libérés par Göring et acquittés le 26 octobre 1935, faute de preuves suffisantes, par le tribunal de Berlin.

 wernerfinckledentiste.jpg
Werner Finck – La scène du dentiste -

La haine des nazis à l’égard de toute forme de satire et d’humour était  telle que tous les cabarets durent bientôt fermer, considérés comme des lieux « unsauber « . On leur reprochait d’être des officines de la culture juive et bolchévique, incapables de comprendre la grandeur des temps nouveaux et ne songeant qu’à traîner dans la boue les choses les plus sacrées. C’était l’époque où Goebbels annonçait une transformation radicale de l’existence allemande, et l’humour du cabaret lui semblait inconciliable avec le nouveau régime. Seul le cinéma pouvait servir la propagande efficacement. L’humour n’entrera pas dans le monde nouveau. C’est là un signe inhérent à toute dictature.

En avril 1936, Werner Finck fut frappé par la Berufsverbot, l’interdiction d’exercer son métier. Pourtant, il continue à écrire dans les journaux. Willi Schaeffers l’engage encore dans le Kabarett der Komiker. A Berlin il est devenu une figure légendaire : c’est l’homme qui s’attaque au parti nazi et à Hitler par l’humour cinglant et le comique.

wernerfinck2.jpg
Werner Finck – portrait -

Weiss Ferdl et Karl Valentin font partie de cette même légende. Ferdl appartient à la tradition bavaroise. Il n’est pas antinazi, mais il aime la liberté. Quant à Valentin, il tente d’échapper à l’horreur par le rire et lorsqu’il dit que quoi qu’on fasse, personne ne l’empêchera d’entrer dans Dachau, on le croit volontiers. Quand on déchiffre ces documents, ces sketches, on est frappés par le courage de ces artistes qui, alors que tant d’écrivains avaient abdiqués, refusaient la compromission et la lâcheté. En dehors de quelques cabarets fréquentés par les nazis, où se produisent des acteurs nazis médiocres, il ne reste plus à Berlin de cabarets dignes de ce nom.

Saluons Finck, face au public, tandis que les lumières s’éteignent sur la scène allemande. En tuant la liberté, on avait aussi tué l’esprit du cabaret.

Jean-Michel PALMIER.

(22) En français dans le texte.
(23) Ce qui était d’ailleurs faux.

Cabarets de Berlin (1914-1930) – 4/5 – Le Berlin des années 30.

Samedi 29 janvier 2011

- 4/5 – Le Berlin des années 30.

Cabarets de Berlin (1914-1930). 4/5 – Le Berlin des années 30.

Article paru dans Cause commune. 1976/1 ” Les Imaginaires ” -10/18 – 1976

Wilkommen,
               
Bienvenue, Welcome

To the cabaret. Is life disappointing ?
Forget il. In here life is beautiful.The
girls are beautiful. Even the orchestra
is beautiful. There are no problems in
the cabaret.

(extrait du film : Cabarets. Adieu Berlin)

 cabaret1.jpg

Malgré tous les témoignages que l’on peut lire – nouvelles, récits autobiographiques, souvenirs (15) – il est difficile de donner une image exacte de l’étonnante atmosphère qui régnait alors à Berlin. La ville est de longue date un carrefour artistique, littéraire et politique. Il y a le Berlin de la bourgeoisie et celui des ouvriers, le Berlin des émigrés russes et celui des soviétiques, avec Biely, Ehrenburg, Maïakovski, Essénine qui se disputent dans les cafés. Mais ce qui frappe le plus dans toutes ces descriptions, c’est la misère croissante qui affecte la grande capitale. La crise économique qui a commencé en Octobre 1929 n’a cessé de s’aggraver. L’industrie est durement touchée, dans toutes les villes les chômeurs se comptent par millions. L’année 1923 a été appelée en Allemagne « l’année inhumaine », pourtant l’année 1930 semble aussi terrible (16). Le Cabinet Müller démissionne le 27 mars, les gouvernements se succèdent sans parvenir à rétablir la situation. Le 30 mars 1930, le déficit de l’Allemagne est de 700 millions. Le parti nazi commence son ascension fulgurante en ralliant les chômeurs, les paysans, la petite bourgeoisie et une partie des ouvriers. Pour beaucoup, il apparaît comme la seule possibilité de sauver l’Allemagne de la misère. Le slogan hitlérien Deutschland erwach –  » Allemagne réveille toi ! « - est lourd de signification. C’est l’époque duBerlin Alexanderplatz  de Döblin, dont le héros Franz Biberkopf, sortant de prison, cherche désespérément à redevenir honnête dans la misère, dans un monde de camelots, de prostituées, de souteneurs, attiré par les meetings communistes et les réunions nazies. La violence s’empare des rues. Depuis le 9 juillet 1930, le Front National regroupe les Nationaux-Allemands, le Casque d’Acier , le parti national-socialiste, la ligue pangermaniste. Les nazis se livrent à des campagnes d’agitation et à des provocations continuelles. Hitler multiplie les meetings et les rencontres avec la foule. Devant les cabarets, on vend le Völkischer Beobacht et à l’intérieur, les premiers nazis en uniforme font irruption (17) .

 berlinalexanderplatz.jpg

La crise économique a frappé l’Allemagne avec une violence extrême. Dépendant en grande partie de ses exportations, l’industrie allemande est bloquée. Les millions de chômeurs ne consomment plus et l’on en compte en 1930, 4 357 000. Ce sont les jeunes ouvriers qui sont le plus durement frappés et les autres ne peuvent apprendre un métier (18). La chute du Cabinet Müller marque la fin du système parlementaire. Pourtant la crise économique et sociale ne ralentit pas l’activité artistique, au contraire. Jamais les cabarets n’ont été aussi nombreux. Beaucoup cherchent à fuir, dans la frénésie des plaisirs, la misère. C’est l’époque des bals masqués si nombreux dans Berlin et que fréquentait Brecht lui-même, avec dans ses poches le manuscrit de Tambours dans la nuit. La soeur de l’architecte soviétique El Lissitsky a admirablement résumé cette atmosphère en disant qu’un kilo de pain coûtait un million de marks et une fille, une cigarette. Partout, on assiste à la même décomposition des valeurs. Au cinéma, c’est la lutte entre l’influence de l’expressionnisme, le fantastique, le calligarisme qui caractérisent les premiers films allemands et la Neue Sachlichkeit , la  » nouvelle objectivité  » défendue par celui que l’on appelle Pabst-le-Rouge. Ilya Ehrenburg a raconté dans ses Mémoires, l’étonnement qu’il ressentait en  voyant les Berlinois s’engouffrer dans les cinémas pour y voir le Cabinet du Dr Caligari . Que dire des films sentimentaux de Lubitsch, et surtout des films d’éducation sexuelle véritables navets pornographiques, que l’on passe sous prétexte de prévenir le public contre les dangers des maladies vénériennes.

ecrandemoniaque.jpg 

Lotte Eisner dans son beau livre l’Ecran démoniaque et Siegfried Kracauer dans son étude De Caligari à Hitler ont trop bien décrit le cinéma de cette époque pour que l’on tente de le résumer ici. Dans tous les films, la misère devient obsédante. Qu’il s’agisse du Berlin Alexanderplatz, tourné en 1931, de La Rue (Die Strasse 1923 réalisé par Karl Grüne), de la Rue sans joie (Die freudlose Gasse réalisé par Pabst en 1945), le Dernier fiacre de Berlin (Berlin, Symphonie einer Grosstadt ), la Tragédie de la Rue (Dirnentragödie réalisé par Bruno Rahn en 1927), Asphalt (réalisé par Joe May en 1929) De l’autre côté de la rue (Jenseits der Strasse réalisé par Leo Mittler en 1929), Notre pain quotidien (Unser Täglisches Brot) réalisé par Phil Jutzi en 1929, de l’Opéra de quat’sous  (Die Dreigroschenoper réalisé par Pabst en 1931), de M. le Maudit (Meine Stadt sucht einen Mörder réalisé par Lang en 1931), de Kuhle Vampe, réalisé par Slatan Th. Dudow en 1932, on retrouve les mêmes images de la ville, les mêmes paysages de misère, de détresse que soulignent admirablement les ruelles inquiétantes éclairées de vieilles lanternes, les clairs-obscurs, les escaliers, les arrière-cours. Tous ces films rendent omniprésentes la crise sociale et la crise morale qui ravagent l’Allemagne. Le film de Pabst la Rue sans joiequi décrit la ruine des petits épargnants à Vienne est sans doute le plus symbolique. L’auteur du roman dont le film est tiré, Bettauer, qui montrait comment une jeune fille était conduite à la prostitution pour aider sa famille ruinée, fut assassiné, un soir dans les rues de Vienne, par des lecteurs irrités. Même la beauté de Greta Garbo, dont ce fut le premier film, ne peut faire oublier la misère sordide qui règne à Vienne, les files d’attente devant les magasins, le désarroi de toute une société.

kuhlevampe.bmp
Image extraite de Kuhle Vampe de Dudow et Brecht

Cette décomposition des valeurs bourgeoises ne cesse de hanter tous les films de cette époque, qu’il s’agisse de la prostitution évoquée par Léo Mittler dans De l’autre côté de la rue, de la lutte que mène le petit garçon pour sauver une prostituée, du policier qui tombe amoureux de la fille qui accepte de se prostituer pour sauver son père ruiné, de la Rue sans joie de Pabst, mais aussi de Fräulein Else (réalisé par Paul Czinner en 1929) et dont le thème est pratiquement identique, de la Tragédie de la rue, ou encore des films qui montrent l’effondrement de tout un système de valeurs comme les deux films de Pabst Lulu et Journal d’une fille perdue ou l’Ange bleu de Sternberg, où la femme – Louise Brooks et son sourire enfantin, Marlène Dietrich et la vulgarité provocante qu’elle affiche dans le personnage de Lola – apparaît comme le principe corrosif de la morale tout entière.

 ruesansjoie.jpg
L’escalier de La Rue sans joie avec Greta Garbo

Assez étrangement, le crime semble exercer sur le public de cette époque une extraordinaire fascination. Après les monstres du Cabinet des figures de cire, Nosfératu le Vampire, Homonculus, le Golem, monstres légendaires, c’est le petit-bourgeois qui apparaît lui-même criminel et la pègre est l’envers d’une société en décomposition. Les vrais criminels ne sont pas ceux que l’on recherche. Lang a raconté plusieurs fois une étonnante anecdote sur le tournage de son film M. le Maudit. Comme le Cabinet du Docteur Caligari avait été lancé à grand renfort de publicité, par une série d’inscriptions que l’on pouvait lire sur les murs et les kiosques de Berlin  » Vous devez devenir Caligari « , un entrefilet parut dans les journaux, annonçant le titre provisoire du nouveau film de Lang : Mörder unter uns (le Meurtrier est parmi nous). Lang reçut immédiatement de nombreuses lettres de menaces et on lui refusa la permission d’utiliser le studio de Staaken pour tourner son film. Lorsqu’il demanda au directeur du studio  » Pourquoi cette incompréhensible conspiration contre un film sur l’assassin d’enfants Kürten de Düsseldorf « , celui-ci sourit et reconnut le malentendu. Rayonnant il lui remit les clefs du studio. En discutant avec l’homme, Lang l’avait pris par son revers et s’était rendu compte qu’il portait un insigne nazi. Le titre du film  » l’assassin est parmi nous  » avait laissé craindre qu’il s’agisse d’un film contre les nazis…

Quant à la pègre, elle est présentée sous un jour plutôt sympathique. Est-il besoin de rappeler que le livre d’Ernst Jünger, Der Arbeiter, l’un des plus importants et les plus caractéristiques de la confusion idéologique qui règne alors, affirme dès les premières pages : « Mieux vaut être criminel que bourgeois.  » La police, qui s’efforce de découvrir l’assassin d’enfants, ne parvient pas à le capturer. Elle perquisitionne dans les bas-fonds, dérangeant les activités de la pègre, si bien que celle-ci organisée en gang de criminels et en syndicat de mendiants – thème repris de l’Opéra de Quat’sousprécise Kracauer – organise elle-même la chasse à l’homme. Et le tribunal qui juge le meurtrier, avant que la police n’intervienne, n’est pas dénué d’humanité. Quant au meurtrier lui-même, c’est un homme comme les autres, gras et efféminé, qui chaparde des pommes aux étalages. Que dire du climat morbide qui caractérise les nouvelles d’Hanns Heinz Ewers, de sa fascination pour le crime, le sang, la mort et qui exprime à sa façon l’imaginaire de toute une partie de l’Allemagne ?

noldetingeltangelii.jpg 

Ces éléments morbides se retrouvent dans les spectacles de cabaret. A Berlin, c’est le triomphe du music-hall. Rudolph Nelson a introduit, dès 1919-1920, cette passion pour le music-hall, qui va s’amplifier au cours de la crise. Les bourgeois sont agressés, choqués mais finalement fascinés par les lumières, les costumes, les décors et surtout par les filles de plus en plus déshabillées qui sont sur scène. L’un des spectacles les plus célèbres de l’époque Total Manoli est intermédiaire entre la revue de music-hall et le numéro de cabaret. En 1923, Berlin s’est enthousiasmé pour Joséphine Baker et son succès est si grand que les numéros de nus se multiplient. Nelson possède son propre cabaret et fait appel à Friedrich Holländer pour monter Der Rote Faden avec Margo Lion et Marlène Dietrich, alors très peu connue. Bientôt ces chansons de cabaret seront fredonnées dans tout Berlin. Le nu, l’érotisme, la satire politique et l’exotisme se disputent à présent la scène. Dans Zahlen, bitte (Payez, s’il vous plaît ), plusieurs scènes – espagnole, anglaise, japonaise, française – sont juxtaposées. Holländer, qui composa les chansons les plus belles et les plus célèbres d’alors, est l’un des personnages les plus représentatifs de cette sensibilité. Son cabaret « Tingel-Tangel  » (Piano mécanique) remporte un immense succès. Lors de la première, Marlène Dietrich qui est dans la salle, monte sur la scène pour le féliciter et, sous les acclamations du public, elle s’assied au piano et chante Ich bin von Kopf bis Fuss auf Liebe angestellt que Holländer a composé pour l’Ange bleu. Son départ pour les Etats-Unis avec Sternberg sera un traumatisme pour tous les Berlinois.

intimestheater.jpg 

Beaucoup de spectacles sont ambigus: dans la revue Spuck in der Villa Stern, un célèbre personnage, le baron de Munchhäusen, porte le masque de Hitler. En 1932, dans l’avant-dernière revue Höchster Eisenbahn , Holländer met en scène un train de nazis qui traverse toute l’Allemagne, s’arrêtant dans les villes et les villages, racontant des plaisanteries et ralliant à eux les petits-bourgeois et les paysans. Sinistre image de l’époque : la République de Weimar entre dans son agonie. En 1932, Holländer devra fermer son cabaret et partir aux Etats-Unis. Ce qui frappe, c’est à quel point ces cabarets font partie intégrante de la vie berlinoise et combien leurs spectacles reflètent les rêves, les angoisses, les fantasmes de toute une époque. Das Intime Theater est spécialisé dans les revues érotiques et scandaleuses, le Krummel Spiegel (Miroir déformant) propose toujours des sketches antimilitaristes, le Stregreif Theater est fréquenté par les artistes. Au « Kabarett des Komiker « , on applaudit des revues antinazies alors que les nazis s’apprêtent à prendre le pouvoir et tiennent la rue. Souvent, ce cabaret donne des représentations au profit des artistes au chômage ou qui n’ont plus le droit de monter sur scène parce qu’ils sont juifs ou communistes. Mais son directeur, Robitcshek, après avoir tenté de s’exiler à Vienne, sera assassiné par les nazis, lors de l’Anschluss. on raconte qu’à Berlin, chaque perversion sexuelle pouvait trouver son cabaret. Homosexualité, masochisme, mais aussi, goût du morbide exacerbé. Otto Strasser, dont le frère Grégor Strasser, plus tard assassiné par Hitler, appartenait à « l’aile gauche  » du parti nazi, évoque dans ses Mémoires (19) ce climat :

« La culture allemande, les moeurs, la littérature, le théâtre et le film devaient se ressentir de cette période dangereuse et troublée où la morale sombrait, dans un besoin d’oubli, de griserie, de sensations violentes et de plaisirs excentriques.
Les clubs de nuit surgirent comme des champignons après la pluie; des danseuses nues s’exhibaient aux applaudissements d’un public ivre de vin et de lubricité. C’était l’époque des sadiques morbides, de l’amour dans un cercueil, du masochisme le plus cruel, des maniaques de tous genres; c’était l’âge d’or des homosexuels, des astrologues, des somnambules. « Personne, certes, n’a oublié les retentissants procès du monstre Kürten et du vampire de Düsseldorf, Haarmann (20).
« 

isherwood.jpg 

C’est toute l’Allemagne qui est plongée dans cet état de somnambulisme. Pourtant, à Berlin surtout, on apprécie cette « divine décadence » comme l’affirme Sally Bowles, l’héroïne du roman d’Isherwood Good Bye to Berlin, chanteuse de cabaret qu’Isherwood semble avoir effectivement connue à cette époque et qui vit peut-être encore. Malgré certaines outrances, le film Cabarets a le mérite incontestable de nous montrer, même grossis, certains traits caractéristiques de cette époque. Sally Bowles, la chanteuse de cabaret qui rêve de se faire remarquer par Max Reinhardt ou de rencontrer Emil Jännings, avec ses ongles verts, ses chansons tristes, sentimentales, provocantes, est heureuse de vivre cette décadence et cet effondrement des moeurs auxquels elle trouve un « charme fou ». Le présentateur, au visage maquillé en blanc, aux yeux sardoniques et parfois cruels, les cheveux rejetés en arrière à la Rudolph Valentino, encourage les clients à oublier leurs soucis car  » la vie est un cabaret « . Face à la scène, un tourbillon d’images, un public composé de bourgeois, d’aristocrates décadents, d’homosexuels, qui traversent cette décomposition morale avec indifférence tandis que l’emprise des nazis devient toujours plus forte.

En 1933, les cabarets n’ont que peu de ressemblance avec ce qu’ils furent pendant la République de Weimar. Les seuls artistes qui demeurent à Berlin sont des sympathisants nazis, souvent médiocres, et quelques artistes des  » anciens cabarets  » qui continuent à lutter contre Hitler, sur les planches, avec les armes traditionnelles du cabaret : la satire sociale, l’humour et l’ironie. La plupart des artistes qui ont fait la célébrité des cabarets de Berlin se sont réfugiés en Suisse, en Grande-Bretagne, en Autriche – quand c’était encore possible – ou aux Etats-Unis. La satire devient pratiquement impossible : dès qu’un spectacle attaque Hitler et les nazis, on assiste à l’intervention brutale et sanglante des S.A. sur la scène. Ces interventions ont provoqué la panique et la plupart des directeurs de cabarets ont renoncé à permettre les numéros qui risquaient de provoquer des incidents avec la N.S.D.A.P. Certains artistes songent à créer des cabarets privés, clandestins. Loin de renoncer à attaquer les nazis, ils intensifient la propagande antifasciste. Dans d’autres cabarets, c’est la bourgeoisie réactionnaire qui triomphe.

clairewaldorf.gif

Démission du cabaret, de sa tradition politique face à la montée des nazis ? Sans doute. Mais comment ne pas évoquer les artistes qui, solitaires, continuent le combat alors que beaucoup d’entre eux ont déjà été envoyés en camps de concentration, ces camps que Karl Valentin continue à dénoncer avec son humour grinçant, à Munich, en plein fief national-socialiste. Que dire de Claire Waldorff qui continue à se produire chez elle parce que le ministère de la propagande  a interdit à tous les directeurs de l’engager. On raconte que lors de son dernier spectacle en public, des membres de la jeunesse hitlérienne s’étaient levés et avaient crié aux spectateurs :  » Allemands, Allemandes, allez-vous écouter ça ?  » et elle répondit :  » Ils sont là pour ça « . Alors, elle chanta une chanson interdite  » On l’appelle Herman « , qui ridiculisait très vraisemblablement Göring et elle ajouta :  » Ce n’est pas moi, c’est le peuple qui a écrit le refrain « .

 zarahleander.jpg
Zarah Leander

Les vedettes du cabaret berlinois semblent disparaître ou s’éteindre. Marlène Dietrich est aux Etats-Unis. La plupart des chanteurs sont en exil. La nouvelle génération de vedettes vient du cinéma. Paula Negri rend populaire la comédie musicale – genre qui va s’épanouir sous le IIIème Reich – mais surtout Zarah Leander qui devient la vedette la plus populaire, d’autant plus qu’elle est lancée à grand renfort de publicité par le parti nazi pour remplacer Marlène Dietrich. Zarah Leander, qui joua dans la plupart des films commerciaux de l’époque hitlérienne, bien que d’origine suédoise, avait chanté sans grand succès à Berlin dans les années 30. Sa voix rauque, prenante n’avait pas le charme de celle de Marlène et ses chansons (21) . Kann denn Liebe Sünde sein, Der Wind hat mir ein Lied erzahlt, Jede Nacht, ein neues Glück; Yes Sir! Von der Pusta will ich träumen Ich steh’im Regen  composées par Balz, Benatzky, Brühne ne sont que des mélodies sentimentales, souvent un peu ridicules.

Le IIIème Reich n’a produit aucun auteur de l’envergure de Tucholsky, Holländer, Karl Schnog, Erich Weinert, Erich Kastner et le cabaret allait progressivement être remplacé par la comédie musicale cinématographique. Pourtant l’agonie du cabaret fut assez longue.

Jean-Michel PALMIER.

(16) Il est impossible d’évoquer longuement dans le cadre de cette étude la situation politique et économique de l’Allemagne. L’ouvrage de référence qui donne l’analyse la plus complète de cette situation est celui de Gilbert Badia : Histoire de l’Allemagne contemporaine, 2 vol. Editions Sociales. CF. aussi la thèse de Pierre Broué : Révolution en Allemagne( Edition de Minuit, 1971). 
(17) Le film Cabarets. Adieu Berlin contient plusieurs scènes historiquement exactes qui reflètent bien ces années. Au début du  film, on assiste à un incident caractéristique : un S.A. en uniforme est chassé du cabaret par le directeur. Beaucoup d’entre eux, en effet, refusent de servir « ces gens là  » et de les accepter en uniforme. Peu de temps après, le même directeur est frappé à mort par les nazis, par représailles, et les dernières images du film, tandis que la caméra balaye, avec flou, la salle, montrent très nettement, aux premiers rangs, un nombre impressionnant de brassards à croix gammées. Plusieurs scènes de rues sont aussi exactes.
(18) C’est ce que montre le beau film de Brecht, Kuhle Wampe.
(19) Hitler et moi, Grasset.1940.
(20) Ibidem, p. 33.
(21) La plupart des chansons de Zarah Leander ont d’ailleurs été rééditées (Zarah Leander. Der Wind hat mir ein Lied erzählt. Odéon. C 148- 3005-/57 et Die grossen Film-Schleger, Ariola).Sévèrement critiquée après la guerre pour ses sympathies pour le régime nazi (on la vit souvent dans les tribunes avec Hitler), Zarah Leander a été réhabilitée et son 70ème anniversaire a été fêté par la télévision allemande.

Cabarets de Berlin (1914-1930) – 3/5 – Les cabarets à l’époque de la République de Weimar.

Dimanche 23 janvier 2011

- 3/5 – Les cabarets à l’époque de la République de Weimar.

Cabarets de Berlin (1914-1930). 3/5 – Les cabarets à l’époque de la République de Weimar.

Article paru dans Cause commune. 1976/1  » Les Imaginaires  » -10/18 – 1976

Si l’Überbrettl et les Onze Bourreaux furent les premiers cabarets allemands à connaître une certaine célébrité en Allemagne et même dans toute l’Europe, bientôt toutes les grandes villes ne tardèrent pas à avoir plusieurs cabarets, même si Berlin et Munich continuaient à donner le style. Pendant la guerre de 1914, les cabarets furent rapidement gagnés à l’esprit nationaliste. On y chante des chansons patriotiques comme Die Kriegsfreiwilligen,interprétée par Trude Hesterberg qui, après la guerre, interprétera avec Brecht la Ballade du soldat mort.

Au début de la République de Weimar, Berlin constitue le plus important des foyers artistiques. Munich a connu l’agitation révolutionnaire et la répression féroce contre les spartakistes, Toller et Mühsam ont été inquiétés par la police. Berlin, qui connaît aussi d’importants troubles, devient pourtant à cette époque la ville des cabarets par excellence. On y rencontre aussi bien des cabarets de variétés que des cabarets politiques, mais aussi des cabarets artistiques car ce sont désormais les dadaïstes qui montent sur les planches, avec Walter Meyring qui deviendra l’une des personnalités les plus importantes du cabaret allemand, Kurt Schwitters qui lit devant les spectateurs ébahis ses poèmes … Dans cette floraison des cabarets, nés dans l’après-guerre, le  » Schalle und Rauch  » joue un rôle déterminant. Il est né, à l’ombre du théâtre de Max Reinhardt, en décembre 1919, puisque celui-ci l’a installé dans la cave de son grand théâtre, où il avait été l’un des premiers à utiliser les procédés d’éclairage du music-hall. Son intention primitive semble avoir été de jouer dans la cave, la parodie des pièces qu’il jouait au théâtre. Aussi rassemble-t-il autour de lui des acteurs intéressés par le cabaret et des artistes, parmi lesquels on trouve déjà Klabund, Tucholsky, le compositeur Friedrich Holländer – surtout connu par les chansons qu’il composa pour Marlène Dietrich, en particulier celles de l’Ange Bleu  – ainsi que le dessinateur Grosz, dont les caricatures féroces de la bourgeoisie allemande, semblent commenter la Noce chez les petits-bourgeois  de Brecht. Loin de limiter ce cabaret à la parodie, ils en firent un véritable miroir politique et social de leur époque. Grâce à Tucholsky, en particulier, le cabaret de Reinhardt allait incarner un style totalement nouveau dans l’histoire du cabaret allemand : c’est la critique sociale qui désormais s’emparait des spectacles de variétés, et une critique d’une rare violence.

 waltermehring.jpg
                          Walter Mehring

Alors que la crise ne cesse de s’aggraver, Berlin cherche à oublier sa misère dans les plaisirs les plus divers et les plus excentriques. Tout l’Ouest de Berlin devient la capitale des plaisirs. Entre le Kurfürstendam et la Kanstrasse se multiplient les cabarets artistiques où s’expriment et se rencontrent les artistes d’avant-garde, de Tucholsky à Kästner, mais aussi les chansonniers à la mode et l’on voit s’implanter ce style si particulier de la rengaine, du Schlager,de la chanson à la mode, née hier dans le cabaret et que l’on fredonnera demain dans les rues de Berlin. Ces chansons épousent les styles les plus divers – chansons d’amour, chansons très sentimentales mais aussi politiques et sociales, décrivant la misère des ouvriers, la vie de tous les jours à Berlin. Klabund chante :

Ma mère est au lit
car elle attend son troisième enfant
Ma soeur va à la messe
puisque nous sommes catholiques
Parfois une larme s’échappe
Et mon coeur bat fort
Et je balance les jambes devant moi.

Mon Père s’assied pour la énième fois
A cause du  » Hm  » à Plötzensee,
Et son trésor, il se fait réprimander pour la énième fois
Et à la mère, ça fait si mal. (11)

Holländer décrit la misère d’une pauvre fille, issue d’une famille ouvrière et qui finit par souhaiter mourir :

« Quand je serai morte et en robe de soie blanche
Et quand je serai dans un cercueil avec modestie
Alors y aura pas d’école
Alors on ira vers le cimetière
Alors toute la classe
alors toute la classe viendra dans la maison en deuil
Puisqu’ils voudront tous me voir
Quand je serai morte. »

Mais Berlin, sa mythologie, son étrange sensibilité tiennent aussi une grande place dans ces chansons. Comment oublier le Berlin de Döblin, avec ses mendiants, ses prostituées, ses joueurs d’orgue de Barbarie errant autour de l’Alexanderplatz et qui sont présents dans toutes les oeuvres de cette époque, qu’il s’agisse des mendiants et de la pègre de M. le Maudit de Fritz Lang, ou de l’Opéra de Quat’sous de Pabst, avec l’extraordinaire Ernst Busch dans le rôle du chanteur de rues ? Comment oublier l’étonnante solitude de la grande ville, de la gare et des cafés de Berlin, thème lancinant des chansons à succès, de décrire l’atmosphère fiévreuse du Berlin des années 20, avec sa vie précipitée, ses angoisses :

Le long du Linden, au galop, au galop
A pied, à cheval, à deux
Avec la montre à la main et le chapeau sur la tête
Pas de temps ! Pas de temps ! Pas de temps !
On se bécote, on s’embrasse, on boxe, on catche
Un pneu éclate, le taxi saute
Tout d’un coup, le corset craque
Et celui qui a guinché à Halensee
Transpire jusqu’à ce que ça lui dégouline du nez
Celui-là retourne toujours de temps en temps,
Avec la main, sur l’Alexanderplatz
Neuköllner et Kassube
De Nepp à Nepp, une seule phrase
Dedans, dans la bonne piaule
A la caisse ! Mon vieux ! La grande ville crie
Pas de temps ! Pas de temps ! Pas de temps !

Tandis que l’on avance dans ces années 30, ce sont les cabarets politiques – plus tard redoutés par les nazis – qui sont absolument caractéristiques de l’atmosphère berlinoise. Tucholsky est sans doute l’écrivain le plus représentatif de ce style qui mêle la poésie expressionniste et la satire sociale. Dans les cabarets, on voit s’affronter à travers les artistes, les pamphlétaires, tous les courants politiques qui marquent cette république de Weimar d’un signe sanglant. Si l’on continue à réciter des poèmes, à parodier des pièces, la satire politique a pris depuis la fin de la guerre, la première place. On aurait tort de s’imaginer que ces cabarets ne sont qu’un phénomène de décomposition de la société allemande, un plaisir que s’offre la bourgeoisie pour tromper son ennui. Un peu partout, et surtout à Berlin, on voit s’ouvrir des cabarets … communistes !

 kurttucholsky.jpg
            Kurt Tucholsky

Tucholsky lui-même a composé des  » Mélodies Rouges  » pour Rosa Valetti, où il attaque violemment Ludendorf. Il le fait comparaître devant le tribunal des soldats morts, qui lui crient « Général, oseras-tu encore une fois ?  » Tucholsky ne cesse d’exalter le pacifisme et l’antimilitarisme. Il rappelle que tant d’hommes sont morts pour rien, qu’il y a tant de jeunes Allemands à présent dans les tombes. Ces artistes prônent l’internationalisme, défendent les communistes, les  » Rouges  » et ne cessent d’évoquer la misère des ouvriers de Berlin, l’absurdité de la guerre et ses conséquences néfastes pour l’Allemagne. On craint aussi qu’en éclate une nouvelle. C’est l’époque où Brecht, à Munich, chante dans les cabarets sa Ballade du soldat mort.

L’Expressionnisme agonise et pourtant beaucoup de thèmes du cabaret lui sont empruntés. Le messianisme, le pacifisme, la haine de la guerre, l’idéal d’une fraternité universelle, l’outrance, tout cela, assurément, constitue l’héritage de l’Expressionnisme. Noske, ministre de la Reichwehr en 1919-1920 est l’une des figures les plus critiquées dans ces cabarets de gauche qui se développent à Berlin. A lui seul, il résume la politique allemande. On raille sa  » haine de la gauche  » (Hasse von Links). Il apparaît même dans les chansons d’amour. Désormais le cabaret n’est plus seulement un lieu de distraction et d’expression artistique, c’est un moyen d’agitation politique. Il veut non seulement faire rire, provoquer, mais aussi politiser le spectateur, lui faire comprendre la racine réelle du mal dont souffre l’Allemagne. C’est ce qu’affirmait Tucholsky dans son célèbre article Wir Negativen, paru dans le Weltbühne du 13-3-1919. L’artiste doit devenir la mauvaise conscience de l’Allemagne et il donne comme mot d’ordre « Wir lehnen ab und kritisierten und beschmutzen gar das eigene deutsche Nest (12) « . IL dénonce la bourgeoisie allemande comme la plus réactionnaire de toute l’Europe, la rend expressément responsable de toute la misère sociale et de la guerre. Sans doute Tucholsky est-il un adversaire déclaré du bolchevisme, mais il attaque aussi violemment la réaction anti-communiste. Il se veut avant tout un défenseur de la liberté et refuse de choisir entre  » la hiérarchie des seigneurs et des patriarches  » et  » le bolchevisme russe « . Pour défendre ses idées Tucholsky se fait le porte-parole d’un style nouveau de cabaret que l’on désigne alors par le terme de  » Linksbürgerliches Kabaret  » – le  » cabaret bourgeois de gauche « . Mais ce style que défend Tucholsky est sans cesse menacé de devenir simplement bourgeois. Souvent les chansons politiques, les poèmes s’effacent devant les revues, les mélodies sentimentales et l’ » orgie des yeux  » (Augenorgie), avec ses filles vulgaires, ses lumières, ses plaisanteries ambiguës, son érotisme de pacotille.

 georggroszpiliers.jpg
       Georg Grosz – Les piliers de la société

Aussi les communistes commencèrent-ils à s’intéresser aux cabarets comme moyen de propagande, étant donné le succès dont ils jouissaient auprès du public. C’était un moyen original de toucher un large public et de le sensibiliser à certains problèmes. Bientôt apparurent les premiers « cabarets rouges « . Dans différentes villes se multiplièrent les « Revues rouges « , les   » Politisch-satirische Abende « , les « Werbabende « . C’est à partir de ces revues communistes de cabaret que se développèrent par la suite les troupes de l’Agitprop et le théâtre de rues. Le groupe le plus célèbre est alors celui des Blouses bleues, qui depuis 1923, est connu en U.R.S.S., assez étroitement lié au Proletkult. Le mode d’action choisi est le théâtre d’agitation, le théâtre de rues étroitement lié à l’actualité. La première revue prolétarienne, la revue Roter Rummel  (13), se produisit le 22 novembre 1924 sous la direction d’Erwin Piscator et avait pour but de favoriser les élections du 7 décembre. A partir de chansons, de sketches, on montre comment les bourgeois écrasent les prolétaires, comment fonctionne la justice bourgeoise, quelles sont les conditions de travail à l’usine et par de multiples exemples quotidiens, on décrit la lutte des classes, et comment le prolétaire sort toujours vainqueur de la scène, c’est à dire de l’histoire. Parfois, on allait même jusqu’à personnifier la force des communistes sous forme d’un match de boxe : sur un ring s’affrontaient Ludendorff et Streseman, Wilhelm Max et Noske.
Enfin, l’un des thèmes lancinants de ces spectacles est la misère de Berlin. On évoque la foule des mendiants, les infirmes de guerre si nombreux dans les rues, jetés à la porte des restaurants pour riches. Dans tous ces spectacles, comme dans ceux qui se développent alors au sein du Proletkult soviétique, le prolétariat sort toujours vainqueur de sa lutte contre la bourgeoisie et l’Internationale  est reprise en choeur sur la scène au dernier acte. Dans ces premiers cabarets communistes se rencontrent presque tous les procédés et les techniques utilisés plus tard par l’Agitprop. Sous l’influence de Piscator, ces revues d’agitation seront de plus en plus liées aux jeunesses communistes. On retrouve partout les mêmes figures familières : le capitaliste, le junker, le fonctionnaire, le prêtre et le gros général opposés aux prolétaires (14). A partir de textes toujours esquissés, ce qui permettait de déjouer la surveillance de la police, on cherchait à mettre à nu toutes les contradictions de l’Allemagne de Weimar.

ernstbusch.jpg
                             Ernst Busch

 

A l’automne 1927 fut fondée la troupe d’agitation Rote Rakete  liée à l’organe communiste  » Rote Fahne « , qui jouera dans presque toutes les villes allemandes. La troupe reprenait le thème du match de boxe pour exprimer la lutte des classes en Allemagne et la politique parlementaire. Deux boxeurs noir-blanc-rouge et noir-rouge-doré s’affrontent pour un fauteuil de ministre, jusqu’à ce qu’ ils s’aperçoivent qu’ils peuvent s’y asseoir tous les deux confortablement et s’unir pour combattre les socialistes et les communistes.

 » Mais il y a de la place pour tous les deux
Et pourquoi nous battons-nous alors?
Réunis, ça marche tellement mieux
Faisons-la, la grande coalition
Et réunis, nous fabriquerons des chars
et les communistes
Nous les mettrons K.O. « 

Le Roten Rakete déploya une activité pour le moins débordante : entre février 1928 et novembre 1928, il se produisit dans plus de 100 villes, joua dans plus de 184 établissements, touchant un public de 90 000 personnes. Parmi les spectateurs 112 s’abonnèrent immédiatement à la Rote Fahne,42 s’inscrivirent au KPD, 648 entrèrent au Roten Frontkämferbund.

A partir de 1928, presque tous les cabarets développeront la satire politique.

Jean-Michel PALMIER.

(11) Les traductions que nous proposons sont des essais de traduction et elles ne prétendent pas du tout rendre fidèlement toutes les nuances, pour la raison très simple que toutes ces chansons sont chantées et écrites dans le dialecte de Berlin et sa prononciation si particulière avec ces  » Ick  » à la place des  » Ich  » et ses  » j  » à la place des  » g  ». Par ailleurs, ces chansons se référaient souvent à des faits d’actualité – sociaux et politiques – mais aussi locaux, si bien qu’il n’est pas toujours très facile de comprendre le sens de l’allusion. Quant aux chansons, aux sketches munichois, écrits en bavarois, ils défient toute traduction ! Comment rendre par exemple le  » nei – i ko nix dafür  » de Valentin en français, et tous ses jeux de mots, sans le trahir ?
(12)  » Nous refusons, nous critiquons et salissons même le propre nid allemand. »
(13) Vacarme Rouge.
(14) Il serait intéressant de comparer les caricatures de Grosz et celles que Maiakovski exécuta pour la ROSTA.
(15)  Parmi ces nombreux témoignages, citons tout d’abord le plus célèbre : Goodbye to Berlin  de Christopher Isherwood, qui vécut à Berlin à l’époque de la montée du nazisme, enseignât l’anglais aux jeunes filles riches de la capitale. Inspiré de son recueil de récits plus ou moins autobiographiques le film Cabarets  donne une image outrée mais assez fidèle de cette atmosphère, de cette gaieté artificielle qui règne dans le monde des cabarets de Berlin, tandis que les nazis tiennent la rue. Plusieurs autres nouvelles d’Isherwood décrivent aussi cette bourgeoisie allemande, et le monde étrange des chanteuses de cabarets. Citons également les souvenirs de l’acteur Fritz Kortner, qui joua sous la direction de Max Reinhardt, et dans des films expressionnistes et réalistes : Le montreur d’ombres de Robinson, Lulu de Pabst, Escalier de service  de Len : Alle Tage Abend (DTV München 1969) et ceux de Holländer.

Cabarets de Berlin (1914-1930). - 4/5 – Le Berlin des années 30.

Cabarets de Berlin (1914-1930).-2/5 – Les Onze Bourreaux. Expressionnisme et révolte politique.

Samedi 15 janvier 2011

Cabarets de Berlin (1914-1930). 2/5 –  » Die Elfschafrichter  » (Les Onze Bourreaux.)

Expressionnisme et révolte politique

Article paru dans Cause commune. 1976/1  » Les Imaginaires  » -10/18 – 1976

dieelfscharfrichter.jpg

Si l’ expérience de Wolzogen avec l’Überbrettl fut un échec, s’il s’avéra incapable d’implanter en Allemagne l’esprit du cabaret, la création du cabaret les Onze Bourreaux (die Elfschafrichter) à Munich fut beaucoup plus importante.

Munich, seconde ville du royaume, était aussi la plus libérale et sa bohème artistique était on ne peut plus éloignée du sérieux de la bourgeoisie berlinoise. On y trouvait dans un espace assez étroit une extraordinaire concentration d’écrivains, de poètes et de peintres, assez semblable à celle que connaissait Paris . A Schwabing, dans le ghetto intellectuel de Munich, on rencontrait cette bohème méprisée par la bourgeoisie, unie dans une même volonté de contestation artistique, hantée par le rêve d’un monde nouveau, de formes de vie différentes qui pourraient s’édifier sur les décombres de la morale bourgeoise. Ainsi s’était constituée une véritable opposition artistique qui jouissait de grandes possibilités d’action par la satire, le comique, le ridicule dont ses représentants affublaient les bourgeois.

simplicissimus.jpg

Le modèle du cabaret munichois semble avoir été le journal fondé en 1896 par l’éditeur Alfred Langen « Simplicissimus « , véritable miroir satirique de toute l’époque qui connut un très grand succès. Si le premier numéro ne fut tiré qu’à 15 000 exemplaires le 1er avril 1896, celui du 1er avril 1904 atteignait 85 000 exemplaires. Simplicissimus n’épargnait rien : il s’en prenait à la morale, aux moeurs et même à l’Empereur. Dans son poème In heiliger Land, Frank Wedekind, sous le pseudonyme de Hieronymus, tournait en dérision le Kaiser Wilhelm II, ce qui lui valut ainsi qu’à Thomas Theodor Heine, auteur de la caricature, six mois de prison pour crime de lèse-majesté. Mais cette influence de la satire sociale et politique allait encore se développer jusqu’à ce que le cabaret l’amplifie. A l’origine, la cabaret munichois fut l’expression de la révolte de la bohème artistique contre une  » Kunstpolitik  » qu’elle jugeait réactionnaire. La fameuse  » Lex Heinze  » , votée en 1900, se proposait de redonner du poids aux vieilles valeurs morales et pour combattre tout art subversif, de limiter la création artistique. A Munich, certaines statues jugées trop nues furent même pudiquement recouvertes de feuilles de figuier. La réponse des artistes munichois à cette mesure stupide ne se fit pas attendre. Se nommant eux-mêmes  » les criminels  » ils montèrent le cabaret qui s’ouvrit le 13 avril 1901 et qui devait rester célèbre sous le nom étrange les Onze Bourreaux. Contrairement à Wolzogen qui voulait créer un  » cabaret allemand « , celui qui naquit avec cette révolte se voulait très proche du cabaret parisien. Il n’y avait ni spectacle organisé, ni acteurs professionnels mais des artistes qui lisaient leurs poèmes et les interprétaient souvent eux-mêmes dans la plus complète improvisation. Le répertoire des Onze Bourreaux, qui changeait toutes les quatre à six semaines, était des plus variés : on y interprétait aussi bien le Jugement de Paris de Wieland que Satyros de Goethe ou des pièces de Wedekind.

fruhlingserwachen.jpg

Le rôle que joua Frank Wedekind dans le développement du cabaret fut tel qu’il convient de souligner l’étrangeté du personnage. En Allemagne, la naissance du cabaret avait été une tentative pour combattre le naturalisme. Avec leurs spectacles de variétés, leurs pianos mécaniques, les cabarets semblaient annoncer un retour au romantisme. Wedekind semble avoir été très tôt associé à la fondation du premier cabaret, lors de sa rencontre avec Bierbaum en 1895, peu de temps après son arrivée à Berlin. A Paris, Wedekind avait connu les premiers cabarets au moment même où Bierbaum écrivait en 1895 son célèbre roman Stilpe . Dès 1900, Bierbaum avait édité un recueil de la  » Chanson allemande  » et dans ce recueil on trouvait, outre ses propres chansons, des textes de Dehmel, Falke, Holzer, Liliencron, Schröder, Wedekind, Wolzogen, qui étaient les premières chansons de cabaret. La préface du recueil affirmait que la vie entière devait être traversée par l’art et que les poèmes ne devaient plus être réservés à une élite, mais chantés devant une foule de gens. (5) Dès lors le projet allait se développer très vite. Albert Langen rêvait de créer un cabaret littéraire du style du  » Chat Noir « , Wedekind participa avec Ernst von Wolzogen à la création du premier cabaret artistique à Berlin et aux tournées organisées en Allemagne, mais aussi en Autriche et en Hongrie, mettant au point son répertoire de couplets, de monologues, de chansons, de pantomimes, de satires qui feront plus tard sa célébrité à Munich. Toutefois Wolzogen ne semble jamais avoir réellement cru à l’intérêt de ce répertoire satirique.

 ernstvonwolzogen.jpg
        Le baron Ernst von Wolzogen

Bierbaum avait annoncé dans son recueil de chansons allemandes que le projet d’un cabaret allemand serait bientôt réalisé. En fait, l’Überbrettl ne s’ouvrit qu’en janvier 1901 et son succès fut bref. Wolzogen préférait son idéalisme mièvre à la violence satirique de Wedekind et il ne trouva en dehors de Wedekind que peu de collaborateurs artistiques de réelle valeur. Seul, l’étrange Hanns Heinz Ewers – auteur de la Mandragore (Alraune) et du scénario de l’Etudiant de Prague bien connu pour ses romans où se mêlent le fantastique, l’épouvante et l’obsession du sang – accepta d’y travailler, écrivant même l’une des premières études sur le cabaret. Alfred Kerr devait aussi plus tard s’y intéresser, mais ce fut surtout la musique, les chansons qui donnèrent à ce premier cabaret auquel participe Wedekind une célébrité incontestable. On y vit se développer un style musical que Wedekind ne manquera pas de reprendre à Munich. En janvier 1901, Wolzogen demanda à Wedekind de lire, devant le public du cabaretTantenmörder, mais il refusa, craignant sans doute un succès médiocre. Seul H.E.Ewers semble s’occuper activement des spectacles de l’Überbrettl. Wedekind s’opposa à ce que l’on y joue ses oeuvres, Pourtant en mai 1901, il accepta que l’on représente Rabbi Esra.Toutefois, voyant l’échec probable de l’entreprise de Wolzogen, c’est dans le cabaret de Munich qu’il mit ses espoirs.

 maryadelvard.jpg

Assez curieusement, le cabaret des Onze Bourreaux fut fondé à Paris en 1873 par Achille Georges d’Ailli-Bancheret, qui en 1899 éditait avec Léo Greiner le Deutsch-Franzozisch Rundschau, journal politique et littéraire qui s’efforçait de rapprocher les deux nations. Le cabaret des Onze Bourreaux réunissait primitivement des écrivains, des musiciens et des artistes. Pouvant accueillir une centaine de spectateurs, ses murs étaient célèbres par les décorations et les peintures exécutées par des artistes allemands et français comme Rops, Steinlein, Leandre. L’entrée du cabaret n’était même pas payante : il fallait y être invité pour y avoir accès. Le premier numéro était une grotesque  » Marche d’introduction  » pour clavecin et orchestre de Greiner-Weinhöppel, interprétée par les Onze bourreaux en costume rouge sang, puis le présentateur annonçait le programme de la soirée – chansons, satires, pièces de théâtre, poèmes récités, théâtre d’ombres et de marionnettes – dans lequel Frank Wedekind et Otto Flackenberg avaient un rôle déterminant. Unissant la satire sociale, la poésie, le théâtre, la musique, le cabaret de Munich n’eut aucun mal à supplanter celui de Berlin. Wedekind consacra tout son talent à ces spectacles dans lesquels les femmes jouaient un grand rôle, notamment avec des chanteuses comme l’alsacienne Marie Delvard. On y interprétait des oeuvres allemandes d’avant-garde mais aussi étrangères. Même s’il ne participa pas aux tous premiers numéros, Wedekind devint rapidement l’un des plus célèbres onze bourreaux. En 1902, ses chansons constituaient l’une des attractions les plus violentes et les plus spectaculaires du programme, d’autant plus qu’il les interprétait lui-même. En novembre 1902, il avait lu au public le prologue de son extraordinaire Erdgeist et depuis on n’avait cessé d’interpréter ses pièces. Non seulement il prit part aux représentations, mais aussi aux tournées organisées dans toute l’Allemagne. Toutefois, malgré sa célébrité, le cabaret des Onze Bourreaux fut très vite assailli de difficultés financières. Désormais les bourreaux étaient au nombre de trente, et il était impossible de payer tous les artistes engagés. Par ailleurs, le succès escompté à Berlin fut loin d’être obtenu. La bourgeoisie berlinoise semblait peu apprécier la satire munichoise et bien qu’il fut toujours acclamé sur scène, Wedekind dût bientôt, à la suite de dissensions intérieures, quitter le groupe au cours de l’hiver 1902-1903. Ce petit cabaret munichois – qui annonce dans une certaine mesure ce que sera le cabaret Voltaire et la naissance de Dada avec Tristan Tzara – laissa des traces profondes dans la vie artistique allemande. Wedekind lui-même est un jalon étonnant entre la révolte contre le naturalisme et la naissance de l’Expressionnisme. Toute son oeuvre est une immense satire sociale qui, par sa violence, n’épargne pratiquement rien. Wedekind n’a cessé de frapper sur la morale, les valeurs bourgeoises, la religion et l’Empereur. Ses oeuvres écrites avant la guerre de 1914 constituent sans doute, comme le remarque Albert Soergel dans son ouvrage célèbre Im Banne des Expresionismus l’une des sources les plus directes,  de l’Expressionnisme littéraire. Il y a chez Wedekind une violence, une provocation qui l’apparente bien au théâtre expressionniste. Wedekind s’en prend surtout à la société bourgeoise et à sa morale qu’il juge dangereuse pour l’individu. Non seulement cette morale s’oppose aux aspirations de chacun mais elle le mutile par le sentiment de culpabilité qu’elle inculque. Influencé par Nietzsche et la philosophie de la vie, Wedekind se révolte contre tout : il attaque les tabous, prône une libération de la sexualité et ses chansons sont souvent – pour l’époque – d’une rare hardiesse. Déjà dans les pièces comme Frühlings Erwachen, parue an 1891, il montrait l’instinct étouffé par la société bourgeoise et sa morale anti-naturelle. Aussi la sexualité apparaît chez lui comme le principe le plus corrosif à l’égard de cette morale. Thème qui atteindra son apogée dans l’Esprit de la Terre et la Boîte de Pandore, plus tard réunis sous le titre de Lulu-tragédie, dont Pabst tirera un des plus beaux films des années 30 avec l’extraordinaire Louise Brooks. L’esprit de la terre, que Wedekind veut faire découvrir au public n’est autre que la femme dans ce qu’elle a de plus sensuel et de plus indomptable. Aussi apparaît-il sur la scène, vêtu d’un costume rouge de dompteur, afin de présenter au public le monstre le plus beau et le plus innocent qu’il ne cesse de célébrer. Les chansons de Wedekind ne cessent de railler les préjugés, de dénoncer la morale hypocrite qu’il a combattue toute sa vie. Voyant dans la répression de la sexualité la clef de voûte de la répression sociale il exalte la sexualité féminine comme  » une menace infernale pour notre sainte civilisation  » (Tod und Teufel ). Il semble d’ailleurs qu’au cabaret, Wedekind ait été encore plus violent qu’au théâtre. Ses sketches féroces et ses chansons érotiques lui vaudront la haine de la bourgeoisie et de la censure qui ne pouvaient lui pardonner des couplets de ce genre :

Ich hab’ meine Tante geschlachtet,
Meine Tante war alt und schwach;
Ihr aber, o Richter, ihr trachtet
Meine blühenden Jugend (6)

Ce fut la jeunesse qui manifesta à l’égard de Wedekind le plus d’admiration. Lorsqu’il chantait au cabaret, il avait devant lui des étudiants, des jeunes artistes qui se reconnaissaient dans sa révolte. Il est d’ailleurs remarquable que le premier texte en prose de Brecht qui ouvre le recueil Ecrit sur le théâtre soit précisément consacré à un éloge de Wedekind que Brecht, spectateur assidu du cabaret des Onze Bourreaux, avait souvent applaudi :

 louisebrookslabotedepandore.jpg
Louise Brooks dans La Boîte de Pandore de Wedekind

 » Samedi, descendant en groupe le long du Lech dans la nuit constellée, nous avons par hasard chanté à la guitare ses chansons, celle à Franciska, celle de l’enfant aveugle, une chanson à danser. Et tard dans la nuit déjà, assis sur le barrage, les chaussures effleurant l’eau, la chanson des Caprices de la Fortune, qui sont si bizarres, dans laquelle il est dit que le mieux à faire, c’est de faire chaque jour les pieds au mur. Dimanche matin, nous avons lu, bouleversés, que Frank Wedekind était mort samedi.
Il n’est pas facile d’y croire. Sa vitalité était ce qu’il avait de plus admirable. Qu’il pénétrât dans une salle où des centaines d’étudiants menaient grand tapage, qu’il entrât dans une pièce ou sur le plateau, avec son attitude caractéristique, un peu voûté, son crâne énergique aux lignes dures légèrement projeté en avant, l’air un peu lourd et angoissant, le silence se faisait (…) Il remplissait tout l’espace de sa personne. Les mains dans les poches, il était planté là, laid, brutal, dangereux, les cheveux roux coupés courts, et l’on sentait que celui-là, aucun diable ne l’emportera. Dans le frac rouge du directeur de cirque (7), il s’avançait devant le rideau, fouet et revolver au poing, et nul ne pourra plus oublier cette voix sèche, dure, métallique, cet énergique visage de faune aux  » yeux mélancoliques de chouette  » dans ses traits figés. Il y a quelques semaines, s’accompagnant à la guitare, il chantait ses chansons à la Bonbonnière, d’une voix rêche, un peu monotone et totalement dépourvue de métier : jamais chanteur ne m’a autant enthousiasmé ni bouleversé. La formidable vivacité de cet homme,, l’énergie qui le rendait capable, sous les rires et les quolibets, de produire son chant d’airain à la gloire de l’humanité, lui conféraient aussi ce charme qui n’appartient qu’à lui. Il semblait ne pas être mortel (…) Tant que je ne l’aurai pas vu mettre en terre, je ne pourrai concevoir qu’il est mort. Il faisait partie, avec Tolstoï et Strindberg, des grands éducateurs de l’Europe nouvelle. Sa plus grande oeuvre fut sa personnalité.  » ( 12 mai 1918 )

Walter Benjamin a consacré de très belles analyses au rôle des chansons et des ballades dans les pièces de Brecht. Il est probable que l’influence de Wedekind fut décisive dans la genèse de ce style. Brecht a repris la violence, la satire, l’ironie souvent cruelle des chansons de cabaret interprétées par Wedekind. Il est difficile d’évoquer Munich, et ses cabarets, aux alentours de le Première Guerre mondiale sans évoquer aussi l’influence grandissante des premières pièces expressionnistes, de leur révolte utopique si bien incarnées par un Toller, mais aussi par Karl Valentin, un extraordinaire clown, qui accompagna Brecht dans plusieurs spectacles et qui demeure l’un des phénomènes les plus étonnants de la vie artistique munichoise. Surnommé « le clown métaphysique « , Karl Valentin a été et demeure encore aujourd’hui l’un des personnages les plus célèbres de Munich. Il récitait des sketches dans des dialectes locaux (8), avec sa partenaire Liesl Karlstadt, et mêlait les épisodes burlesques et els morceaux les plus émouvants avec une extraordinaire facilité. Son rôle favori était celui de la « Kleine Seele « , le pauvre type qui se fait rosser. Brecht, qui l’accompagna à la clarinette, semble avoir beaucoup appris de lui, quant à l’art des dialogues. Dans ses Écrits sur le théâtre, Brecht le présente ainsi :

 » Quand, dans n’importe quelle brasserie bruyante, Karl Valentin s’avançait, mortellement sérieux, au milieu des bruits douteux des pots à bière, des chanteuses et des pieds de chaises, on avait aussitôt le vif sentiment que cet homme ne raconterait pas de blagues. Il est lui-même une blague.
Cet homme est une blague sanglante des plus complexes. Il a un comique très sec, du dedans, qui  vous permet de boire et de fumer tandis que vous êtes constamment secoué d’un rire de l’âme qui n’a rien de particulièrement bienveillant. Car il est question de la paresse de la matière et des plaisirs les plus raffinés qui sont absolument à portée de main. On nous démontre ici l’
insuffisance de toute chose y compris de nous-mêmes. Quand cet homme, l’une des plus pénétrantes figures intellectuelles de notre époque, présente en personne aux âmes simples les rapports qui existent entre la placidité, la bêtise et les joies de l’existence, le troupeau rit et en prend note au fond du coeur.
Il est impossible de comprendre pourquoi on ne mettrait pas Karl Valentin sur le même plan que le grand Charlot avec lequel il n’a pas pour seul point  commun la renonciation presque complète aux jeux de physionomie et à la psychologie de pacotille. A moins qu’on n’attache pas trop d’importance au fait qu’il est allemand. « 

 karlvalentin.jpg

Dans son roman Erfolg, Lion Feuchtwanger a décrit longuement cet étonnant clown mélancolique qui  » s’efforçait de résoudre des problèmes absurdes à l’aide d’une lugubre pseudo-logique « , qui, lorsqu’on lui demandait pourquoi il portait des lunettes sans verre, répondait que c’était sûrement mieux que rien. Valentin continuera à faire rire le public jusqu’à l’avènement du nazisme, s’efforçant en vain de se défendre de l’horreur par l’humour. Dans ses Mémoires, Veit Harlan évoque les dernières apparitions de Karl Valentin:

« C’était l’époque où on avait encore la possibilité de faire de l’humour. Tel cet autre fantaisiste, Karl Valentin, qui arrivait sur scène en levant le bras droit et en criant :  » Heil,  » et ajoutait après une pause : « Mon Dieu, je ne me  souviens plus du nom !  » Parlait, dans un de ses monologues, du camp de concentration de Dachau, des hauts murs, du fil de fer barbelé qui l’entourait et des sentinelles armées jusqu’aux dents, il racontait comment il s’était adressé à ces dernières en disant :  » Vous aurez beau mettre autant de fil de fer barbelé et autant de canons que vous voudrez, vous ne m’empêcherez pas d’entrer si je veux (10). « 

Jean-Michel PALMIER.

(5) Wir haben nun eimal die fixe Idee, es musste jetz das ganze Leben mit Kunst durchfesst werden… So wollen auch wir Gedichte schreiben, die nicht bloss im stillen Kämmerlein gelesen, sondern vor einer erheiterungslustigen Menge gesungen werden mögen. Angewangte Lyrik – da haben Sie unser Schlagwort.
(6) « J’ai assassiné ma tante
ma tante était vieille et faible
mais vous, ô juges, vous considérez
ma jeunesse éclatante . »
(7) Il s’agit du prologue de
l’Esprit de la terre.
(8)
Une partie des sketches de Karl Valentin et de Liesl Karlstadt a été rééditée sous le titre Die Raubritter vor München Szenen und Dialoge, DTV 1963.
(9) L’Arche, 1963, 1972, p. 44.
(10) Le cinéma allemand selon Goebbels, éditions France-Empire, p. 97, 1974.

Cabarets de Berlin (1914-1930). 3/5 – Les cabarets à l’époque de la République de Weimar.

Cabarets de Berlin (1914-1930).1/5 – Naissance du cabaret allemand.

Dimanche 9 janvier 2011

Les cabarets de Berlin (1914-1930).

Article paru dans Cause Commune. 1976 / 1   » Les Imaginaires « 

causecommunelesimaginaires.jpg

à Jean Duvignaud

 » En définitive, c’est toujours la société qui se paie elle-même de la fausse monnaie de son rêve « 

                                                                                                                 Marcel MAUSS :
                                                                                        Esquisse d’une théorie de la magie

On ne nous a pas demandé
Lorsque nous n’avions pas de visage
Si nous voulions vivre ou non
Maintenant, je vais seule à travers une grande ville
et je ne sais pas si elle m’aime
Je regarde dans les pièces, par les portes et les fenêtres
Et j’attends, et j’attends
Quelque chose.
Si je devais me souhaiter quelque chose
Je serais bien embarrassée
Car ce que je devrais souhaiter
Serait-ce un temps meilleur ou pire
Si je devais me souhaiter quelque chose
Je souhaiterais être un peu heureuse
Car si j’étais trop heureuse
J’aurais une nostalgie pour la tristesse. »

Marlène DIETRICH.
(Chanson composée par F. Holländer
pendant le tournage de l’Ange Bleu )

Cette étude, qui, ne prétend aucunement être exhaustive, s’inscrit dans une double perspective : l’analyse de différents phénomènes qui permettent de saisir les manifestations de ce que l’on pourrait appeler provisoirement « l’imaginaire social (1) », en comprenant sous ce terme, volontairement imprécis, la somme de désirs, de rêves, d’aspirations confuses, d’angoisses propres à un ou plusieurs groupe sociaux à une époque historique donnée et une étude sociologique de la vie artistique en Allemagne au cours de  cette période d’une densité tragique extraordinaire que fut la République de Weimar. En prenant comme thème, l’évolution du cabaret allemand entre les deux guerres, nous nous proposons d’ explorer un fragment de cet imaginaire en montrant comment un phénomène artistique d’apparence mineure a pris dans les circonstances politiques précises, une importance grandissante, à tel point que la mainmise sur le cabaret a pu avoir une importance politique incontestable par les possibilités de propagande – au niveau du conscient comme de l’inconscient – qu’il offrait. Nous analyserons ici le cabaret, non comme genre artistique, mais comme une sorte de miroir qui reflète certaines manifestations de cet imaginaire. Dans les années qui précédèrent la montée du nazisme, à Berlin notamment, le cabaret semble prendre une importance unique. Plus la crise sociale et économique devient catastrophique, plus l’avidité à l’égard des plaisirs, des divertissements les plus scabreux est importante. Le cabaret est une refuge et un exutoire. Il accueille aussi bien les ouvriers, la petite bourgeoisie que l’aristocratie décadente. Il mêle le théâtre – surtout expressionniste – aux divertissements les plus vulgaires, aux chansons, à la satire politique, offrant un spectacle à peu près unique qui, à lui seul, caractérise le Berlin des années 30, l’effondrement des valeurs que symbolise le film de Sternberg L’Ange Bleu, tiré d’une nouvelle de Heinrich Mann Professeur Unrat (comme la nouvelle de Thomas Mann La Mort à Venise exprime cette même décomposition des moeurs).

friedrichhollnderetblandineebinger.jpg
Friedrich Holländer et Blandine Ebinger

Nul doute que le cabaret allemand, qui se développe depuis le Première Guerre mondiale, a joué un rôle particulier et difficilement définissable dans la mythologie berlinoise à tel point que si la vie politique fait irruption sur la scène, les chansons du cabaret, ses figures les plus célèbres font partie de l’horizon quotidien. Les plus grands artistes – Franz Wedekind, Bertolt Brecht, Max Reinhardt – ont fréquenté le cabaret. On y joue des pièces de théâtre d’avant-garde (Wedekind, Toller), on y représente la misère qui sévit à Berlin, on y fustige les responsables, mais aussi un endroit où l’on trouve refuge, cherchant à oublier la tristesse de l’après-guerre et les ravages qu’elle a engendrés. De 1914 à 1931, le cabaret a vu se succéder sur les planches tous les phénomènes les plus frappants qui ont marqué l’Allemagne, devant un public des plus diversifiés. Expressionnisme théâtral, goût du morbide, érotisme de pacotille, anti-sémitisme, propagande anti-nazie, tout, absolument tout, s’y rencontre. L’esthétique du cabaret n’est pas seulement la conséquence de tous les mouvements artistiques qui ont marqué le théâtre allemand, mais présente une originalité certaine, qui ne semble jamais avoir été retrouvée depuis. Aussi, retracer l’histoire des cabarets de Berlin, c’est montrer quels groupes se sont successivement emparés de la scène, mais aussi ce que le phénomène a pu signifier au niveau du public, c’est rechercher quels sont les mécanismes idéologiques et psychanalytiques que l’on peut déceler dans le phénomène lui-même et sans la fascination qu’il exerce. Il serait sans doute intéressant de comparer par exemple ce succès des cabarets avec celui de certains films qui semblent avoir fasciné le même public : les comédies sentimentales de Lubitsch, les films marqué par l’atmosphère si particulière du « caligarisme  » et que l’on retrouve non seulement dans les films de R. Wiene, auteur du célèbre Cabinet du Dr Caligari, mais aussi dans Nosferatu le Vampire de Murnau, l’Etudiant de Prague de P. Wegener, Mabuse le joueur de Fritz Lang, et aussi dans un certain type de littérature où se déploie le même imaginaire, comme les romans de H.E.Ewers, auteur de la Mandragore, l’Apprenti-sorcier, Dans l’épouvante (2) et, du scénario de l’Etudiant de Prague, oeuvres qui baignent dans un climat d’érotisme morbide, de sadisme et de violence qui donne à toute l’oeuvre d’Ewers un aspect inquiétant.

hannsheinzewers.jpg

Car les cabarets assurément atteignent leur apogée avec la décadence et y sont étroitement associés. Phénomène de décomposition sociale, politique, morale, le cabaret reflète toute la crise que connaît l’Allemagne – c’est que cette époque et cette décadence ne cessent de nous fasciner. Non seulement l’Ange Bleu, qui donne à cette esthétique du cabaret une dimension expressionniste, ne cesse à travers les figures de Marlène Dietrich et d’Emile Jannings de nous émerveiller, mais on assiste à une réapparition d’un certain nombre d’artistes qui ont connu la gloire à cette époque. Si Marlène n’a rien perdu de son succès, la réédition des disques de Zarah Leander, chanteuse de cabaret, actrice de cinéma qui a connu la gloire sous le troisième Reich est plus étonnante. Enfin, le thème du cabaret lui-même ne cesse d’être repris dans d’autres films qui s’efforcent de donner une vision symbolique plutôt qu’historique de cette époque. Le numéro de travesti exécuté par l’un des fils de la famille Krupp dans les Damnés de Visconti, où Helmut Berger, grimé en Marlène vulgaire, fredonne pour l’anniversaire, Ein Mann, ein richtiger Mann, tiré de l’Ange Bleu, est une reprise du thème du cabaret comme phénomène de l’époque pré-hitlérienne et symbole de la décadence. Le film Cabarets prend expressément cette époque pour thème et tente de nous faire saisir cette même décadence à travers les moeurs étranges des personnages – chanteuse de cabaret rêvant de se faire remarquer de Max Reinhardt et qui, en attendant, se prostitue plus ou moins, en chantant dans un cabaret, interprétée par une Liza Minelli délicieusement vulgaire, sans beauté réelle, mais avec un charme et une présence qui la rendent inoubliable, étudiant anglais sexuellement indécis, gigolo en quête d’une jeune fille riche qui devient amoureux de la fille d’un certain Landauer, propriétaire de grands magasins, d’origine juive, en pleine montée de l’anti-sémitisme, aristocrate décadent qui a des relations sexuelles indifféremment avec la chanteuse de cabaret et son amant l’étudiant, bourgeois vulgaires, S.A., travestis et prostituées qui constituent le public du cabaret – et surtout les scènes de cabaret, avec leurs refrains agressifs et vulgaires, les chansons sentimentales, l’érotisme de pacotille, le mauvais goût, les lumières et les décors, les filles aux cuisse grasses, acclamées par un public où se mêlent aristocrates, bourgeois et nazis en uniforme. Que dire du sentiment d’angoisse que l’on ressent devant le présentateur, l’étonnant Joël Grey, le visage grimé, au masque aussi inquiétant qu’imperméable, qui fait défiler les attractions où se mêlent l’obsession de l’argent, l’érotisme, la vulgarité, l’anti-sémitisme, invitant le public à s’amuser car  » la vie est un cabaret  » . L’angoisse que l’on ressent devant ces images de la décadence n’a d’égale que celle qu’éveille la scène où l’on voit un jeune scout nazi, chanter dans une petite auberge de campagne une mélodie dont le refrain  » demain nous appartient « , est peu à peu repris en choeur par toutes les personnes présentes. Plus récemment encore, le film de L. Cavani, Portier de nuit, évoque une scène non moins violente par son symbolisme : dans un cabaret pour SS, une détenue, victime plus ou moins consentante des caprices sexuels sado-masochistes d’un SS, interprète, la poitrine nue, un pantalon trop grand autour des reins, une casquette de SS sur la tête, la chanson de Marlène Dietrich, composée par Holländer, Wenn ich mir etwas wünschen dürfte.
Après cette séquence, d’une grande beauté, il faut le reconnaître, le SS lui fait apporter dans une boîte la tête coupée d’un prisonnier qui la faisait souffrir et dont elle avait demandé la mutation, version sadique et macabre de l’histoire de Salomé.

 marlendietrichaupianofhollnder.jpg
Marlène Dietrich, au piano F. Holländer.

Il serait intéressant d’étudier les raisons pour lesquelles cette mythologie de la décadence a gardé sur notre sensibilité une telle puissance de fascination, et pourquoi la cabaret ne cesse d’apparaître comme son symbole le plus troublant de cette époque et de cette mythologie. Nous ne prétendons apporter ici que quelques éléments de réflexion pour une telle étude.

1 / La naissance du cabaret allemand :
 » Das üeberbrettl « 

L’ origine du mot  » cabaret  » est finalement mal connue. Ce qui est certain, c’est qu’il apparaît en France au XIXème siécle et désigne plutôt un endroit où l’on boit. Ce n’est que peu à peu qu’il correspond à un style de spectacle, englobant la satire politique et la variété. Pendant longtemps le terme « cabaret » désignera en français plus un café qu’un  » café-théâtre « . Au contraire, en Allemagne, le cabaret semble s’orienter très vite vers la satire politique et littéraire. Le cabaret n’est pas un théâtre. Il n’en a ni l’ampleur, ni le sérieux. C’est une  » petite scène « ( Kleinkunstbühne ) pour des  » petits spectacles « . Sans très haute prétention littéraire, le cabaret veut faire rire au moyen de sketches.

C’est en France que l’on trouve le premier grand cabaret  » Le Chat Noir  » à Montmartre où se réunissent les bohèmes parisiens que Henri Murger décrira plus tard, en 1847, dans ses Scènes de la vie de bohème, parmi lesquels on trouve des poètes, des étudiants, des peintres unis par un même mépris à l’égard de la bourgeoisie. La satire politique va se développer rapidement. Aristide Bruant est le premier artiste à atteindre une célébrité internationale comme chanteur de cabaret, notamment en Allemagne. Il se veut le porte-parole d’un monde sans espoir. ses héros ce sont les pauvres, les mendiants de Paris. Toutes ses chansons sont dirigées contre la bourgeoisie et défendent le peuple des rues. Il est fier d’être un marginal, un ami des mendiants, des voleurs, des souteneurs et des prostituées. Les chansons de Bruant parviennent à unir une double tradition celle de la satire politique qui s’exerce par voie d’affiches, de tracts, de journaux et celle de la chanson révolutionnaire – en particulier les chansons des Sans-Culottes – issues de la Révolution française et qui fournira une partie du répertoire du cabaret après que ces arts populaires eurent été refoulés loin de la culture officielle par la bourgeoisie.

Puis c’est Pierre-Jean Béranger qui, dans la première moitié du XIXème siècle, va faire connaître dans l’Europe entière le style de la chanson de cabaret. Après la révolution de juillet 1830, Béranger devient le porte-parole des idées socialistes et utopistes. Considéré comme l’un des poètes de la Commune, il propage dans toute l’Europe cette chanson anti-bourgeoise. D’ailleurs, avec l’importance qu’elle a connue pendant la Révolution de 1789, la chanson politique s’est répandue dans toute l’Europe et le cabaret, qui lui a redonné vie, semble devenir l’un des hauts lieux d’expression de cette révolte anti-bourgeoise, qui prend la forme bien connue de la bohème littéraire. A ses débuts, le cabaret allemand semble imiter le cabaret français, mais il allait très vite conquérir son originalité par rapport à son modèle. On ne trouve guère en Allemagne de tradition comparable à celle de la chanson révolutionnaire, mais les grandes villes – Berlin et Munich notamment – étaient des centres artistiques où poètes et peintres ne cessaient d’exprimer cette même haine de la bourgeoisie. Groupés autour de Georg Conrad, les artistes allaient faire du cabaret un moyen de lutte contre la bourgeoisie. Toute l’histoire du cabaret allemand pourrait se résumer à cette lutte des artistes pour faire du cabaret un foyer de démystification et de satire sociale et politique, face à la bourgeoisie qui sans cesse menace de s’emparer du cabaret, pour en détourner l’inspiration sociale et critique. Il semble que ce soit Otto Julius Bierbaum, auteur du roman Stilpe, qui ait créé la première image du cabaret allemand. Le héros de son roman, après avoir échoué comme étudiant et comme critique littéraire, rêve de créer une forme de spectacle qui bouleverserait les arts et les valeurs. Il rêve même d’une esthétique berlinoise et d’un Berlin esthétique. Il rassemble des chansons de cabaret et les édite en 1900. Parmi les auteurs de ces chansons de cabaret, on trouve des précurseurs de l’expressionnisme comme Richard Dehmel, Gustav Falke, Ludwig Finckn, Alfred Walter Heymel, Arno Holz, Frank Wedekind.

bierbaum.jpg
Otto Julius Bierbaum

Ces chansons devaient être interprétées non pas pour un public restreint mais pour les gens les plus simples. C’est pourquoi le cabaret de Bierbaum apparaît comme un moyen de « Kulturerevolution « , cette révolution étant avant tout la révolution anti-bourgeoise, le renversement de la morale et de ses valeurs. Comme le héros de Bierbaum, Ernst von Wolzogen s’est tourné vers le cabaret faute de mieux. Après avoir fait des études à Leipzig, et à Weimar, il s’installe à Berlin et participe à la vie de bohème de la grande capitale, fréquentant les socialistes et les anarchistes. A Munich, il rencontre aussi des écrivains et des poètes et s’efforce de devenir directeur de théâtre. C’est lui qui fonde à Berlin la Freie Bühne rêvant aussi d’un nouveau théâtre à Munich, mais ses efforts resteront sans succès et il retourne à Berlin où il fonde le 18 janvier 1901, son Buntes Theater (Das Überbrettl ) que l’on peut considérer comme le premier cabaret allemand.

L’Überbrettl est très différent de la tradition française et du Chat Noir . Par suite de la sévérité de la censure, il est impossible de monter des spectacles de satire politique. Contrairement aux espoirs de Bierbaum, c’est un cabaret sans caractère populaire. Wolzogen n’est plus un poète bohème, il veut faire du cabaret un théâtre nouveau, destiné à un public bourgeois. Il ne songe aucunement aux ouvriers. La satire qui s’y développe n’a rien de politiquement très engagé. Les vedettes sont des poètes ou des dilettantes. Assez curieusement, il trouve le fondement de son idéal du cabaret dans les écrits de Nietzsche : Le cabaret est un jeu pour les Surhommes. Wolzogen l’affirme lui même :  » Je suis un aristocrate radical (3) . » Il ne s’agit ni de séduire la masse, ni de critiquer la société mais d’élever le goût d’une minorité vers des valeurs aristocratiques. Ausssi se tient-il également éloigné de la poésie socialiste et du naturalisme.

dasberbrettl.jpg
Affiche : das Überbrettl

En fait, le public de l’Überbrettl n’était pas composé d’aristocrates mais des bourgeois des grandes villes, et surtout de Berlin, avides de divertissements. L’Überbrettl n’était pas un « petit théâtre  » mais une construction imposante, l’ancienne Secessionbühn, située au 40 de l’Alexanderstrasse, qui comprenait quelques 650 places ! Les deux numéros les plus célèbres de L’Überbrettl semblent avoir été Der lustige Eheman d’Otto Julius Bierbaum et Die Muzik Kommt d’Oscar Strauss. Très vite associée aux numéros de cabaret, la chanson a joué un grand rôle dans sa renommée. Certains spectacles connaîtront une célébrité dans toute l’Allemagne par leurs chansons – phénomène caractéristique des années 30, du succès foudroyant que connaîtra par exemple une Marlène Dietrich avec les chansons composées par Holländer pour l’Ange Bleu. Sous le troisième Reich, on verra même Lili Marlène transformée en marche militaire…

Par son désir d’élever le goût des spectateurs vers des valeurs aristocratiques et sa crainte de la censure, Wolzogen a abordé fort peu de thèmes politiques. En ce sens, ce premier cabaret allemand est assez paradoxalement la négation de l’essence du cabaret français et de toute la tradition de la chanson socialiste qui depuis l’époque de Marx et Engels n’a cessé de se développer en Allemagne. A la bohème littéraire et artistique, aux déclassés de tous genres se sont substitués les bourgeois et les petits-bourgeois. L’Überbrettl semble d’ailleurs avoir eu assez peu de succès. Les raisons de ce demi-échec sont diverses. Wolzogen lui-même a tenté de l’expliquer à plusieurs reprises. En 1922, il ira même jusqu’à dire que cette idée de cabaret était anti-germanique et anti-allemande, l’Allemand ne donnant le meilleur de lui-même que dans le sérieux. En fait, Wolzogen a cru pouvoir transposer en Allemagne une forme de spectacle comme le cabaret en refusant toute sa tradition populaire, ce qui vouait l’entreprise à l’échec. Il était impossible de faire vivre le cabaret en excluant sa bohème, et sa révolte sociale. Refuser la bohème et la satire (4), c’était le tuer dans son originalité même. Le cabaret apolitique, destiné aux bourgeois de Berlin n’était qu’une caricature, une incompréhension de l’essence même du cabaret.

Jean-Michel PALMIER.

(1) Cette recherche s’inscrit dans le prolongement de plusieurs travaux. Sur le plan historique, citons l’étude de Lothar Schäffner : Das Kabarett, des Spiegel des politisches Geschehens (Kiel, 1969), et sur le plan méthodologique les recherches de Jean Duvignaud sur la sociologie du spectacle et de l’imaginaire  et de Gilbert Durand : les Structures anthropologiques de l’imaginaire, P.U.F., 1963.
(2) Ces différents textes ont été réédités par Christian Bourgois. H.E Ewers, rappelons-le, fut non seulement un écrivain fantastique célèbre, mais aussi un familier d’Hitler et des nazis, auteur d’une biographie controversée du héros S.A. et proxénète Horst Wessel, considéré plus tard comme un martyr par les nazis.
(3) Verse zu meinem Leben, 1903, p. 166.
(4) D’ailleurs le cabaret diparaîtra en Allemagne, dès que les nazis interdiront toute critique et toute satire à l’égard du nouveau régime. Certains artistes tenteront une lutte désespérée pour perpétuer la tradition, mais ils se heurteront rapidement aux S.A. et à la police qui craint les incidents avec les nazis.


 
Les cabarets de Berlin (1914-1930).Article paru dans Cause Commune. 1976 / 1   » Les Imaginaires « 2/5  » Die Elfschaffrichter  » ( Les Onze Bourreaux) : Expressionnisme et révolte politique.