Article paru dans Les Nouvelles Littéraires, N° 2606 du 13 au 20 octobre 1977.
Hans Jürgen Syberberg est en Allemagne l’homme par qui le scandale arrive. Après les remous provoqués dans son pays par son film inachevé sur Hitler, Syberberg, dans une lettre ouverte à la presse allemande, lance un adieu pathétique à une certaine Allemagne.
Les polémiques autour du dernier film sur Hitler du réalisateur allemand Hans Jürgen Syberberg qui, à la suite des incidents du Festival de Cannes, a été conduit à rompre officiellement avec la vie culturelle de son propre pays, ne peuvent se comprendre qu’ à partir du rôle si particulier joué par le » nouveau cinéma allemand « , ces dernières années.
Dans l’étonnante médiocrité des films produits depuis la fin de la guerre, quelques réalisations uniques comme Les désarrois de l’élève Törless de Schlöndorff, Portrait d’Anita K. d’A. Kluge, et les films de la nouvelle génération de Syberberg, Fassbinder, Herzog, Schroeter et Wenders ont fait oublier la masse des navets policiers et pornographiques, des comédies sentimentales et paysannes produits en grand nombre outre-Rhin. Ce qui d’emblée ne manquait pas de surprendre, c’est que ces films déconcertants, mais d’un intérêt certain, trouvaient un accueil et une audience beaucoup plus favorables en France, en Angleterre voire aux Etats-Unis, qu’en Allemagne où ils se heurtaient à une franche hostilité ou à un mépris glacial.
Sans doute les critiques étaient-ils embarrassés lorsqu’il s’agissait de réunir ces cinéastes dans une même école, et des termes tels que » Cinéma néo-expressionniste « , « décadent « , « école de Munich » sont lourds de contre-sens. Qu’y-a-t-il de commun entre le baroque, le romantisme, la construction systématique des films de Syberberg, les mélodrames sociaux et cruels de Fassbinder, l’onirisme musical de Schroeter et les visions d’Herzog ? Peu de choses sinon des références communes, l’emploi des mêmes acteurs, un goût marqué pour le rêve, un rapport ambigu à l’Allemagne. Ce qui caractérise ce nouveau cinéma allemand, c’est moins une vision idéologique ou une esthétique précise qu’une exceptionnelle qualité.
Le cas Syberberg est le plus étrange de tous. Ce cinéaste qui passa son enfance en Allemagne Démocratique à étudier le matérialisme dialectique, à assister aux représentations du Berliner Ensemble, est sans doute le plus conséquent et le plus original de cette nouvelle génération. Ses films, Ludwig, Requiem pour un roi vierge et Karl May ou le paradis perdu, qui ont trouvé en France beaucoup d’admirateurs, ont soulevé en Allemagne de violentes polémiques.
Dans son récent livre Syberbergs Filmbuch, il a rassemblé un certain nombre de manifestes théoriques sur son esthétique et de critiques de ses films publiés à l’étranger comme en Allemagne : Syberberg déclare la guerre au cinéma allemand commercial. Il veut rompre avec toute conception du film comme distraction, affirme que le niveau culturel d’une nation se reconnaît aux films qu’elle produit. Pour lui, le cinéma est une chose trop importante pour qu’on puisse le galvauder. Syberberg reprenant les intuitions de Balazs dont il se réclame souvent, veut élever le cinéma au même niveau que la peinture, la sculpture ou la poésie. Le film » comme musique de l’avenir « , affirme-t-il, doit devenir un moyen de changer la vie, de découvrir de nouvelles possibilités de rêve et d’existence.
Cette esthétique précise et rigoureuse qu’il expose n’aurait guère ému que quelques spécialistes s’il n’avait pas voulu l’appliquer à ce qui lui tient le plus à coeur : l’Allemagne, ses cauchemars et ses rêves, son histoire et sa sensibilité. Cette investigation, il l’a menée par deux chemins différents : le documentaire le plus dépouillé et le projet d’une trilogie qui embrasserait l’Allemagne, du romantisme au nazisme et à ses survivances.
Le fantôme d’Hitler
Pour comprendre ce passé encore si proche, il a choisi d’interroger un témoin et non le moindre : Winifred Wagner, l’épouse (d’origine anglaise) du fils de Wagner, la belle-fille de Cosima, celle qui apporta la caution de Bayreuth au Troisième Reich. Pendant quatre heures il s’est entretenu avec elle, l’a filmée, l’a laissée parler, évoquer les fantômes, raconter ce que signifia pour elle Wagner, mais aussi l’Allemagne et Hitler.
Le film ne peut laisser indifférent. Cette vieille dame, à l’intelligence et à la mémoire si précises, n’a rien renié. Elle parle d’Hitler comme d’un ami disparu et affirme que s’il frappait à la porte, il serait toujours le bien venu, comme lorsqu’il venait jadis déjeuner à sa table.
Avec ce film, Syberberg a réussi à se mettre à dos la presque totalité des courants de l’opinion allemande. La bourgeoisie lui reproche de plonger le fer dans une plaie vive, la droite de livrer en pâture au public l’une des gloires de l’Allemagne, l’extrême gauche de donner la parole à une « nazie non repentie ». Sa trilogie devait entraîner autant de scandales que d’incompréhensions. La première partie Requiem pour un roi vierge évoque dans un décor de rêves, de fantasmes, d’une fascinante beauté, l’agonie du romantisme allemand, incarnée en Louis II de Bavière, son refus passionné de la modernité et son angoisse, Roi de contes de fées, roi-artiste, roi-enfant, Ludwig, à travers la musique de Wagner, le développement du capitalisme, de l’industrie, entrevoit l’avenir du monde moderne et le destin de l’Allemagne. Dans ses rêves, au milieu des décors d’opéra, surgissent Bismarck, le Kronprinz et un petit homme à moustache noire, à la mèche agressive, qui danse une rumba avec un S.A. homosexuel, au son de chansons bavaroises.
Au milieu de la brume qui l’enveloppe, surgit le vieux Karl May, l’auteur des romans d’Indiens, tandis que retentit la fin de Tristan et Isolde. Il adresse à Ludwig cette étrange parole : » Par ta connaissance des oeuvres de Wagner, tu connais aussi les possibilités malheureuses de notre peuple. » Wagner lui-même est représenté tantôt comme un nain barbu, le bouffon de la bourgeoisie, et par une femme, l’artiste révolutionnaire. Quant à Louis II, il meurt une première fois dans son décor d’opéra, arrêté comme dément, et une seconde fois, guillotiné comme révolutionnaire.
Ludwig, aristocrate décadent, est le porte-parole d’une sensibilité baroque et romantique. La vision de Karl May de d’Hitler laissaient présager les deux autres films. Karl May ou le Paradis perdu retrace la fin de la vie, le procès, intenté au vieil écrivain.
Dans ce film, Adolf Hitler était aussi présent : il apparaissait, jeune homme brutal et névrosé, vociférant dans un asile de nuit quelque part à Vienne. Syberberg posait encore aux Allemands la même question : comment Karl May, cet écrivain presque plébéien, idéaliste, ce rêveur, cet utopiste passionné dont Ernst Bloch écrivait un jour qu’il pourrait sauver Wagner, a pu être aussi l’écrivain préféré d’Hitler, le seul qu’il ait vraiment lu ?
La rupture
Le dernier volet de la trilogie devait être consacré à Hitler lui-même. Au printemps dernier, la cinémathèque de Düsseldorf organisa une rétrospective des films de Syberberg et invita des critiques allemands et français à discuter avec le public allemand sur son oeuvre. Syberberg, présent au débat, avait apporté quelques séquences de son film sur Hitler où celui-ci surgissait, vêtu d’une peu de mouton, de la tombe de Wagner. Les réactions assez agressives du public n’allaient pas sans surprendre. pour les uns, faire un film artistique sur Hitler était un geste suspect; pour les autres, une manoeuvre odieuse. Toutefois, ce sont les réactions de la presse allemande et l ‘impossibilité dans laquelle se trouva Syberberg de projeter au Festival de Cannes quelques séquences, directement arrivées de la table de montage, de ce dernier film sur Hitler qui allait provoquer la rupture de ce cinéaste avec son pays. Il a adressé aux directeurs des principaux journaux ouest-allemands (Spiegel, die Zeit, Süddeutsche Zeitung, Frankfurter Allgemeine Zeitung), une lettre ouverte d’une dizaine de pages qui expose son » congé » et trace un tableau noir d’un certain climat culturel en Allemagne Fédérale. Ce document étant très complexe, car il se réfère à des faits précis de la presse allemande dont la plupart sont inconnus du public français, on ne peut qu’en résumer les grandes thèses et relever certaines affirmations fondamentales de Hans Jürgen Zyberberg.
D’emblée, il affirme : » Nous vivons dans un pays mort « . Il rappelle ce que pour lui doit signifier le cinéma et le statut qu’il occupe en Allemagne Fédérale : un instrument de consommation, de distraction dont la valeur artistique est secondaire. Si le cinéma est » l’un des enfants les plus importants de la démocratie « , la possibilité d’édifier un nouveau cinéma, dont la qualité a été soulignée par les critiques d’Europe et d’Amérique, cela signifie aussi » un fragment de liberté, une nouvelle liberté « .
La presse allemande, les critiques, remarque-t-il, n’ont cessé de tenter de tuer ce cinéma, de le ruiner, de l’assassiner par le silence ou la diffamation car ils refusaient de voir, de comprendre le malaise qu’il exprimait. Si lui-même a choisi d’interroger la sensibilité allemande, c’est parce qu’il « considère l’Allemagne comme son pays d’origine « . Face au refus, aux calomnies portées contre ses films, en particulier à la suite du Festival de Cannes, il a décidé de retirer les séquences qui devaient être projetées au cours du Festival de Berlin. » A partir de mes dernières expériences, je tiens le cinéma d’Allemagne pour mort, en particulier pour ce qu’il en est de la réception du cinéma, et pas seulement le cinéma qui a une structure analogue à celle de mes films. Quand je regarde la critique cinématographique dans les plus importants journaux, je dois douter de l’existence encore d’une liberté de la presse. » A ceux qui sont toujours prêts à critiquer la R.D.A., à évoquer l’affaire Biermann, Syberberg rappelle qu’il existe des mécanismes de censure et de mensonge encore plus subtils dans la presse dite libérale.
Trente deux ans après
En cherchant à dominer, à forger les goûts du public à partir d’une certaine vision, en refusant toute mise en question culturelle, une certaine presse et une certaine critique ont finalement provoqué la « fin du développement spirituel, la mort de la vie culturelle. » S’interrogeant sur la haine qu’a suscité son désir de projeter quelques séquences du film de six heures sur Hitler, au Festival de Cannes, il se demande pour quelles raisons il est impossible de montrer en Allemagne un film sur Hitler – non un documentaire, mais un film – trente deux ans après la fin de la guerre.
Syberberg analyse avec beaucoup de subtilité les mécanismes de la grande presse, son impact sur le public, la censure qu’elle exerce. Les auteurs d’oeuvres qui échappent à une certaine norme, une certaine vision, « sont examinés par les critiques comme des criminels par des juges (…) J’affirme qu’à partir d’aujourd’hui, je n’ai plus rien de commun avec ces gens là. Il ne pourrait au mieux qu’en résulter des méprises. Ou le mensonge et la tromperie pour le lecteur. Cela commence par la falsification d’interviews, et cela continue par des écrits sur des films que l’on n’a même pas vus. Ce sont les expériences communes, l’oubli jusqu’au boycott, le silence qui tue, les fruits les plus perfides et les plus empoisonnés de l’arbre de la liberté de la presse. Dois-je continuer ? Si le cinéma est uniquement ce qui est décrit et propagé dans ces journaux, alors ce que je fais ne doit plus être appelé cinéma en Allemagne (…)
Le cinéma allemand est à sa fin dans sa structure actuelle et les rats quittent le navire qui sombre. Ce pays n’est pas seulement mort, il n’y a plus de pays. Pas de centre.(…) Un pays abandonné par les intellectuels juifs du cinéma. Et, malgré tout, tant de mafia ? Dans mon livre je parlais de la mafia de l’inconscience (…). Les juifs s’en vont…la mafia reste. Mais à quel niveau ! » Aussi affirme t-il sa volonté de rompre avec le système culturel de l’Allemagne Fédérale.
» C’est un adieu d’ennemis, qui ne sont pas des adversaires. – Revenir, quand la guerre sera finie ? Quand pourrait-ce être meilleur? Émigration sans Hitler de la génération d’après Hitler ? Émigration vers l’intérieur ? Aujourd’hui ? Adieu ! Nous n’avons plus rien à faire ensemble. Mes films ne sont pas pour vous. Je n’ai rien de commun avec vous. Mais attention, nous nous reverrons ! «
Jean-Michel PALMIER.
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