• Accueil
  • > SOCIETE
  • > Odön von Horvath; un observateur génial et méchant de l’Allemagne pré-nazie.

Odön von Horvath; un observateur génial et méchant de l’Allemagne pré-nazie.

Article paru dans Les Nouvelles Littéraires. N° 2775 du 19 au 26 février 1981.

odnvonhorvath.jpg
Odön von Horvath 

Les « Histoires de la forêt viennoise » sont jouées pour la première fois en France.

« Je suis né à Fiume, j’ai grandi à Belgrade, Budapest, Presbourg, Vienne et Munich, disait Odön von Horvath, j’ai un passeport hongrois – mais je ne me connais pas de pays natal. Je suis un mélange tout à fait typique de l’ancienne Autriche-Hongrie.: à la fois magyar, croate, allemand et tchèque – mon nom est magyar, ma langue maternelle l’allemand. » Odön von Horvath est né en 1901, au sein de la petite noblesse hongroise. On sait peu de choses sur son enfance. Lui-même affirme l’avoir oubliée. Après des études à Presbourg, il séjourne à Budapest et Munich. Entre 1922 et 1924, il tente d’écrire des poèmes et des drames historiques : il en brûlera les esquisses. N’ayant jamais aimé la campagne, passionné par les villes, il se fixe à partir de 1924 à Berlin. Deux ans plus tard, il écrit Hôtel Bellevue, le cas E – l’histoire d’une enseignante révoquée pour ses idées communistes. On entend parler de lui pour la première fois en 1927, lorsque sa pièce Révolte à la côte 3018 est montée à Hambourg. Mais il ne connaît de véritable consécration qu’en 1931. Il adapte alors pour le théâtre plusieurs de ses textes en prose, publie des nouvelles, et projette d’écrire un roman. La nuit italienne qui s’inspire du climat politique de la Bavière, est montée à Berlin en 1931. Cette même année, Odön von Horvath commence à rédiger ses Histoires de la forêt viennoise, qui lui vaudront le prix Kleist, la plus haute distinction allemande. Mais les nazis commencent à l’attaquer, à cause de  ses amitiés communistes, et de son action en  faveur des droits de l’homme : sa première pièce Foi, espérance et charité ne sera pas montée en 1933, par peur des représailles S.A. Au printemps, Horvath quitte Berlin pour Salzbourg; il comprend peu à peu ce que signifie l’Allemagne hitlérienne.

Mourir bêtement à Paris

Partisan de la République, antinationaliste convaincu, Horvath se veut dans une certaine mesure au dessus des partis. Il n’aime guère la social-démocratie, mais se méfie d’un certain sectarisme du Parti communiste allemand. Il n’en est pas moins l’un des premiers auteurs à attaquer les nazis. Eux, lui dénient le droit d’écrire en Allemand: Il n’est à leurs yeux qu’un « renégat hongrois, un traître « ,  Horvath ne quittera définitivement l’Allemagne qu’en 1934. Entre temps, il se documente sur l’embrigadement de la jeunesse, ce qui lui fournira la matière de son célèbre roman Jeunesse sans Dieu, l’une des premières descriptions de l’Allemagne hitlérienne. Trois pièces de 1937 Don Juan revient de guerre, Le Jugement dernier, Figaro divorce attestent de son talent. Mais il n’y a plus de théâtre qui accepte de le jouer. Après l’annexion de l’Autriche, Horvath se réfugie à Budapest, puis en Tchécoslovaquie. Il voyage en Suisse, en Italie, fréquente Klaus Mann, le fils de Thomas Mann, à Amsterdam. Il décide de venir à Paris rencontrer son traducteur français. Avant de quitter Amsterdam, il consulte même une voyante qui lui affirme qu’il connaîtra à Paris « la plus grande expérience de sa vie  » : le 1er juin 1938, Odön von Horvath est tué par la chute d’une branche d’arbre devant le théâtre Marigny. Cet accident, digne d’une de ses pièces, plonge dans la stupeur toute l’émigration allemande antinazie.

 legendesdelafortviennoise.jpg
Extrait de Légendes de la Forêt viennoise

Ce fut peut-être le déracinement perpétuel de Horvath, sa traversée de plusieurs langues et et de plusieurs cultures qui expliquent la spécificité de son théâtre. Toute son oeuvre, comme le souligne Jean-Claude François dans l’étude qu’il lui a consacrée (Histoire et fiction dans le théâtre d’Odön von Horvath ) (P.U.G., 1978) est une chronique sociale à la fois de l’Empire austro-hongrois et de la République de Weimar. Plus qu’aux événements, Horvath est attentif aux mentalités, aux types de langages, de vérités et de mensonges propres à chaque classe. C’est avant tout un observateur génial qui mêle sans cesse la psychologie et la sociologie pour donner du réel un portrait grotesque et inquiétant – plus vrai que nature. Son humour ne fait ni rire ni pleurer : il fait peur. Ses personnages appartiennent en général aux classes moyennes, même s’il attaque aussi l’aristocratie et la haute bourgeoisie. Horvath s’en prend aux petits-bourgeois, aux employés, aux fonctionnaires, aux commerçants dont il pressent à la fois le poids politique et l’évolution vers la droite, à travers leur hantise du prolétariat. Il n’a aucune pitié pour les valeurs de la droite – le culte de l’armée, le nationalisme, l’anti-sémitisme – mais critique avec autant de violence le conformisme, et la médiocrité satisfaite.

 jeunessesansdieu.jpg

C’est à ce titre, que les Histoires de la forêt viennoise sont un pur chef d’oeuvre. « Pièce populaire « , par excellence, les héros qu’Horvath nous présente en l’espace de courts et nombreux tableaux sont tous médiocres et quelconques. Dans la même rue de Vienne voisinent le Roi des magiciens, réparateur de poupées, – dont la fille Marianne est promise à Oscar le voisin boucher, – et la buraliste dont l’amant Alfred tombe amoureux de Marianne. Marianne et Alfred, les deux « héros « , vivront ensemble, mais leur amour ne résistera pas à la crise économique. Ils mettent un enfant au monde, qui scelle leur iniquité. Marianne devient danseuse nue dans un cabaret. L’enfant meurt heureusement et permet ainsi le retour au point de départ. La sensualité fera place à la légalité du mariage bourgeois : adieu amant et maîtresse.

Une langue sans pitié.

Tous ces personnages, aussi insignifiants les uns que les autres sont saisis dans leur quotidien, à travers les situations les plus ridicules :Alfred a mangé tout le lait caillé de sa grand-mère qui lui réclame l’argent emprunté, pour qu’elle paye elle-même son enterrement. Oscar est atteint dans son amour propre car on prétend que son boudin n’est pas bon. Une cliente riche achète pour son fils des boîtes de soldats blessés et tués afin qu’il s’amuse. Le roi des magiciens cherche désespérément ses fixe-chaussettes. Valérie et Alfred se ruinent aux courses. Le dimanche, ils vont dans la forêt, près du « beau Danube bleu  » et prennent des photos de famille. Cela tient de la Noce chez les petits-bourgeois de Brecht mais en bien plus méchant: même les petits enfants endimanchés sont laids et c’est en jouant de la mandoline que l’on dit du mal des juifs. En peignoir de bain et en chapeau de paille, dans la semaine ou les dimanches, ils s’éclaboussent de la musique de Johann Strauss. Ses valses bercent leurs baisers, leurs attouchements, leur sommeil, leurs rêves et leurs joies. Les Histoires de la forêt viennoise de Strauss martèlent chaque tableau, décor en carton pâte, rideaux de velours rouge poussiéreux, moulure dorée, qui s’écaillent. Ils l’écoutent en mangeant des saucisses ou en dissertant sur Dostoievski, l’amour et la fragilité des choses humaines.

Et c’est là qu’éclate le génie d’Horvath, dans ces dialogues prétentieux et insignifiants à en pleurer, pitoyables ou cocasses où se révèle la la mentalité petite bourgeoise, où pas un mot n’est de trop. On se promène dans les forêts, les cabarets, les foyers bourgeois et les fêtes foraines avec le même sentiment de peur et de dégoût. En mêlant la « pièce populaire  » et l’opérette viennoise, à travers sa langue sans pitié, Horvath arrache les oripeaux décadents et frelatés, laisse entrevoir la réalité nue, comme ce squelette que Marianne époussette dans la vitrine. Ce monde insouciant, éclatant d’ égoïsme, de bonne humeur ne veut rien savoir de la misère. En Allemagne, ils voteront pour Hitler, en Autriche, ils assisteront à la mise en place d’un régime clérical-fasciste, envieux de son grand frère allemand qui ne tardera pas à le dévorer. Chef d’oeuvre de réalisme et d’ironie, de cruauté et de lucidité, ces Histoires de la forêt viennoises sont l’illustration de l’une des plus belles maximes horvathiennes : « Rien ne donne plus le sentiment d’infini que la bêtise. « 

Jean-Michel PALMIER.

Laisser un commentaire