Article paru dans Les Nouvelles Littéraires N° 2774 du 12 au 19 février 1981.
Arthur Schopenhauer
Professeur sans étudiants, flûtiste du dimanche, inspirateur de Nietzsche et de Wagner, penseur séduit par le bouddhisme.
De Schopenhauer (1788-1860), on n’a gardé le plus souvent que des images qui sont autant de caricatures – celles du « bouddhiste allemand « , du « célibataire grincheux « , du « philosophe le plus pessimiste de la tradition occidentale « . On cite plaisamment l’anecdote rapportée par ses biographes, selon laquelle les passants saluaient Schopenhauer, assis derrière sa fenêtre, sans remarquer que la tête hirsute était celle de son chien. Sans doute ajoute-t-on aussi avec ironie que chaque jour le philosophe jouait de la flûte, mais c’est encore pour le faire paraître plus désuet et un peu ridicule. La tradition universitaire n’a-t-elle pas été aussi sévère pour ce philosophe trop populaire, dont les oeuvres, d’abord boudées par ses pairs, furent ensuite accueillies par les « gens cultivés », qui y retrouvaient leurs angoisse et leurs peurs ? Tardivement reconnu, mal aimé, c’est après sa mort qu’il eut réellement des disciples de valeur. Et il serait à peine exagèré d’affirmer que sans lui, Nietzsche, Wagner, Thomas Mann et Hermann Hesse n’auraient pas écrits les mêmes livres.
La haine de l’enseignement
Né le 22 février 1788, fils d’un commerçant riche et cultivé, Schopenhauer voyagea beaucoup dans son enfance. Après la mort de son père (1805), il vécut avec sa mère, romancière, qui lui laissa le choix entre la vie facile de négociant et les études classiques. A dix-neuf ans, il décida de s’inscrire à l’Université pour y étudier les lettres et les sciences. Il se passionna pour Platon, Kant et la philosophie hindoue. A Berlin, il étudiera ensuite des matières aussi diverses que la botanique, la minéralogie, la chimie, la jurisprudence, la flûte et la guitare. Sa thèse sur la Quadriple racine du principe de raison suffisante sera peu remarquée, mais lui vaudra son habilitation comme professeur. Il est vrai que Schopenhauer aura en tout …neuf étudiants ! Berlin est encore si plein de l’influence spéculative de Hegel et des hégéliens que sa doctrine paraît bien simpliste. En 1819, il publiera son oeuvre principale, le Monde comme volonté et comme représentation, qui, faute de succès, dut être mise au rebut.
Dégoûté, Schopenhauer part pour l’Italie. Sa carrière universitaire s’était soldée par le même échec que son oeuvre philosophique, n’ayant ni lecteur ni étudiants, il prend en haine l’enseignement universitaire.
Il vivra désormais seul, retiré du monde et, en dehors des démêlés célèbres de Schopenhauer avec sa voisine – une couturière – on ne connaît que fort peu de choses de sa vie privée. Il se lève chaque jour à 8 heures, lit et écrit, joue de la flûte avant de déjeuner et, le soir, se rend au théâtre, après une sieste et une promenade. Quand le choléra ravage Berlin (Hegel en était mort), Schopenhauer ira s’installer à Francfort où il vivra encore vingt-neuf ans. Toutefois, à partir de 1851-1853, avec le publication des Parerga et Paralipomena (Promenades autour de son oeuvre), il connaît la célébrité, non seulement en Allemagne, mais en Angleterre. Son humeur grincheuse et taciturne fait place à une bonhomie toute nouvelle : ses livres sont réédités. Il vit au milieu d’un groupe de disciples et il reçoit à sa table de l’hôtel d’Angleterre tous ceux qui sont avides de s’initier à sa doctrine. Il mourut le 23 septembre 1860, assurant par son testament une vieillesse heureuse à son chien.
La souffrance positive
« Ma philosophie doit se distinguer de toutes les autres, écrit-il en 1814, en ce qu’elle ne doit pas être une science, mais un art. » Les raisons de l’échec officiel de Schopenhauer et de son succès populaire tiennent sans doute à l’extrême simplicité de sa doctrine. A l’origine de tout, il y a la volonté, le vouloir-vivre . Cette volonté, multiplicité de désirs sans fin, n’est que souffrance et la souffrance seule est positive. Quand elle cesse, on connaît alors le plaisir. A ceux qui lui demandaient si l’on ne pouvait reconnaître au plaisir une égale intensité, il suggérait que l’on comparât le plaisir d’un animal qui en dévore un autre à la souffrance de celui qui est dévoré. Partout règne la cruauté. Pourtant, cette volonté est à l’origine de tout. Unissant un kantisme curieusement interprété et l’influence hindoue, Schopenhauer ne voit dans le monde que la simple représentation de la volonté. Ce monde, marqué par la douleur, suscite en l’homme des désirs inassouvis. Condamné à être déchiqueté par eux, il ne peut au mieux que resentir l’ennui.
Ce sont pourtant les chemins de la liberté que Schopenhauer propose de montrer à chaque individu, s’il a le courage de vouloir échapper au vouloir-vivre. Le suicide est une solution impossible, même si l’idéal serait sans doute de n’être jamais né. Celui qui se tue le fait encore au nom de ce même vouloir-vivre. Il exige seulement une vie plus heureuse. Les trois étapes qui marquent la véritable libération sont respectivement la contemplation esthétique, la pitié et le renoncement à tout désir (ataraxie). Dans la contemplation esthétique, l’homme oublie tous ses désirs; par la pitié, il prend conscience de l’identité de son être souffrant avec celui de toutes les créatures. Pour Schopenhauer, ce sentiment est le véritable fondement de la morale. Enfin, le Nirvana qu’il nous propose d’atteindre consisterait à tuer en soi tout désir, à la manière du bouddhisme hindou.
La Métaphysique de l’amour insiste plus spécialement sur l’attitude que l’homme doit adopter à l’égard de la sexualité. Il ne doit pas procréer mais fuir la femme, car celle-ci n’est, elle aussi, qu’une ruse du vouloir-vivre : on croit comme Platon désirer la beauté d’un corps, mais c’est en fait l’espèce qui cherche à se perpétuer, et avec elle l’immense cycle de souffrance de la volonté.
Un pessimisme fondamental
Assurément, cette philosophie, par sa construction rigoureuse, ressemble à un tableau : tout y est donné d’emblée, du premier regard, facilement accessible. Rien de commun avec la complexité et l’abstraction du criticisme de Kant, les méandres et les obscurités de l’hégélianisme. Schopenhauer a rebuté les universitaires, mais séduit l’homme cultivé, qui retrouve dans son pessimisme fondamental et sa mélancolie une part de ses espoirs déçus et de son malheur d’exister. Pourtant si Schopenhauer n’avait été qu’une sorte de pessimiste alimentant une certaine sagesse populaire, il est probable que son oeuvre ne lui aurait guère survécu. Or, la profondeur de ses analyses et la beauté de ses constructions sont telles qu’elles ont au contraire marqué plusieurs générations de poètes, de musiciens, d’écrivains et de philosophes.
Richard Wagner
C’est tout d’abord Wagner qui vouera à l’auteur du Monde comme volonté et comme représentation la plus grande admiration. sans doute le rapport du créateur du Crépuscule des dieux à Schopenhauer est-il des plus complexes, mais il est certain qu’il a transposé dans toute son oeuvre les idées fondamentales de sa philosophie. La structure de l’opéra (l’enchaînement de la faute à la quête de la rédemption, la naissance du drame musical où le héros se détache de la vie pour aller vers la mort, qu’il s’agisse de Lohengrin, le chevalier au cygne, du Vaisseau fantôme ou de Tristan et Isolde ) est empruntée au schéma schopenhauerien. Seulement, le rapport entre l’amour et la mort est inversé. Wagner est plus proche du romantisme que de Schopenhauer sur ce point. La sensualité, loin d’être bannie comme piège du vouloir-vivre, est chez Wagner profondément valorisée. L’ amour et la mort deviennent identiques. » Inconscience, volupté suprême » : c’est sur ce dernier mot que s’achève la longue plainte d’Isolde devant Tristan mort.
Une odeur de Faust.
Comment, dès lors, le jeune Nietzsche, n’aurait-il pas été à son tour séduit par Schopenhauer ? Son premier livre, l’Origine de la tragédie, dédié à Richard Wagner qui en offrit le premier exemplaire au roi Louis II de Bavière, analyse aussi la structure de la tragédie grecque à travers le schéma schopenhauerien. Union éphémère de l’apollinien et du dionysiaque, elle est la seule possibilité authentique inventée par les Grecs de surmonter le tragique de l’existence en le transformant en beauté. Chez Schopenhauer, comme chez Wagner, Nietzsche retrouve ce qui le séduit le plus dans le passé allemand : le romantisme, une odeur de Faust, la gravure de Dürer le Chevalier, la Mort et le Diable, ou, comme dit Nietzsche, la Croix, la Mort et la Tombe. Nietzsche consacre encore une de ses Considérations inactuelles à » Schopenhauer comme éducateur « , mais il la reniera par la suite, comme il a renié Wagner, ne voyant en lui qu’un produit du nihilisme européen, un « devin de la grande lassitude « . Aujourd’hui, il est difficile d’imaginer la vision nietzschéenne du tragique sans Schopenhauer.
Gravure de Dürer : Le Chevalier, la Mort, le Diable
Dès lors, son influence va marquer toute la culture allemande. De plus, il accorde à la musique un privilège, celui de pouvoir exprimer non pas le simple monde phénoménal, mais l’essence même de la volonté souffrante. On retrouve sans peine son influence, non seulement dans les compositions musicales de Wagner mais chez Gustav Malher et son romantisme plaintif de la nature, et Schönberg et chez sa musique d’un « monde brisé « .
Toutefois, les deux véritables disciples de Schopenhauer seront, dans la littérature moderne, Thomas Mann et Hermann Hesse. des Considérations d’un apolitique au Docteur Faustus, Thomas mann est finalement plus proche de Schopenhauer que de Nietzsche. Comme dans la gravure de Dürer, c’est un compagnon qui ne le quittera jamais. La vision fondamentalement pessimiste et tragique qu’il développe à propos de l’homme comme de la culture est issue, en partie, de cette inspiration. Il en va de même pour Hermann Hesse, qui poussera à son paroxysme ce goût pour l’inspiration hindoue, avec en plus, cette étrange passion de la vie qui fait rêver Klingsor, au cours de son dernier été.
La France aurait-elle ignoré Schopenhauer ? Non. Car c’est en France que parurent certaines des plus belles études consacrées au philosophe. Ainsi le magistral essai d’Edouard Sans, Richard Wagner et la pensée schopenhauerienne (Klincksiek, 1969), ceux de Clément Rosset (Logique du pire, PUF, 1969). Enfin, comment oublier que sans Schopenhauer, il n’y aurait sans doute jamais eu l’oeuvre de Cioran ?
Jean-Michel PALMIER.
La métaphysique de l’amour, métaphysique de la mort de Schopenhauer – (10/18)
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