Nouveau roman de Günter Grass, nouvelles polémiques.
Article paru dans Le Monde Diplomatique -Juin 1992 -
Il est rare qu’un roman de Günter Grass ne suscite pas de polémiques. Son tout dernier, Unkenrufe, paru le 4 mai 1992, ne faillit pas à la tradition. Depuis le scandale provoqué par Le Tambour au début des années 60, l’accueil réservé à Une rencontre en Westphalie, au Turbot ou à la Ratte, il s’y était sans doute habitué. Partisans et adversaires s’accordent néanmoins à reconnaître en lui « le premier et le plus représentatif des écrivains d’Allemagne » . Avec un scalpel, il fouille sans cesse le passé, proche ou lointain, en exhume souvent des monstruosités que beaucoup souhaiteraient oublier. Admiré ou haï, Grass ne veut pas répéter les erreurs des intellectuels de Weimar : il faut descendre dans l’arène, s’y salir les mains, participer aux campagnes politiques, ne rester étranger à aucune question qui engage l’avenir, accepter le corps à corps avec l’histoire. Dès son appartenance au Groupe 47, alors qu’il était connu comme dessinateur et non comme romancier, son nom apparaissait parmi ceux qui, sur les ruines du nazisme, voulaient redonner ses lettres de noblesse à la littérature allemande et devenir les porte-parole d’une nouvelle génération.
Le Tambour (1959), son premier grand succès, lui attira l’hostilité, partagée avec Heinrich Böll, de tous ceux qui voulaient laisser dormir le passé. En même temps il apparaissait à la jeunesse, à tous les adversaires du consensus social, comme l’une des intelligences critiques les plus vives et les plus corrosives de son temps, un auteur dont les oeuvres ne seraient pas mises de sitôt, comme le prophétisait le poète et sociologue Enzensberger, » à la morgue de l’histoire littéraire « . Son cas était d’autant plus inquiétant qu’il était parvenu à créer un style d’une rare originalité, renouant avec le souffle épique du Alfred Döblin de Berlin Alexanderplatz, dont il apparaissait comme le seul véritable héritier. Attaqué ou encensé par la critique, chacun de ses romans poursuit sa carrière subversive. Qu’il évoque la guerre à travers l’histoire d’un petit garçon qui refuse de grandir, les rapports entre l’homme et la femme depuis le néolithique, mémorisé par un poisson, la dévastation de la Terre dont une ratte tire le triste bilan, il excelle à mélanger le pessimisme le plus sombre à la gouaille et à l’imagination la plus débridée.
Une vigie contre la bonne conscience
Dès 1965, il apporta son soutien au SPD et n’a cessé depuis de multiplier les interventions politiques. Son amitié avec Willy Brandt, sa participation aux campagnes électorales du SPD lui valurent des réparties cinglantes. La droite ne cessa de le vilipender, la gauche socialiste le considérait comme un allié parfois récalcitrant ou trop radical, l’extrême-gauche lui reprocha de s’aligner sur la social-démocratie en approuvant le nucléaire. a l’égard des deux Allemagnes sa position fut toujours très complexe. Rappelant inlassablement que sa patrie (Il est né près de Gdansk-Dantzig) était perdue à cause d’une guerre que l’Allemagne nazie avait déclenchée, il voyagea en Pologne avec Willy Brandt en 1970, maintenant tout aussi fermement que l’unité allemande doit être recherchée au niveau de la langue et de la littérature, que les deux Allemagnes resteraient inévitablement séparées, affirmant que le langage seul le consolait de la perte de sa ville natale.
Lorsqu’en 1983, il encouragea à mettre fin à l’alignement de la RFA sur la politique américaine, à généraliser l’objection de conscience, nombre de ses partisans crièrent à l’irresponsabilité et l’invitèrent à se cantonner désormais à la littérature. Seulement, celui que l’on nomme souvent outre-Rhin
» l’irascible écrivain à moustaches » n’a jamais oublié le passé et son horreur. Avoir connu la guerre dans sa jeunesse lui a laissé des bleus à l’âme et des cicatrices. Et l’intellectuel, il ne peut le concevoir que comme une vigie, attentive à tous les dangers, quitte à troubler sans cesse la bonne conscience et le sommeil des autres.
C’est une véritable tempête qu’a déchaînée dans les médias allemands son nouveau roman Unkenrufe (1). Beaucoup ne sont pas prêts de lui pardonner. Cet assez long « récit » – trois cents pages – a déjà connu depuis sa parution, le 4 mai dernier, malgré l’éreintement de la critique, trois éditions successives. Il raconte, en sept chapitres, une étrange histoire d’amour. Alexander, veuf sexagénaire, est professeur d’histoire de l’art à Bochum, spécialiste des inscriptions funéraires. Alexandra, veuve du même âge, au maquillage assez appuyé, vient de Dantzig et s’occupe de la restauration des oeuvres d’art. ils se sont rencontrés par hasard et veulent acheter le jour de la Toussaint des asters rouges pour fleurir les tombes de leurs parents, aux inscriptions illisibles. Les siens ont fui Dantzig à la fin de la guerre, ceux d’Alexandra se sont échappés de Vilnius. Ils sont morts avec la tristesse de savoir qu’ils ne seraient pas enterrés là où ils étaient nés.. Il n’y a pas assez de fleurs pour les deux bouquets et il lui offrira les siennes. Elle acceptera ces asters ardents sans un mot.
Ce simple geste, cette histoire d’amour automnale de deux personnages à l’automne de leur vie, qui osent à peine s’embrasser, rouvrent le souvenir de la plaie béante, interpellent le non-sens de l’histoire. Ils sont à Gdansk, l’ancienne Dantzig, et dans ce cimetière, alors que l’Europe s’ouvre à tous les bouleversements – nous sommes à quelques jours de la chute du mur – ils font un rêve. L’Allemand et la Polonaise souhaitent contribuer à la réconciliation de leurs deux peuples par un geste d’humanité : permettre aux Allemands qui ont dû fuir Dantzig de trouver une place dans un cimetière de leur ancienne ville pour y reposer à jamais. Ils mettent immédiatement sur pieds une société de pompes funèbres germano-polonaise et l’idée devient réalité. Bientôt leur cimetière de la réconciliation peut enfin exister.
Mais ce projet généreux et idéaliste engendre immédiatement des complications car il éveille des intérêts économiques qui dépasse ses auteurs. Il leur échappe – ils ne sont même pas membres du conseil d’administration de leur association – car ils n’avaient pas prévu la convoitise que pourrait susciter la force du mark. Alexandra en vient à douter du bien-fondé de leur idée. Dans ce microcosme que représente la fondation du cimetière défilent, comme des ombres, tous les grands événements qui ont scellé l’unification des deux allemagnes. L’avertissement du danger est donné au couple d’amoureux retraités par le coassement mélancolique d’un crapaud -c’est le titre de l’ouvrage – auquel Günter Grass, qui admire son aspect « archaïque », rend hommage par quelques portraits gravés, qui jalonnent le livre. Ses cris rauques et saccadés sont censés porter malheur, annonceur de mauvais présages. mais, pour qui les écoute attentivement, le pire peut être évité.
L’histoire n’est pas sans beauté. Elle émeut souvent. Avec une ironie cruelle, Grass excelle à mêler le présent et le passé, à nouer de manière inextricable les destins de ces familles allemandes et polonaises, séparées par l’histoire, à décrire comment la haine et l’amour les ont en permanence unies et dissociées au sein d’une même ville. Il montre surtout comment l’idée la plus humanitaire, la plus généreuse peut devenir prétexte à la spéculation la plus scandaleuse. Les deux veufs ont fait un rêve; donner aux morts une paix qu’ils n’ont pas connue de leur vivant. Leur cimetière de la réconciliation, ce sera un vieux cimetière abandonné de Gdansk. La politique finit quand les hommes sont morts. L’ange de la mort les rassemble sous ses ailes. Alexander et Alexandra, apprentis sorciers, ne deviennent, eux, que des pièces inutiles dans un jeu qui leur échappe et qui ne connaît que la loi de l’argent. Ils n’avaient pas prévus la maison de repos pour vieillards, le golf pour les familles. Même la méfiance des Polonais a disparu face au profit : on n’enterrera pas seulement les anciens habitants de Dantzig, on exhumera les autres, plus anciens, car l’opération est d’un bon rapport.
Ce coassement qui dérange
Les critiques allemands n’ont pas pardonné à Grass cette allégorie de l’unification des deux Allemagnes, des auspices sous lesquels elle s’est effectuée. C’est donc, à quelques exceptions près, à un véritable tir de barrage que s’est heurté le livre de Günter Grass. L’une des attaques les plus dures, venue du Spiegel (4 mai 1992), est signée Marcel Reich-Ranicki, l’une des plumes les plus mordantes de la critique d’Outre-Rhin, qui n’avait pas hésité à s’en prendre à Walter Benjamin lui-même. Tout en reconnaissant la force de son style, Marcel Reich-Ranicki estime le texte de Grass » tiré par les cheveux » et sans grand intérêt. Il lui reproche de multiplier les clichés. Mais l’habileté de l’auteur du Tambour, à travers tous ses romans, n’est-elle pas justement de jouer – un peu comme le fit R. W. Fassbinder dans ses films – avec ces clichés, de les détourner ? Reprocher à Grass l’invraisemblance de son récit ne peut manquer d’étonner quand on songe aux thèmes de ses autres romans : l’histoire raconté par un nain, le féminisme par un turbot, l’apocalypse nucléaire par une ratte.
La volée de bois vert qu’a reçu l’auteur l’a profondément blessé. Il dénonce dans ce concert d’insultes l’expression d’ »une véritable mafia des médias » qui s’en prend plus à l’homme qu’à l’écrivain. Aussi a-t-il répondu avec vigueur à ses détracteurs dans le quotidien italien La Repubblica ( 12 mai 1992).
La réprobation que suscite UnKenrufe dépasse les habituelles querelles esthético- politiques qu’éveille chaque roman de Günter Grass. Méfiant, l’auteur ne participe visiblement pas à l’euphorie que suscite l’unification allemande. Lui reprocher d’avoir la nostalgie des deux Allemagnes serait absurde, car il n’a cessé de parler de la « nation allemande « , de se référer à son unité linguistique et culturelle, et cela dès les années 60. Seulement, il imaginait qu’elle serait autrement. Une fédération de Länder lui semblait préférable à un « colosse « de quatre vingt millions d’habitants, à une superpuissance économique condamnée à porter sur ses épaules toutes les hypothèques du passé.
Et il s’interroge sur l’intégration d’une telle Allemagne dans l’Europe nouvelle. L’écrivain, qui, comme Christa Wolff (2), dont il a pris la défense contre une campagne de calomnies abjectes, a intégré si intimement la mémoire et l’histoire dans ses romans, n’hésite pas à parler d’un « degré zéro de la littérature allemande » si l’on sépare le présent du passé, si on l’ efface d’un coup d’éponge dans l’euphorie de la nation retrouvée. Il ne supporte pas qu’on raye d’un trait la culture de l’ex-RDA. Elle s’est édifiée au prix des pires difficultés et il trouve honteux de s’en prendre à ses écrivains, ses poètes ou ses peintres, de leur faire porter la responsabilité d’un système dont beaucoup furent les victimes. Grass n’a jamais prétendu que l’Allemagne devait éternellement « faire le travail du deuil » mais il trouve qu’il y a dans certains accents de triomphalisme quelque chose d’indécent.
Christa Wolff
Ce qui l’a blessé dans ce concert d’insultes à son égard, c’est qu’on s’en prenne aussi à ses qualités d’écrivain. On lui reproche de n’avoir plus rien à dire, de ne « pas avoir de thèmes » alors qu’ils sont dans la rue, de ne pas être sensible aux aspirations de ses contemporains, d’être devenu sourd aux rumeurs du Tambour. Et le critique du Spiegel regrette que le couple d’amoureux retraités ne soit pas brisé par un accident à la page 98 : » Ce serait une libération pour tout le monde. » Grass, lui, se méfie des émotions nationales et n’hésite pas à caresser l’histoire à rebrousse-poil.
Une région, qu’il évoque si volontiers avec son passé complexe, lui est chère. La Silésie n’est, pour Günter Grass, ni une province volée à l’Allemagne dont il faut entretenir la nostalgie, ni une terre polonaise reconquise. Il faut apprendre à parler sans nationalisme, à regarder l’histoire dans les yeux. Et dans le regard de Grass, de ses personnages meurtris, défilent aussi bien les images des ravages de la guerre de Trente Ans que les bombardement de la seconde guerre mondiale. Ce qui reste, c’est la culture, le seul lieu où les oppositions peuvent se réconcilier, où une unité peut être retrouvée. Le drame baroque (Trauerspiel ) fut silésien avant d’être allemand. Et on comprend que Grass rêve de lire en public, en polonais, les oeuvres d’Andréas Gryphius, le plus grand poète silésien, qui, au dix-septième siècle, inventa la tragédie allemande comme genre littéraire, tout en se révoltant contre les cruautés de la guerre de Trante Ans.
L’auteur du Tambour n’a aucune pitié pour ceux qui versent des larmes de crocodile sur les territoires perdus, mais il n’épargne pas non plus ceux qui veulent aller trop vite dans la rupture avec le passé, qui identifient l’accélération de l’histoire et la réalisation de désirs mercantiles. Ce passé, l’adolescent en a trop souffert. Il est toujours vivant en lui. L’écrivain est aussi dessinateur et il a sans doute souvent médité sur les dessins de George Grosz, le dadaïste , qui fit, au vitriol, le portrait de la République de Weimar, avec sa bourgeoisie triomphante fêtant au champagne l’écrasement du spartakisme et la victoire du capital.
Incongru, son coassement de crapeau l’est assurément. Il dérange et trouble l’harmonie, comme la vermine de la Métamorphose de Kafka. On souhaiterait qu’il crève pour s’en débarrasser. Mais si on écoute attentivement le coassement de ce crapaud, on y distingue aussi une prière, une oraison funèbre, un chant d’amour pour cette ville de Dantzig que Grass porte dans son coeur comme une blessure permanente.
Jean-Michel PALMIER.
(1) Günter Grass, Unkenrufe (le coassement du crapaud), Steidel Verlag, Göttingen.
(2) Lire Jean-Michel Palmier, » Que reste-t-il de la culture est-allemande ? « , le Monde diplomatique, octobre 1990.
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