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Archive pour décembre 2010

Dorn ou le musée de l’enfance.

Lundi 20 décembre 2010

Dorn ou le musée de l’enfance, de Martin Walser, traduit de l’allemand par Hélène Belletto, Robert Laffont, Paris, 1992, 384 pages.

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Martin Walser

Article publié dans Le Monde Diplomatique N° 464 de novembre 1992

Dorn est né à Dresde. Il a gardé au plus profond de son âme le souvenir de sa ville, de sa beauté passée, mais aussi des bombardements de mai 1945 qui semèrent la mort et les ruines. Déchiré entre des parents désunis, étudiant à Leipzig, il avance dans la vie en regardant derrière lui. Sa famille, banale entre toutes, a accepté les régimes politiques du bout des lèvres. Un jour, comme représentant du consistoire des Eglises, il s’est rendu à Berlin-Ouest. Et c’est dans les rues de la ville, face à  ceux qu’il rencontre, qu’il s’enfoncera dans ses rêves et son étrange folie, tentant de sauver son enfance, à jamais blessée par l’histoire.

Dans ce nouveau roman, qui a rencontré en Allemagne une large audience, Martin Walser renoue avec les thèmes qui lui sont les plus chers. D’abord la passion pour les êtres humbles,, ordinaires, dont on ne parle jamais. Emergeant à peine de l’ombre, ils n’ont rien fait de très précis.Emportés dans le tourbillon des événements, ils se sont réveillés sans comprendre, écartelés entre les deux Etats allemands. cette confrontation du présent avec le passé, caractéristique d’une génération, est à l’origine, dans des visions politiques bien différentes, de certaines des plus belles oeuvres de la littérature allemande contemporaine, de Günter Grass à Christa Wolf. L’originalité de Martin Walser, c’est sa fidélité -jadis très critiqué par beaucoup d’écrivains orogressistes de RFA – à une Allemagne unique, qu’on ne peut séparer en deux sans en briser la sensibilité et l’histoire. Aujourd’hui, il triomphe, mais avec modestie. Ce qu’il nous offre, c’est une rêverie sur ce que des millions d’hommes ont pu vivre de contradictoire et d’absurde, face à une histoire dans laquelle ils ne pouvaient se reconnaître. La frontière qui séparait la ville et les hommes mutila aussi leurs souvenirs. Contraints de se solidariser avec des entités idéologiques qui les séparaient,  ils parlaient la même langue, avaient vécu des expériences ponctuées d’espoirs et de désillusions semblables.

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Dorn n’est qu’un allemand parmi les autres. Mais son obsession des albums de famille, des vieilles photos jaunies, l’amène à transformer le style proustien en moyen d’investigation historique. Le passé qu’il veut retrouver gît là-bas, quelque part sous les ruines calcinées des bombardements inutiles dont Dresde fut victime. Cette ville, c’est le payasage de son enfance, le souvenir de l’amour pour sa mère. L’histoire els a piétinés. Elevé à l’Est, devenu juriste à Berlin-Ouest, il a connu la vie des deux Allemagnes. Mais aucune frontière ne surait briser ce qu’il y a en lui de plus intime.

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Dresden

Aussi conçoit-il le projet insensé de sauver ces pauvres reliques. Il se fait l’historien de son enfance, met sa mémoire au service des autres. il s’attache à chaque détail de ce vécu blessé, sans que l’on sache exactement si c’est une quête éperdue de sa mère ou de sa ville, le désir de sauver son passé ou la révolte contre le présent qui le poussent à déchirer le linceul où ils gisent ensevelis.

Jean-Michel PALMIER.

Le »Pays mort » de Syberberg.

Lundi 20 décembre 2010

Article paru dans Les Nouvelles Littéraires, N° 2606 du 13 au 20 octobre 1977. 

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Hans Jürgen Syberberg

Hans Jürgen Syberberg est en Allemagne l’homme par qui le scandale arrive. Après les remous provoqués dans son pays par son film inachevé sur Hitler, Syberberg, dans une lettre ouverte à la presse allemande, lance un adieu pathétique à une certaine Allemagne.

Les polémiques autour du dernier film sur Hitler du réalisateur allemand Hans Jürgen Syberberg qui, à la suite des incidents du Festival de Cannes, a été conduit à rompre officiellement avec la vie culturelle de son propre pays, ne peuvent se comprendre qu’ à partir du rôle si particulier joué par le  » nouveau cinéma allemand « , ces dernières années.

Dans l’étonnante médiocrité des films produits depuis la fin de la guerre, quelques réalisations uniques comme Les désarrois de l’élève Törless  de Schlöndorff, Portrait d’Anita K.  d’A. Kluge, et les films de la nouvelle génération de Syberberg, Fassbinder, Herzog, Schroeter et Wenders ont fait oublier la masse des navets policiers et pornographiques, des comédies sentimentales et paysannes produits en grand nombre outre-Rhin. Ce qui d’emblée ne manquait pas de surprendre, c’est que ces films déconcertants, mais d’un intérêt certain, trouvaient un accueil et une audience beaucoup plus favorables en France, en Angleterre voire aux Etats-Unis, qu’en Allemagne où ils se heurtaient à une franche hostilité ou à un mépris glacial.

Sans doute les critiques étaient-ils embarrassés lorsqu’il s’agissait de réunir ces cinéastes dans une même école, et des termes tels que  » Cinéma néo-expressionniste « , « décadent « , « école de Munich  » sont lourds de contre-sens. Qu’y-a-t-il de commun entre le baroque, le romantisme, la construction systématique des films de Syberberg, les mélodrames sociaux et cruels de Fassbinder, l’onirisme musical de Schroeter et les visions d’Herzog ? Peu de choses sinon des références communes, l’emploi des mêmes acteurs, un goût marqué pour le rêve, un rapport ambigu à l’Allemagne. Ce qui caractérise ce nouveau cinéma allemand, c’est moins une vision idéologique ou une esthétique précise qu’une exceptionnelle qualité.

Le cas Syberberg est le plus étrange de tous. Ce cinéaste qui passa son enfance en Allemagne Démocratique à étudier le matérialisme dialectique, à assister aux représentations du Berliner Ensemble, est sans doute le plus conséquent et le plus  original de cette nouvelle génération. Ses films, Ludwig, Requiem pour un roi vierge et Karl May ou le paradis perdu, qui ont trouvé en France beaucoup d’admirateurs, ont soulevé en Allemagne de violentes polémiques.

Dans son récent livre Syberbergs Filmbuch, il a rassemblé un certain nombre de manifestes théoriques sur son esthétique et de critiques de ses films publiés à l’étranger comme en Allemagne : Syberberg déclare la guerre au cinéma allemand commercial. Il veut rompre avec toute conception du film comme distraction, affirme que le niveau culturel d’une nation se reconnaît aux films qu’elle produit. Pour lui, le cinéma est une chose trop importante pour qu’on puisse le galvauder. Syberberg reprenant les intuitions de Balazs dont il se réclame souvent, veut élever le  cinéma au même niveau que la peinture, la sculpture ou la poésie. Le film  » comme musique de l’avenir « , affirme-t-il, doit devenir un moyen de changer la vie, de découvrir de nouvelles possibilités de rêve et d’existence.

Cette esthétique précise et rigoureuse qu’il expose n’aurait guère ému que quelques spécialistes s’il n’avait pas voulu l’appliquer à ce qui lui tient le plus à coeur : l’Allemagne, ses cauchemars et ses rêves, son histoire et sa sensibilité. Cette investigation, il l’a menée par deux chemins différents : le documentaire le plus dépouillé et le projet d’une trilogie qui embrasserait l’Allemagne, du romantisme au nazisme et à ses survivances.

Le fantôme d’Hitler

Pour comprendre ce passé encore si proche, il a choisi d’interroger un témoin et non le moindre : Winifred Wagner, l’épouse (d’origine anglaise) du fils de Wagner, la belle-fille de Cosima, celle qui apporta la caution de Bayreuth au Troisième Reich. Pendant quatre heures il s’est entretenu avec elle, l’a filmée, l’a laissée parler, évoquer les fantômes, raconter ce que signifia pour elle Wagner, mais aussi l’Allemagne et Hitler.

Le film ne peut laisser indifférent. Cette vieille dame, à l’intelligence et à la mémoire si précises, n’a rien renié. Elle parle d’Hitler comme d’un ami disparu et affirme que s’il frappait à la porte, il serait toujours le bien venu, comme lorsqu’il venait jadis déjeuner à sa table.

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Avec ce film, Syberberg a réussi à se mettre à dos la presque totalité des courants de l’opinion allemande. La bourgeoisie lui reproche de plonger le fer dans une plaie vive, la droite de livrer en pâture au public l’une des gloires de l’Allemagne, l’extrême gauche de donner la parole à une « nazie non repentie ». Sa trilogie devait entraîner autant de scandales que d’incompréhensions. La première partie Requiem pour un roi vierge  évoque dans un décor de rêves, de fantasmes, d’une fascinante beauté, l’agonie du romantisme allemand, incarnée en Louis II de Bavière, son refus passionné de la modernité et son angoisse, Roi de contes de fées, roi-artiste, roi-enfant, Ludwig, à travers la musique de Wagner, le développement du capitalisme, de l’industrie, entrevoit l’avenir du monde moderne et le destin de l’Allemagne. Dans ses rêves, au milieu des décors d’opéra, surgissent Bismarck, le Kronprinz et un petit homme à moustache noire, à la mèche agressive, qui danse une rumba avec un S.A. homosexuel, au son de chansons bavaroises.

Au milieu de la brume qui l’enveloppe, surgit le vieux Karl May, l’auteur des romans d’Indiens, tandis que retentit la fin de Tristan et Isolde. Il adresse à Ludwig cette étrange parole :  » Par ta connaissance des oeuvres de Wagner, tu connais aussi les possibilités malheureuses de notre peuple. » Wagner lui-même est représenté tantôt comme un nain barbu, le bouffon de la bourgeoisie, et par une femme, l’artiste révolutionnaire. Quant à Louis II, il meurt une première fois dans son décor d’opéra, arrêté comme dément, et une seconde fois, guillotiné comme révolutionnaire.

Ludwig, aristocrate décadent, est le porte-parole d’une sensibilité baroque et romantique. La vision de Karl May de d’Hitler laissaient présager les deux autres films. Karl May ou le Paradis perdu retrace la fin de la vie, le procès, intenté au vieil écrivain.

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Karl May

Dans ce film, Adolf Hitler était aussi présent : il apparaissait, jeune homme brutal et névrosé, vociférant dans un asile de nuit quelque part à Vienne. Syberberg posait encore aux Allemands la même question : comment Karl May, cet écrivain presque plébéien, idéaliste, ce rêveur, cet utopiste passionné dont Ernst Bloch écrivait un jour qu’il pourrait sauver Wagner, a pu être aussi l’écrivain préféré d’Hitler, le seul qu’il ait vraiment lu ?

La rupture

Le dernier volet de la trilogie devait être consacré à Hitler lui-même. Au printemps dernier, la cinémathèque de Düsseldorf organisa une rétrospective des films de Syberberg et invita des critiques allemands et français à discuter avec le public allemand sur son oeuvre. Syberberg, présent au débat, avait apporté quelques séquences de son film sur Hitler où celui-ci surgissait, vêtu d’une peu de mouton, de la tombe de Wagner. Les réactions assez agressives du public n’allaient pas sans surprendre. pour les uns, faire un film artistique sur Hitler était un geste suspect; pour les autres, une manoeuvre odieuse. Toutefois, ce sont les réactions de la presse allemande et l ‘impossibilité dans laquelle se trouva Syberberg de projeter au Festival de Cannes quelques séquences, directement arrivées de la table de montage, de ce dernier film sur Hitler qui allait provoquer la rupture de ce cinéaste avec son pays. Il a adressé aux directeurs des principaux journaux ouest-allemands (Spiegel, die Zeit, Süddeutsche Zeitung, Frankfurter Allgemeine Zeitung), une lettre ouverte d’une dizaine de pages qui expose son  » congé  » et trace un tableau noir d’un certain climat culturel en Allemagne Fédérale. Ce document étant très complexe, car il se réfère à des faits précis de la presse allemande dont la plupart sont inconnus du public français, on ne peut qu’en résumer les grandes thèses et relever certaines affirmations fondamentales de Hans Jürgen Zyberberg.

D’emblée, il affirme :  » Nous vivons dans un pays mort « . Il rappelle ce que pour lui doit signifier le cinéma et le statut qu’il occupe en Allemagne Fédérale : un instrument de consommation, de distraction dont la valeur artistique est secondaire. Si le cinéma est  » l’un des enfants les plus importants de la démocratie « , la possibilité d’édifier un nouveau cinéma, dont la qualité a été soulignée par les critiques d’Europe et d’Amérique, cela signifie aussi  » un fragment de liberté, une nouvelle liberté « .

La presse allemande, les critiques, remarque-t-il, n’ont cessé de tenter de tuer ce cinéma, de le ruiner, de l’assassiner par le silence ou la diffamation car ils refusaient de voir, de comprendre le malaise qu’il exprimait. Si lui-même a choisi d’interroger la sensibilité allemande, c’est parce qu’il « considère l’Allemagne comme son pays d’origine « . Face au refus, aux calomnies portées contre ses films, en particulier à la suite du Festival de Cannes, il a décidé de retirer les séquences qui devaient être projetées au cours du Festival de Berlin.  » A partir de mes dernières expériences, je tiens le cinéma d’Allemagne pour mort, en particulier pour ce qu’il en est de la réception du cinéma, et pas seulement le cinéma qui a une structure analogue à celle de mes films. Quand je regarde la critique cinématographique dans les plus importants journaux, je dois douter de l’existence encore d’une liberté de la presse. » A ceux qui sont toujours prêts à critiquer la R.D.A., à évoquer l’affaire Biermann, Syberberg rappelle qu’il existe des mécanismes de censure et de mensonge encore plus subtils dans la presse dite libérale.

Trente deux ans après

En cherchant à dominer, à forger les goûts du public à partir d’une certaine vision, en refusant toute mise en question culturelle, une certaine presse et une certaine critique ont finalement provoqué la « fin du développement spirituel, la mort de la vie culturelle.  » S’interrogeant sur la haine qu’a suscité son désir de projeter quelques séquences du film de six heures sur Hitler, au Festival de Cannes, il se demande pour quelles raisons il est impossible de montrer en Allemagne un film sur Hitler – non un documentaire, mais un film – trente deux ans après la fin de la guerre.

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Syberberg analyse avec beaucoup de subtilité les mécanismes de la grande presse, son impact sur le public, la censure qu’elle exerce. Les auteurs d’oeuvres qui échappent à une certaine norme, une certaine vision, « sont examinés par les critiques comme des criminels par des juges (…) J’affirme qu’à partir d’aujourd’hui, je n’ai plus rien de commun avec ces gens là. Il ne pourrait au mieux qu’en résulter des méprises. Ou le mensonge et la tromperie pour le lecteur. Cela commence par la falsification d’interviews, et cela continue par des écrits sur des films que l’on n’a même pas vus. Ce sont les expériences communes, l’oubli jusqu’au boycott, le silence qui tue, les fruits les plus perfides et les plus empoisonnés de l’arbre de la liberté de la presse. Dois-je continuer ? Si le cinéma est uniquement ce qui est décrit et propagé dans ces journaux, alors ce que je fais ne doit plus être appelé cinéma en Allemagne (…)

Le cinéma allemand est à sa fin dans sa structure actuelle et les rats quittent le navire qui sombre. Ce pays n’est pas seulement mort, il n’y a plus de pays. Pas de centre.(…) Un pays abandonné par les intellectuels juifs du cinéma. Et, malgré tout, tant de mafia ? Dans mon livre je parlais de la mafia de l’inconscience (…). Les juifs s’en vont…la mafia reste. Mais à quel niveau ! » Aussi affirme t-il sa volonté de rompre avec le système culturel de l’Allemagne Fédérale.

 » C’est un adieu d’ennemis, qui ne sont pas des adversaires. – Revenir, quand la guerre sera finie ? Quand pourrait-ce être meilleur? Émigration sans Hitler de la génération d’après Hitler ? Émigration vers l’intérieur ? Aujourd’hui ? Adieu ! Nous n’avons plus rien à faire ensemble. Mes films ne sont pas pour vous. Je n’ai rien de commun avec vous. Mais attention, nous nous reverrons ! « 

Jean-Michel PALMIER.

Odön von Horvath; un observateur génial et méchant de l’Allemagne pré-nazie.

Dimanche 19 décembre 2010

Article paru dans Les Nouvelles Littéraires. N° 2775 du 19 au 26 février 1981.

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Odön von Horvath 

Les « Histoires de la forêt viennoise » sont jouées pour la première fois en France.

« Je suis né à Fiume, j’ai grandi à Belgrade, Budapest, Presbourg, Vienne et Munich, disait Odön von Horvath, j’ai un passeport hongrois – mais je ne me connais pas de pays natal. Je suis un mélange tout à fait typique de l’ancienne Autriche-Hongrie.: à la fois magyar, croate, allemand et tchèque – mon nom est magyar, ma langue maternelle l’allemand. » Odön von Horvath est né en 1901, au sein de la petite noblesse hongroise. On sait peu de choses sur son enfance. Lui-même affirme l’avoir oubliée. Après des études à Presbourg, il séjourne à Budapest et Munich. Entre 1922 et 1924, il tente d’écrire des poèmes et des drames historiques : il en brûlera les esquisses. N’ayant jamais aimé la campagne, passionné par les villes, il se fixe à partir de 1924 à Berlin. Deux ans plus tard, il écrit Hôtel Bellevue, le cas E – l’histoire d’une enseignante révoquée pour ses idées communistes. On entend parler de lui pour la première fois en 1927, lorsque sa pièce Révolte à la côte 3018 est montée à Hambourg. Mais il ne connaît de véritable consécration qu’en 1931. Il adapte alors pour le théâtre plusieurs de ses textes en prose, publie des nouvelles, et projette d’écrire un roman. La nuit italienne qui s’inspire du climat politique de la Bavière, est montée à Berlin en 1931. Cette même année, Odön von Horvath commence à rédiger ses Histoires de la forêt viennoise, qui lui vaudront le prix Kleist, la plus haute distinction allemande. Mais les nazis commencent à l’attaquer, à cause de  ses amitiés communistes, et de son action en  faveur des droits de l’homme : sa première pièce Foi, espérance et charité ne sera pas montée en 1933, par peur des représailles S.A. Au printemps, Horvath quitte Berlin pour Salzbourg; il comprend peu à peu ce que signifie l’Allemagne hitlérienne.

Mourir bêtement à Paris

Partisan de la République, antinationaliste convaincu, Horvath se veut dans une certaine mesure au dessus des partis. Il n’aime guère la social-démocratie, mais se méfie d’un certain sectarisme du Parti communiste allemand. Il n’en est pas moins l’un des premiers auteurs à attaquer les nazis. Eux, lui dénient le droit d’écrire en Allemand: Il n’est à leurs yeux qu’un « renégat hongrois, un traître « ,  Horvath ne quittera définitivement l’Allemagne qu’en 1934. Entre temps, il se documente sur l’embrigadement de la jeunesse, ce qui lui fournira la matière de son célèbre roman Jeunesse sans Dieu, l’une des premières descriptions de l’Allemagne hitlérienne. Trois pièces de 1937 Don Juan revient de guerre, Le Jugement dernier, Figaro divorce attestent de son talent. Mais il n’y a plus de théâtre qui accepte de le jouer. Après l’annexion de l’Autriche, Horvath se réfugie à Budapest, puis en Tchécoslovaquie. Il voyage en Suisse, en Italie, fréquente Klaus Mann, le fils de Thomas Mann, à Amsterdam. Il décide de venir à Paris rencontrer son traducteur français. Avant de quitter Amsterdam, il consulte même une voyante qui lui affirme qu’il connaîtra à Paris « la plus grande expérience de sa vie  » : le 1er juin 1938, Odön von Horvath est tué par la chute d’une branche d’arbre devant le théâtre Marigny. Cet accident, digne d’une de ses pièces, plonge dans la stupeur toute l’émigration allemande antinazie.

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Extrait de Légendes de la Forêt viennoise

Ce fut peut-être le déracinement perpétuel de Horvath, sa traversée de plusieurs langues et et de plusieurs cultures qui expliquent la spécificité de son théâtre. Toute son oeuvre, comme le souligne Jean-Claude François dans l’étude qu’il lui a consacrée (Histoire et fiction dans le théâtre d’Odön von Horvath ) (P.U.G., 1978) est une chronique sociale à la fois de l’Empire austro-hongrois et de la République de Weimar. Plus qu’aux événements, Horvath est attentif aux mentalités, aux types de langages, de vérités et de mensonges propres à chaque classe. C’est avant tout un observateur génial qui mêle sans cesse la psychologie et la sociologie pour donner du réel un portrait grotesque et inquiétant – plus vrai que nature. Son humour ne fait ni rire ni pleurer : il fait peur. Ses personnages appartiennent en général aux classes moyennes, même s’il attaque aussi l’aristocratie et la haute bourgeoisie. Horvath s’en prend aux petits-bourgeois, aux employés, aux fonctionnaires, aux commerçants dont il pressent à la fois le poids politique et l’évolution vers la droite, à travers leur hantise du prolétariat. Il n’a aucune pitié pour les valeurs de la droite – le culte de l’armée, le nationalisme, l’anti-sémitisme – mais critique avec autant de violence le conformisme, et la médiocrité satisfaite.

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C’est à ce titre, que les Histoires de la forêt viennoise sont un pur chef d’oeuvre. « Pièce populaire « , par excellence, les héros qu’Horvath nous présente en l’espace de courts et nombreux tableaux sont tous médiocres et quelconques. Dans la même rue de Vienne voisinent le Roi des magiciens, réparateur de poupées, – dont la fille Marianne est promise à Oscar le voisin boucher, – et la buraliste dont l’amant Alfred tombe amoureux de Marianne. Marianne et Alfred, les deux « héros « , vivront ensemble, mais leur amour ne résistera pas à la crise économique. Ils mettent un enfant au monde, qui scelle leur iniquité. Marianne devient danseuse nue dans un cabaret. L’enfant meurt heureusement et permet ainsi le retour au point de départ. La sensualité fera place à la légalité du mariage bourgeois : adieu amant et maîtresse.

Une langue sans pitié.

Tous ces personnages, aussi insignifiants les uns que les autres sont saisis dans leur quotidien, à travers les situations les plus ridicules :Alfred a mangé tout le lait caillé de sa grand-mère qui lui réclame l’argent emprunté, pour qu’elle paye elle-même son enterrement. Oscar est atteint dans son amour propre car on prétend que son boudin n’est pas bon. Une cliente riche achète pour son fils des boîtes de soldats blessés et tués afin qu’il s’amuse. Le roi des magiciens cherche désespérément ses fixe-chaussettes. Valérie et Alfred se ruinent aux courses. Le dimanche, ils vont dans la forêt, près du « beau Danube bleu  » et prennent des photos de famille. Cela tient de la Noce chez les petits-bourgeois de Brecht mais en bien plus méchant: même les petits enfants endimanchés sont laids et c’est en jouant de la mandoline que l’on dit du mal des juifs. En peignoir de bain et en chapeau de paille, dans la semaine ou les dimanches, ils s’éclaboussent de la musique de Johann Strauss. Ses valses bercent leurs baisers, leurs attouchements, leur sommeil, leurs rêves et leurs joies. Les Histoires de la forêt viennoise de Strauss martèlent chaque tableau, décor en carton pâte, rideaux de velours rouge poussiéreux, moulure dorée, qui s’écaillent. Ils l’écoutent en mangeant des saucisses ou en dissertant sur Dostoievski, l’amour et la fragilité des choses humaines.

Et c’est là qu’éclate le génie d’Horvath, dans ces dialogues prétentieux et insignifiants à en pleurer, pitoyables ou cocasses où se révèle la la mentalité petite bourgeoise, où pas un mot n’est de trop. On se promène dans les forêts, les cabarets, les foyers bourgeois et les fêtes foraines avec le même sentiment de peur et de dégoût. En mêlant la « pièce populaire  » et l’opérette viennoise, à travers sa langue sans pitié, Horvath arrache les oripeaux décadents et frelatés, laisse entrevoir la réalité nue, comme ce squelette que Marianne époussette dans la vitrine. Ce monde insouciant, éclatant d’ égoïsme, de bonne humeur ne veut rien savoir de la misère. En Allemagne, ils voteront pour Hitler, en Autriche, ils assisteront à la mise en place d’un régime clérical-fasciste, envieux de son grand frère allemand qui ne tardera pas à le dévorer. Chef d’oeuvre de réalisme et d’ironie, de cruauté et de lucidité, ces Histoires de la forêt viennoises sont l’illustration de l’une des plus belles maximes horvathiennes : « Rien ne donne plus le sentiment d’infini que la bêtise. « 

Jean-Michel PALMIER.

Reprise de 4 films de Georg Wilhelm Pabst; un national-réalisme.

Dimanche 19 décembre 2010

Article publié dans Les Nouvelles Littéraires N° 2775 du 19 au 26 février 1981

Ce n’est pas tous les jours qu’on peut voir (ou revoir) quatre films de Pabst d’un coup. Une raison de plus pour s’y précipiter…

Étrange destin que celui de Georg Wilhelm Pabst. Lorsqu’il mourut en 1967, c’est à peine si on le remarqua. Lui qui avait incarné l’un des sommets du cinéma allemand des années 1920 – 1930, que l’on considérait comme l’un des plus ardents partisans du rapprochement franco-allemand, dont le réalisme poétique avait été salué par des écrivains français tels Philippe Soupault, n »avait pu dans l’après-guerre faire le moindre film intéressant. Si les cinémathèques redonnaient toujours avec le même succès, devant le public de fanatiques, Lulu, l’Opéra de quat’sous, le Journal d’une fille perdue, on ne pouvait lui pardonner son attitude ambiguë sous le IIIème Reich. Même s’il avait révélé Asta Nielsen, Greta Garbo, Brigitte Helm et Louise Brooks, l’admiration qu’on lui avait jadis portée inclinait à présent à la sévérité. Pourtant, après Lulu, reconstituée avec succès par Françoise Gaborit l’an passé, quatre films : la Rue sans joie (1925), Quatre de l’infanterie (1930), la Tragédie de la mine (1931), Salonique, nid d’espions (1936) nous invitent aujourd’hui à le redécouvrir.

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Né en Bohème, le 27 août 1885, de parents viennois, Pabst se destina d’abord à la carrière d’ingénieur avant de s’orienter vers les Arts décoratifs puis le théâtre. Il interpréta les rôles les plus divers et, après la guerre de 1914, travailla comme directeur artistique à Vienne, mettant en scène des pièces expressionnistes. Seize ans, passés au théâtre, s’écouleront avant qu’il ne réalisât son premier film. Ce fut en fait Karl Fröhlich qui le détourna de sa vocation initiale en l’engageant comme assistant. Sa passion pour le théâtre et sa traversée de l’Expressionnisme imprègnent profondément son premier film, le Trésor (1923) qui n’est pas sans analogie avec le Golem de Wegener, même si l’invention est moins riche. On y trouve déjà ces éclairages contrastés, cette magie des clairs-obscurs, qui caractérisera son style ultérieur. Le même symbolisme, assez touffu se retrouvera encore dans Les Mystères d’une âme (1926), l’un des premiers films consacrés à la psychanalyse.

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C’est toutefois avec la Rue sans joie (1925) que s’affirme son style : un réalisme qui sait si étrangement mêler la violence et la poésie, la cruauté et la tendresse. Bien que moins prédominant, le contexte social est encore important dans l’Amour de Jeanne Ney (1927), inspiré d’un roman d’Ehrenburg, mais c’est avec Lulu (1928) qui révèle l’admirable Louise Brooks que Pabst atteint le génie. Loin de se limiter à la critique de la morale bourgeoise, ses films prendront désormais l’aspect d’un appel à la fraternité. Quatre de l’infanterie (1930), à travers la solidarité des mineurs français et allemands, développent la même intention. Ces films lui vaudront à la fois la haine de la presse de droite qui le qualifie de « Pabst le rouge » et la Légion d’honneur française…qu’il renverra plus tard, sous Hitler, au gouvernement qui la lui avait remise.

Non moins admirable, l’Opéra de quat’sous, qu’il tire en 1931 de la pièce de brecht est, en dépit des critiques de ce dernier, l’un des chefs-d’oeuvre du cinéma allemand des années trente, au même titre que l’Ange bleu ou M. le Maudit. Ici encore le mélange de réalisme poétique, de satire sociale, la magie des éclairages, le jeu d’ombre font merveille.

En 1933, Pabst s’établit en France où il tournera plusieurs films. En 1939, alors que la plupart des metteurs en scène importants avaient choisi l’exil,lui décide de rentrer en Allemagne. S’il ne tourne pas comme Veit Harlan, de films de propagande, il réalise Komodianten, Paracelsus -oeuvres ambiguës – qui constituent autant de compromissions avec le régime.

Il tentera après guerre de justifier maladroitement son attitude par toute une série de hasards qui l’empêchèrent d’émigrer. Sans doute ne fut-il pas le seul. Les cas d’acteurs tels que Gustav Gründgens, Heinrich Georg, Werner Krauss, et surtout Emil Jannings sont là pour en témoigner. Lâcheté et opportunisme ? Sans doute. Et les films qu’il tournera après la guerre – Procès (1947), Duel avec la mort (1949), Profondeurs mystérieuses (1949), la Maison du silence (1952), le Destructeur (1954), la Fin d’Hitler (1955) sont d’une complète indigence.

Du côté de la crise

Mais au fond Pabst le Rouge fut-il réellement un cinéaste animé d’une véritable conscience politique ? Sans doute ne peut-on nier la critique sociale implicite dans beaucoup de ses films, les sentiments humanitaires qui les animent, mais ils sont souvent mêlés à une sentimentalité qui en émousse le tranchant. Les quatre films qui sont actuellement redistribués en sont autant d’exemples.

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La Rue sans joie- dont Françoise Gaborit nous propose une superbe version reconstituée (sans la musique et les sous-titres lus) – nous montre la misère des petits épargnants viennois ruinés par la crise. Une jeune fille (Greta Garbo) est amenée à se prostituer pour sauver son père de la prison et faire vivre sa famille. Presque tout dans le film est admirable : la reconstitution d’une ruelle de Vienne, l’intérieur bourgeois, le visage à la fois beau et las de Garbo, celui vieillissant d’Asta Nielsen, le cynisme du boucher (Werner Krauss) qui fait payer bien cher aux femmes la viande qu’il leur donne, ou Valeska Gert, tenancière du bordel, cette autre maison de la rue où l’on débite aussi de la chair. Malheureusement, la fin est pitoyable: la vertu de la jeune fille est sauvée par un soldat américain de la Croix rouge. Quatre de l’infanterie atteint l’un des sommets du réalisme avec la violence des scènes d’offensives. On songe sans cesse au roman D’E.M. Remarque A l’Ouest, rien de nouveau et nul ne peut oublier l’officier fou, regardant sur le champ de bataille ses soldats morts dans la boue, ces deux soldats, français et allemand, agonisant dans une église effondrée, revoyant défiler leur vie et qui meurent en se serrant la main, non en ennemis mais en camarades. La Tragédie de la mine, avec son idéologie humanitaire, internationaliste, est aussi un chef d’oeuvre de réalisme. La confusion qui s’établit dans l’esprit du vieux, entre les galeries de mines et les tranchées est remarquable. Salonique, nid d’espionsparvient à réunir des acteurs prestigieux – Dita Parlo, mais surtout Louis Jouvet, Charles Dullin, Pierre Fresnay, Pierre Blanchar, Jean-Louis Barrault. Malheureusement, le scénario  est banal et se réduit à une faible histoire d’espionnage.

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On peut sans doute préférer Lang ou Murnau à Pabst. On ne peut ignorer ses faiblesses et son ambiguïté politique. Il n’en fut pas moins l’un des plus prestigieux cinéastes allemands des années 1920 et 1930.

Jean-Michel PALMIER.

Schopenhauer, franc-tireur de la grande philosophie allemande.

Samedi 18 décembre 2010

Article paru dans Les Nouvelles Littéraires N° 2774 du 12 au 19 février 1981. 

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Arthur Schopenhauer

Professeur sans étudiants, flûtiste du dimanche, inspirateur de Nietzsche et de Wagner, penseur séduit par le bouddhisme.

De Schopenhauer (1788-1860), on n’a gardé le plus souvent que des images qui sont autant de caricatures – celles du « bouddhiste allemand « , du « célibataire grincheux « , du « philosophe le plus pessimiste de la tradition occidentale  « . On cite plaisamment l’anecdote rapportée par ses biographes, selon laquelle les passants saluaient Schopenhauer, assis derrière sa fenêtre, sans remarquer que la tête hirsute était celle de son chien. Sans doute ajoute-t-on aussi avec ironie que chaque jour le philosophe jouait de la flûte, mais c’est encore pour le faire paraître plus désuet et un peu ridicule. La tradition universitaire n’a-t-elle pas été aussi sévère pour ce philosophe trop populaire, dont les oeuvres, d’abord boudées par ses pairs, furent ensuite accueillies par les « gens cultivés », qui y retrouvaient leurs angoisse et leurs peurs ? Tardivement reconnu, mal aimé, c’est après sa mort qu’il eut réellement des disciples de valeur. Et il serait à peine exagèré d’affirmer que sans lui, Nietzsche, Wagner, Thomas Mann et Hermann Hesse n’auraient pas écrits les mêmes livres.

La haine de l’enseignement

Né le 22 février 1788, fils d’un commerçant riche et cultivé, Schopenhauer voyagea beaucoup dans son enfance. Après la mort de son père (1805), il vécut avec sa mère, romancière, qui lui laissa le choix entre la vie facile de négociant et les études classiques. A dix-neuf ans, il décida de s’inscrire à l’Université pour y étudier les lettres et les sciences. Il se passionna pour Platon, Kant et la philosophie hindoue. A Berlin, il étudiera ensuite des matières aussi diverses que la botanique, la minéralogie, la chimie, la jurisprudence, la flûte et la guitare. Sa thèse sur la Quadriple racine du principe de raison suffisante  sera peu remarquée, mais lui vaudra son habilitation comme professeur. Il est vrai que Schopenhauer aura en tout …neuf étudiants ! Berlin est encore si plein de  l’influence spéculative de Hegel et des hégéliens que sa doctrine paraît bien simpliste. En 1819, il publiera son oeuvre principale, le Monde comme volonté et comme représentation, qui, faute de succès, dut être mise au rebut.

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Dégoûté, Schopenhauer part pour l’Italie. Sa carrière universitaire s’était soldée par le même échec que son oeuvre philosophique, n’ayant ni lecteur ni étudiants, il prend en haine l’enseignement universitaire.

Il vivra désormais seul, retiré du monde et, en dehors des démêlés célèbres de Schopenhauer avec sa voisine – une couturière – on ne connaît que fort peu de choses de sa vie privée. Il se lève chaque jour à 8 heures, lit et écrit, joue de la flûte avant de déjeuner et, le soir, se rend au théâtre, après une sieste et une promenade. Quand le choléra ravage Berlin (Hegel en était mort), Schopenhauer ira s’installer à Francfort où il vivra encore vingt-neuf ans. Toutefois, à partir de 1851-1853, avec le publication des Parerga et Paralipomena (Promenades autour de son oeuvre), il connaît la célébrité, non seulement en Allemagne, mais en Angleterre. Son humeur grincheuse et taciturne fait place à une bonhomie toute nouvelle : ses livres sont réédités. Il vit au milieu d’un groupe de disciples et il reçoit à sa table de l’hôtel d’Angleterre tous ceux qui sont avides de s’initier à sa doctrine. Il mourut le 23 septembre 1860, assurant par son testament une vieillesse heureuse à son chien.

La souffrance positive

« Ma philosophie doit se distinguer de toutes les autres, écrit-il en 1814, en ce qu’elle ne doit pas être une science, mais un art. » Les raisons de l’échec officiel de Schopenhauer et de son succès populaire tiennent sans doute à l’extrême simplicité de sa doctrine. A l’origine de tout, il y a la volonté, le vouloir-vivre . Cette volonté, multiplicité de désirs sans fin, n’est que souffrance et la souffrance seule est positive. Quand elle cesse, on connaît alors le plaisir. A ceux qui lui demandaient si l’on ne pouvait reconnaître au plaisir une égale intensité, il suggérait que l’on comparât le plaisir d’un animal qui en dévore un autre à la souffrance de celui qui est dévoré. Partout règne la cruauté. Pourtant, cette volonté est à l’origine de tout. Unissant un kantisme curieusement interprété et l’influence hindoue, Schopenhauer ne voit dans le monde que la simple représentation de la volonté. Ce monde, marqué par la douleur, suscite en l’homme des désirs inassouvis. Condamné à être déchiqueté par eux, il ne peut au mieux que resentir l’ennui.

Ce sont pourtant les chemins de la liberté que Schopenhauer propose de montrer à chaque individu, s’il a le courage de vouloir échapper au vouloir-vivre. Le suicide est une solution impossible, même si l’idéal serait sans doute de n’être jamais né. Celui qui se tue le fait encore au nom de ce même vouloir-vivre. Il exige seulement une vie plus heureuse. Les trois étapes qui marquent la véritable libération sont respectivement la contemplation esthétique, la pitié et le renoncement à tout désir (ataraxie). Dans la contemplation esthétique, l’homme oublie tous ses désirs; par la pitié, il prend conscience de l’identité de son être souffrant avec celui de toutes les créatures. Pour Schopenhauer, ce sentiment est le véritable fondement de la morale. Enfin, le Nirvana qu’il nous propose d’atteindre consisterait à tuer en soi tout désir, à la manière du bouddhisme hindou.

La Métaphysique de l’amour insiste plus spécialement sur l’attitude que l’homme doit adopter à l’égard de la sexualité. Il ne doit pas procréer mais fuir la femme, car celle-ci n’est, elle aussi, qu’une ruse du vouloir-vivre : on croit comme Platon désirer la beauté d’un corps, mais c’est en fait l’espèce qui cherche à se perpétuer, et avec elle l’immense cycle de souffrance de la volonté.

Un pessimisme fondamental

Assurément, cette philosophie, par sa construction rigoureuse, ressemble à un tableau : tout y est donné d’emblée, du premier regard, facilement accessible. Rien de commun avec la complexité et l’abstraction du criticisme de Kant, les méandres et les obscurités de l’hégélianisme. Schopenhauer a rebuté les universitaires, mais séduit l’homme cultivé, qui retrouve dans son pessimisme fondamental et sa mélancolie une part de ses espoirs déçus et de son malheur d’exister. Pourtant si Schopenhauer n’avait été qu’une sorte de pessimiste alimentant une certaine sagesse populaire, il est probable que son oeuvre ne lui aurait guère survécu. Or, la profondeur de ses analyses et la beauté de ses constructions sont telles qu’elles ont au contraire marqué plusieurs générations de poètes, de musiciens, d’écrivains et de philosophes.

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Richard Wagner 

C’est tout d’abord Wagner qui vouera à l’auteur du Monde comme volonté et comme représentation la plus grande admiration. sans doute le rapport du créateur du Crépuscule des dieux à Schopenhauer est-il des plus complexes, mais il est certain qu’il a transposé dans toute son oeuvre les idées fondamentales de sa philosophie. La structure de l’opéra (l’enchaînement de la faute à la quête de la rédemption, la naissance du drame musical où le héros se détache de la vie pour aller vers la mort, qu’il s’agisse de Lohengrin, le chevalier au cygne, du Vaisseau fantôme ou de Tristan et Isolde ) est empruntée au schéma schopenhauerien. Seulement, le rapport entre l’amour et la mort est inversé. Wagner est plus proche du romantisme que de Schopenhauer sur ce point. La sensualité, loin d’être bannie comme piège du vouloir-vivre, est chez Wagner profondément valorisée. L’ amour et la mort deviennent identiques.  » Inconscience, volupté suprême  » : c’est sur ce dernier mot que s’achève la longue plainte d’Isolde devant Tristan mort.

Une odeur de Faust.

Comment, dès lors, le jeune Nietzsche, n’aurait-il pas été à son tour séduit par Schopenhauer ? Son premier livre, l’Origine de la tragédie,  dédié à Richard Wagner qui en offrit le premier exemplaire au roi Louis II de Bavière, analyse aussi la structure de la tragédie grecque à travers le schéma schopenhauerien. Union éphémère de l’apollinien et du dionysiaque, elle est la seule possibilité authentique inventée par les Grecs de surmonter le tragique de l’existence en le transformant en beauté. Chez Schopenhauer, comme chez Wagner, Nietzsche retrouve ce qui le séduit le plus dans le passé allemand : le romantisme, une odeur de Faust, la gravure de Dürer le Chevalier, la Mort et le Diable, ou, comme dit Nietzsche, la Croix, la Mort et la Tombe. Nietzsche consacre encore une de ses Considérations inactuelles à  » Schopenhauer comme éducateur « , mais il la reniera par la suite, comme il a renié Wagner, ne voyant en lui qu’un produit du nihilisme européen, un « devin de la grande lassitude « . Aujourd’hui, il est difficile d’imaginer la vision nietzschéenne du tragique sans Schopenhauer.

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Gravure de Dürer : Le Chevalier, la Mort, le Diable

Dès lors, son influence va marquer toute la culture allemande. De plus, il accorde à la musique un privilège, celui de pouvoir exprimer non pas le simple monde phénoménal, mais l’essence même de la volonté souffrante. On retrouve sans peine son influence, non seulement dans les compositions musicales de Wagner mais chez Gustav Malher et son romantisme plaintif de la nature, et Schönberg et chez sa musique d’un « monde brisé « .

Toutefois, les deux véritables disciples de Schopenhauer seront, dans la littérature moderne, Thomas Mann et Hermann Hesse. des Considérations d’un apolitique au Docteur Faustus, Thomas mann est finalement plus proche de Schopenhauer que de Nietzsche. Comme dans la gravure de Dürer, c’est un compagnon qui ne le quittera jamais. La vision fondamentalement pessimiste et tragique qu’il développe à propos de l’homme comme de la culture est issue, en partie, de cette inspiration. Il en va de même pour Hermann Hesse, qui poussera à son paroxysme ce goût pour l’inspiration hindoue, avec en plus, cette étrange passion de la vie qui fait rêver Klingsor, au cours de son dernier été.

La France aurait-elle ignoré Schopenhauer ? Non. Car c’est en France que parurent certaines des plus belles études consacrées au philosophe. Ainsi le magistral essai d’Edouard Sans, Richard Wagner et la pensée schopenhauerienne (Klincksiek, 1969), ceux de Clément Rosset (Logique du pire, PUF, 1969). Enfin, comment oublier que sans Schopenhauer, il n’y aurait sans doute jamais eu l’oeuvre de Cioran ?

Jean-Michel PALMIER.

La métaphysique de l’amour, métaphysique de la mort de Schopenhauer – (10/18)

Nouveau roman de Günter Grass, nouvelles polémiques.

Vendredi 10 décembre 2010

Nouveau roman de Günter Grass, nouvelles polémiques.
Article paru dans Le Monde Diplomatique -Juin 1992 -

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Il est rare qu’un roman de Günter Grass ne suscite pas de polémiques. Son tout dernier, Unkenrufe, paru le 4 mai 1992, ne faillit pas à la tradition. Depuis le scandale provoqué par Le Tambour au début des années 60, l’accueil réservé à Une rencontre en Westphalie, au Turbot ou à la Ratte, il s’y était sans doute habitué. Partisans et adversaires s’accordent néanmoins à reconnaître en lui « le premier et le plus représentatif des écrivains d’Allemagne  » . Avec un scalpel, il fouille sans cesse le passé, proche ou lointain, en exhume souvent des monstruosités que beaucoup souhaiteraient oublier. Admiré ou haï, Grass ne veut pas répéter les erreurs des intellectuels de Weimar : il faut descendre dans l’arène, s’y salir les mains, participer aux campagnes politiques, ne rester étranger à aucune question qui engage l’avenir, accepter le corps à corps avec l’histoire. Dès son appartenance au Groupe 47, alors qu’il était connu comme dessinateur et non comme romancier, son nom apparaissait parmi ceux qui, sur les ruines du nazisme, voulaient redonner ses lettres de noblesse à la littérature allemande et devenir les porte-parole d’une nouvelle génération.

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Le Tambour (1959), son premier grand succès, lui attira l’hostilité, partagée avec Heinrich Böll, de tous ceux qui voulaient laisser dormir le passé. En même temps il apparaissait à la jeunesse, à tous les adversaires du consensus social, comme l’une des intelligences critiques les plus vives et les plus corrosives de son temps, un auteur dont les oeuvres ne seraient pas mises de sitôt, comme le prophétisait le poète et sociologue Enzensberger,  » à la morgue de l’histoire littéraire « . Son cas était d’autant plus inquiétant qu’il était parvenu à créer un style d’une rare originalité, renouant avec le souffle épique du Alfred Döblin de Berlin Alexanderplatz, dont il apparaissait comme le seul véritable héritier. Attaqué ou encensé par la critique, chacun de ses romans poursuit sa carrière subversive. Qu’il évoque la guerre à travers l’histoire d’un petit garçon qui refuse de grandir, les rapports entre l’homme et la femme depuis le néolithique, mémorisé par un poisson, la dévastation de la Terre dont une ratte tire le triste bilan, il excelle à mélanger le pessimisme le plus sombre à la gouaille et à l’imagination la plus débridée.

Une vigie contre la bonne conscience

Dès 1965, il apporta son soutien au SPD et n’a cessé depuis de multiplier les interventions politiques. Son amitié avec Willy Brandt, sa participation aux campagnes électorales du SPD lui valurent des réparties cinglantes. La droite ne cessa de le vilipender, la gauche socialiste le considérait comme un allié parfois récalcitrant ou trop radical, l’extrême-gauche lui reprocha de s’aligner sur la social-démocratie en approuvant le nucléaire. a l’égard des deux Allemagnes sa position fut toujours très complexe. Rappelant inlassablement que sa patrie (Il est né près de Gdansk-Dantzig) était perdue à cause d’une guerre que l’Allemagne nazie avait déclenchée, il voyagea en Pologne avec Willy Brandt en 1970, maintenant tout aussi fermement que l’unité allemande doit être recherchée au niveau de la langue et de la littérature, que les deux Allemagnes resteraient inévitablement séparées, affirmant que le langage seul le consolait de la perte de sa ville natale.

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Lorsqu’en 1983, il encouragea à mettre fin à l’alignement de la RFA sur la politique  américaine, à généraliser l’objection de conscience, nombre de ses partisans crièrent à l’irresponsabilité et l’invitèrent à se cantonner désormais à la littérature. Seulement, celui que l’on nomme souvent outre-Rhin      
 » l’irascible écrivain à moustaches  » n’a jamais oublié le passé et son horreur. Avoir connu la guerre dans sa jeunesse lui a laissé des bleus à l’âme et des cicatrices. Et l’intellectuel, il ne peut le concevoir que comme une vigie, attentive à tous les dangers, quitte à troubler sans cesse la bonne conscience et le sommeil des autres.

C’est une véritable tempête qu’a déchaînée dans les médias allemands son nouveau roman Unkenrufe (1). Beaucoup ne sont pas prêts de lui pardonner. Cet assez long « récit » – trois cents pages – a déjà connu depuis sa parution, le 4 mai dernier, malgré l’éreintement de la critique, trois éditions successives. Il raconte, en sept chapitres, une étrange histoire d’amour. Alexander, veuf sexagénaire, est professeur d’histoire de l’art à Bochum, spécialiste des inscriptions funéraires. Alexandra, veuve du même âge, au maquillage assez appuyé, vient de Dantzig et s’occupe de la restauration des oeuvres d’art. ils se sont rencontrés par hasard et veulent acheter le jour de la Toussaint des asters rouges pour fleurir les tombes de leurs parents, aux inscriptions illisibles. Les siens ont fui Dantzig à la fin de la guerre, ceux d’Alexandra se sont échappés de Vilnius. Ils sont morts avec la tristesse de savoir qu’ils ne seraient pas enterrés là où ils étaient nés.. Il n’y a pas assez de fleurs pour les deux bouquets et il lui offrira les siennes. Elle acceptera ces asters ardents sans un mot.

Ce simple geste, cette histoire d’amour automnale de deux personnages à l’automne de leur vie, qui osent à peine s’embrasser, rouvrent le souvenir de la plaie béante, interpellent le non-sens de l’histoire. Ils sont à Gdansk, l’ancienne Dantzig, et dans ce cimetière, alors que l’Europe s’ouvre à tous les bouleversements – nous sommes à quelques jours de la chute du mur – ils font un rêve. L’Allemand et la Polonaise souhaitent contribuer à la réconciliation de leurs deux peuples par un geste d’humanité : permettre aux Allemands qui ont dû fuir Dantzig de trouver une place dans un cimetière de leur ancienne ville pour y reposer à jamais. Ils mettent immédiatement sur pieds une société de pompes funèbres germano-polonaise et l’idée devient réalité. Bientôt leur cimetière de la réconciliation peut enfin exister.

Mais ce projet généreux et idéaliste engendre immédiatement des complications car il éveille des intérêts économiques qui dépasse ses auteurs. Il leur échappe – ils ne sont même pas membres du conseil d’administration de leur association – car ils n’avaient pas prévu la convoitise que pourrait susciter la force du mark. Alexandra en vient à douter du bien-fondé de leur idée. Dans ce microcosme que représente la fondation du cimetière défilent, comme des ombres, tous les grands événements qui ont scellé l’unification des deux allemagnes. L’avertissement du danger est donné au couple d’amoureux retraités par le coassement mélancolique d’un crapaud -c’est le titre de l’ouvrage – auquel Günter Grass, qui admire son aspect « archaïque », rend hommage par quelques portraits gravés, qui jalonnent le livre. Ses cris rauques et saccadés sont censés porter malheur, annonceur de mauvais présages. mais, pour qui les écoute attentivement, le pire peut être évité.

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L’histoire n’est pas sans beauté. Elle émeut souvent. Avec une ironie cruelle, Grass excelle à mêler le présent et le passé, à nouer de manière inextricable les destins de ces familles allemandes et polonaises, séparées par l’histoire, à décrire comment la haine et l’amour les ont en permanence unies et dissociées au sein d’une même ville. Il montre surtout comment l’idée la plus humanitaire, la plus généreuse peut devenir prétexte à la spéculation la plus scandaleuse. Les deux veufs ont fait un rêve; donner aux morts une paix qu’ils n’ont pas connue de leur vivant. Leur cimetière de la réconciliation, ce sera un vieux cimetière abandonné de Gdansk. La politique finit quand les hommes sont morts. L’ange de la mort les rassemble sous ses ailes. Alexander et Alexandra, apprentis sorciers, ne deviennent, eux, que des pièces inutiles dans un jeu qui leur échappe et qui ne connaît que la loi de l’argent. Ils n’avaient pas prévus la maison de repos pour vieillards, le golf pour les familles. Même la méfiance des Polonais a disparu face au profit : on n’enterrera pas seulement les anciens habitants de Dantzig, on exhumera les autres, plus anciens, car l’opération est d’un bon rapport.

Ce coassement qui dérange

Les critiques allemands n’ont pas pardonné à Grass cette allégorie de l’unification des deux Allemagnes, des auspices sous lesquels elle s’est effectuée. C’est donc, à quelques exceptions près, à un véritable tir de barrage que s’est heurté le livre de Günter Grass. L’une des attaques les plus dures, venue du Spiegel (4 mai 1992), est signée Marcel Reich-Ranicki, l’une des plumes les plus mordantes de la critique d’Outre-Rhin, qui n’avait pas hésité à s’en prendre à Walter Benjamin lui-même. Tout en reconnaissant la force de son style, Marcel Reich-Ranicki estime le texte de Grass  » tiré par les cheveux  » et sans grand intérêt. Il lui reproche de multiplier les clichés. Mais l’habileté de l’auteur du Tambour, à travers tous ses romans, n’est-elle pas justement de jouer – un peu comme le fit R. W. Fassbinder dans ses films – avec ces clichés, de les détourner ? Reprocher à Grass l’invraisemblance de son récit ne peut manquer d’étonner quand on songe aux thèmes de ses autres romans : l’histoire raconté par un nain, le féminisme par un turbot, l’apocalypse nucléaire par une ratte.

La volée de bois vert qu’a reçu l’auteur l’a profondément blessé. Il dénonce dans ce concert d’insultes l’expression d’ »une véritable mafia des médias  » qui s’en prend plus à l’homme qu’à l’écrivain. Aussi a-t-il répondu avec vigueur à ses détracteurs dans le quotidien italien La Repubblica ( 12 mai 1992).

La réprobation que suscite UnKenrufe dépasse les habituelles querelles esthético- politiques qu’éveille chaque roman de Günter Grass. Méfiant, l’auteur ne participe visiblement pas à l’euphorie que suscite l’unification allemande. Lui reprocher d’avoir la nostalgie des deux Allemagnes serait absurde, car il n’a cessé de parler de la  « nation allemande « , de se référer à son unité linguistique et culturelle, et cela dès les années 60. Seulement, il imaginait qu’elle serait autrement. Une fédération de Länder lui semblait préférable à un « colosse « de quatre vingt millions d’habitants, à une superpuissance économique condamnée à porter sur ses épaules toutes les hypothèques du passé.

Et il s’interroge sur l’intégration d’une telle Allemagne dans l’Europe nouvelle. L’écrivain, qui, comme Christa Wolff (2), dont il a pris la défense contre une campagne de calomnies abjectes, a intégré si intimement la mémoire et l’histoire dans ses romans, n’hésite pas à parler d’un « degré zéro de la littérature allemande  » si l’on sépare le présent du passé, si on l’ efface d’un coup d’éponge dans l’euphorie de la nation retrouvée. Il ne supporte pas qu’on raye d’un trait la culture de l’ex-RDA. Elle s’est édifiée au prix des pires difficultés et il trouve honteux de s’en prendre à ses écrivains, ses poètes ou ses peintres, de leur faire porter la responsabilité d’un système dont beaucoup furent les victimes. Grass n’a jamais prétendu que l’Allemagne devait éternellement « faire le travail du deuil  » mais il trouve qu’il y a dans certains accents de triomphalisme quelque chose d’indécent.

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                                                                        Christa Wolff

Ce qui l’a blessé dans ce concert d’insultes à son égard, c’est qu’on s’en prenne aussi à ses qualités d’écrivain. On lui reproche de n’avoir plus rien à dire, de ne «  pas avoir de thèmes  » alors qu’ils sont dans la rue, de ne pas être sensible aux aspirations de ses contemporains, d’être devenu sourd aux rumeurs du Tambour. Et le critique du Spiegel regrette que le couple d’amoureux retraités ne soit pas brisé par un accident à la page 98 :  » Ce serait une libération pour tout le monde.  » Grass, lui, se méfie des émotions nationales et n’hésite pas à caresser l’histoire à rebrousse-poil.

Une région, qu’il évoque si volontiers avec son passé complexe, lui est chère. La Silésie n’est, pour Günter Grass, ni une province volée à l’Allemagne dont il faut entretenir la nostalgie, ni une terre polonaise reconquise. Il faut apprendre à parler sans nationalisme, à regarder l’histoire dans les yeux. Et dans le regard de Grass, de ses personnages meurtris, défilent aussi bien les images des ravages de la guerre de Trente Ans que les bombardement de la seconde guerre mondiale. Ce qui reste, c’est la culture, le seul lieu où les oppositions peuvent se réconcilier, où une unité peut être retrouvée. Le drame baroque (Trauerspiel ) fut silésien avant d’être allemand. Et on comprend que Grass rêve de lire en public, en polonais, les oeuvres d’Andréas Gryphius, le plus grand poète silésien, qui, au dix-septième siècle, inventa la tragédie allemande comme genre littéraire, tout en se révoltant contre les cruautés de la guerre de Trante Ans.

L’auteur du Tambour n’a aucune pitié pour ceux qui versent des larmes de crocodile sur les territoires perdus, mais il n’épargne pas non plus ceux qui veulent aller trop vite dans la rupture avec le passé, qui identifient l’accélération de l’histoire et la réalisation de désirs mercantiles. Ce passé, l’adolescent en a trop souffert. Il est toujours vivant en lui. L’écrivain est aussi dessinateur et il a sans doute souvent médité sur les dessins de George Grosz, le dadaïste , qui fit, au vitriol, le portrait de la République de Weimar, avec sa bourgeoisie triomphante fêtant au champagne l’écrasement du spartakisme et la victoire du capital.

Incongru, son coassement de crapeau l’est assurément. Il dérange et trouble l’harmonie, comme la vermine de la Métamorphose de Kafka. On souhaiterait qu’il crève pour s’en débarrasser. Mais si on écoute attentivement le coassement de ce crapaud, on y distingue aussi une prière, une oraison funèbre, un chant d’amour pour cette ville de Dantzig que Grass porte dans son coeur comme une blessure permanente.

Jean-Michel PALMIER.

(1) Günter Grass, Unkenrufe (le coassement du crapaud), Steidel Verlag, Göttingen.
(2) Lire Jean-Michel Palmier,  » Que reste-t-il de la culture est-allemande ? « , le Monde diplomatique, octobre 1990.