L’angoisse atomique

L’angoisse atomique, article paru dans Politique hebdo N° 70, jeudi 15 mars 1973.

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Il y a des images qu’on oublie pas : celles d’Hiroshima mon amour, celles du documentaire de P. Watkins, La bombe (The Wargame), qui nous montrait ce que serait Londres quelques minutes après une attaque nucléaire : villes rasées, immeubles en ruines, monceaux de corps alignés le long des rues, méconnaissables, cadavres calcinés; blessés hurlant, avec les cheveux et la peau qui s’enflamment…

Ce n’est pas par hasard si les premiers contingents de la nouvelle gauche anglaise et américaine se sont formés lors de ces manifestations contre les armes nucléaires et, si des thèmes aussi rebattus que « la pollution « , l’ »environnement » sont aussi parlants, même aux jeunes les plus dépolitisés, ou si tant d’autres jeunes, aux Etats-Unis, depuis l’épopée de Ginsberg et la beat-generation quittent le confort de l’American Way of life, tournent le dos à la civilisation et prétendent créer – comme dans les classiques de science-fiction d’Asimov – une nouvelle « fondation », c’est à dire un nouveau monde, par-delà la peur, la souffrance inutile et la cruauté.

L’angoisse électrique de la jeunesse de Hair

Les spécialistes ont beau déplorer cet état de la jeunesse qui condamne la technique moderne en confondant la science et l’usage destructeur qui en est fait, il n’en demeure pas moins que ce refus massif d’un monde qui confond le confort et le gaspillage, la civilisation et la barbarie, qui exporte allégrement du napalm et des télévisions en couleur est un phénomène politique essentiel.

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                                     La Bombe par Grégory Corso

Cette angoisse de la mort atomique qui a ébranlé l’Amérique nouvelle – depuis le poème de Gregory Corso, écrit en calligramme en forme de bombe, jusqu’à l’orage électrique de Hair – ne touche pas seulement la jeunesse des pays capitalistes. La jeunesse soviétique présente les signes d’une même angoisse. L’affaire des fusées de Cuba, qui faillit déclencher un conflit entre l’URSS et les Etats-Unis fut l’une des causes de la chute spectaculaire de popularité de Khrouchtchev et – comme les poètes beatnicks – les poètes soviétiques ont aussi parlé. Voznessensky (1), par exemple écrit  » Je ne suis pas pessimiste. Mais lorsque, couché sur l’herbe, j’embrasse une fille, je ne peux m’empêcher de penser que l’herbe est empoisonnée par les retombées atomiques  » et il raconte qu’en 1962, au moment de l’affaire des fusées, beaucoup de filles russes qui n’avaient jamais fait l’amour ne voulaient plus attendre car elle pensaient que c’était « leur dernière chance « . Il écrira même un poème sur Marylin Monroe qui reprend le même thème : elle se suicide parce que la menace d’une guerre nucléaire rend la vie invivable et absurde.

Aujourd’hui, il semble que cette peur tende à se généraliser: ce ne sont plus seulement les jeunes, les poètes beatnicks américains ou les anti-conformistes soviétiques qui l’expriment : elle est là, tapie dans l’ombre, prête à surgir dès qu’on parle de construire une centrale nucléaire. Le fantôme de la Bombe crève les écrans de cinéma et s’identifie, dans la société moderne, à l’image même de l’Apocalypse.

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                      Franco Fornari 

En dehors du livre de Franco Fornari, « Psychanalyse de la situation atomique«   (2), psychanalyste militant qui, joignant l’acte à l’écrit, fut l’un des protagonistes de la campagne anti Bombe-H en Italie, et de quelques études partielles, nous ne possédions encore aucune étude complète et documentée de cette angoisse atomique et de la peur des centrales nucléaires. aussi faut-il souligner l’intérêt du livre que Colette Guedeney et Gérard Mendel ont consacré à ce sujet (3).

Ce travail est né d’une rencontre entre deux psychanalystes. Colette Guedeney a travaillé six ans dans le service de Radio-Protection d’un « pays de la communauté européenne » et Gérard Mendel est l’un de ceux qui ont le plus fait pour décrire la sociogénèse, c’est à dire pour confronter la psychanalyse aux phénomènes collectifs. – sociaux et politiques – comme en témoignent ses précédents ouvrages, notamment La révolte contre le père, la Crise des générations et l’Anthropologie différentielle (4). Le projet des deux auteurs est vaste : il s’agit de comprendre les liens étroits qui unissent les fantasmes liés à la bombe atomique et les représentations archaïques de l’inconscient.

Le point de départ de cette enquête est un fait irréfutable: les gens réagissent à l’égard des centrales nucléaires comme face à la bombe atomique elle-même et par ailleurs tout ce qui concerne cette bombe est en général refoulé  et nié. Tout se passe comme si la plupart des gens s’habituaient à l’idée de vivre sous la menace permanente des fusées nucléaires, de l’équilibre de la terreur, équilibre qui risque à chaque instant de se rompre par suite d’un politicien paranoïaque.

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On se souvient du film de Kubrik, Docteur Folamour, qui nous montrait avec un humour noir comment une guerre atomique pouvait être déclenchée par un général devenu fou qui aurait la mauvaise idée de mettre en action le système de riposte nucléaire américain en faisant croire que les Rouges ont attaqué.

Une énergie pacifique ?

IL était donc intéressant de voir comment ce phénomène s’exprimait au niveau de l’inconscient individuel et collectif. Depuis la fin de la guerre, l’énergie nucléaire a vu s’élargir son champ d’application : médecine, biologie, industrie. Dès 1950, on a commencé à construire les premières centrales nucléaires destinées à fournir de l’électricité. Mais ces usines – aux buts pacifiques – suscitèrent un peu partout des réactions d’angoisse qui amenèrent les pouvoirs publics à s’inquiéter du phénomène. C’est ainsi que Colette Guedeney a pu observer pendant six ans, de 1965 à 1971, en tant que médecin du Service de Radio-Protection, les manifestations de cette angoisse nucléaire et les tentatives faites pour l’enrayer.

Rien n’est plus étonnant que ces stages d’information destinés à « rassurer » les personnalités locales, dont la liste est établie par le ministère de l’intérieur qui, à leur tour, seront chargées de rassurer leurs concitoyens et administrés. Les spécialistes se succèdent pour vanter les usages pacifiques de l’énergie nucléaire et proposent que l’on regarde en face les dangers réels qu’elle présente. On projette des images de Nagasaki et Hiroshima et toutes les questions des participants portent sur la guerre atomique. Des psychologues font des cours sur la panique. Mais quelle panique ?

Il est en effet étrange, comme le remarque Colette Guedeney que, dans l’esprit même des organisateurs de ces stages, la différence entre les usages pacifiques et destructeurs soit si peu perceptible. Que montre-t-on au cours de ces stages ? L’utilisation de l’énergie nucléaire en médecine, en biologie, le rôle des radio-éléments en agriculture ? Absolument pas. On fait des cours sur la panique et la bombe et on fait visiter un abri atomique… pour montrer le visage pacifique et bénéfique de l’atome ! Paradoxe ou acte manqué, le discours militaire apparaît en filigrane dans le discours économique pacifique. Toutefois, ce qui fascine les auditeurs, ce n’est pas l’explication scientifique, c’est le récit des accidents liés à la fantasmagorie nucléaire : l’histoire du bateau japonais recouvert de cendres blanches provenant de la volatilisation d’un atoll, l’enfant de Mexico qui trouva dans un chantier une source de  cobalt et la ramena chez lui : toute la famille mourut en quelques mois. L’accident de Windscale en Angleterre, survenu lors d’un incendie…

L’analyse des fantasmes du personnel travaillant dans des centrales est étonnante: la moindre rumeur devient vérité, le décès d’un ouvrier est attribué sans vérification à l’énergie nucléaire, on craint les enfants monstres, les ingénieurs rêvent qu’ils sont poursuivis par un compteur Geiger. Quant au public, au voisinage des centrales nucléaires, son angoisse est encore plus irrationnelle car il ignore tout de ce qui s’y fait. On craint la mort des animaux et des plantes, on raconte que les feuillages, aux alentours de la centrale, rougeoient brusquement, que les cheveux peuvent aussi devenir blancs instantanément…

Livrés aux seigneurs de la guerre

Il serait facile de rire. La contre-offensive officielle n’a aucun mal, à l’aide de psychologues et de conférenciers, à montrer que les craintes des habitants sont non fondées et que les risques invoqués sont souvent mythologiques, mais n’y a-t-il pas derrière ces fantasmes une peur rationnelle ? On peut souligner naturellement le fait que cette crainte est entretenue par le secret qui plane sur ces centrales et qui donne à l’énergie nucléaire quelque chose de diabolique, mais pourra-t-on dans le climat politique international actuel, dissocier un jour la représentation de l’énergie atomique du champignon d’Hiroshima ?

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                                                         Gérard Mendel

Car c’est bien là le problème et Mendel l’a remarquablement souligné, non sans courage, lorsqu’il tente d’introduire dans la psychanalyse un esprit militant, c’est à dire – pour parler comme Fornari – un sens éthique et politique de la responsabilité : dans un monde où les individus sont sans pouvoir politique réels sur les décisions qui engagent toute leur existence, livrés à ce que C. Wright Mills, l’un des pères de la nouvelle gauche américaine, appelle « Les seigneurs de la guerre « , comment ne pas craindre l’usage systématiquement destructeur qui est fait du progrès technique et de la science elle-même? Ce que Mills a pu montrer pour les Etats-Unis est hélas trop vrai: il est impossible aujourd’hui de dissocier la recherche scientifique de la stratégie militaire, la diplomatie de l’armée, les usines géantes du complexe militaire-industriel.

Le Père est châtré par la Mauvaise Mère

L’interprétation que tente Mendel est importante : à partir de sa conception du rôle des images archaïques de l’inconscient, il nous montre que cette angoisse nouvelle vient se greffer sur les plus vieux fantasmes de l’humanité. Le père est châtré par la Mauvaise Mère archaïque, la pollution de la Nature est vécue sur la même thématique que celle d’un viol ou d’une castration.

Le débat reste ouvert. Une centrale nucléaire ne suffit pas à tuer tous les poissons et à faire mourir les arbres; elle peut être source de progrès technique et de bien-être accru, mais on ne peut oublier que l’énergie atomique est entrée dans l’histoire de l’inconscient collectif avec le visage du crime, celui d’Hiroshima, et, qu’entre l’Hiroshima mythique qui ne s’effacera jamais de la mémoire des hommes et les bombardements au napalm des Américains au Vietnam, il n’y a qu’un petit fossé que certains experts du Pentagone auraient aisément franchi.

Jean-Michel PALMIER.

(1) Signalons la parution à l’Âge d’Homme (Lausanne) d’un remarquable volume qui regroupe de nombreux poèmes de Voznessensky : Mais la poésie..
(2) F.Fornari : Psychanalyse de la situation atomique, Gallimard.
(3) L’angoisse atomique et les centrales nucléaires, Editions Payot, 243 P.,
(4) Publiés aux Editions Payot.

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