Article publié dans Le Monde Diplomatique – Février 1991 -
Giacomo Balla – » Automobile en course » (1913)
Troublante fresque des années 20. par Jean-Michel PALMIER.
« Cet ouvrage a pour thème la mort et la destruction. C’est aussi une réflexion sur les cimetières « , affirme Modris Eksteins dans la préface à cette étrange fresque, Le Sacre du printemps (1), qui s’efforce de retracer le destin de la modernité, de la guerre de 1914-1918 jusqu’à l’effondrement du Troisième Reich. La thèse, qui connaît son apothéose dans le chapitre final, est présente dès la première page du livre, lorsque l’auteur évoque, dans un même regard, un cimetière de voitures et un cimetière militaire de Verdun : la banalisation de l’horreur dans la conscience moderne. Provoquant à l’extrême, ce livre écrit par un professeur d’histoire de Toronto, fils d’un pasteur protestant de Riga, a fait l’objet de débats très vifs dans les pays anglo-saxons. Véritable « vision cubiste de l’histoire » pour certains « rétrospective géniale de l’histoire culturelle contemporaine » pour d’autres, il ne peut laisser indifférent car ses enjeux théoriques sont essentiels.
Délaissant le style universitaire, puisant dans une large érudition maîtrisée et possédant un réel talent littéraire, l’auteur construit son livre comme un drame en trois actes et dix tableaux qui nous conduisent de la Venise de Thomas Mann au bunker de Hitler. L’intrigue se noue autour d’une oeuvre emblématique, bien qu’arbitrairement choisie, qui détermine toute sa lecture de l’art, de la politique, de la vie culturelle du début du siècle : la mise en scène du Sacre du printemps de Stravinski, par les ballets russes de Diaghilev, à Paris, au théâtre des Champs Elysées, le 20 mai 1913, oeuvre qui, pour l’auteur, marque la naissance du modernisme.
On y voit s’affirmer un certain nombre de thèmes qui détermineront toute l’évolution de l’art moderne : le sensualisme, le culte du moi, la recherche du nouveau, la révolte contre les conventions esthétiques et morales, la fascination pour la technique. Une certaine religion de l’avant-garde se met alors en place dans toute l’Europe. Les valeurs, les tabous, les conservatismes vacillent. On confond peu à peu le réel et l’imaginaire. Stravinski célèbre l’explosion de la force créatrice originaire du printemps. La procession des sages vieillards conduit au sacrifice. Devant une société dont s’inspira Proust, l’audace des Ballets russes résonne comme une gifle. Cocteau, Apollinaire, Gertrude Stein applaudissent l’oeuvre.
L’été 1914, particulièrement chaud fut propice au mouvement des masses. Elles défilèrent à Berlin, après l’assassinat de l’archiduc autrichien. A Berlin et ailleurs, la guerre de 1914 était vécue comme une grande aventure spirituelle, l’ultime étape de la révolte contre le conformisme et la tradition. On se passionnait pour les pièces de Strindberg, les toiles expressionnistes. On aimait la violence de leurs couleurs, qui renouait avec le primitivisme, les formes déchiquetées. La technique, la vitesse faisait l’objet chez Giacomo Balla et les futuristes italiens d’un culte effréné. Et c’est aussi son » sacre du printemps » que l’Allemagne mit en scène en août 1914.
Le rêve d’un monde nouveau
Délaissant l’évocation des courants esthétiques, Modris Eksteins nous transporte ensuite en Flandre, dans les tranchées. Il en reconstitue l’atmosphère à partir de lettres très émouvantes de soldats anglais archivées à l’Impérial War Museum. A Noël, soldats allemands et anglais fraternisent et échangent des biscuits et des cigarettes. Pourquoi sont-ils là ? Ils sont unis par la souffrance, la lassitude, et il se forme entre eux une étrange communauté d’expériences, qui sera décisive pour toute l’Europe. L’activisme allemand se révolte contre le conservatisme anglais. On rêve d’un monde nouveau, à la lueur des fusées et des obus célébrés par Ernst Jünger dans Orages d’acier. Et c’est sous les balles que s’éxécute la danse de la mort. La technique, devenue toute-puissante avec la guerre de matériel et les gaz, triomphe dans un décor de paysages calcinés.
Au fond, la guerre de 1914 pousse à son paroxysme une certaine fusion orgiaque de l’archaïsme et de la modernité, qui s’inscrivait au coeur de l’esthétisation de la vie. Le nihilisme de Dada y prend place et la renaissance de l’Allemagne suppose l’accomplissement de la scène du sacrifice du Sacre du Printemps. Comment s’étonner, dès lors, du culte de la technique qui marque l’art des années 20 ? Lindberg, « nouveau Christ « , par son vol au-dessus de l’Atlantique, jette un pont entre le Vieux Monde et le Nouveau. Bientôt s’y précipitent les danses, les mythes, les modes, venus d’Amérique. A sa manière, il concrétise l’esthétique futuriste et, avec son ambiguïté politique, il fascinera Hitler. C’est un « aéronaute nietzschéen » qui permet le retour du refoulé, celui de la guerre passée, et qui annonce celle à venir, avec le rôle qu’y jouera l’aviation.
La prise du pouvoir par Hitler commença aussi comme un carnaval. Il s’acheva sur des millions de cadavres et des villes en ruine. Avec le triomphe du national-socialisme s’annonce le troisième acte de la modernité et son « crépuscule des dieux « . Pour Eksteins, » la tendance générale du mouvement était futuriste » et ses rêves « résolument progressistes « . Comme les avant- gardes précédentes, il rêvait d’une esthétisation de l’existence. D’où l’importance du kitsch dans son esthétique, véritable masque de la mort. Produit de la guerre de 1914, Hitler y a puisé sa principale source d’inspiration. Il est le prototype de l’homme moyen et de ses rêves de grandeur. Il partage toutes les valeurs de son temps. Le nazisme ne fut qu’une » variante populaire » des grands courants d’avant-garde. Montant dans le sang des rues ses spectacles de Grand Guignol, il parvient avec Goebbels, Albert Speer et Leni Riefensthal à une maîtrise parfaite de l’art de la mise en scène. Après l’incendie du Reichstag, c’est à l’Opéra Kroll que l’Assemblée se réunit le 5 mars 1933. Lié au modernisme et à son exaltation de la vie, « le fascisme émanait d’un état d’esprit « . Le national-socialisme était moins un parti, une idéologie, qu’un engagement. Il transformera la terreur en art, poussera à son paroxysme la glorification de l’individu, et son racisme ne fut qu’une variante d’un narcissisme inspiré par la technique et le mythe. Le Troisième Reich parvint à réconcilier le poète et le soldat dans un même sentiment anti-bourgeois. Eksteins y voit l’origine du soutien que lui apportèrent les écrivains allemands et les artistes, sensibles à l’ » héroïsme, l’érotisme du bolchevisme à ses débuts, puis du nazisme « . Et tandis que, dans son bunker, Hitler préparait sa mort, on y dansait encore, peut-être sur une rengaine de l’époque : C’est un printemps sans fin .
Professeur Modris Eksteins.
Le style impressionniste d’Eksteins, la véracité des détails donnent à son tableau les couleurs de la vie. Mais comme pour les Ballets russes, tout l’art réside dans l’exécution d’un splendide décor. Peut-on reconnaître réellement dans cette magnifique mosaïque la vie artistique des années 20 ? Poussé par un démon de l’analogie, avec une culture très approfondie, l’auteur reconstruit l’histoire à partir d’un puzzle qu’il a lui même dessiné. L’homosexualité latente de la Mort à Venise de Thomas Mann prépare, dès le prologue, la rencontre de Diaghilev et Nijinski. Le ballet sert de lien avec un Guillaume II efféminé, qui regarde danser ses austères et princiers compagnons d’armes en tutu. Il devient une danse de mort dans les tranchées, parmi les obus, et resurgit dans le final hitlérien. Amalgamant tous les mouvements d’avant-garde dans une même vision, leur faisant partager les mêmes valeurs, l’auteur ne tient nullement compte du fait que le futurisme italien et l’expressionnisme allemand avaient des idéologies politiques radicalement opposées, que le nihilisme du mouvement Dada était un cri de révolte contre la glorification de la guerre. Il ne dit pas un mot des courants révolutionnaires, de la situation sociale, de ses conflits, de ses luttes, de sa misère. A partir de quelques exemples arbitrairement choisis, il en tire une vision éminemment subjective et fragile. Il est facile de citer les romans de Jünger comme exemple d’esthétisation de la guerre. Et que dire d’Ernst Bloch, de Bertolt Brecht, d’Ernst Toller, de Fritz von Unruh, de Georg Kaiser, d’Erwin Piscator? A partir d’une intuition essentielle, l’esthétisation de la politique par les nazis comme oeuvre d’art totale, il esthétise le national-socialisme pour faire de Hitler un produit monstrueux de la modernité et de son esthétisme. Comme si un poème futuriste et une grenade qui éclate étaient deux produits identiques de la technique et de la modernité.
Sur le plan historique, ce lien établi entre le national-socialisme et les mouvements artistiques des années 20 est rigoureusement indéfendable. C’est par un retour au classicisme, aux valeurs du terroir que se définit le kitsch nazi, et non par rapport à la modernité. L’usage, la mystique qu’ils firent de la technique est infiniment plus complexe. Comment ne pas regretter que, parmi les tableaux que nous brosse l’auteur, ne figure pas l’évocation de ces nuits de mai 1933 où l’on détruisit par le feu, en Allemagne, les livres, les toiles qui incarnaient l’art moderne, de ces expositions où ces dernières figuraient aux côtés de productions de malades mentaux ? Comment affirmer que la plupart des intellectuels et des artistes soutinrent le Troisième Reich à l’exception des juifs et de ceux qui étaient économiquement menacés, alors que c’est tout un pays qui fut abandonné par ses poètes et ses écrivains et que les figures réellement importantes qui se compromirent avec le régime furent si peu nombreuses ? L’auteur ne peut étayer sa démonstration qu’au prix de distorsions profondes de la vérité historique, en présentant Ernst Jünger et Richard Strauss comme des partisans enthousiastes du national-socialisme – ce qu’ils ne furent pas, même à ses débuts, – en omettant de préciser que l’école de la danse expressionniste de Mary Wigman fut fermée, que les poèmes de Gottfried Benn comme les toiles d’Emil Nolde, malgré le ralliement de leurs auteurs au national-socialisme, furent qualifiées de « bolchevisme culturel » et d’ » art dégénéré « .
Aussi brillant et séduisant que soit cet essai, son goût pour la provocation et le paradoxe ne peut que susciter la méfiance : en esthétisant le national-socialisme et en en faisant un simple » modernisme réactionnaire « , ultime avatar d’une révolte anti-bourgeoise et d’un désir de vie animant une génération qui vit ses rêves et ses utopies écrasés par l’histoire, en voyant en lui l’ultime explosion qui s’est échappée de la boîte de Pandore que les mouvements de révolte artistique et de contestation du début du siècle ont ouverte, il risque de contribuer à sa dangereuse banalisation.
Jean-Michel PALMIER.
Modris Eksteins, le Sacre du printemps. La grande guerre et la naissance de l’époque moderne, traduit de l’anglais par Martine Leroy-Battisteli, Plon, Paris, 1991, 413 pages.
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