Politique Hebdo N° 116 du 21 au 27 février 1974.
Les fils de Mai et Marcuse; un livre de J-M Palmier : Marcuse et la Nouvelle Gauche.
Par Christian Limousin
Dans sa Réponse à John Lewis, Althusser affirme que » faire de la philosophie, c’est faire de la politique dans la théorie » (p. 11), et que, » la philosophie est, en dernière instance, lutte de classe dans la théorie » (p. 11).
La théorie, Marcuse l’abandonna très vite. L’un des mérites de l’ouvrage de Palmier, c’est de montrer comment Marcuse s’est arraché de l’école phénoménologique (Husserl, Heidegger), de montrer que c’est à partir de sa thèse même (L’Ontologie de Hegel et sa théorie de l’historicité), réalisée cependant sous la direction de Heidegger, que s’enracine son projet de « philosophie concrète ». Pour Marcuse, dès cette époque-là, « aucune philosophie n’a de sens si elle ne cherche pas à transformer l’existence humaine, à vaincre sa misère et à lui donner une nouvelle plénitude », , écrit Palmier. Dans cette perspective, le retour à Hegel a un sens précis : la philosophie est « pensée négative », c’est à dire qu’elle doit essayer d’être la critique et la négation de l’ordre existant. Le Hegel de Marcuse n’a rien à voir avec le philosophe du Système et de la Raison triomphante: c’est celui qui a mis à jour une pensée dialectique, critique et négative. Dès lors, il faut regarder le monde : la philosophie, la pensée y rejoignent la politique.
Herbert Marcuse
L’ »Ecole de Francfort » ( Marcuse, Adorno, Fromm, Benjamin, Horkheimer) essaiera de réaliser « ce programme », mais ses membres seront tôt dispersés par le nazisme victorieux. Ce n’est pas la théorie, en effet, qui arrêta la peste brune, ni le massacre atomique, ni les interventions soviétiques en Hongrie et en Tchécoslovaquie…Installé désormais aux USA, Marcuse y questionnera aussi bien le marxisme soviétique (exposant à cette occasion sa thèse célèbre selon laquelle » les partis communistes sont les héritiers historiques des partis sociaux-démocrates d’avant-guerre. ») la « société unidimensionnelle », que le mouvement hippy ou le phénomène du rock and roll…L’avenir de la philosophie n’est pas selon Marcuse dans le théoricisme, pas plus que dans une mutation scientifique. Il s’agit seulement d’utiliser les « sciences humaines » (pour Marcuse essentiellement la psychanalyse et la sociologie), afin de transformer la vie quotidienne et de réaliser ainsi l’histoire ou la fin de l’histoire.
Qui révise ?
Ce qu’ »oublie » par exemple Catherine B. Clément dans son bref exposé des thèses de Marcuse, c’est l’état de la civilisation. Marcuse est peut-être « un idéaliste » (L’accusation est de C. Clément), mais il regarde le monde où nous vivons et dit : Freud a montré dans L’Avenir d’une illusion, dans Malaise dans la civilisation, etc, que la fonction de la société est de réprimer les pulsions (la libido). Or ce que nous constatons avec effarement c’est que la répression est d’autant plus forte qu’elle est devenue inutile. Est-il possible cependant d’envisager une culture non répressive, une civilisation de l’épanouissement et du bonheur ?
Ce que les « révisionnistes » ont refusé violemment de voir jusqu’alors, Palmier le leur montre longuement : la méthode de Marcuse consiste, dans un premier temps, à confronter les théories freudienne et marxiste avec « les réalisations de la civilisation moderne » qui « semblent créer les conditions préalables à l’élaboration progressive de la répression « . Il y a de plus en plus de répression alors que, dans la situation technologique actuelle, il devrait y en avoir de moins en moins. Pourquoi ? Eros et civilisation, l’Homme unidimensionnel tentent de répondre à cette question. Et c’est cette tentative qui explique ce qui a été, longtemps, un refus de lire Marcuse. Embarassé de préventions théoriques, « ils » ne lui pardonnent pas d’abandonner la théorie.
Henri Lefebvre
Palmier est aussi « un élève » de Lefebvre et, dans son livre, il ne l’a pas oublié. Pour lui « la critique de la vie quotidienne », de l’aliénation quotidienne, est partie intégrante du marxisme. » Comment ignorer, écrit-il, la dimension essentiellement critique à l’égard de la vie quotidienne qui caractérise tant de textes de Marx – des articles sur le ramassage du bois mort dans les forêts allemandes aux analyses d’Engels sur les métamorphoses de la ville moderne dans La situation des classes laborieuses en Angleterre, sans omettre les pages du Capital sur la marchandise et la réification des rapports quotidiens, de l’étude des Mystères de Paris dans La Sainte Famille à l’analyse de la famille et des rapports bourgeois du Manifeste communiste « . Ce qui caractérise cependant la « nouvelle gauche », c’est la part de plus en plus grande qu’elle accorde à cette critique dans ses analyses, ses textes, ses luttes. Désordre des villes – quand ce n’est pas l’ordure des bidonvilles de Nanterre où d’ailleurs – où, entre la publicité agressive et l’ennui que renvoie inlassablement le béton, ne peut naître que la révolte. Univers de violence.
L’urgence de vivre
Ici le ton de Palmier a quelque chose d’épique, mais cela sonne vrai : « Comment s’étonner que, dans une telle déchéance, la vie soit de moins en moins respectée par la société et que la révolution s’identifie à une certaine rage de la vie ? Même déchiquetée, en lambeaux, sanglante et couverte d’ordures, la vie – celle qui grelotte dans les villes, sur les pavés, dans les cafés et dans les gares – demeure la plus grande force capable de susciter une nouvelle opposition révolutionnaire et d’engendrer des institutions différentes. Par-delà les illusions, les rêves et les espoirs sans lendemain, il reste à élaborer, impitoyablement, une critique politique de la vie quotidienne, à enrager la passion de la vie, chez ceux qu’elle anime encore « . Le révolutionnaire reste avant tout celui qui veut « changer la vie « .
Palmier montre bien en quoi les « marginaux » sont capables d’ouvrir les brèches susceptibles d’amener une crise dans le système capitaliste. Il suffit d’une analyse un peu sérieuse de mai 1968 pour s’en rendre compte. Une révolte d’étudiants peut se transformer – en certaines conditions – en mouvement révolutionnaire. Les « fronts secondaires » ne sont donc pas à négliger, et ce n’est pas dans Politique Hebdo que nous contredirons Palmier. Cependant, il ne s’agit nullement d’exalter la violence des blousons noirs, des Hell’s Angels américains, mais de comprendre de quel malaise ils témoignent et de voir comment cette violence sauvage pourra peut-être un jour rejoindre la violence politique, l’inévitable violence révolutionnaire.
Ce que veut le « blouson noir » c’est vivre différemment, or « quiconque n’a pas la passion de la vie, quiconque est prêt à mourir pour sa cause sans même la vivre, n’est pas un révolutionnaire. La prise de conscience politique commence dès que s’achève l’acceptation de l’aliénation et s’affirme le goût sauvage de la liberté. Quiconque commence à vouloir construire ses rêves dans sa vie comme il les fait et défait la nuit les brisant le jour venu, entrevoit le chemin qui le conduira hors de sa prison « .
Lutter partout, sur tous les fronts. Faire une, deux, dix brèches dans le système existant, dans l’ordre établi. Ce n’est pas la théorie qui nous le dit, mais l’urgence de vivre.
Christian LIMOUSIN.
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