Lettres d’exilés

Agone N°4

 agonen4.jpg

1erjuin 1991

« Correspondances »

Lettres d’exilés

Jean-Michel PALMIER.

Lettres d’exilés

Pour Laure

Ils furent des centaines, des milliers d’écrivains, de militants, d’hommes anonymes à fuir  en 1933 la dictature nazie. Ils choisirent l’exil,non parce que leurs vies étaient seulement en danger – même si c’était souvent le cas – mais parce qu’ils ne reconnaissaient plus dans le régime qui légalisait la terreur et la barbarie, leur patrie, parce que l’Allemagne, le pays qualifié traditionnellement de pays « des poètes et des penseurs  » (Dichter und Denker) était devenu, selon le mot de Karl Krauss, celui  » des juges et des bourreaux  » (Richter und Henker). Célèbres ou non, socialistes, communistes, républicains, pacifistes, croyants ou athées, ils sauvèrent l’honneur de l’Allemagne en refusant de partager la honte de la soumission à la barbarie. Ils furent, selon le mot d’Heinrich Mann,  » la meilleure Allemagne  » (Das bessere Deutschland).

La plupart ne croyait guère à la durée du régime, pas plus qu’ils n’avaient imaginé dans les années 20-30 que Hitler pourrait parvenir au pouvoir et s’y maintenir. Brecht a exprimé dramatiquement cette illusion de ceux qui vécurent d’espoir, lorsque dans un poème, il s’écrie :  » ne plantes pas de clou au mur, c’est demain que tu rentreras chez toi. N’apprends pas de langue étrangère, c’est dans ta propre langue qu’on te rappellera « . Aussi la plupart choisirent-ils en 1933 de demeurer dans les pays limitrophes ou peu éloignés du Reich, en Tchécoslovaquie, en Hollande, en Suède, en Norvège, En URSS, en France – L’Autriche avec son régime clérical fasciste, qui se déchaîna contre Stefan Zweig après l’écrasement du Schutzbund social – démocrate, était peu indiquée comme lieu d’asile et la Suisse fera preuve à leur égard d’une rare inhumanité. Mais l’Europe avec les victoires hitlériennes devint une peau de chagrin et en 1940, les Etats-Unis, le Mexique constituèrent leur unique espoir. Beaucoup étaient prêts à gagner Shanghaï ou Saint Domingue pourvu qu’un bateau les y conduise et qu’on les accepta sans visa.

De 1933 à 1945, ils tentèrent de préserver la tradition démocratique de la culture allemande, de faire de la littérature, du théâtre, du cabaret ou du cinéma, autant de moyens d’action antifascistes. Pendant longtemps ignorées, leurs œuvres nous sont à présent restituées. Elles constituent une catégorie spécifique de l’histoire de la littérature sous le titre d’Exiliteratur. Mais si Thomas Mann a pu dire avec quelque exagération, que tous les livres publiés en Allemagne sous le troisième Reich avaient des traces de sang dans leurs pages, les œuvres publiées en exil sont incompréhensibles sans leur poids de souffrance. Ces souffrances, ce sont le plus souvent les journaux intimes, les lettres écrites en exil qui nous les révèlent, et on pourrait inclure la correspondance des exilés parmi les genres qui constituent la littérature en exil, au même titre que le roman historique ou le théâtre antifasciste.

Pourquoi tant de lettres d’exilés ? Dans son anthologie publiée en 1964, Deutsche Literatur im Exil, Hermann Kersten affirmait qu’éditer des lettres d’exilés, c’était partir une nouvelle fois en exil et s’asseoir à table avec les morts. Il précisait que les quelques centaines de milliers qu’il publiait ne constituaient qu’une infime partie des milliers qu’il avait écrites et reçues, et que la somme des lettres rédigées en exil dépassait le million. L’historien de la littérature de l’exil, qui doit puiser dans ces sources, se heurte à des difficultés considérables. Bien peu ont été préservées. Ces lettres – analyses politiques, récits des péripéties de l’exil – ont rarement été conservées. Leurs auteurs les détruisirent souvent, sauf lorsqu’il s’agissait d’écrivains célèbres comme Feuchtwanger ou Thomas Mann, les abandonnèrent derrière eux, lorsqu’ils devaient changer de pays – plus souvent que de souliers, écrit Brecht – enfin, beaucoup furent détruites par la Gestapo. Leur survie jusqu’à nous tient du miracle ou de hasards prodigieux. L’un des exemples les plus étonnants nous est fourni par l’histoire de la correspondance entre Scholem et Benjamin. Longtemps considérées comme perdues, les lettres de Scholem que possédait Benjamin dans son appartement parisien furent confisquées par la Gestapo et envoyées à Berlin avec les archives d’un journal antifasciste. Bien que l’ordre ait été donné de détruire ces archives vers la fin de la guerre, il ne fut pas exécuté. Récupérées par l’armée soviétique et données à la R.D.A., ce n’est que par hasard que Scholem apprit leur existence et il lui fallut plusieurs années pour pouvoir les consulter. En exil, bien peu d’écrivains gardaient le double de leur correspondance ou étaient en mesure d’archiver les lettres qui leur étaient adressées. Celles qui ne figurent pas dans les éditions officielles en R.D.A. ou en R.F.A. sont parfois encore aux mains des héritiers, et leur repérage tient souvent du travail de détective. J’ai eu l’occasion de lire la correspondance de Piscator avec Brecht, Walter Mehring, E. Toller et George Grozs en la découvrant presque par hasard dans un vieux carton chez Maria Piscator à New-York. Souvent ces lettres ont été détruites comme documents sans importance après la mort des émigrés. Pour les inédites, la plupart de celles qui ont survécu sont conservées à la Freiheits-Bibliothek de Francfort et à l’Akademie der Künste de Berlin, mais aussi à Marbach.

Pourquoi tant de lettres ? D’abord parce que leurs auteurs sont seuls, souvent désespérés et qu’ils tentent de recréer l’illusion d’une communauté. En les éloignant de l’Allemagne les uns des autres, l’exil les a parfois involontairement rapprochés. Si Thomas Mann et Feuchtwanger ne se connurent jamais à Munich où ils résidaient tous les deux, ils se fréquenteront en Californie. Les lieux de rencontre, avant 1933, c’était les cafés, les théâtres, les salles de rédaction des revues. C’était les capitales. Les vrais européens – à l’époque où cela existait, – et où on en éprouvait pas le besoin d’en parler, alors qu’aujourd’hui, ce lieu médiatico-politique ne désigne plus rien – c’était ces hommes que Stefan Zweig évoque admirablement dans son autobiographie Le monde d’hier Ils se sentaient chez eux à Vienne, à Prague, à Budapest, à Berlin, à Trieste ou à Paris. Ils considéraient que tout européen a deux patries, la sienne et la France. Si beaucoup ignoraient l’anglais – mais quel besoin avait-on alors de l’apprendre ? – ils parlaient souvent le français, manifestaient une prodigieuse curiosité intellectuelle pour le dernier opéra monté à Vienne, la dernière exposition de peinture parisienne, les derniers romans qui marquaient la vie littéraire en Italie ou en Suède. C’est dans cette catégorie que je placerai les noms de Stefan Zweig, Thomas Mann, Walter Benjamin, Hermann Broch, Elias Canetti et Manes Sperber.

Hitler a détruit tout cela. Ceux qui incarnaient l’élite des intellectuels des pays de langue allemande n’étaient plus, selon le langage des fonctionnaires que des réfugiés d’origine allemande, autrichienne, tchèque ou des apatrides, de malheureuses Cassandre que personne ne voulait écouter, des hommes suspects, sans papiers valables, sans travail, rejetés par leur pays, des individus que Goebbels désignait comme des  » cadavres en sursis  ».

Ecrire des lettres en exil, cela veut dire :  » Je suis là, je ne suis pas mort, ne m’oubliez pas  ». Dispersés aux quatre coins de l’Europe, privés de leurs lieux de  rencontre habituels, d’informations réelles sur leurs collègues – ceux qui vivent encore en Allemagne, ceux qui ont émigrés – les lettres tiennent lieu de liens vivants et de lecture. C’est en écrivant qu’ils se retrouvent. Ce lien de la correspondance était d’autant plus important qu’ils ignoraient souvent tout de leurs destins réciproques. Klaus Mann dans son roman Le volcan a eu recours à cette figure de l’ange de l’émigration qui montre à chacun ce que sont devenus les autres. Mais pour eux, le ciel était vide. Abandonnés dans de petits hôtels à Prague, Amsterdam, Paris ou ailleurs, écrire des lettres, c’était montrer qu’ils étaient vivants, prêts à continuer le combat.

La fréquence de leurs échanges épistolaires s’expliquent naturellement par le besoin de resserrer leurs liens, de se concerter, de se tenir au courant des combats de l’émigration, de la réalité de l’Allemagne hitlérienne, de leurs destins mutuels. Privés de public et souvent d’éditeurs, c’est à leurs amis qu’ils faisaient part de leurs projets littéraires, envoyaient leurs textes. La correspondance était le miroir de leurs espoirs quotidiens et de leurs désillusions, de leurs pauvres joies et de leurs profondes tristesses. Un moyen de s’encourager, de se rassurer, de quêter un peu d’espoir pour continuer à vivre. L’émigration est devenue la nouvelle famille des exilés. Souvent, ils n’avaient plus aucun rapport direct avec leur ancienne famille, leurs amis restés en Allemagne. Ils étaient ulcérés de voir la lâcheté et l’aveuglement dont faisaient preuve certains d’entre eux face au nouveau régime. C’est le sens de la très belle lettre qu’écrivit Klaus Mann, du Lavandou, à Gottfried Benn, des allusions de Thomas Mann au comportement de Gerhart Hauptmann. Et que dire de Piscator dont le frère se compromit avec les nazis, alors que lui-même avait été condamné à mort par le régime ; de Gustav Regler, le combattant des brigades internationales, qui chaque année écrivit symboliquement une lettre à son fils pour son anniversaire, alors que celui-ci combattait dans l’armée hitlérienne.

Ecrire des lettres, c’était aussi la possibilité de garder un contact avec la langue allemande, alors qu’ils vivaient le fait d’être allemands avec un sentiment de honte, qu’ils craignaient de passer devant une ambassade arborant le drapeau à croix gammée. Dans ses Dialogues d’exilés, Brecht évoque ces émigrés qui lisent les journaux allemands dans les halls des gares, se rencontrent dans les cafés, n’osent parler allemand en public. Plus tard, à New-York, certains n’hésiteront pas à traverser toute la ville à pied pour converser avec un portier d’hôtel qui avait l’accent de leur province.

Qui écrit à qui ? Ce sont les écrivains – comment s’en étonner ? – qui écrivent le plus de lettres en exil. Ils tentent de renouer entre eux les liens que l’exil a brisés. Rapidement, ceux qui recevront le plus de lettres sont ceux qui jouent un rôle particulier au sein de l’émigration. Les plus célèbres parce qu’ils ont des contacts avec les autorités du pays où ils se sont réfugiés, disposent d’un important crédit intellectuel, parce qu’ils sont en relation avec des éditeurs, dirigent une revue, peuvent placer un article avec un mot de recommandation ou sont actifs dans des comités de secours. Rien d’étonnant à ce que Thomas ou Heinrich Mann, L. Feuchtwanger, Hermann Kersten, Hermann Broch, Stefan Zweig figurent parmi les destinataires les plus fréquents.Toute la tragédie de l’émigration se reflète au miroir de cette correspondance.

En 1933, les premières lettres racontent comment ils quittèrent l’Allemagne, ce qu’ils ont pu emporter – souvent bien peu de choses. Mann un parapluie, Döblin son pardessus et une petite valise qu’il ne pouvait jamais fermer tout seul. C’est avec un profond chagrin qu’ils ont laissé derrière eux leur famille qui ne les rejoindra que plus tard, leurs manuscrits et leur bibliothèque. En toute modestie, le critique berlinois Alfred Kerr se demande comment va survivre le théâtre allemand sans lui. Egon Erwin Kisch qui est parvenu à expédier ses caisses de livres chez sa mère à Prague, songe avec tristesse qu’il n’a pu emporter son chat et que celui-ci risque de subir une éducation national-socialiste. A la joie d’avoir échappé à Hitler, en quittant souvent leur patrie au péril de leur vie s’ajoute l’angoisse du lendemain. Viennent ensuite les premières interrogations : le dépaysement, la rencontre avec un univers culturel et linguistique étranger, les problèmes de logement, l’argent, l’interrogation sur le destin des autres. Très rapidement les lettres prennent- même chez les auteurs les moins engagés – un tour politique et théorique. On s’interroge sur les chances de voir le Reich s’effondrer bientôt. Intoxiqués par l’espoir, ils interprètent le moindre signe comme l’annonce de l’essoufflement du régime. Chaque rumeur devient une vérité. Toute la correspondance – comme les textes théoriques d’Heinrich Mann – illustre cette foi invincible que la barbarie ne saurait durer, qu’on ne peut la laisser s’étendre.

Séparés par leurs idées politiques, leurs positions esthétiques, les émigrés le sont aussi par leurs situations matérielles. Et c’est en lisant ces correspondances, le récit des tracas quotidiens pour savoir comment trouver une chambre d’hôtel, l’aide d’un comité de secours, que l’on réalise tout ce qui les sépare. Les plus célèbres peuvent continuer une vie relativement à l’abri du besoin tel Thomas Mann, L. Feuchtwanger, S. Zweig. Beaucoup d’autres – Döblin, H. Mann – connaîtront la misère et vivront de la générosité des autres et des comités. Beaucoup – comme Walter Benjamin – seront réduits à la plus extrême pauvreté. C’est dans les lettres aussi que s’affirme le sens qu’ils donnent à l’exil. Après le traumatisme qu’il représente, ils tentent d’en dégager le sens positif. Ils ont quitté l’Allemagne, ont tout laissé derrière eux. Mais ils ont emporté l’essentiel : la culture et la langue allemande. Ils sont décidés à préserver cet héritage envers et contre tout, à en faire une arme contre la dictature. Les lettres reflètent non seulement le tragique individuel, mais les espoirs, les rares victoires qu’ils vont remporter : la libération des principaux accusés de l’incendie du Reichstag avec la publication du livre brun de Willi Münzenberg, la circulation de réelles informations sur la terreur nazie, la naissance de la bibliothèque allemande libre à Paris, la création des premières revues, des éditions d’Amsterdam, le congrès pour la défense de la culture de 1935, le Front Populaire et la guerre d’Espagne. Ils s’entretiennent mutuellement de leurs travaux littéraires, de leurs projets, de leurs espoirs. Mais aussi de leur vie à jamais brisée. Je songe à certaines lettres de Joseph Roth qui se suicidait lentement à Paris, à l’alcool, aux derniers messages d’Ernst Toller qui se pendit dans son hôtel de New-York, à la lettre de Tucholsky à Arnold Zweig par laquelle il justifie son refus de se considérer comme un représentant de la « véritable Allemagne », car celle-ci pour lui n’est qu’un mythe ; l’Allemagne, la vraie, c’est celle que domine Hitler, où demain les enfants seront nazis. Je pense aussi aux dernières lettres de Stefan Zweig à son ex-femme Friderike, où il évoque ses accès de dépression, son pessimisme, sa certitude que le monde où il était heureux de vivre et de travailler est mort à jamais.

lionfeuchtwanger.jpg

Mais à côté de correspondances exemplaires où se lit la maturation d’une œuvre nouvelle et une évolution politique, comme celle de Thomas Mann, dont le ralliement progressif à l’émigration ne se laisse pleinement percevoir qu’à travers la correspondance, combien de missives désespérées, de lettres où chacun évoque sa misère, ses désillusions et son désespoir. C’est le cas de la plupart des écrivains parmi les moins célèbres, les moins fortunés, de ceux qui ne parviennent plus à publier et de ces intellectuels indépendants comme Benjamin, que l’annonce maladroite que lui fit Horkheimer de la possibilité de la suppression de l’allocation que lui versait l’Institut faillit précipiter au suicide.

A partir de 1938, les correspondances reflètent avant tout l’angoisse par rapport à la situation européenne, la lâcheté des démocraties, la crainte de la guerre. La situation matérielle des émigrés, les multiples tracas juridiques dont ils sont l’objet, la détérioration croissante de leurs conditions de vie, et, ce qu’ils n’osent avouer que pudiquement, leur misère constituent souvent l’essentiel de leur correspondance. L’espoir qui marquait les lettres du début de l’exil, la certitude qu’il ne saurait durer, la foi dans la possibilité d’unir la résistance intérieure et la lutte de l’émigration font souvent place au découragement, au sentiment que chaque victoire d’Hitler restreint non seulement leur espace géographique, mais leur retire leurs raisons de vivre.

S’il fallait isoler, au sein de ces correspondances, les moments les plus dramatiques, je retiendrais, outre la description de l’apprentissage de la situation d’émigré, la période 1939-1940. Il n’est plus alors question de projets littéraires ou de lutte antifasciste, mais de chercher par tous les moyens à sauver sa vie. Thomas Mann, Hermann Kesten et tous ceux qui œuvraient dans les organisations de
secours sont assaillis d’appels de détresse pour obtenir un conseil, un visa, un peu d’argent, un
affidavit qui leur permettent de sortir du camp où on les avait internés comme  » citoyens ennemis  ». Toutes ces lettres sont des signaux de détresse.  » Obtenez-moi un visa pour les Etats-Unis ou je suis perdu «   ne cessent-ils de répéter.

Benjamin a admirablement exprimé cette situation bien avant 1933  lorsqu’il se définit comme un naufragé qui adresse des signaux de détresse, grimpé sur le mat, déjà fendu, d’une barque de sauvetage. A Marseille, ils guetteront un bateau, assiègeront les consulats, espérant jusqu’au bout qu’on ne les abandonnerait pas. Ceux qui ne pourront s’échapper à temps de la souricière seront livrés à la Gestapo en vertu de la convention d’armistice, certains se suicideront ou tenteront de quitter clandestinement la France.

La rencontre avec l’Amérique – du Nord ou du Sud – sera l’occasion de lettres surprenantes. A l’évocation de paysages nouveaux, de réalités nouvelles, à l’exotisme passager qui accompagnait la rencontre avec le Brésil, l’Argentine ou le Mexique, s’ajoutera l’angoisse de devoir vivre dans un univers qui leur était parfaitement étranger, parfois hostile et où ils se sentent de plus en plus seuls. Le confort matériel importe peu. Stefan Zweig, honoré, choyé, protégé se sentait encore plus seul et plus malheureux que Brecht en Californie. Si Thomas Mann peut décrire, dans sa correspondance, l’étendue de ses succès auprès du public américain, les lettres de son frère Heinrich évoquent la détresse qu’il connaît,  en vivant dans une semi-misère, dans la banlieue de Los Angeles avec une femme alcoolique et à moitié folle, celles de Döblin la stupidité de son travail aux studios de Hollywood. Quant à la correspondance de Schönberg, c’est souvent un cri de mépris contre un pays qui est la négation de ses idéaux culturels. La violence de sa rédaction n’a d’égal que  celle de Brecht dans ses lettres et de son Journal de travail ; Tout lui semble laid en Amérique, et tandis qu’il se rend au marché aux mensonges, avec son petit panier, il s’étonne en voyant un oranger qu’il n’y ait pas le pris indiqué dessus.

Ultime moment tragique de cette correspondance : la fin de la guerre. Si Thomas Mann se montre dur avec ses anciens compatriotes, il est entre-temps devenu américain, Stefan Zweig redoute de lire les journaux, Brecht réalise en écoutant les récits des bombardements sur les villes allemandes que ce sont leurs villes que l’on bombarde. Et lorsqu’ils retrouveront leur ancienne patrie en ruines, leurs lettres touchent au fantastique. A Berlin, à Dresde ou à Munich, ils ne parviennent plus à s’orienter dans les rues, à retrouver la maison où ils sont nés. Au début du IIIème Reich, prenant Dieu à témoin Hitler s’écriait «laissez-moi faire et dans quelques années vous ne reconnaitrez plus l’Allemagne ». Brecht remarque qu’effectivement, en 1945, elle ressemble à une eau-forte réalisée par Churchill, sur une idée d’Hitler. Le cercle de la correspondance va alors se fermer. Les émigrés reçoivent de nouveau des lettres de leurs parents qui ne leurs ont pas écrit depuis dix ans et qui à présent ils sollicitent l’envoi de vêtements et de café, eux qui ont « la chance d’être aux côtés des vainqueurs ». Les écrivains demeurés dans le Reich s’adressent aux émigrés pour leur demander des recommandations, certifiant qu’ils n’ont pas été des nazis, mais des  »  émigrés de l’intérieur  », des opposants déguisés. Ils attendaient de pouvoir arracher leurs masques et foncer sur l’adversaire. Mais finalement, ils n’en ont seulement pas eu le temps. Le Reich n’a pas duré assez longtemps. Alors, une dernière fois, les émigrés ressentiront l’amertume et le dégoût. En 1945, ils estiment qu’il n’y a pas de vainqueurs quand on voit le prix payé pour le renversement de l’hitlérisme. Ils sont mal vus. On leur reproche leur départ, d’avoir abandonné leur mère  »  Allemagne, mère blafarde  » (Deutschland, bleiche Mutter), s’écrit Brecht. Et Oscar Maria Graf écrira dans une de ses lettres, ces mots qui font mal :  » jusqu’alors ce n’était que la salle d’attente, c’est à présent que notre exil va commencer  ».

En lisant toutes ces lettres, on ne peut séparer le théorique du vécu, l’espoir du désespoir. L’exil fut un accélérateur politique. Il fit de poètes sans parti des militants, d’écrivains éloignés du communisme, des compagnons de route, des artisans du Front Populaire. Ce n’est pas seulement l’histoire et sa désagrégation qu’on lit dans ces lettres, mais celles de leur vie. Au début de mon travail sur l’exil antifasciste, j’étais surpris par le nombre d’écrivains qui se suicidèrent. Après l’avoir terminé, je m’étonnais qu’il n’y en ai pas eu plus. De 1933 à 1945, l’exil fut une tragédie jalonnée de tombes. Erika Mann a fait graver sur celle de son frère Klaus, ces admirables paroles  » Celui qui veut sauver sa vie la perdra « . 

Sauver quelque chose, quelque chose d’humain, quelque chose de la culture allemande, c’est ce à quoi s’employa aussi la forme même de la lettre. Et comment ne pas rendre ici hommage à cet extraordinaire épistolier que fut Walter Benjamin. La lettre fut l’un de ses modes d’expression favori. Toutes celles qu’il écrivit sont admirables. Elles portent, comme le souligne Adorno, la politesse de la distance. Et plus qu’aucun autre, il s’efforça de donner vie à un genre qui dès son époque était tombé en désuétude. Lettres essentielles où il évoque ses recherches sur son grand projet des Passages parisiens, pathétique où il décrit sa situation qui devient de jour en jour plus désespérée.

Par une étrange prémonition, Benjamin affirmait à Adorno que la « phrase stupéfiante » qu’il avait écrite lors de la mort d’Alban Berg :  » Il  a surpassé la négativité du monde avec le désespoir de son imagination «  le  » concernait directement  ». On trouverait difficilement une plus belle épitaphe à son œuvre.

Le désespoir, il en atteignit l’extrême limite lorsqu’il mit fin à ses jours en 1940, à la frontière espagnole, craignant d’être livré à la Gestapo, trop affaibli pour retourner sur ses pas. Pourtant l’exigence de rédemption irradie tous ses écrits, qu’ils s’attachent à la critique littéraire ou à la philosophie de l’histoire. Dans le recueil Allemands , une série de lettres, publié en 1936, et qu’Adorno qualifie de  » recours contre l’accélération catastrophique de l’histoire  » , il rassembla des écrits d’hommes célèbres ou non, incapables de vivre l’existence des autres. La tradition souterraine qu’il vénérait à travers Goethe, Kant ou Nietzsche était  la négation de la germanité sanguinaire exaltée par les nazis.  » IL ne voyait le salut que dans les choses réintégrées dans leur caractère profane, sans halo  » nébuleux  », note encore Adorno, qui souligne à juste titre le lien entre cet effort pour sauver quelque chose de la culture allemande et la méthodologie élaborée pour son étude sur le drame baroque. A leur manière, dans leur description parfois prosaïque de l’inadaptation au monde, elles trahissent la foi invincible dans l’espérance, même si, comme le dit Benjamin :  » les visages ravinés par le renoncement et pâlis par les larmes qui nous regardent à travers des lettres pareilles sont les témoins d’une objectivité qui n’a rien à envier à la nôtre  ».

Qu’il s’agisse de K.F. Zelter annonçant au chancelier Müller la mort de Goethe, de Johann Heinrich Kant, pasteur de village, rêvant de revoir son frère avant de mourir, de Hölderlin qui retrouve son pays natal après un voyage en France, de D. F. Strauss qui raconte la mort de Hegel emporté par l’épidémie de choléra, de Franz Overbeck, l’ami de Nietzsche, l’exhortant à devenir professeur d’allemand dans un lycée ou de Goethe lui-même, parlant de ses sentiments,  » dans le style des communiqués de chancellerie « , tous sont animés par ce laconisme et  » cette sobriété sacrée  » qu’évoquait Hölderlin.

Sans doute, comme l’écrit Adorno,  » l’utopie se réfugie-t-elle dans la honte amère de na pas avoir encore réussi  ». Pourtant leurs auteurs n’élèvent aucune protestation face au réel. Ils l’affrontent même s’ils en sortent vaincus. Si Benjamin réunit leurs lettres, c’est qu’il considère que la naïveté est  » condition et limite de l’humanité  ». En les publiant, il accomplit encore le geste du collectionneur. Ce n’est pas un hasard s’il évoque dans le commentaire de l’une d’entre elles  les chambres de poupée de l’époque Biedermeier, qu’il a vues au Musée du Louvre. Les espoirs révolutionnaires de Schiller, interrompus sur le théâtre de l’histoire l’amenèrent aussi à trouver  » certainement un asile dans ces salons bourgeois qui devaient ressembler à des chambres de poupées « . Le sauvetage de ces lettres – n’exprimait pas simplement la volonté politique de défendre l’héritage démocratique de l’  » ère des fondateurs  » face au nazisme. Il s’agissait plutôt, comme l’affirment ses Thèses sur la philosophie de l’histoire, d’écrire l’histoire  » du point de vue des vaincus  ».

Pourtant l’exigence de rédemption qui s’inscrit au cœur de sa foi messianique signifie que rien de ce qui fut illuminé par l’esprit n’est perdu à jamais. Le messie sauvera le monde aussi bien de l’injustice que de sa tristesse. Et peu d’hommes, en dehors de Kafka, ont simultanément exprimé la même nostalgie du bonheur et la même incapacité à l’atteindre.  »  Le bonheur que nous pourrions envier, écrit Benjamin, ne concerne plus que l’air que nous avons respiré, les hommes auxquels nous aurions pu parler, les femmes qui auraient pu se donner à nous. Autrement dit, l’image du bonheur inséparable de celle de la délivrance  » écrit-il dans la seconde de ses thèses. Déjà, dans Sens unique, il s’interrogeait:  »  Car qui peut dire de son existence davantage que ceci : il a traversé la vie de deux ou trois êtres aussi doucement et aussi intimement que la couleur du ciel  ». Si, comme il l’affirme,  » il existe une entente tacite entre les générations passées et la nôtre  », l’articulation complexe qu’il entrevoit entre le bonheur, la rédemption et la délivrance s’étend à toute l’histoire. Ce n’est qu’à son terme que celle-ci entrera pleinement en possession de son passé, que chaque instant vécu resplendira dans la lumière du dernier. La transfiguration de ce qui est figé, pétrifié dans le passé ou le mythique, prépare l’image d’un monde nouveau car  » irrécupérable est, en effet, toute image du passé qui menace de disparaître avec chaque instant présent qui, en elle, ne s’est pas reconnu visé  ». Au temps de la détresse, il appartenait aux poètes, pour Hölderlin, de rechercher les traces des dieux enfuis.  » Au matérialisme historique, ajoute Benjamin, il appartient de retenir fermement une image du passé telle qu’elle s’impose, sans qu’il le sache, au sujet historique à l’instant du péril.  » Benjamin précise que ce péril  » menace l’existence de la tradition comme ceux qui la reçoivent ». L’historien matérialiste n’a pas à faire revivre l’image du passé, échu au vainqueur comme butin. Il ne peut que l’éclairer, en révéler le sens. Par là, son travail renoue avec l’allégorèse du drame baroque, drame du deuil et de la tristesse, où l’émergence de la signification est étroitement associée à la mort. Sur le seuil du temps, il contemple l’histoire et ses ruines pour saisir dans  » l’à-présent, les échardes du messianique  ».

Sauver les choses de l’oubli, les œuvres de leur mortification, l’histoire et l’expérience humaine de leur dévastation fut l’exigence constante de Benjamin. La rettende Kritik présuppose ; jusque dans ses développements matérialistes, un rapport problématique à la théologie. Abolissant la séparation entre le religieux et le profane, Benjamin manifeste à l’égard de tout ce qui fut une exigence messianique. Sans elle, l’idée même de salut perdrait son sens. L’histoire comme la nature seront sauvées de leur tristesse même si l’allégorie demeure les mains vides. Dans ce qu’elle a toujours eu d’intempestif, de douloureux et d’imparfait, cette histoire s’inscrit, affirme-t-il à propos du Trauerspiel  » dans un visage et non dans une tête de mort  ». C’est en se consumant que l’œuvre devient flamme et vie. A la pourriture du temps qui marque toutes choses s’oppose la dialectique étrange qu’imagine Benjamin dans son essai sur Les affinités électives, entre  » la teneur chosale  » et la  » teneur de vérité  », qui découvre dans le passé le secret de sa survie. Ainsi l’éphémère ne saurait-il réellement mourir. La sensibilité qui s’en empare, en déchirant le voile du passé, en lui insufflant la chaleur de nos expériences, de nos souvenirs d’enfance et de nos vies, nous fait découvrir non un ossuaire – comme le masque de la mort de l’allégorie baroque – mais une autre existence des choses, avec leurs vérités sauvées, qui nous arrachera peut-être à la honte de leur avoir survécu.

Et c’est à vous, c’est à moi que Kurt Tucholsky, qui se suicida en exil, adressait en 1926 ces paroles prophétiques :

 » Je ne sais quel hasard te fais fouiller dans ta bibliothèque, tu tombes sur Mona Lisa, tu t’arrêtes, tu lis.

Je suis dans mes petits souliers : tu as un costume d’une mode bien différente de celle de mon époque, et ton cerveau aussi, tu le portes tout autrement…Je refais trois fois mon début : un thème différent à chaque fois, il faut bien trouver le contact…Et chaque fois j’abandonne – nous ne nous comprenons vraiment pas ? Je suis trop petit, c’est sûr : j’en ai jusqu’aux yeux, de mon temps, ma tête arrive à peine à  dépasser la surface. Voilà, je le savais : ton sourire m’accable.

Tout chez moi, te paraît démodé: ma manière d’écrire, et ma grammaire, et ma tenue…ah, non, ne me tapes pas sur l’épaule, je déteste ça. Inutile d’essayer de te dire comment c’était, ce que nous n’avons passé…non, rien. Tu souris, ma voix  ne te parvient du passé que dans un écho impuissant, et puis tu en sais plus long que moi. Faut-il te dire ce qui fait courir les gens dans un petit coin d’Histoire que j’habite ? Genève ? Une première de Bernard Schaw ? Thomas Mann ? La télévision ? Une ile d’acier dans l’océan pour servir de relais aux avions ?
Tu t’en balances si haut et si loin que tu n’y vois plus rien du tout.

Faut-il te dire des choses flatteuses ? Je ne peux pas. Evidemment, vous ne l’avez pas résolue la question : Europe ou Société des nations. Les questions, l’humanité ne les résous pas, elle les oublie. Evidemment, vous avez dans votre vie quotidienne trois cent machines imbéciles de plus que nous, et pour le reste, vous êtes très exactement aussi stupides, aussi intelligents que nous, exactement comme nous.   Qu’est qui reste de nous ? Ne fouilles donc pas dans ta mémoire, dans ce que tu as appris à l’école. Il reste ce que le hasard a fait rester ; ce qui était assez neutre pour franchir la distance ; parmi les grandes choses, à peu près la moitié et celles là n’intéressent personne – sinon le dimanche matin, un peu, au musée. C’est comme si je devais parler aujourd’hui, à un individu de la guerre de trente ans.  » Alors, ça va ? Ca a dû chauffer au siège de Magdebourg ?…  ». Bref, ce qu’on dit dans ces cas-là.

Je ne peux même pas entamer avec toi, par-dessus la tête de mes contemporains, un dialogue de haut niveau sur l’air de : on se comprend, nous deux, car tu es à l’avant-garde, comme moi. Hélas ! Cher ami – toi aussi tu es un contemporain. Et au mieux,  quand je dis  »  Bismarck  » et que tu es obligé de te crever la cervelle pour savoir de qui il s’agit, je grimace à l’avance un pauvre sourire : tu ne t’imagines pas comme les gens qui m’entourent sont fiers de son éternité…non, n’insistons pas. D’ailleurs, le déjeuner t’appelle.

Bonjour. Ce papier est déjà tout jaune, jaune comme les dents de nos juges, regarde, la feuille s’effrite entre tes doigts…eh oui, il est si vieux. Va dans la paix de Dieu – si vous donnez encore le même nom à cette chose-là. Nous n’avons probablement pas grand-chose à nous dire, nous autres gens ordinaires. La vie nous a dissous, notre contenu s’en est allé en même temps que nous.  Tout était dans la forme.

Ah, oui, je vais tout de même te serrer la main. Les usages.

Et tu t’en vas.

Mais tu ne partiras pas sans ces derniers mots : vous ne valez pas mieux que nous ni ceux d’avant. Mais alors vraiment pas, vraiment pas…  »

Jean-Michel PALMIER.

Laisser un commentaire