• Accueil
  • > Archives pour novembre 2010

Archive pour novembre 2010

L’angoisse atomique

Samedi 27 novembre 2010

L’angoisse atomique, article paru dans Politique hebdo N° 70, jeudi 15 mars 1973.

3651bhiroshimamonamour.jpg

Il y a des images qu’on oublie pas : celles d’Hiroshima mon amour, celles du documentaire de P. Watkins, La bombe (The Wargame), qui nous montrait ce que serait Londres quelques minutes après une attaque nucléaire : villes rasées, immeubles en ruines, monceaux de corps alignés le long des rues, méconnaissables, cadavres calcinés; blessés hurlant, avec les cheveux et la peau qui s’enflamment…

Ce n’est pas par hasard si les premiers contingents de la nouvelle gauche anglaise et américaine se sont formés lors de ces manifestations contre les armes nucléaires et, si des thèmes aussi rebattus que « la pollution « , l’ »environnement » sont aussi parlants, même aux jeunes les plus dépolitisés, ou si tant d’autres jeunes, aux Etats-Unis, depuis l’épopée de Ginsberg et la beat-generation quittent le confort de l’American Way of life, tournent le dos à la civilisation et prétendent créer – comme dans les classiques de science-fiction d’Asimov – une nouvelle « fondation », c’est à dire un nouveau monde, par-delà la peur, la souffrance inutile et la cruauté.

L’angoisse électrique de la jeunesse de Hair

Les spécialistes ont beau déplorer cet état de la jeunesse qui condamne la technique moderne en confondant la science et l’usage destructeur qui en est fait, il n’en demeure pas moins que ce refus massif d’un monde qui confond le confort et le gaspillage, la civilisation et la barbarie, qui exporte allégrement du napalm et des télévisions en couleur est un phénomène politique essentiel.

bombgrgorycorso.jpg
                                     La Bombe par Grégory Corso

Cette angoisse de la mort atomique qui a ébranlé l’Amérique nouvelle – depuis le poème de Gregory Corso, écrit en calligramme en forme de bombe, jusqu’à l’orage électrique de Hair – ne touche pas seulement la jeunesse des pays capitalistes. La jeunesse soviétique présente les signes d’une même angoisse. L’affaire des fusées de Cuba, qui faillit déclencher un conflit entre l’URSS et les Etats-Unis fut l’une des causes de la chute spectaculaire de popularité de Khrouchtchev et – comme les poètes beatnicks – les poètes soviétiques ont aussi parlé. Voznessensky (1), par exemple écrit  » Je ne suis pas pessimiste. Mais lorsque, couché sur l’herbe, j’embrasse une fille, je ne peux m’empêcher de penser que l’herbe est empoisonnée par les retombées atomiques  » et il raconte qu’en 1962, au moment de l’affaire des fusées, beaucoup de filles russes qui n’avaient jamais fait l’amour ne voulaient plus attendre car elle pensaient que c’était « leur dernière chance « . Il écrira même un poème sur Marylin Monroe qui reprend le même thème : elle se suicide parce que la menace d’une guerre nucléaire rend la vie invivable et absurde.

Aujourd’hui, il semble que cette peur tende à se généraliser: ce ne sont plus seulement les jeunes, les poètes beatnicks américains ou les anti-conformistes soviétiques qui l’expriment : elle est là, tapie dans l’ombre, prête à surgir dès qu’on parle de construire une centrale nucléaire. Le fantôme de la Bombe crève les écrans de cinéma et s’identifie, dans la société moderne, à l’image même de l’Apocalypse.

fornari.jpg
                      Franco Fornari 

En dehors du livre de Franco Fornari, « Psychanalyse de la situation atomique«   (2), psychanalyste militant qui, joignant l’acte à l’écrit, fut l’un des protagonistes de la campagne anti Bombe-H en Italie, et de quelques études partielles, nous ne possédions encore aucune étude complète et documentée de cette angoisse atomique et de la peur des centrales nucléaires. aussi faut-il souligner l’intérêt du livre que Colette Guedeney et Gérard Mendel ont consacré à ce sujet (3).

Ce travail est né d’une rencontre entre deux psychanalystes. Colette Guedeney a travaillé six ans dans le service de Radio-Protection d’un « pays de la communauté européenne » et Gérard Mendel est l’un de ceux qui ont le plus fait pour décrire la sociogénèse, c’est à dire pour confronter la psychanalyse aux phénomènes collectifs. – sociaux et politiques – comme en témoignent ses précédents ouvrages, notamment La révolte contre le père, la Crise des générations et l’Anthropologie différentielle (4). Le projet des deux auteurs est vaste : il s’agit de comprendre les liens étroits qui unissent les fantasmes liés à la bombe atomique et les représentations archaïques de l’inconscient.

Le point de départ de cette enquête est un fait irréfutable: les gens réagissent à l’égard des centrales nucléaires comme face à la bombe atomique elle-même et par ailleurs tout ce qui concerne cette bombe est en général refoulé  et nié. Tout se passe comme si la plupart des gens s’habituaient à l’idée de vivre sous la menace permanente des fusées nucléaires, de l’équilibre de la terreur, équilibre qui risque à chaque instant de se rompre par suite d’un politicien paranoïaque.

 docteurfolamour.jpg

On se souvient du film de Kubrik, Docteur Folamour, qui nous montrait avec un humour noir comment une guerre atomique pouvait être déclenchée par un général devenu fou qui aurait la mauvaise idée de mettre en action le système de riposte nucléaire américain en faisant croire que les Rouges ont attaqué.

Une énergie pacifique ?

IL était donc intéressant de voir comment ce phénomène s’exprimait au niveau de l’inconscient individuel et collectif. Depuis la fin de la guerre, l’énergie nucléaire a vu s’élargir son champ d’application : médecine, biologie, industrie. Dès 1950, on a commencé à construire les premières centrales nucléaires destinées à fournir de l’électricité. Mais ces usines – aux buts pacifiques – suscitèrent un peu partout des réactions d’angoisse qui amenèrent les pouvoirs publics à s’inquiéter du phénomène. C’est ainsi que Colette Guedeney a pu observer pendant six ans, de 1965 à 1971, en tant que médecin du Service de Radio-Protection, les manifestations de cette angoisse nucléaire et les tentatives faites pour l’enrayer.

Rien n’est plus étonnant que ces stages d’information destinés à « rassurer » les personnalités locales, dont la liste est établie par le ministère de l’intérieur qui, à leur tour, seront chargées de rassurer leurs concitoyens et administrés. Les spécialistes se succèdent pour vanter les usages pacifiques de l’énergie nucléaire et proposent que l’on regarde en face les dangers réels qu’elle présente. On projette des images de Nagasaki et Hiroshima et toutes les questions des participants portent sur la guerre atomique. Des psychologues font des cours sur la panique. Mais quelle panique ?

Il est en effet étrange, comme le remarque Colette Guedeney que, dans l’esprit même des organisateurs de ces stages, la différence entre les usages pacifiques et destructeurs soit si peu perceptible. Que montre-t-on au cours de ces stages ? L’utilisation de l’énergie nucléaire en médecine, en biologie, le rôle des radio-éléments en agriculture ? Absolument pas. On fait des cours sur la panique et la bombe et on fait visiter un abri atomique… pour montrer le visage pacifique et bénéfique de l’atome ! Paradoxe ou acte manqué, le discours militaire apparaît en filigrane dans le discours économique pacifique. Toutefois, ce qui fascine les auditeurs, ce n’est pas l’explication scientifique, c’est le récit des accidents liés à la fantasmagorie nucléaire : l’histoire du bateau japonais recouvert de cendres blanches provenant de la volatilisation d’un atoll, l’enfant de Mexico qui trouva dans un chantier une source de  cobalt et la ramena chez lui : toute la famille mourut en quelques mois. L’accident de Windscale en Angleterre, survenu lors d’un incendie…

L’analyse des fantasmes du personnel travaillant dans des centrales est étonnante: la moindre rumeur devient vérité, le décès d’un ouvrier est attribué sans vérification à l’énergie nucléaire, on craint les enfants monstres, les ingénieurs rêvent qu’ils sont poursuivis par un compteur Geiger. Quant au public, au voisinage des centrales nucléaires, son angoisse est encore plus irrationnelle car il ignore tout de ce qui s’y fait. On craint la mort des animaux et des plantes, on raconte que les feuillages, aux alentours de la centrale, rougeoient brusquement, que les cheveux peuvent aussi devenir blancs instantanément…

Livrés aux seigneurs de la guerre

Il serait facile de rire. La contre-offensive officielle n’a aucun mal, à l’aide de psychologues et de conférenciers, à montrer que les craintes des habitants sont non fondées et que les risques invoqués sont souvent mythologiques, mais n’y a-t-il pas derrière ces fantasmes une peur rationnelle ? On peut souligner naturellement le fait que cette crainte est entretenue par le secret qui plane sur ces centrales et qui donne à l’énergie nucléaire quelque chose de diabolique, mais pourra-t-on dans le climat politique international actuel, dissocier un jour la représentation de l’énergie atomique du champignon d’Hiroshima ?

grardmendel.jpg
                                                         Gérard Mendel

Car c’est bien là le problème et Mendel l’a remarquablement souligné, non sans courage, lorsqu’il tente d’introduire dans la psychanalyse un esprit militant, c’est à dire – pour parler comme Fornari – un sens éthique et politique de la responsabilité : dans un monde où les individus sont sans pouvoir politique réels sur les décisions qui engagent toute leur existence, livrés à ce que C. Wright Mills, l’un des pères de la nouvelle gauche américaine, appelle « Les seigneurs de la guerre « , comment ne pas craindre l’usage systématiquement destructeur qui est fait du progrès technique et de la science elle-même? Ce que Mills a pu montrer pour les Etats-Unis est hélas trop vrai: il est impossible aujourd’hui de dissocier la recherche scientifique de la stratégie militaire, la diplomatie de l’armée, les usines géantes du complexe militaire-industriel.

Le Père est châtré par la Mauvaise Mère

L’interprétation que tente Mendel est importante : à partir de sa conception du rôle des images archaïques de l’inconscient, il nous montre que cette angoisse nouvelle vient se greffer sur les plus vieux fantasmes de l’humanité. Le père est châtré par la Mauvaise Mère archaïque, la pollution de la Nature est vécue sur la même thématique que celle d’un viol ou d’une castration.

Le débat reste ouvert. Une centrale nucléaire ne suffit pas à tuer tous les poissons et à faire mourir les arbres; elle peut être source de progrès technique et de bien-être accru, mais on ne peut oublier que l’énergie atomique est entrée dans l’histoire de l’inconscient collectif avec le visage du crime, celui d’Hiroshima, et, qu’entre l’Hiroshima mythique qui ne s’effacera jamais de la mémoire des hommes et les bombardements au napalm des Américains au Vietnam, il n’y a qu’un petit fossé que certains experts du Pentagone auraient aisément franchi.

Jean-Michel PALMIER.

(1) Signalons la parution à l’Âge d’Homme (Lausanne) d’un remarquable volume qui regroupe de nombreux poèmes de Voznessensky : Mais la poésie..
(2) F.Fornari : Psychanalyse de la situation atomique, Gallimard.
(3) L’angoisse atomique et les centrales nucléaires, Editions Payot, 243 P.,
(4) Publiés aux Editions Payot.

Cher Dominique; hommage à Dominique de Roux

Dimanche 21 novembre 2010

 Lettre parue dans : Dominique de Roux – Les Dossiers H – l’Age d’homme -Jean-Luc Moreau – 1997-

 dominiquederoux.jpg

Cher Dominique,

Je suis heureux que l’on ait enfin réédité tes romans. Tu étais toujours si triste que trop peu de tes amis ne les connaissent. Et j’ai honte moi-même de ne les avoir lus qu’après ta mort, pour t’y retrouver. J’ai par contre été très embarrassé quand on m’a demandé d’écrire ce texte pour un volume qui t’est consacré. Au fond je t’ai connu si peu et si mal. Et vois-tu, j’ai un peu l’impression d’avoir été invité par erreur, de ne pas appartenir à la famille. Bien sûr, je pourrais m’en aller sur la pointe des pieds, avec une vague excuse … Mais je te dois beaucoup et quand je vois un Cahier de l’Herne, je ne peux m’empêcher de penser à toi. Ton sourire, ta voix me reviennent en mémoire, non sans tristesse. Nous n’avons jamais été des amis intimes, mais ta fréquentation reste l’un des meilleurs épisodes de ma vie d’étudiant. Comme la plupart de ceux qui t’ont rencontré, je ne sais plus très bien pourquoi nous nous sommes brouillés. Toi non plus sans doute. Et comme tu es moins rancunier que moi, tu m’avais téléphoné peu de temps avant ta mort pour qu’on se réconcilie. Tu voulais me parler de l’Angola, de ta vie, de tes voyages…Ta disparition brutale ne nous en a pas laissé le temps. Alors j’ai essayé de rassembler pieusement mes souvenir sur l’Herne et sur toi. J’ai relu tes lettres et tes cartes postales, plusieurs de tes livres. Mais cela n’aurait guère eu de sens, à côté des autres. Finalement j’ai tout déchiré et j’ai décidé de t’écrire ce que j’aurais aimé te dire au moins une fois, sans trop savoir si ma lettre trouvera place parmi les couronnes dont on te couvrira. J’espère au moins qu’elle te fera sourire.

dominiquederoux1.jpg 
     Dominique de Roux dans son bureau de la rue Garancière

Je me souviens encore très bien de notre première rencontre. Directeur des Classiques du XX° siècle, aux Éditions Universitaires, tu m’avais invité à te rendre visite à ton bureau chez Julliard. C’est la première fois que je franchissais le porche de la rue Garancière. Venant juste de terminer des études de philosophie, le milieu de l’édition m’était complètement inconnu. De tout l’univers dans lequel tu évoluais, je ne connaissais rien. Pas un visage. Les éditeurs étaient pour moi des noms sur les couvertures des livres et rien de plus. Une fois gravies les quelques marches qui conduisaient chez Julliard, on pénétrait dans ton royaume.

Deux jeunes secrétaires devant leurs machines occupaient la pièce principale. C’était la véritable antichambre de ton bureau. il régnait entre elles et toi un climat de complicité et d’espièglerie qui surprenait toujours le visiteur. La première fois, je dus attendre quelques instants avant d’être introduit. Par la suite, même lorsque tu étais débordé de travail, jamais tu n’as refusé de bavarder ou de prendre un café avec moi et je rentrais sans me faire annoncer.

 heideggercahierdelherne.jpg

Je te revois assis derrière ton bureau encombré de livres, dans une pièce minuscule. L’air sérieux, tu m’invitas à m’asseoir et me regardas fixement pendant plusieurs minutes. J’en éprouvais un certain malaise et détaillais la pièce. Cela ressemblait un peu à ma chambre d’étudiant avec les livres entassés, mais il y avait aux murs d’étranges photographies agrandies d’un auteur qui m’étais complètement inconnu : Ezra Pound. Tu me questionnas longuement sur ce que je faisais, quelles études j’avais poursuivies, dans quel but et ce qui m’intéressait dans la littérature contemporaine, dans la philosophie. Je te parlais longuement de Heidegger et ton visage s’éclaira. Tu affirmais bien le connaître, l’avoir personnellement rencontré et quand je t’ai dit que je m’intéressais spécialement à ses relations avec Ernst Jünger et à son rectorat de 1933, tu m’assuras que tous ces thèmes te passionnaient, que je ne devais pas seulement consacrer à ce sujet une maîtrise mais un essai pour l’Herne et tu t’es lancé dans une violente diatribe contre l’université, cimetière de l’esprit, qui me laissa pantois. J’aimais l’université. J’aimais Nanterre. pour toi, il n’y avait de salut que dans la littérature.

L’Herne ? Tu semblas t’assombrir quand je t’avouais que j’ignorais ce que c’était. Mais tu voulais savoir d’où venait mon intérêt pour Heidegger et pour cette période. Je t’ai parlé de ma passion pour Nietzsche, Heidegger, Hölderlin et le Romantisme allemand. J’avais la plus grande admiration pour Heidegger et il n’était pas toujours évident d’en parler à l’université. A chaque fois – comme dans tous les polycopiés que l’on trouvait alors – il était fait mention de son rectorat de 1933, de son adhésion au national-socialisme, etc. Je t’ai répondu que j’avais envie de comprendre comment l’auteur de Sein und Zeit avait pu encourager ses étudiants à voter pour Hitler.

Tu m’as proposé de te rencontrer quelques jours plus tard, de déjeuner avec toi et de discuter plus longuement de cela. En attendant, tu m’as offert un exemplaire dédicacé de ton essai sur La Mort de Louis-Ferdinand Céline . Ce fut le début d’une longue suite de rencontres.

 dominiquederouxlamortdelfceline.bmp

Dominique de Roux ? J’ignorais tout de toi avant de pénétrer dans ton bureau quelques instants auparavant. J’ai appris ta mort par hasard. Depuis longtemps nous étions brouillés sans que je parvienne exactement à ma souvenir des raisons objectives de notre éloignement. L’Herne c’était toi, pas seulement l’édition, mais l’hydre. Il flottait autour de ta personne un climat passionnel fait de jalousies, d’affections et de haines. Tu étais si envahissant qu’il me semble difficile d’imaginer que quelqu’un ait pu être ton ami sans se fâcher au moins une fois avec toi. Il y avait dans ton caractère quelque chose d’enfantin qui ne cessait de surprendre, tout comme ta générosité.

Tout en toi déconcertait. Admirateur d’Ernst Jünger, de l’Allemagne, de Céline, de Montherlant, tu prenais plaisir à choquer tes interlocuteurs en développant les idées politiques les plus contradictoires. Ton enthousiasme avait quelque chose de séduisant et de communicatif. J’ai rencontré peu d’hommes qui aient eu, autant que toi, cette passion pour la littérature et l’édition. Ce n’est qu’en connaissant ta vie, que tu évoquais par bribes, que cette passion s’éclairait. Autodidacte génial, tu en tirais un certain orgueil et ne supportais pas qu’on de signalât que telle parole que tu attribuais à Nietzsche était en fait de Hölderlin. Tu avais une prodigieuse habileté à brouiller les cartes et il était souvent presque impossible de  sonder ta connaissance réelle d’un sujet. Mais cela n’avait pas d’importance. Les auteurs, les livres que tu lisais étaient autant de pièces que tu ajoutais à ton univers. Quand je fis ta connaissance, j’ignorais tout de tes idées politiques, de ton personnage et aujourd’hui encore je ne parviens pas à le saisir. Par moments, tu semblait t’être trompé d’époque, dans ton style, tes valeurs, tes rêves, tu apparaissais parfois comme un nostalgique de l’Action française, qui n’en aurait gardé que le goût du style, sans programme politique. Ta sensibilité était assurément de droite et ton goût de la provocation, qui frisait parfois le mauvais goût, contribua largement à te faire, auprès de ceux qui te connaissais à peine, une réputation détestable. Combien de fois, après ta mort, me suis-je disputé avec des gens qui m’étaient pourtant infiniment plus proches et qui te qualifiaient de « fasciste ». Fasciste toi ? C’était tout au plus un fascisme d’opérette, une provocation supplémentaire, même si elle faisait grincer les dents. Admirant Pound et idolâtrant Céline, tu ne supportais pas l’antisémitisme et n’avait que mépris pour l’extrême droite. Avec le recul, il me semble retrouver en toi certaines contradictions présentes chez Drieu la Rochelle. Tu exaltais Montherlant et tirais une fierté enfantine d’avoir rencontré tel ou tel ancien amiral ou général allemand de la Seconde Guerre mondiale. Tu t’enthousiasmais pour « l’héroïsme viril  » d’Orages d’acier  d’Ernst Jünger et il y avait en toi quelque chose de timide et de féminin, voire de craintif qui contrastait avec la violence verbale dont tu faisais souvent preuve. Gaulliste mystique, tu fus atterré par mai 1968 et, alors que nous occupions la Sorbonne, tu avouais ne pas oser t’y rendre par peur d’être reconnu et agressé. Ton rapport à l’action était des plus étranges. Tu évoquais souvent Malraux et raillais ses tics. Un jour tu m’écoeuras en affirmant avoir fêté au champagne l’assassinat de « Che » Guevara avec W. Gombrowicz et tu me déclaras le lendemain que tu admirais le Che. Après un long discours sur Lawrence d’Arabie, tu concluais mélancoliquement : encore un homosexuel qui aimait les Arabes ! Il me semble que jusque dans ton aventure en Angola, tu as continué à vivre ces contradictions, mêlant sans cesse les idées de droite et de gauche, recherchant chez Céline ou Pound une espèce d’authenticité, de révolte contre cette décadence qui prenait chez toi, au gré des conversations, les colorations les plus déroutantes. Au fond, l’histoire n’existait réellement à tes yeux que dans les livres. Autoritaire, tu ne cessais de jouer, et tes colères se terminaient dans des éclats de rire. Avant même de pénétrer dans ton univers, de te suivre dans tous les espaces que tu hantais, de connaître ton monde, je fus séduit par ta chaleur. L’amitié était pour toi quelque chose d’aussi important que la littérature, une véritable drogue. Tu te noyais dans les discussions, les déjeuners, les soirées. Pendant plusieurs années je t’ai rencontré chaque semaine, sans jamais parvenir à te connaître.

 rudidutschke.jpg
   Rudi Dutschke

A peu près tout nous opposait. Personnage à multiples facettes, admiré ou détesté, qu’avais-tu à perdre ton temps à déjeuner ou à passer de longues soirées avec un étudiant ? Tandis que mai 1968 approchait, que toute notre génération se passionnait pour Rudi Dutschke, la F.U. de Berlin, la guerre du Vietnam ou Cuba, tu ne cessais par provocation d’affirmer les idées les plus réactionnaires. Pourtant, sans savoir pourquoi, je fus admis comme membre du « clan ». Je ne compris jamais ce que j’avais fait pour mériter ton amitié.

Chaque semaine tu m’invitais à déjeuner pour parler de tout, de rien. Tu voulais savoir ce que je lisais, ce que je faisais, qui je fréquentais, comment je vivais. Les livres étaient chers : tu m’offris de puiser largement dans tes services de presse, me proposais de rédiger des rapports de lecture dont tu n’avais que faire. Comme tu te voulais toujours le centre d’une véritable constellation affective, tu avais à coeur de faire rencontrer tous ceux que tu connaissais. Et c’est par ton intermédiaire que je découvris une série de personnalités hétéroclites à travers ces soirées, ces dîners où j’étais régulièrement présenté comme « travaillant sur Heidegger « ,  » collaborateur de l’Herne « ou ton ami.

C’est à toi que je dois d’avoir découvert, lié amitié avec les êtres les plus divers en l’espace de ces deux années. Le seul fait de t’accompagner suffisait à justifier ma présence. Le problème, c’est qu’il n’y avait souvent rien en commun entre tous tes « amis », en dehors d’une certaine appartenance au monde de l’édition, du journalisme, de la critique littéraire et que les relations personnelles que tu créais autour de toi ne cessaient de rendre ces rapports problématiques.

ezrapound.bmp
                                     Ezra Pound 

Tu vivais au milieu de cercles concentriques dont il était difficile de préciser les limites idéologiques, la géographie et la réalité affective. Ton métier d’éditeur t’amenait à rencontrer les personnalités les plus opposées. Le fait que Julliard, Plon, Les Presses de la Cité, 10/18 soient hébergés sous le même toit favorisait les interférences les plus étranges. Telle personnalité « historique » que tu présentais comme une vieille connaissance n’était apparue dans ton univers qu’à l’occasion d’une publication d’autobiographie aux Presses de la Cité. Comme une rencontre devenait facilement légendaire ! C’est ainsi que tu évoquais, en baissant la voix, une soirée avec l’amiral Dönitz (dont les Mémoires venaient d’être traduits). Certains de ces  » monstres historiques  » étaient intégrés au cercle familial. A un déjeuner, chez toi rue de Bourgogne, je fis la connaissance de l’ »oncle Arno », Arno Breker, le plus célèbre sculpteur du IIIème Reich, désolé que l’on ait traduit ses Mémoires sous le titre Paris, Hitler et moi  et non comme il le voulait Les Mains pures.  Le fait que Breker ait connu Hitler, Goebbels et Goering te fascinait et tu l’interrogeais avec la même naïveté qu’un enfant qui désire savoir si le grand méchant loup avait effectivement d’immenses dents. Breker aurait souhaité qu’on lui consacrât un Cahier de l’Herne comme Céline et Pound. Avec autant de prudence que de tact, tu changeais de sujet. Un jour tu me présentas l’énigmatique Thomas Harlan avec lequel tu entretenais à l’époque une tumultueuse amitié. Ce qui te fascinait, c’est le fait que son père, Veit Harlan, ait tourné Le Juif Süss , l’un des films antisémites les plus abjects.

arnobreker.jpg
                                                              Le sculpteur Arno Breker

Un second cercle était constitué de personnalités de l’édition et du monde littéraire. C’est par toi que je fis la connaissance de Jean-Jacques Brochier, directeur du Magazine littéraire dans un café de Saint-Germain-des-Prés, de l’éditeur Pierre Belfond, de Jean Edern Hallier, de Vladimir Dimitrijevic, qui avait lancé la fantastique aventure de l’Age d’homme et enfin Christian Bourgois. Certains d’entre eux sont devenus mes amis. Mais je me souviens aussi de plusieurs autres personnes gravitant dans ton univers, pour lesquelles je ressentais une vive répulsion. Personnages médiocres, arrivistes en tout genre que tu méprisais autant qu’ils t’amusaient.

Le troisième cercle, c’était la famille. ceux que tu réunissais autour de l’Herne ou chez toi. Avec ces souvenirs, ce sont d’autres images qui m’interpellent. Je te revois parmi tes livres, rue de Bourgogne, avec une lettre de Jean Paulhan sur ton essai La Mort de L.-F. Céline , que tu avais encadrée au mur, jouant avec ton fils Pierre-Guillaume que tu adorais, ta femme Jacqueline, souriante, indulgente qui semblait accueillir tous tes excès comme ceux d’un enfant qu’on aime trop pour le punir.  C’est à toi que je dois d’avoir découvert des personnalités avec lesquelles je suis resté lié à travers les années. Christian Bourgois tout d’abord. Tu étais directeur littéraire chez Julliard et vous travailliez en étroite collaboration. Pourtant on ne pouvait imaginer personnages plus dissemblables, même si vous sembliez des amis intimes. Christian était réservé, calme, pondéré dans ses jugements. Il ne se livrait jamais aux confidences. Sa sensibilité me semblait aussi progressiste que la tienne s’affichait réactionnaire. En toutes circonstances, Christian ne semblait jamais se départir d’une certaine distance. Je lui trouvais alors quelque chose de lointain et d’intimidant. A travers les années, je n’ai cessé de mieux le connaître et d’admirer son travail d’éditeur. Je ne suis pas certain de l’avoir personnellement mieux connu. Toi, tu ne communiquais qu’au niveau du secret, de la confidence, de la complicité.

 christianbourgois.jpg
L’éditeur Christian Bourgois

Il y avait chez Christian la même passion pour la littérature mais avec quelque chose de méthodique, d’ironique qui contrastait avec ton esprit brouillon et passionné. Aujourd’hui encore, j’imagine aussi difficilement qu’une seule de tes amitiés ne puisse prendre rapidement un tour tragique et passionnel, qu’il me semble impossible de ne pas être sensible à l’intelligence, à le sensibilité, à l’immense gentillesse de Christian. Votre travail semblait souvent se compléter. Tel ou tel auteur, auquel un Cahier de l’Herne était consacré était publié dans la collection d’avant-garde que Christian éditait sous son nom, qu’il s’agisse de la Beat Generation, de Pound, de Gombrowicz ou de Borges. Les auteurs de Christian étaient tes amis; Frédérick Tristan, un étrange romancier qui semblait renouer avec le romantisme noir allemand, Michel Bernard, un jeune homme timide et souriant auteur de romans érotiques. Tu avais autant le goût des provocations et des affrontements que Christian cultivait la  politesse, l’ironie et l’élégance.

Tout au long de ces années, nous nous sommes souvent rencontrés, parfois presque quotidiennement sans que je sache ce qui te poussait à m’inviter chaque semaine alors que je ne partageais aucune de tes passions. Mais les oppositions idéologiques tenaient finalement peu de place dans tes relations. En même temps que tu clamais à tous ta haine pour la « chienlit », tu éditais à l’Herne les poème de Mao-Tsé-toung et fréquentait André Glucksmann alors maoïste et  » révolutionnaire » intransigeant. Je suis presque certain que si Régis Debray, dont tu raillais l’admiration pour  » Che « , t’avais proposé un  » Cahier Guevara « , tu l’aurais accepté.

Il m’arrivait souvent de recevoir des télégrammes ou quelques lignes griffonnées de ton écriture bleue à peine lisible que tu m’envoyais pour me fixer un rendez-vous dans un lieu toujours aussi mythique. tu jouais à te faire détester. A certains égards, tu me fais penser au Baudelaire que décrit sartre, qui se teignait les cheveux en vert, s’habillait en faux dandy pour faire rire de lui et qui, au moment où il rentrait dans un café, pensait en lui-même : je savais que tu rirais.

J’ignore si tu as réellement passé un réveillon de Noël avec l’ex-grand amiral Dönitz et si tu as sablé le champagne avec Grombowicz, fêtant l’assassinat du Che, comme tu le racontais si volontiers. L’important pour toi n’étais pas d’être cru, mais de déconcerter. Au gré des rencontres que provoquait ton métier d’éditeur, tu faisais naître et enrichissais tes mythologies.

Les voyages constituaient une dimension essentielle de ton rêve. Quand, à ton retour, je t’en demandais le but, tu souriais, parlais à voix basse, laissant supposer que tu étais investi de mystérieuses missions que tu ne pouvait révéler. Et il était si plaisant de te faire croire qu’on te croyait. Avec le recul, c’est ce côté enfantin qui m’émeut le plus dans ce personnage que tu avais créé.

Alexandre Blok écrivait :  » Les hommes vont périr bientôt. seuls quelques-uns subsisteront. Je n’aime que l’art, les enfants et la mort. » Je ne sais pourquoi cette phrase me fait penser à toi. Fasciné par la mort, tu étais animé aussi d’une espèce de rage de vivre jusqu’à l’autodestruction.

A la fin de ta courte vie tu semblait tenter de rejoindre le fantôme de Malraux, avec lequel tu avais en commun, outre la passion de la littérature, une certaine mystique de l’action et de la mort. Seulement, ton corps, ton affectivité te trahissaient. Il était aussi facile de t’imaginer sur un champ de bataille parmi les guérilleros ou les soldats de Jünger que Proust dans les brigades internationales. L’action, c’était encore un rêve, une figure d’adolescent.

Devant les événements politiques ou la littérature, tu rêvais toujours. Affectivement, tu me semblais extraordinairement fragile. La moindre brouille devenait un drame, le moindre malentendu donnait naissance à des dizaines de lettres d’explication. Ton besoin de séduire perpétuellement ton entourage, de faire croire à chacun qu’il était ton seul véritable ami et ton confident, témoignait si évidemment de ton immense peur de ne pas être aimé. Et ceux-là même qui éprouvaient à ton égard une véritable affection, tu ne cessais de les mettre à l’épreuve, de les provoquer jusqu’à la rupture. Tout ton univers était fait de rivalités, de jalousies, chacun craignait de déchoir dans ton estime, d’être effacé de ton souvenir par un autre.

Là encore, je retrouve Le Grand Meaulnes et la cour de récréation. Don Quichotte sans cause, adolescent précocement mûri, mal à l’aise dans ton personnage ou jouant trop bien avec lui, combien s’en sont éloignés finalement un peu tristes et déçus ?

J’ai appris ta mort par les journaux. Elle m’a profondément émue. J’spère seulement que tu as fini par rejoindre ton rêve, par trouver ta maison jaune. Au-delà des relations conflictuelles qu’on pouvait nouer avec toi, on se sentirait plus pauvre de ne pas t’avoir connu.

Affections

Jean-Michel PALMIER.

Ceux qui combattirent le nazisme, dictionnaire du mouvement ouvrier allemand.

Dimanche 14 novembre 2010

Article paru dans Le Monde Diplomatique de septembre 1991.

jacquesdroz.jpg
L’historien Jacques Droz

« Dictionnaire du mouvement ouvrier allemand « , de Jacques Droz.

Ceux qui combattirent le nazisme par Jean-Michel PALMIER.

Le dictionnaire biographique du mouvement ouvrier international doit son impulsion à Jean Maitron. S’il existait déjà des volumes consacrés au mouvement ouvrier en Angleterre, au Japon, en Chine, aucune publication de cette envergure n’avait tenté, avant celle-ci, de présenter de manière objective, précise et érudite la vie des militants ouvriers allemands et des théoriciens qui inspirèrent leur action. Il fallait se reporter aux compléments bibliographiques figurant dans un certain nombre de volumes historiques ou, pour des recherches plus spécialisées, avoir recours aux archives des grands instituts, comme ceux d’Amsterdam, de Munich, de Godesberg ou de Bochum. C’est dire la lacune historique et théorique que comble ce volume (1).

Fruit de dix ans de travail, cette somme est née des éruditions conjuguées des meilleurs spécialistes de l’histoire d’Allemagne. Citons notamment le maître d’oeuvre Jacques Droz, auteur de nombreuses études sur l’histoire du mouvement ouvrier allemand; Pierre Aycoberry, à qui l’on doit la remarquable étude la Question nazie(Seuil, 1979); Gilbert Badia, auteur d’excellents travaux sur Rosa Luxemburg, le spartakisme, mais aussi d’une Histoire de l’Allemagne contemporaine  (Messidor, 1987) sans équivalent par son ampleur, et fondateur en France des recherches sur l’exil antifasciste; Alain Boyer, spécialiste de Moses Hess; Pierre Broué, dont les travaux sur Trotski et la révolution allemande sont devenus des classiques; Serge Cosseron, auteur d’une étude sur Max Hölz; Annelise Callede-Spaethe, auteur d’une thèse sur Wilhelm Liebknecht; Jacques Grandjonc, à qui on doit une grande étude sur les émigrés allemands de 1848 à Paris et, plus récemment, des travaux sur les camps du Sud de la France (Zones d’ombres, Alinéa, 1990) où l’on interna, en 1940, les exilés antinazis; Irène Petit, auteur d’études sur Kautsky; Alain Ruiz, auteur d’une thèse sur Karl Friedrich Cramer; Claude Weill, enfin, qui a notamment contribué à explorer les positions des principaux théoriciens marxistes à l’égard de la question nationale.

laquestionnazie.jpg

Le résultat de cette collaboration – d’une grande diversité politique – est sans surprise, étant donné la qualité des participants. Ce volume est un instrument de travail indispensable à quiconque s’intéresse à l’histoire allemande, au mouvement ouvrier, aux événements qui ont décidé du destin de l’Europe moderne. Une présentation historique dense et précise suivie d’une bibliographie très riche ouvre un volume composé des notices qui retracent la vie, l’action, l’oeuvre de théoriciens, de militants qui ont marqué le mouvement ouvrier, de sa naissance jusqu’à son écrasement en 1933. Trop modestement, Jacques Droz voit l’originalité principale de l’ouvrage dans le fait qu’il relègue « dans l’ombre l’étude du national-socialisme au profit de ceux qui l’ont combattu« . Le lecteur sera sensible au souci pédagogique, à la clarté et à la précision des références, au choix minutieux des auteurs, qui permet d’évoquer aussi bien le rôle de Fichte que de militants communistes ou sociaux-démocrates victimes de la terreur hitlérienne, comme Edgar André.

La foi dans un monde meilleur

Bien que le dictionnaire n’évoque les personnalités contemporaines que si elles furent actives avant 1933, les notices ont été soigneusement actualisées, comme en témoigne celle consacrée à Erich Honecker. Fort habilement, les responsables du volume ont intégré à ces biographies celles d’écrivains, de philosophes, de musiciens, d’artistes aux côtés de celles des théoriciens socialistes et des militants. Ainsi Ernst Bloch, Bertolt Brecht, Walter Gropius, Erwin Piscator, Kurt Tucholsky, Gustav Landauer, les frères Herzfelde ou Alfred Döblin ne sont-ils pas oubliés.

Tout choix comporte une part d’arbitraire, et on regrettera, bien sûr, des omissions : citons, au hasard, Georg Benjamin, le frère de Walter, médecin et militant communiste mort en camp de concentration; le peintre Heinrich Zille, qui immortalisa les ouvriers berlinois; le chanteur prolétarien Ernst Busch, militant communiste et antifasciste, interprète des chansons de Brecht; le romancier communiste Ernst Ottwalt, tué en URSS. Et si Herbert Marcuse et Ernst Bloch méritaient une notice, pourquoi pas Theodor Adorno et Max Horkheimer ?

ernstbusch.jpg
                    Le chanteur Ernst Busch 

C’est là le seul reproche que l’on puisse faire à ce dictionnaire : ne comporter qu’un seul volume. Il serait faux de croire qu’il constitue un simple instrument de travail. Il se lit comme une chronique historique, où les noms, les visages, les oeuvres reprennent vie, et cela à travers les époques et dans un espace, l’Allemagne, où, selon le mot de Marx, on ne voit la liberté que le jour où on la met enterre. A lire toutes ces notices, on réalise que le nombre de ceux qui agirent sur l’histoire en insufflant leurs idées ne dépasse pas celui des hommes qui y versèrent leur sang et payèrent de leur vie cette foi dans un monde meilleur, plus libre et plus humain.

Jean-Michel PALMIER.

(1) Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier international : Allemagne, sous la direction de Jacques Droz, les Éditions ouvrières, Paris, 1990, 543 pages.

Troublante fresque des années 20 : Le sacre du printemps de Modris Eksteins.

Dimanche 14 novembre 2010

Article publié dans Le Monde Diplomatique – Février 1991 -

giacomoballavelocitadautomobilevelocitan1jpg.jpg
                      Giacomo Balla –  » Automobile en course  » (1913)

Troublante fresque des années 20. par Jean-Michel PALMIER.

« Cet ouvrage a pour thème la mort et la destruction. C’est aussi une réflexion sur les cimetières « , affirme Modris Eksteins dans la préface à cette étrange fresque, Le Sacre du printemps (1), qui s’efforce de retracer le destin de la modernité, de la guerre de 1914-1918 jusqu’à l’effondrement du Troisième Reich. La thèse, qui connaît son apothéose dans le chapitre final, est présente dès la première page du livre, lorsque l’auteur évoque, dans un même regard, un cimetière de voitures et un cimetière militaire de Verdun : la banalisation de l’horreur dans la conscience moderne. Provoquant à l’extrême, ce livre écrit par un professeur d’histoire de Toronto, fils d’un pasteur protestant de Riga, a fait l’objet de débats très vifs dans les pays anglo-saxons. Véritable « vision cubiste de l’histoire » pour certains « rétrospective géniale de l’histoire culturelle contemporaine » pour d’autres, il ne peut laisser indifférent car ses enjeux théoriques sont essentiels.

Délaissant le style universitaire, puisant dans une large érudition maîtrisée et possédant un réel talent littéraire, l’auteur construit son livre comme un drame en trois actes et dix tableaux qui nous conduisent de la Venise de Thomas Mann au bunker de Hitler. L’intrigue se noue autour d’une oeuvre emblématique, bien qu’arbitrairement choisie, qui détermine toute sa lecture de l’art, de la politique, de la vie culturelle du début du siècle : la mise en scène du Sacre du printemps de Stravinski, par les ballets russes de Diaghilev, à Paris, au théâtre des Champs Elysées, le 20 mai 1913, oeuvre qui, pour l’auteur, marque la naissance du modernisme.

038a225b9da025a16b817110lsl500aa300.jpg

On y voit s’affirmer un certain nombre de thèmes qui détermineront toute l’évolution de l’art moderne : le sensualisme, le culte du moi, la recherche du nouveau, la révolte contre les conventions esthétiques et morales, la fascination pour la technique. Une certaine religion de l’avant-garde se met alors en place dans toute l’Europe. Les valeurs, les tabous, les conservatismes vacillent. On confond peu à peu le réel et l’imaginaire. Stravinski célèbre l’explosion de la force créatrice originaire du printemps. La procession des sages vieillards conduit au sacrifice. Devant une société dont s’inspira Proust, l’audace des Ballets russes résonne comme une gifle. Cocteau, Apollinaire, Gertrude Stein applaudissent l’oeuvre.

L’été 1914, particulièrement chaud fut propice au mouvement des masses. Elles défilèrent à Berlin, après l’assassinat de l’archiduc autrichien. A Berlin et ailleurs, la guerre de 1914 était vécue comme une grande aventure spirituelle, l’ultime étape de la révolte contre le conformisme et la tradition. On se passionnait pour les pièces de Strindberg, les toiles expressionnistes. On aimait la violence de leurs couleurs, qui renouait avec le primitivisme, les formes déchiquetées. La technique, la vitesse faisait l’objet chez Giacomo Balla et les futuristes italiens d’un culte effréné. Et c’est aussi son  » sacre du printemps  » que l’Allemagne mit en scène en août 1914.

Le rêve d’un monde nouveau

Délaissant l’évocation des courants esthétiques, Modris Eksteins nous transporte ensuite en Flandre, dans les tranchées. Il en reconstitue l’atmosphère à partir de lettres très émouvantes de soldats anglais archivées à l’Impérial War Museum. A Noël, soldats allemands et anglais fraternisent et échangent des biscuits et des cigarettes. Pourquoi sont-ils là ? Ils sont unis par la souffrance, la lassitude, et il se forme entre eux une étrange communauté d’expériences, qui sera décisive pour toute l’Europe. L’activisme allemand se révolte contre le conservatisme anglais. On rêve d’un monde  nouveau, à la lueur des fusées et des obus célébrés par Ernst Jünger dans Orages d’acier. Et c’est sous les balles que s’éxécute la danse de la mort. La technique, devenue toute-puissante avec la guerre de matériel et les gaz, triomphe dans un décor de paysages calcinés.

oragesdacier.jpg

Au fond, la guerre de 1914 pousse à son paroxysme une certaine fusion orgiaque de l’archaïsme et de la modernité, qui s’inscrivait au coeur de l’esthétisation de la vie. Le nihilisme de Dada y prend place et la renaissance de l’Allemagne suppose l’accomplissement de la scène du sacrifice du Sacre du Printemps. Comment s’étonner, dès lors, du culte de la technique qui marque l’art des années 20 ? Lindberg, « nouveau Christ « , par son vol au-dessus de l’Atlantique, jette un pont entre le Vieux Monde et le Nouveau. Bientôt s’y précipitent les danses, les mythes, les modes, venus d’Amérique. A sa manière, il concrétise l’esthétique futuriste et, avec son ambiguïté politique, il fascinera Hitler. C’est un « aéronaute nietzschéen  » qui permet le retour du refoulé, celui de la guerre passée, et qui annonce celle à venir, avec le rôle qu’y jouera l’aviation.

La prise du pouvoir par Hitler commença aussi comme un carnaval. Il s’acheva sur des millions de cadavres et des villes en ruine. Avec le triomphe du national-socialisme s’annonce le troisième acte de la modernité et son « crépuscule des dieux « . Pour Eksteins,  » la tendance générale du mouvement était futuriste  » et ses rêves « résolument progressistes « . Comme les avant- gardes précédentes, il rêvait d’une esthétisation de l’existence. D’où l’importance du kitsch dans son esthétique, véritable masque de la mort. Produit de la guerre de 1914, Hitler y a puisé sa principale source d’inspiration. Il est le prototype de l’homme moyen et de ses rêves de grandeur. Il partage toutes les valeurs de son temps. Le nazisme ne fut qu’une  » variante populaire  » des grands courants d’avant-garde. Montant dans le sang des rues ses spectacles de Grand Guignol, il parvient avec Goebbels, Albert Speer et Leni Riefensthal à une maîtrise parfaite de l’art de la mise en scène. Après l’incendie du Reichstag, c’est à l’Opéra Kroll que l’Assemblée se réunit le 5 mars 1933. Lié au modernisme et à son exaltation de la vie, « le fascisme émanait d’un état d’esprit « . Le national-socialisme était moins un parti, une idéologie, qu’un engagement. Il transformera la terreur en art, poussera à son paroxysme la glorification de l’individu, et son racisme ne fut qu’une variante d’un narcissisme inspiré par la technique et le mythe. Le Troisième Reich parvint à réconcilier le poète et le soldat dans un même sentiment anti-bourgeois. Eksteins y voit l’origine du soutien que lui apportèrent les écrivains allemands et les artistes, sensibles à l’  » héroïsme, l’érotisme du bolchevisme à ses débuts, puis du nazisme  « . Et tandis que, dans son bunker, Hitler préparait sa mort, on y dansait encore, peut-être sur une rengaine de l’époque : C’est un printemps sans fin .

eksteins.jpg
Professeur Modris Eksteins.

Le style impressionniste d’Eksteins, la véracité des détails donnent à son tableau les couleurs de la vie. Mais comme pour les Ballets russes, tout l’art réside dans l’exécution d’un splendide décor. Peut-on reconnaître réellement dans cette magnifique mosaïque la vie artistique des années 20 ? Poussé par un démon de l’analogie, avec une culture très approfondie, l’auteur reconstruit l’histoire à partir d’un puzzle qu’il a lui même dessiné. L’homosexualité latente de la Mort à Venise de Thomas Mann  prépare, dès le prologue, la rencontre de Diaghilev et Nijinski. Le ballet sert de lien avec un Guillaume II efféminé, qui regarde danser ses austères et princiers compagnons d’armes en tutu. Il devient une danse de mort dans les tranchées, parmi les obus, et resurgit dans le final hitlérien. Amalgamant tous les mouvements d’avant-garde dans une même vision, leur faisant partager les mêmes valeurs, l’auteur ne tient nullement compte du fait que le futurisme italien et l’expressionnisme allemand avaient des idéologies politiques radicalement opposées, que le nihilisme du mouvement Dada était un cri de révolte contre la glorification de la guerre. Il ne dit pas un mot des courants révolutionnaires, de la situation sociale, de ses conflits, de ses luttes, de sa misère. A partir de quelques exemples arbitrairement choisis, il en tire une vision éminemment subjective et fragile. Il est facile de citer les romans de Jünger comme exemple d’esthétisation de la guerre.  Et que dire d’Ernst Bloch, de Bertolt Brecht, d’Ernst Toller, de Fritz von Unruh, de Georg Kaiser, d’Erwin Piscator? A partir d’une intuition essentielle, l’esthétisation de la politique par les nazis comme oeuvre d’art totale, il esthétise le national-socialisme pour faire de Hitler un produit monstrueux de la modernité et de son esthétisme. Comme si un poème futuriste et une grenade qui éclate étaient deux produits identiques de la technique et de la modernité.

Sur le plan historique, ce lien établi entre le national-socialisme et les mouvements artistiques des années 20 est rigoureusement indéfendable. C’est par un retour au classicisme, aux valeurs du terroir que se définit le kitsch nazi, et non par rapport à la modernité. L’usage, la mystique qu’ils firent de la technique est infiniment plus complexe. Comment ne pas regretter que, parmi les tableaux que nous brosse l’auteur, ne figure pas l’évocation de ces nuits de mai 1933 où l’on détruisit par le feu, en Allemagne, les livres, les toiles qui incarnaient l’art moderne, de ces expositions où ces dernières figuraient aux côtés de productions de malades mentaux ? Comment affirmer que la plupart des intellectuels et des artistes soutinrent le Troisième Reich à l’exception des juifs et de ceux qui étaient économiquement menacés, alors que c’est tout un pays qui fut abandonné par ses poètes et ses écrivains et que les figures réellement importantes qui se compromirent avec le régime furent si peu nombreuses ? L’auteur ne peut étayer sa démonstration qu’au prix de distorsions profondes de la vérité historique, en présentant Ernst Jünger et Richard Strauss comme des partisans enthousiastes du national-socialisme – ce qu’ils ne furent pas, même à ses débuts, – en omettant de préciser que l’école de la danse expressionniste de Mary Wigman fut fermée, que les poèmes de Gottfried Benn comme les toiles d’Emil Nolde, malgré le ralliement de leurs auteurs au national-socialisme, furent qualifiées de « bolchevisme culturel  » et d’ » art dégénéré « .


wigman.jpg
                                     Mary Wigman

Aussi brillant et séduisant que soit cet essai, son goût pour la provocation et le paradoxe ne peut que susciter la méfiance : en esthétisant le national-socialisme et en en faisant un simple  » modernisme réactionnaire « , ultime avatar d’une révolte anti-bourgeoise et d’un désir de vie animant une génération qui vit ses rêves et ses utopies écrasés par l’histoire, en voyant en lui l’ultime explosion qui s’est échappée de la boîte de Pandore que les mouvements de révolte artistique et de contestation du début du siècle ont ouverte, il risque de contribuer à sa dangereuse banalisation.

Jean-Michel PALMIER.

Modris Eksteins, le Sacre du printemps. La grande guerre et la naissance de l’époque moderne, traduit de l’anglais par Martine Leroy-Battisteli, Plon, Paris, 1991, 413 pages.

Les fils de mai et Marcuse; un livre de J-M Palmier.

Jeudi 11 novembre 2010

Politique Hebdo N° 116 du  21 au 27 février  1974. 

Les fils de Mai et Marcuse; un livre de J-M Palmier : Marcuse et la Nouvelle Gauche.
Par Christian Limousin

marcuseetlanouvellegauche.jpg

Dans sa Réponse à John Lewis, Althusser affirme que  » faire de la philosophie, c’est faire de la politique dans la théorie » (p. 11), et que,  » la philosophie est, en dernière instance, lutte de classe dans la théorie » (p. 11).

La théorie, Marcuse l’abandonna très vite. L’un des mérites de l’ouvrage de Palmier, c’est de montrer comment Marcuse s’est arraché de l’école phénoménologique (Husserl, Heidegger), de montrer que c’est à partir de sa thèse même (L’Ontologie de Hegel et sa théorie de l’historicité), réalisée cependant sous la direction de Heidegger, que s’enracine son projet de « philosophie concrète ». Pour Marcuse, dès cette époque-là, « aucune philosophie n’a de sens si elle ne cherche pas à transformer l’existence humaine, à vaincre sa misère et à lui donner une nouvelle plénitude », , écrit Palmier. Dans cette perspective, le retour à Hegel a un sens précis : la philosophie est « pensée négative », c’est à dire qu’elle doit essayer d’être la critique et la négation de l’ordre existant. Le Hegel de Marcuse n’a rien à voir avec le philosophe du Système et de la Raison triomphante: c’est celui qui a mis à jour une pensée dialectique, critique et négative. Dès lors, il faut regarder le monde : la philosophie, la pensée y rejoignent la politique.

marcuse.jpg
Herbert Marcuse

L’ »Ecole de Francfort » ( Marcuse, Adorno, Fromm, Benjamin, Horkheimer) essaiera de réaliser « ce programme », mais ses membres seront tôt dispersés par le nazisme victorieux. Ce n’est pas la théorie, en effet, qui arrêta la peste brune, ni le massacre atomique, ni les interventions soviétiques en Hongrie et en Tchécoslovaquie…Installé désormais aux USA, Marcuse y questionnera aussi bien le marxisme soviétique (exposant à cette occasion sa thèse célèbre selon laquelle  » les partis communistes sont les héritiers historiques des partis sociaux-démocrates d’avant-guerre. ») la « société unidimensionnelle », que le mouvement hippy ou le phénomène du rock and roll…L’avenir de la philosophie n’est pas selon Marcuse dans le théoricisme, pas plus que dans une mutation scientifique. Il s’agit seulement d’utiliser les « sciences humaines » (pour Marcuse essentiellement la psychanalyse et la sociologie), afin de transformer la vie quotidienne et de réaliser ainsi l’histoire ou la fin de l’histoire.

Qui révise ?

Ce qu’ »oublie » par exemple Catherine B. Clément dans son bref exposé des thèses de Marcuse, c’est l’état de la civilisation. Marcuse est peut-être « un idéaliste » (L’accusation est de C. Clément), mais il regarde le monde où nous vivons et dit : Freud a montré dans L’Avenir d’une illusion, dans Malaise dans la civilisation, etc, que la fonction de la société est de réprimer les pulsions (la libido). Or ce que nous constatons avec effarement c’est que la répression est d’autant plus forte qu’elle est devenue inutile. Est-il possible cependant d’envisager une culture non répressive, une civilisation de l’épanouissement et du bonheur ?

Ce que les « révisionnistes » ont refusé violemment de voir jusqu’alors, Palmier le leur montre longuement : la méthode de Marcuse consiste, dans un premier temps, à confronter les théories freudienne et marxiste avec « les réalisations de la civilisation moderne » qui « semblent créer les conditions préalables à l’élaboration progressive de la répression « . Il y a de plus en plus de répression alors que, dans la situation technologique actuelle, il devrait y en avoir de moins en moins. Pourquoi ? Eros et civilisation, l’Homme unidimensionnel tentent de répondre à cette question. Et c’est cette tentative qui explique ce qui a été, longtemps, un refus de lire Marcuse. Embarassé de préventions théoriques, « ils  » ne lui pardonnent pas d’abandonner la théorie.

hlefebvre.jpg
Henri Lefebvre

Palmier est aussi « un élève » de Lefebvre et, dans son livre, il ne l’a pas oublié. Pour lui « la critique de la vie quotidienne », de l’aliénation quotidienne, est partie intégrante du marxisme.  » Comment ignorer, écrit-il, la dimension essentiellement critique à l’égard de la vie quotidienne qui caractérise tant de textes de Marx – des articles sur le ramassage du bois mort dans les forêts allemandes aux analyses d’Engels sur les métamorphoses de la ville moderne dans La situation des classes laborieuses en Angleterre, sans omettre les pages du Capital sur la marchandise et la réification des rapports quotidiens, de l’étude des Mystères de Paris dans La Sainte Famille à l’analyse de la famille et des rapports bourgeois du Manifeste communiste « . Ce qui caractérise cependant la « nouvelle gauche », c’est la part de plus en plus grande qu’elle accorde à cette critique dans ses analyses, ses textes, ses luttes. Désordre des villes – quand ce n’est pas l’ordure des bidonvilles de Nanterre où d’ailleurs – où, entre la publicité agressive et l’ennui que renvoie inlassablement le béton, ne peut naître que la révolte. Univers de violence.

L’urgence de vivre

Ici le ton de Palmier a quelque chose d’épique, mais cela sonne vrai : « Comment s’étonner que, dans une telle déchéance, la vie soit de moins en moins respectée par la société et que la révolution s’identifie à une certaine rage de la vie ? Même déchiquetée, en lambeaux, sanglante et couverte d’ordures, la vie – celle qui grelotte dans les villes, sur les pavés, dans les cafés et dans les gares – demeure la plus grande force capable de susciter une nouvelle opposition révolutionnaire et d’engendrer des institutions différentes. Par-delà les illusions, les rêves et les espoirs sans lendemain, il reste à élaborer, impitoyablement, une critique politique de la vie quotidienne, à enrager la passion de la vie, chez ceux qu’elle anime encore « . Le révolutionnaire reste avant tout celui qui veut « changer la vie « .

palmiersur.jpg

Palmier montre bien en quoi les « marginaux » sont capables d’ouvrir les brèches susceptibles d’amener une crise dans le système capitaliste. Il suffit d’une analyse un peu sérieuse de mai 1968 pour s’en rendre compte. Une révolte d’étudiants peut se transformer – en certaines conditions – en mouvement révolutionnaire. Les « fronts secondaires » ne sont donc pas à négliger, et ce n’est pas dans Politique Hebdo que nous contredirons Palmier. Cependant, il ne s’agit nullement d’exalter la violence des blousons noirs, des Hell’s Angels américains, mais de comprendre de quel malaise ils témoignent et de voir comment cette violence sauvage pourra peut-être un jour rejoindre la violence politique, l’inévitable violence révolutionnaire.

Ce que veut le « blouson noir » c’est vivre différemment, or « quiconque n’a pas la passion de la vie, quiconque est prêt à mourir pour sa cause sans même la vivre, n’est pas un révolutionnaire. La prise de conscience politique commence dès que s’achève l’acceptation de l’aliénation et s’affirme le goût sauvage de la liberté. Quiconque commence à vouloir construire ses rêves dans sa vie comme il les fait et défait la nuit les brisant le jour venu, entrevoit le chemin qui le conduira hors de sa prison « .

Lutter partout, sur tous les fronts. Faire une, deux, dix brèches dans le système existant, dans l’ordre établi. Ce n’est pas la théorie qui nous le dit, mais l’urgence de vivre.

Christian LIMOUSIN.

L’Ami des Nègres de Tabori et le Métro fantôme de Le Roi Jones

Dimanche 7 novembre 2010

BARAKA joue les fantômes au bar du site Artamis
 » Le spectacle Le métro fantôme perche à l’Etage, un bar du site Artamis qui plaît par son vieux plancher de bois, son comptoir peint en rouge et ses sièges dépareillés.
Une atmosphère très Off avec en plus la surprise de se trouver assis à côté de l’un des comédiens sirotant un scotch sans se faire remarquer. Il participe avec trois autres à cette création  en français d’une pièce de l’auteur noir américain BARAKA, autrefois connu sous le nom de Le Roi Jones.  Auteur à trente ans de Blues People, ouvrage historique sur le peuple afro-américain à travers sa musique, LeRoi Jones devient Amiri Baraka au milieu des années 60, après l’assasinat de Malcom X et les débuts du Black Arts Mouvement. Au cours du monologue de Clay, dans le
Métro fantôme, le nom de Bessie Smith est prononcé, assorti de vérités sur l’affirmation noire par la musique. Le comédien cubain francophone Hector Manuel Perez Brito joue Clay, face à une provocante Lula, incarnée par Cathy James Emmanuelle. Cette actrice passée par le Teatro Malandro d’Omar Porras est ici la femme blanche qui cherche à allumer un  » jeune noir tout à fait comme il faut. C’est au fond ce qu’elle lui reproche le plus.  Elle ne l’accepte pas dans le rôle du sage étudiant calqué sur sur le bon genre anglo-saxon. Elle veut le faire sortir de ses gonds et n’obtient à la fin qu’un  violent discours fort intelligent dicté par les convictions d’Amiri Baraka. Dans ce lieu, avec ces comédiens là, le Métro fantôme laisse le souvenir d’un vaisseau dans la nuit. »

La Tribune de Genève du jeudi 1er avril 2004 – Benjamin Chaix

 Article paru dans Politique Hebdo du 22 février 1973

Deux pièces actuellement jouées au théâtre Récamier, l’Ami des Nègres,de Tabori et le Métro fantôme, de Le Roi Jones, méritent d’être signalées pour leur valeur politique et artistique, admirablement renforcée par la mise en scène de R. Goldsby. Ce qu’elles nous montrent, sur la scène, dans la salle, pendant le spectacle et au cours du débat qui lui fait suite, c’est l’étonnante dialectique de la peur et de la culpabilité qui assaille la psychologie du Blanc américain. Deux pièces au vitriol et dont on ne ressort pas intact.

L’Ami des nègres, c’est un Blanc, un libéral qui habite à la frontière, entre New York et Harlem. Il vit seul avec sa chienne, Polly, un berger allemand racé, d’origine viennoise, qui s’ennuie à New York et se plaint de la vulgarité qui l’entoure. Ce Blanc et sa chienne forment un étrange couple. Les reproches qu’il lui adresse ne sont pas sans évoquer ceux qu’il pourrait adresser à sa femme et la chienne se comporte avec lui comme le ferait une maîtresse – adoration, jalousie, respect, soumission. L’ennui, c’est qu’il est entrain de devenir fou, empoisonné par le racisme et la peur. Dans son quartier, les Blancs se sont armés contre les noirs et ont acheté des chiens policiers. Lorsqu’éclatent les émeutes, les policiers entrent dans le ghetto, retenant à peine des monstres écumants, prêts à bondir à la gorge des Noirs. Alors, on les imite. Les Noirs qui traversent le quartier lisent sur la gueule des chiens la haine que portent en eux les Blancs. Polly non plus n’aime pas les Noirs. Elle a été contaminée elle aussi par le racisme.

Le Blanc voudrait aimer les Nègres, mais il n’arrive pas à vaincre la peur qui l’assaille lorsqu’il les voit passer dans la rue. Son étonnant monologue/dialogue avec les chiens est une sorte de Plaidoyer d’un fou. Chaque phrase se retourne et exprime un sens contradictoire: il veut se séparer du chien qui hait les Noirs et leur montre les dents, mais il commande au chien de les mordre. Lorsque le chien lui dit qu’il les a mordus, il veut le tuer.

Cette chienne qui n’a rien fait que prendre les habitudes des hommes blancs, cette chienne qui est prête à le suivre jusqu’au bout, cette chienne qui n’est que le pâle reflet du racisme et de la peur qu’il a en lui, il la tue froidement tandis qu’elle lui rappelle les plus beaux moments de leur vie. Elle meurt à ses pieds, et lui n’a plus qu’à aller montrer aux Noirs son cadavre : il l’a tuée, pour montrer qu’il était l’Ami des Nègres, qu’il ne fallait pas lui faire peur car il avait sacrifié pour eux ce chien.

La pièce de Le Roi Jones, Le Métro fantôme, est trop connue pour qu’on en parle longuement. C’est l’histoire d’une rencontre manquée : celle de Lulla et de Clay. Elle est blanche, blonde, provocante. Il est noir, jeune, ne demandant rien à personne sinon qu’on lui fiche la paix. Il l’a regardée à peine, mais elle l’accuse d’avoir regardé ses fesses avec insistance. Elle le provoque car il n’est pour elle qu’un animal sexuel, et n’arrive pas à voir en lui un homme : c’est un Nègre, un être sur lequel on projette ses fantasmes et son mépris. Elle est prête à coucher avec lui en tant que mâle, mais elle le méprise en tant qu’individu. Elle l’embrasse et le hait, le caresse et l’insulte. Ce dialogue d’une concision et d’une violence extraordinaire fait voler en éclats toutes les images du racisme sournois.

Ces deux pièces, admirablement jouées par Chantal Darget, Georges Staquet et Greg Germain, malgré leur violence ont quelque chose de rassurant. D’abord, ce sont des oeuvres, un spectacle. Aucune femme ne s’identifie à Lulla et aucun  homme n’acceptera de se reconnaître sous les traits du libéral Ami des Nègres : on laisse aux Américains le privilège de cette violence dans le racisme. Mais la pièce est suivie d’un débat, débat avec les acteurs qui donnent à ce spectacle une valeur particulière.

Bien sûr, en France, les « Nègres », on ne les déteste pas. Bien sûr, en France, on n’est pas aussi raciste. On invite même les chefs d’État africains et on les aide. Mais déjà, la discussion devient moins calme lorsque l’acteur noir demande au public s’il est bien sûr d’être étranger à toutes les formes de racisme à l’égard des Noirs. Combien de bons Français, pacifiques et même progressistes, n’aimeraient pas voir leur fille épouser un Noir ou se trouvent choqués quand un Noir et une Blanche s’embrassent dans le métro ? Greg Germain – Clay – raconte que lorsqu’il demande son chemin, à Paris, on lui répond gentiment : « Toi, y en a qu’à passer pa’ là « . Et le paternalisme, le néo-colonialisme, l’appui accordé à la bourgeoisie noire ne sont-ils pas des formes de racisme ? La discussion devient plus animée encore lorsque l’on parle du Black Power et des Panthères Noires. Certains spectateurs anti-racistes insistent : l’amour et la compréhension mutuelle, voilà la solution. A bas les extrémistes ! Les Noirs ne sont-ils pas racistes ?

Récemment, un étudiant noir en Arts plastiques m’a raconté une anecdote édifiante : aux Beaux-Arts, dans une ville de province, il a posé comme modèle: les étudiants n’ont pas réussi à le dessiner. Ils ont dessiné un nègre, simplement, un nègre avec des cheveux crépus et des lèvres démesurément charnues, mais il n’a pu retrouver, dans tous les dessins, la moindre ressemblance avec son visage, son sourire, ses yeux. C’est la plus sournoise marque de racisme que l’on puisse relever, la plus terrible, car on ne peut même pas la maîtriser.

Jean-Michel PALMIER

Le Métro fantôme Un article de Wikipédia, l’encyclopédie libre.

Le Métro fantôme (Dutchman) est une pièce de théâtre écrite par Amiri Baraka sous le nom de plume de LeRoi Jones. Elle a obtenu en 1964, à New York, l’Obie Award, récompense décernée à la meilleure pièce de l’année et a rallié à Paris la quasi-unanimité de la critique.
Histoire [modifier]
C’est, dans l’obscurité ferraillante d’un tunnel de métro new-yorkais, une nouvelle traversée du Vaisseau fantôme de Richard Wagner.
Ce qui suit dévoile des moments clés de l’intrigue.
Clay, le noir, en est le nocher, condamné lui aussi à errer jusqu’au jour où il sera délivré par l’amour : la Senta de ce Daland noir est blanche et de leur rencontre dépendra, un instant, la rédemption du jeune homme. Cela n’aura, bien sûr, pas de suite. Le petit-bourgeois noir va singer les blancs, très mal, devant une fausse intellectuelle blanche, qui singera les noirs plus mal encore. En s’inversant, l’incompatibilité s’aggravera et, mettant fin au simulacre, Clay redeviendra un noir à part entière pour choisir la révolte.
Adaptation cinématographique [modifier]

La pièce a été adaptée au cinéma, en 1967, sous le titre Dutchman, dans une réalisation d’Anthony Harvey sur un scénario de LeRoi Jones, avec Shirley Knight et Al Freeman Jr. dans les rôles principaux. Shirley Knight a été récompensée, lors de la Mostra de Venise 1967, par la coupe Volpi d’interprétation féminine.

Le film, tourné en anglais avec des capitaux britanniques, n’a semble-t-il jamais été distribué dans une version française.

Lettres d’exilés

Dimanche 7 novembre 2010

Agone N°4

 agonen4.jpg

1erjuin 1991

« Correspondances »

Lettres d’exilés

Jean-Michel PALMIER.

Lettres d’exilés

Pour Laure

Ils furent des centaines, des milliers d’écrivains, de militants, d’hommes anonymes à fuir  en 1933 la dictature nazie. Ils choisirent l’exil,non parce que leurs vies étaient seulement en danger – même si c’était souvent le cas – mais parce qu’ils ne reconnaissaient plus dans le régime qui légalisait la terreur et la barbarie, leur patrie, parce que l’Allemagne, le pays qualifié traditionnellement de pays « des poètes et des penseurs  » (Dichter und Denker) était devenu, selon le mot de Karl Krauss, celui  » des juges et des bourreaux  » (Richter und Henker). Célèbres ou non, socialistes, communistes, républicains, pacifistes, croyants ou athées, ils sauvèrent l’honneur de l’Allemagne en refusant de partager la honte de la soumission à la barbarie. Ils furent, selon le mot d’Heinrich Mann,  » la meilleure Allemagne  » (Das bessere Deutschland).

La plupart ne croyait guère à la durée du régime, pas plus qu’ils n’avaient imaginé dans les années 20-30 que Hitler pourrait parvenir au pouvoir et s’y maintenir. Brecht a exprimé dramatiquement cette illusion de ceux qui vécurent d’espoir, lorsque dans un poème, il s’écrie :  » ne plantes pas de clou au mur, c’est demain que tu rentreras chez toi. N’apprends pas de langue étrangère, c’est dans ta propre langue qu’on te rappellera « . Aussi la plupart choisirent-ils en 1933 de demeurer dans les pays limitrophes ou peu éloignés du Reich, en Tchécoslovaquie, en Hollande, en Suède, en Norvège, En URSS, en France – L’Autriche avec son régime clérical fasciste, qui se déchaîna contre Stefan Zweig après l’écrasement du Schutzbund social – démocrate, était peu indiquée comme lieu d’asile et la Suisse fera preuve à leur égard d’une rare inhumanité. Mais l’Europe avec les victoires hitlériennes devint une peau de chagrin et en 1940, les Etats-Unis, le Mexique constituèrent leur unique espoir. Beaucoup étaient prêts à gagner Shanghaï ou Saint Domingue pourvu qu’un bateau les y conduise et qu’on les accepta sans visa.

De 1933 à 1945, ils tentèrent de préserver la tradition démocratique de la culture allemande, de faire de la littérature, du théâtre, du cabaret ou du cinéma, autant de moyens d’action antifascistes. Pendant longtemps ignorées, leurs œuvres nous sont à présent restituées. Elles constituent une catégorie spécifique de l’histoire de la littérature sous le titre d’Exiliteratur. Mais si Thomas Mann a pu dire avec quelque exagération, que tous les livres publiés en Allemagne sous le troisième Reich avaient des traces de sang dans leurs pages, les œuvres publiées en exil sont incompréhensibles sans leur poids de souffrance. Ces souffrances, ce sont le plus souvent les journaux intimes, les lettres écrites en exil qui nous les révèlent, et on pourrait inclure la correspondance des exilés parmi les genres qui constituent la littérature en exil, au même titre que le roman historique ou le théâtre antifasciste.

Pourquoi tant de lettres d’exilés ? Dans son anthologie publiée en 1964, Deutsche Literatur im Exil, Hermann Kersten affirmait qu’éditer des lettres d’exilés, c’était partir une nouvelle fois en exil et s’asseoir à table avec les morts. Il précisait que les quelques centaines de milliers qu’il publiait ne constituaient qu’une infime partie des milliers qu’il avait écrites et reçues, et que la somme des lettres rédigées en exil dépassait le million. L’historien de la littérature de l’exil, qui doit puiser dans ces sources, se heurte à des difficultés considérables. Bien peu ont été préservées. Ces lettres – analyses politiques, récits des péripéties de l’exil – ont rarement été conservées. Leurs auteurs les détruisirent souvent, sauf lorsqu’il s’agissait d’écrivains célèbres comme Feuchtwanger ou Thomas Mann, les abandonnèrent derrière eux, lorsqu’ils devaient changer de pays – plus souvent que de souliers, écrit Brecht – enfin, beaucoup furent détruites par la Gestapo. Leur survie jusqu’à nous tient du miracle ou de hasards prodigieux. L’un des exemples les plus étonnants nous est fourni par l’histoire de la correspondance entre Scholem et Benjamin. Longtemps considérées comme perdues, les lettres de Scholem que possédait Benjamin dans son appartement parisien furent confisquées par la Gestapo et envoyées à Berlin avec les archives d’un journal antifasciste. Bien que l’ordre ait été donné de détruire ces archives vers la fin de la guerre, il ne fut pas exécuté. Récupérées par l’armée soviétique et données à la R.D.A., ce n’est que par hasard que Scholem apprit leur existence et il lui fallut plusieurs années pour pouvoir les consulter. En exil, bien peu d’écrivains gardaient le double de leur correspondance ou étaient en mesure d’archiver les lettres qui leur étaient adressées. Celles qui ne figurent pas dans les éditions officielles en R.D.A. ou en R.F.A. sont parfois encore aux mains des héritiers, et leur repérage tient souvent du travail de détective. J’ai eu l’occasion de lire la correspondance de Piscator avec Brecht, Walter Mehring, E. Toller et George Grozs en la découvrant presque par hasard dans un vieux carton chez Maria Piscator à New-York. Souvent ces lettres ont été détruites comme documents sans importance après la mort des émigrés. Pour les inédites, la plupart de celles qui ont survécu sont conservées à la Freiheits-Bibliothek de Francfort et à l’Akademie der Künste de Berlin, mais aussi à Marbach.

Pourquoi tant de lettres ? D’abord parce que leurs auteurs sont seuls, souvent désespérés et qu’ils tentent de recréer l’illusion d’une communauté. En les éloignant de l’Allemagne les uns des autres, l’exil les a parfois involontairement rapprochés. Si Thomas Mann et Feuchtwanger ne se connurent jamais à Munich où ils résidaient tous les deux, ils se fréquenteront en Californie. Les lieux de rencontre, avant 1933, c’était les cafés, les théâtres, les salles de rédaction des revues. C’était les capitales. Les vrais européens – à l’époque où cela existait, – et où on en éprouvait pas le besoin d’en parler, alors qu’aujourd’hui, ce lieu médiatico-politique ne désigne plus rien – c’était ces hommes que Stefan Zweig évoque admirablement dans son autobiographie Le monde d’hier Ils se sentaient chez eux à Vienne, à Prague, à Budapest, à Berlin, à Trieste ou à Paris. Ils considéraient que tout européen a deux patries, la sienne et la France. Si beaucoup ignoraient l’anglais – mais quel besoin avait-on alors de l’apprendre ? – ils parlaient souvent le français, manifestaient une prodigieuse curiosité intellectuelle pour le dernier opéra monté à Vienne, la dernière exposition de peinture parisienne, les derniers romans qui marquaient la vie littéraire en Italie ou en Suède. C’est dans cette catégorie que je placerai les noms de Stefan Zweig, Thomas Mann, Walter Benjamin, Hermann Broch, Elias Canetti et Manes Sperber.

Hitler a détruit tout cela. Ceux qui incarnaient l’élite des intellectuels des pays de langue allemande n’étaient plus, selon le langage des fonctionnaires que des réfugiés d’origine allemande, autrichienne, tchèque ou des apatrides, de malheureuses Cassandre que personne ne voulait écouter, des hommes suspects, sans papiers valables, sans travail, rejetés par leur pays, des individus que Goebbels désignait comme des  » cadavres en sursis  ».

Ecrire des lettres en exil, cela veut dire :  » Je suis là, je ne suis pas mort, ne m’oubliez pas  ». Dispersés aux quatre coins de l’Europe, privés de leurs lieux de  rencontre habituels, d’informations réelles sur leurs collègues – ceux qui vivent encore en Allemagne, ceux qui ont émigrés – les lettres tiennent lieu de liens vivants et de lecture. C’est en écrivant qu’ils se retrouvent. Ce lien de la correspondance était d’autant plus important qu’ils ignoraient souvent tout de leurs destins réciproques. Klaus Mann dans son roman Le volcan a eu recours à cette figure de l’ange de l’émigration qui montre à chacun ce que sont devenus les autres. Mais pour eux, le ciel était vide. Abandonnés dans de petits hôtels à Prague, Amsterdam, Paris ou ailleurs, écrire des lettres, c’était montrer qu’ils étaient vivants, prêts à continuer le combat.

La fréquence de leurs échanges épistolaires s’expliquent naturellement par le besoin de resserrer leurs liens, de se concerter, de se tenir au courant des combats de l’émigration, de la réalité de l’Allemagne hitlérienne, de leurs destins mutuels. Privés de public et souvent d’éditeurs, c’est à leurs amis qu’ils faisaient part de leurs projets littéraires, envoyaient leurs textes. La correspondance était le miroir de leurs espoirs quotidiens et de leurs désillusions, de leurs pauvres joies et de leurs profondes tristesses. Un moyen de s’encourager, de se rassurer, de quêter un peu d’espoir pour continuer à vivre. L’émigration est devenue la nouvelle famille des exilés. Souvent, ils n’avaient plus aucun rapport direct avec leur ancienne famille, leurs amis restés en Allemagne. Ils étaient ulcérés de voir la lâcheté et l’aveuglement dont faisaient preuve certains d’entre eux face au nouveau régime. C’est le sens de la très belle lettre qu’écrivit Klaus Mann, du Lavandou, à Gottfried Benn, des allusions de Thomas Mann au comportement de Gerhart Hauptmann. Et que dire de Piscator dont le frère se compromit avec les nazis, alors que lui-même avait été condamné à mort par le régime ; de Gustav Regler, le combattant des brigades internationales, qui chaque année écrivit symboliquement une lettre à son fils pour son anniversaire, alors que celui-ci combattait dans l’armée hitlérienne.

Ecrire des lettres, c’était aussi la possibilité de garder un contact avec la langue allemande, alors qu’ils vivaient le fait d’être allemands avec un sentiment de honte, qu’ils craignaient de passer devant une ambassade arborant le drapeau à croix gammée. Dans ses Dialogues d’exilés, Brecht évoque ces émigrés qui lisent les journaux allemands dans les halls des gares, se rencontrent dans les cafés, n’osent parler allemand en public. Plus tard, à New-York, certains n’hésiteront pas à traverser toute la ville à pied pour converser avec un portier d’hôtel qui avait l’accent de leur province.

Qui écrit à qui ? Ce sont les écrivains – comment s’en étonner ? – qui écrivent le plus de lettres en exil. Ils tentent de renouer entre eux les liens que l’exil a brisés. Rapidement, ceux qui recevront le plus de lettres sont ceux qui jouent un rôle particulier au sein de l’émigration. Les plus célèbres parce qu’ils ont des contacts avec les autorités du pays où ils se sont réfugiés, disposent d’un important crédit intellectuel, parce qu’ils sont en relation avec des éditeurs, dirigent une revue, peuvent placer un article avec un mot de recommandation ou sont actifs dans des comités de secours. Rien d’étonnant à ce que Thomas ou Heinrich Mann, L. Feuchtwanger, Hermann Kersten, Hermann Broch, Stefan Zweig figurent parmi les destinataires les plus fréquents.Toute la tragédie de l’émigration se reflète au miroir de cette correspondance.

En 1933, les premières lettres racontent comment ils quittèrent l’Allemagne, ce qu’ils ont pu emporter – souvent bien peu de choses. Mann un parapluie, Döblin son pardessus et une petite valise qu’il ne pouvait jamais fermer tout seul. C’est avec un profond chagrin qu’ils ont laissé derrière eux leur famille qui ne les rejoindra que plus tard, leurs manuscrits et leur bibliothèque. En toute modestie, le critique berlinois Alfred Kerr se demande comment va survivre le théâtre allemand sans lui. Egon Erwin Kisch qui est parvenu à expédier ses caisses de livres chez sa mère à Prague, songe avec tristesse qu’il n’a pu emporter son chat et que celui-ci risque de subir une éducation national-socialiste. A la joie d’avoir échappé à Hitler, en quittant souvent leur patrie au péril de leur vie s’ajoute l’angoisse du lendemain. Viennent ensuite les premières interrogations : le dépaysement, la rencontre avec un univers culturel et linguistique étranger, les problèmes de logement, l’argent, l’interrogation sur le destin des autres. Très rapidement les lettres prennent- même chez les auteurs les moins engagés – un tour politique et théorique. On s’interroge sur les chances de voir le Reich s’effondrer bientôt. Intoxiqués par l’espoir, ils interprètent le moindre signe comme l’annonce de l’essoufflement du régime. Chaque rumeur devient une vérité. Toute la correspondance – comme les textes théoriques d’Heinrich Mann – illustre cette foi invincible que la barbarie ne saurait durer, qu’on ne peut la laisser s’étendre.

Séparés par leurs idées politiques, leurs positions esthétiques, les émigrés le sont aussi par leurs situations matérielles. Et c’est en lisant ces correspondances, le récit des tracas quotidiens pour savoir comment trouver une chambre d’hôtel, l’aide d’un comité de secours, que l’on réalise tout ce qui les sépare. Les plus célèbres peuvent continuer une vie relativement à l’abri du besoin tel Thomas Mann, L. Feuchtwanger, S. Zweig. Beaucoup d’autres – Döblin, H. Mann – connaîtront la misère et vivront de la générosité des autres et des comités. Beaucoup – comme Walter Benjamin – seront réduits à la plus extrême pauvreté. C’est dans les lettres aussi que s’affirme le sens qu’ils donnent à l’exil. Après le traumatisme qu’il représente, ils tentent d’en dégager le sens positif. Ils ont quitté l’Allemagne, ont tout laissé derrière eux. Mais ils ont emporté l’essentiel : la culture et la langue allemande. Ils sont décidés à préserver cet héritage envers et contre tout, à en faire une arme contre la dictature. Les lettres reflètent non seulement le tragique individuel, mais les espoirs, les rares victoires qu’ils vont remporter : la libération des principaux accusés de l’incendie du Reichstag avec la publication du livre brun de Willi Münzenberg, la circulation de réelles informations sur la terreur nazie, la naissance de la bibliothèque allemande libre à Paris, la création des premières revues, des éditions d’Amsterdam, le congrès pour la défense de la culture de 1935, le Front Populaire et la guerre d’Espagne. Ils s’entretiennent mutuellement de leurs travaux littéraires, de leurs projets, de leurs espoirs. Mais aussi de leur vie à jamais brisée. Je songe à certaines lettres de Joseph Roth qui se suicidait lentement à Paris, à l’alcool, aux derniers messages d’Ernst Toller qui se pendit dans son hôtel de New-York, à la lettre de Tucholsky à Arnold Zweig par laquelle il justifie son refus de se considérer comme un représentant de la « véritable Allemagne », car celle-ci pour lui n’est qu’un mythe ; l’Allemagne, la vraie, c’est celle que domine Hitler, où demain les enfants seront nazis. Je pense aussi aux dernières lettres de Stefan Zweig à son ex-femme Friderike, où il évoque ses accès de dépression, son pessimisme, sa certitude que le monde où il était heureux de vivre et de travailler est mort à jamais.

lionfeuchtwanger.jpg

Mais à côté de correspondances exemplaires où se lit la maturation d’une œuvre nouvelle et une évolution politique, comme celle de Thomas Mann, dont le ralliement progressif à l’émigration ne se laisse pleinement percevoir qu’à travers la correspondance, combien de missives désespérées, de lettres où chacun évoque sa misère, ses désillusions et son désespoir. C’est le cas de la plupart des écrivains parmi les moins célèbres, les moins fortunés, de ceux qui ne parviennent plus à publier et de ces intellectuels indépendants comme Benjamin, que l’annonce maladroite que lui fit Horkheimer de la possibilité de la suppression de l’allocation que lui versait l’Institut faillit précipiter au suicide.

A partir de 1938, les correspondances reflètent avant tout l’angoisse par rapport à la situation européenne, la lâcheté des démocraties, la crainte de la guerre. La situation matérielle des émigrés, les multiples tracas juridiques dont ils sont l’objet, la détérioration croissante de leurs conditions de vie, et, ce qu’ils n’osent avouer que pudiquement, leur misère constituent souvent l’essentiel de leur correspondance. L’espoir qui marquait les lettres du début de l’exil, la certitude qu’il ne saurait durer, la foi dans la possibilité d’unir la résistance intérieure et la lutte de l’émigration font souvent place au découragement, au sentiment que chaque victoire d’Hitler restreint non seulement leur espace géographique, mais leur retire leurs raisons de vivre.

S’il fallait isoler, au sein de ces correspondances, les moments les plus dramatiques, je retiendrais, outre la description de l’apprentissage de la situation d’émigré, la période 1939-1940. Il n’est plus alors question de projets littéraires ou de lutte antifasciste, mais de chercher par tous les moyens à sauver sa vie. Thomas Mann, Hermann Kesten et tous ceux qui œuvraient dans les organisations de
secours sont assaillis d’appels de détresse pour obtenir un conseil, un visa, un peu d’argent, un
affidavit qui leur permettent de sortir du camp où on les avait internés comme  » citoyens ennemis  ». Toutes ces lettres sont des signaux de détresse.  » Obtenez-moi un visa pour les Etats-Unis ou je suis perdu «   ne cessent-ils de répéter.

Benjamin a admirablement exprimé cette situation bien avant 1933  lorsqu’il se définit comme un naufragé qui adresse des signaux de détresse, grimpé sur le mat, déjà fendu, d’une barque de sauvetage. A Marseille, ils guetteront un bateau, assiègeront les consulats, espérant jusqu’au bout qu’on ne les abandonnerait pas. Ceux qui ne pourront s’échapper à temps de la souricière seront livrés à la Gestapo en vertu de la convention d’armistice, certains se suicideront ou tenteront de quitter clandestinement la France.

La rencontre avec l’Amérique – du Nord ou du Sud – sera l’occasion de lettres surprenantes. A l’évocation de paysages nouveaux, de réalités nouvelles, à l’exotisme passager qui accompagnait la rencontre avec le Brésil, l’Argentine ou le Mexique, s’ajoutera l’angoisse de devoir vivre dans un univers qui leur était parfaitement étranger, parfois hostile et où ils se sentent de plus en plus seuls. Le confort matériel importe peu. Stefan Zweig, honoré, choyé, protégé se sentait encore plus seul et plus malheureux que Brecht en Californie. Si Thomas Mann peut décrire, dans sa correspondance, l’étendue de ses succès auprès du public américain, les lettres de son frère Heinrich évoquent la détresse qu’il connaît,  en vivant dans une semi-misère, dans la banlieue de Los Angeles avec une femme alcoolique et à moitié folle, celles de Döblin la stupidité de son travail aux studios de Hollywood. Quant à la correspondance de Schönberg, c’est souvent un cri de mépris contre un pays qui est la négation de ses idéaux culturels. La violence de sa rédaction n’a d’égal que  celle de Brecht dans ses lettres et de son Journal de travail ; Tout lui semble laid en Amérique, et tandis qu’il se rend au marché aux mensonges, avec son petit panier, il s’étonne en voyant un oranger qu’il n’y ait pas le pris indiqué dessus.

Ultime moment tragique de cette correspondance : la fin de la guerre. Si Thomas Mann se montre dur avec ses anciens compatriotes, il est entre-temps devenu américain, Stefan Zweig redoute de lire les journaux, Brecht réalise en écoutant les récits des bombardements sur les villes allemandes que ce sont leurs villes que l’on bombarde. Et lorsqu’ils retrouveront leur ancienne patrie en ruines, leurs lettres touchent au fantastique. A Berlin, à Dresde ou à Munich, ils ne parviennent plus à s’orienter dans les rues, à retrouver la maison où ils sont nés. Au début du IIIème Reich, prenant Dieu à témoin Hitler s’écriait «laissez-moi faire et dans quelques années vous ne reconnaitrez plus l’Allemagne ». Brecht remarque qu’effectivement, en 1945, elle ressemble à une eau-forte réalisée par Churchill, sur une idée d’Hitler. Le cercle de la correspondance va alors se fermer. Les émigrés reçoivent de nouveau des lettres de leurs parents qui ne leurs ont pas écrit depuis dix ans et qui à présent ils sollicitent l’envoi de vêtements et de café, eux qui ont « la chance d’être aux côtés des vainqueurs ». Les écrivains demeurés dans le Reich s’adressent aux émigrés pour leur demander des recommandations, certifiant qu’ils n’ont pas été des nazis, mais des  »  émigrés de l’intérieur  », des opposants déguisés. Ils attendaient de pouvoir arracher leurs masques et foncer sur l’adversaire. Mais finalement, ils n’en ont seulement pas eu le temps. Le Reich n’a pas duré assez longtemps. Alors, une dernière fois, les émigrés ressentiront l’amertume et le dégoût. En 1945, ils estiment qu’il n’y a pas de vainqueurs quand on voit le prix payé pour le renversement de l’hitlérisme. Ils sont mal vus. On leur reproche leur départ, d’avoir abandonné leur mère  »  Allemagne, mère blafarde  » (Deutschland, bleiche Mutter), s’écrit Brecht. Et Oscar Maria Graf écrira dans une de ses lettres, ces mots qui font mal :  » jusqu’alors ce n’était que la salle d’attente, c’est à présent que notre exil va commencer  ».

En lisant toutes ces lettres, on ne peut séparer le théorique du vécu, l’espoir du désespoir. L’exil fut un accélérateur politique. Il fit de poètes sans parti des militants, d’écrivains éloignés du communisme, des compagnons de route, des artisans du Front Populaire. Ce n’est pas seulement l’histoire et sa désagrégation qu’on lit dans ces lettres, mais celles de leur vie. Au début de mon travail sur l’exil antifasciste, j’étais surpris par le nombre d’écrivains qui se suicidèrent. Après l’avoir terminé, je m’étonnais qu’il n’y en ai pas eu plus. De 1933 à 1945, l’exil fut une tragédie jalonnée de tombes. Erika Mann a fait graver sur celle de son frère Klaus, ces admirables paroles  » Celui qui veut sauver sa vie la perdra « . 

Sauver quelque chose, quelque chose d’humain, quelque chose de la culture allemande, c’est ce à quoi s’employa aussi la forme même de la lettre. Et comment ne pas rendre ici hommage à cet extraordinaire épistolier que fut Walter Benjamin. La lettre fut l’un de ses modes d’expression favori. Toutes celles qu’il écrivit sont admirables. Elles portent, comme le souligne Adorno, la politesse de la distance. Et plus qu’aucun autre, il s’efforça de donner vie à un genre qui dès son époque était tombé en désuétude. Lettres essentielles où il évoque ses recherches sur son grand projet des Passages parisiens, pathétique où il décrit sa situation qui devient de jour en jour plus désespérée.

Par une étrange prémonition, Benjamin affirmait à Adorno que la « phrase stupéfiante » qu’il avait écrite lors de la mort d’Alban Berg :  » Il  a surpassé la négativité du monde avec le désespoir de son imagination «  le  » concernait directement  ». On trouverait difficilement une plus belle épitaphe à son œuvre.

Le désespoir, il en atteignit l’extrême limite lorsqu’il mit fin à ses jours en 1940, à la frontière espagnole, craignant d’être livré à la Gestapo, trop affaibli pour retourner sur ses pas. Pourtant l’exigence de rédemption irradie tous ses écrits, qu’ils s’attachent à la critique littéraire ou à la philosophie de l’histoire. Dans le recueil Allemands , une série de lettres, publié en 1936, et qu’Adorno qualifie de  » recours contre l’accélération catastrophique de l’histoire  » , il rassembla des écrits d’hommes célèbres ou non, incapables de vivre l’existence des autres. La tradition souterraine qu’il vénérait à travers Goethe, Kant ou Nietzsche était  la négation de la germanité sanguinaire exaltée par les nazis.  » IL ne voyait le salut que dans les choses réintégrées dans leur caractère profane, sans halo  » nébuleux  », note encore Adorno, qui souligne à juste titre le lien entre cet effort pour sauver quelque chose de la culture allemande et la méthodologie élaborée pour son étude sur le drame baroque. A leur manière, dans leur description parfois prosaïque de l’inadaptation au monde, elles trahissent la foi invincible dans l’espérance, même si, comme le dit Benjamin :  » les visages ravinés par le renoncement et pâlis par les larmes qui nous regardent à travers des lettres pareilles sont les témoins d’une objectivité qui n’a rien à envier à la nôtre  ».

Qu’il s’agisse de K.F. Zelter annonçant au chancelier Müller la mort de Goethe, de Johann Heinrich Kant, pasteur de village, rêvant de revoir son frère avant de mourir, de Hölderlin qui retrouve son pays natal après un voyage en France, de D. F. Strauss qui raconte la mort de Hegel emporté par l’épidémie de choléra, de Franz Overbeck, l’ami de Nietzsche, l’exhortant à devenir professeur d’allemand dans un lycée ou de Goethe lui-même, parlant de ses sentiments,  » dans le style des communiqués de chancellerie « , tous sont animés par ce laconisme et  » cette sobriété sacrée  » qu’évoquait Hölderlin.

Sans doute, comme l’écrit Adorno,  » l’utopie se réfugie-t-elle dans la honte amère de na pas avoir encore réussi  ». Pourtant leurs auteurs n’élèvent aucune protestation face au réel. Ils l’affrontent même s’ils en sortent vaincus. Si Benjamin réunit leurs lettres, c’est qu’il considère que la naïveté est  » condition et limite de l’humanité  ». En les publiant, il accomplit encore le geste du collectionneur. Ce n’est pas un hasard s’il évoque dans le commentaire de l’une d’entre elles  les chambres de poupée de l’époque Biedermeier, qu’il a vues au Musée du Louvre. Les espoirs révolutionnaires de Schiller, interrompus sur le théâtre de l’histoire l’amenèrent aussi à trouver  » certainement un asile dans ces salons bourgeois qui devaient ressembler à des chambres de poupées « . Le sauvetage de ces lettres – n’exprimait pas simplement la volonté politique de défendre l’héritage démocratique de l’  » ère des fondateurs  » face au nazisme. Il s’agissait plutôt, comme l’affirment ses Thèses sur la philosophie de l’histoire, d’écrire l’histoire  » du point de vue des vaincus  ».

Pourtant l’exigence de rédemption qui s’inscrit au cœur de sa foi messianique signifie que rien de ce qui fut illuminé par l’esprit n’est perdu à jamais. Le messie sauvera le monde aussi bien de l’injustice que de sa tristesse. Et peu d’hommes, en dehors de Kafka, ont simultanément exprimé la même nostalgie du bonheur et la même incapacité à l’atteindre.  »  Le bonheur que nous pourrions envier, écrit Benjamin, ne concerne plus que l’air que nous avons respiré, les hommes auxquels nous aurions pu parler, les femmes qui auraient pu se donner à nous. Autrement dit, l’image du bonheur inséparable de celle de la délivrance  » écrit-il dans la seconde de ses thèses. Déjà, dans Sens unique, il s’interrogeait:  »  Car qui peut dire de son existence davantage que ceci : il a traversé la vie de deux ou trois êtres aussi doucement et aussi intimement que la couleur du ciel  ». Si, comme il l’affirme,  » il existe une entente tacite entre les générations passées et la nôtre  », l’articulation complexe qu’il entrevoit entre le bonheur, la rédemption et la délivrance s’étend à toute l’histoire. Ce n’est qu’à son terme que celle-ci entrera pleinement en possession de son passé, que chaque instant vécu resplendira dans la lumière du dernier. La transfiguration de ce qui est figé, pétrifié dans le passé ou le mythique, prépare l’image d’un monde nouveau car  » irrécupérable est, en effet, toute image du passé qui menace de disparaître avec chaque instant présent qui, en elle, ne s’est pas reconnu visé  ». Au temps de la détresse, il appartenait aux poètes, pour Hölderlin, de rechercher les traces des dieux enfuis.  » Au matérialisme historique, ajoute Benjamin, il appartient de retenir fermement une image du passé telle qu’elle s’impose, sans qu’il le sache, au sujet historique à l’instant du péril.  » Benjamin précise que ce péril  » menace l’existence de la tradition comme ceux qui la reçoivent ». L’historien matérialiste n’a pas à faire revivre l’image du passé, échu au vainqueur comme butin. Il ne peut que l’éclairer, en révéler le sens. Par là, son travail renoue avec l’allégorèse du drame baroque, drame du deuil et de la tristesse, où l’émergence de la signification est étroitement associée à la mort. Sur le seuil du temps, il contemple l’histoire et ses ruines pour saisir dans  » l’à-présent, les échardes du messianique  ».

Sauver les choses de l’oubli, les œuvres de leur mortification, l’histoire et l’expérience humaine de leur dévastation fut l’exigence constante de Benjamin. La rettende Kritik présuppose ; jusque dans ses développements matérialistes, un rapport problématique à la théologie. Abolissant la séparation entre le religieux et le profane, Benjamin manifeste à l’égard de tout ce qui fut une exigence messianique. Sans elle, l’idée même de salut perdrait son sens. L’histoire comme la nature seront sauvées de leur tristesse même si l’allégorie demeure les mains vides. Dans ce qu’elle a toujours eu d’intempestif, de douloureux et d’imparfait, cette histoire s’inscrit, affirme-t-il à propos du Trauerspiel  » dans un visage et non dans une tête de mort  ». C’est en se consumant que l’œuvre devient flamme et vie. A la pourriture du temps qui marque toutes choses s’oppose la dialectique étrange qu’imagine Benjamin dans son essai sur Les affinités électives, entre  » la teneur chosale  » et la  » teneur de vérité  », qui découvre dans le passé le secret de sa survie. Ainsi l’éphémère ne saurait-il réellement mourir. La sensibilité qui s’en empare, en déchirant le voile du passé, en lui insufflant la chaleur de nos expériences, de nos souvenirs d’enfance et de nos vies, nous fait découvrir non un ossuaire – comme le masque de la mort de l’allégorie baroque – mais une autre existence des choses, avec leurs vérités sauvées, qui nous arrachera peut-être à la honte de leur avoir survécu.

Et c’est à vous, c’est à moi que Kurt Tucholsky, qui se suicida en exil, adressait en 1926 ces paroles prophétiques :

 » Je ne sais quel hasard te fais fouiller dans ta bibliothèque, tu tombes sur Mona Lisa, tu t’arrêtes, tu lis.

Je suis dans mes petits souliers : tu as un costume d’une mode bien différente de celle de mon époque, et ton cerveau aussi, tu le portes tout autrement…Je refais trois fois mon début : un thème différent à chaque fois, il faut bien trouver le contact…Et chaque fois j’abandonne – nous ne nous comprenons vraiment pas ? Je suis trop petit, c’est sûr : j’en ai jusqu’aux yeux, de mon temps, ma tête arrive à peine à  dépasser la surface. Voilà, je le savais : ton sourire m’accable.

Tout chez moi, te paraît démodé: ma manière d’écrire, et ma grammaire, et ma tenue…ah, non, ne me tapes pas sur l’épaule, je déteste ça. Inutile d’essayer de te dire comment c’était, ce que nous n’avons passé…non, rien. Tu souris, ma voix  ne te parvient du passé que dans un écho impuissant, et puis tu en sais plus long que moi. Faut-il te dire ce qui fait courir les gens dans un petit coin d’Histoire que j’habite ? Genève ? Une première de Bernard Schaw ? Thomas Mann ? La télévision ? Une ile d’acier dans l’océan pour servir de relais aux avions ?
Tu t’en balances si haut et si loin que tu n’y vois plus rien du tout.

Faut-il te dire des choses flatteuses ? Je ne peux pas. Evidemment, vous ne l’avez pas résolue la question : Europe ou Société des nations. Les questions, l’humanité ne les résous pas, elle les oublie. Evidemment, vous avez dans votre vie quotidienne trois cent machines imbéciles de plus que nous, et pour le reste, vous êtes très exactement aussi stupides, aussi intelligents que nous, exactement comme nous.   Qu’est qui reste de nous ? Ne fouilles donc pas dans ta mémoire, dans ce que tu as appris à l’école. Il reste ce que le hasard a fait rester ; ce qui était assez neutre pour franchir la distance ; parmi les grandes choses, à peu près la moitié et celles là n’intéressent personne – sinon le dimanche matin, un peu, au musée. C’est comme si je devais parler aujourd’hui, à un individu de la guerre de trente ans.  » Alors, ça va ? Ca a dû chauffer au siège de Magdebourg ?…  ». Bref, ce qu’on dit dans ces cas-là.

Je ne peux même pas entamer avec toi, par-dessus la tête de mes contemporains, un dialogue de haut niveau sur l’air de : on se comprend, nous deux, car tu es à l’avant-garde, comme moi. Hélas ! Cher ami – toi aussi tu es un contemporain. Et au mieux,  quand je dis  »  Bismarck  » et que tu es obligé de te crever la cervelle pour savoir de qui il s’agit, je grimace à l’avance un pauvre sourire : tu ne t’imagines pas comme les gens qui m’entourent sont fiers de son éternité…non, n’insistons pas. D’ailleurs, le déjeuner t’appelle.

Bonjour. Ce papier est déjà tout jaune, jaune comme les dents de nos juges, regarde, la feuille s’effrite entre tes doigts…eh oui, il est si vieux. Va dans la paix de Dieu – si vous donnez encore le même nom à cette chose-là. Nous n’avons probablement pas grand-chose à nous dire, nous autres gens ordinaires. La vie nous a dissous, notre contenu s’en est allé en même temps que nous.  Tout était dans la forme.

Ah, oui, je vais tout de même te serrer la main. Les usages.

Et tu t’en vas.

Mais tu ne partiras pas sans ces derniers mots : vous ne valez pas mieux que nous ni ceux d’avant. Mais alors vraiment pas, vraiment pas…  »

Jean-Michel PALMIER.

Franz Hessel, le flâneur de Berlin 3/3.

Lundi 1 novembre 2010

Franz Hessel, le flâneur de Berlin – 3/3

L’année 1926 fut marquée par la collaboration de Hessel et de Benjamin à la traduction de Proust (47). Ils décident d’y travailler à Paris, où Hessel se rend en avril. La correspondance de Benjamin permet d’imaginer un peu leur vie… Refusant l’offre d’hébergement des Hessel (48), il préfère « une minuscule chambre, coquette bien que froide, et bien aménagée pour enfin savourer le plaisir d’habiter dans un hôtel (49) ». Ils retrouvent à Paris Münchhausen et Ernst Bloch. En dépit des accès de dépression de Benjamin, A l’ombre des jeunes filles en fleurs  paraît à la fin de l’année 1927.

proust.jpg
Marcel Proust

Les réactions de la critique furent très positives. La traduction allemande restituait admirablement la beauté et la complexité des phrases proustiennes. Il est difficile de savoir qui a réellement traduit le livre. Helen Hessel parle de la tristesse de Hessel de se voir cité après Benjamin comme traducteur alors qu’il avait effectué l’essentiel du travail. La correspondance de Benjamin montre que cette traduction était pour lui assez secondaire, qu’il redoutait l’influence de Proust dont il se sentait trop proche. Si l’on tient compte de ses voyages et de ses états dépressifs, il est vraisemblable que Hessel, lui, s’y consacra avec infiniment plus d’ardeur (50). Il continue à traduire Le Côté de Guermantes et cherche à renouer les liens avec ses anciens amis parisiens, non sans ressentir une certaine déception (51). En 1927, il rencontre, avec Benjamin, Gershom Scholem, qui éprouve pour lui une sympathie immédiate :

 » Une soirée que je passai, après le départ de ma femme, au café du
Dôme en compagnie de Benjamin et de Franz Hessel allait rester
inoubliable pour moi. Les deux hommes s’entendaient manifeste-
ment très bien. Hessel se distinguait par une certaine sérénité
d’homme du monde. Le contraste entre leurs physionomies respecti-
ves était très marqué, et était encore souligné du fait que Benjamin
était doté d’une chevelure épaisse alors que Hessel était entièrement
chauve. Ce fut en constatant que Hessel, tout comme Benjamin,
manifestait le plus vif intérêt lorsque j’évoquai deux figures de la litté-
rature juive, Cardoso et Berditchevski, que je compris que lui aussi
était juif, ce qui ne m’était absolument pas venu à l’esprit (52). »

Ceux qu’il a connus jadis ont changé. Il ne put retrouver le Paris d’avant 1914, mais il aime toujours autant la ville. Elevant l’errance au rang d’un art, il rédige son roman autobiographique Heimlisches Berlin, qui parait chez Rowohlt en 1927. La capitale française occupe d’ailleurs une place importante dans de nombreux textes qu’il rédige pour la presse allemande.

En 1928, Hessel revint en Allemagne et reprit son travail de lecteur chez Rowohlt. Sa femme demeura à Paris avec leurs enfants, renouant avec H.- P. Roché (53). Leur relation se soldera plus tard par un nouvel échec. Franz accepte la situation, comme Roché respecte son affection pour Helen. Il exige que leurs enfants ne s’aperçoivent de rien. Roché restera « l’ami de la famille ». Aimant être aimée, Helen nouera d’autres relations. Jim n’était pas Jules et Roché supporta très mal de ne pas être l’unique être dans sa vie. Les disputes se multiplièrent. Déjà, à Berlin, Roché n’hésitait pas à jeter par la fenêtre, en pleine nuit, un bouquet de fleurs offert par un autre (54).

Aussi difficile à comprendre qu’elle soit, la relation de Franz et de Helen résistera à ces ouragans. Pourtant, elle affirmera plus tard :

« Quand je repense aujourd’hui à mon mariage avec cet homme étrange,
j’ai l’impression – malgré les certificats d’état-civil – de
ne jamais avoir été mariée avec lui. Nos liens étaient d’une autre
nature : librement consentis et pourtant contraignants (55). »

Jusqu’en 1938, Hessel vécut à Berlin, ne pouvant croire à une victoire durable du national-socialisme. Il continue ses traductions, en particulier celle des Hommes de bonne volonté de Jules Romains. Sa situation, après 1933, ne cessera de s’aggraver, les nazis interdisant aux éditeurs d’employer des collaborateurs juifs (56). Après 1935, il fut frappé par l’interdiction d’écrire et c’est secrètement que Rowohlt lui confiait des traductions.
leshommesdebonnevolont.jpg

Dans son autobiographie, Le Questionnaire, Ernst von Salomon, écrivain d’extrême-droite qui participa à l’assassinat du ministre Walter Rathenau, a décrit cet épisode particulièrement dramatique de la vie de Hessel, les ruses déployées par Rowohlt pour garder ses lecteurs juifs, Paul Mayer émigra lorsque la situation devint intenable, en juillet 1935, Hessel ne pouvait s’y résoudre. Comme l’écrit Ernst von Salomon :

 » Il vivait de Paris et de Berlin comme on vit des deux poumons, c’est
là qu’il se sentait chez lui. Cet homme déjà âgé restait, avec une iné-
branlable modestie, fidèle à son monde, qui était celui de la brume
soyeuse sur la Seine et celui des feuilles mortes des marronniers sur le
Landwehrkanal. Une violente nostalgie lui faisait quitter Berlin pour
Paris et une non moins violente nostalgie lui faisait regagner
Berlin (57). »

Par ailleurs, avec la traduction des vingt-huit volumes des Hommes de bonne volonté , Rowohlt espérait pouvoir employer Hessel pendant au moins vingt ans. Il avait réussit à convaincre Jules Romains que lui seul pourrait traduire son oeuvre, supposant que la Reichschritumskammer n’oserait pas s’en prendre à un traducteur recommandé par le ministère des Affaires étrangères. En dépit de sa situation dramatique, Hessel continue à vivre à Berlin., vendant les objets qui décorent son appartement, afin de survivre. C’est en vain que ses amis et sa famille l’exhortent à partir. Il demeure caché  » comme une souris dans un grenier », selon le mot de Benjamin, alors que l’antisémitisme fait rage.

Lorsqu’il décide de se rendre en France (58), les conditions d’obtention du visa sont devenues très difficiles. A la suite des démarches entreprises par sa femme, il gagne Paris in extremis – entre les accords de Munich et l’assassinat de vom Rath – grâce à l’intervention de Jean Giraudoux. La baronne Alix de Rotschild lui obtient un poste de bibliothécaire à la bibliothèque Rotschild (59). Il se remet au travail, commence un roman, longtemps considéré comme perdu, Der Alte, (Le Vieux) (60). La famille Hessel passe l’été 1939 à proximité de Paris, dans la maison de campagne du traducteur de Rilke, Maurice Betz. Un cercle d’amis se reconstitue autour d’eux, avec Wilelhm Uhde, Walter Benjamin, Alfred Polgar, Wilhelm Speyer, Marcel Duchamp, Gabrielle Buffet-Picabia, et aussi Lou Albert-Lasard (61). Max Krell qui le rencontre pour la dernière fois lors d’une visite à Paris l’évoque ainsi :  » Un homme légèrement voûté, vêtu d’un petit manteau gris flottant au vent, le chapeau rabattu sur la nuque, les mains croisées dans le dos, tout à fait ce bon vieux Hessel, tel qu’il déambulait jadis, rue de Postdam (62). » Même l’exil n’a pu altérer sa sérénité et le rendre amer. Il ne rejoindra pas non plus le cercle des émigrés (63).

 A l’automne 1939, le gouvernement français décide d’interner tous les allemands dans des camps, comme « citoyens ennemis ». Hessel se rend au centre de rassemblement, le stade de Colombes, avec les autres exilés. Ils doivent dormir sur de la paille, affronter les intempéries. Agé de 59 ans, ayant un fils cadet naturalisé français, élève-officier à l’école St-Maixent, il put rentrer rapidement chez lui, ainsi que Walter Benjamin. Plusieurs amis de Hessel – Alfred Polgar et Wilhelm Speyer – réfugiés aux Etats-Unis tentent de lui obtenir un visa. Au printemps 1940, la famille se rend à Sanary, occuper la villa d’Aldous Huxley qui, parti à Hollywood, craignait qu’elle ne fut réquisitionnée par les Allemands. Sanary – sur – Mer était alors un agréable petit port de pêche qui allait devenir la capitale de la littérature allemande en exil (64). Hessel continue à travailler à son roman. Lorsque la guerre éclate, il fut interné avec son fils aîné, Ulrich, dans un camp, bien que Stéphane combattît sur le front comme aspirant-officier. Lion Feuchtwanger dans son récit Le Diable en France (65) a décrit les péripéties tragiques de cet internement au camp des Milles, non loin d’Aix en Provence, dans une tuilerie (66), le désespoir ressenti par ceux qui avaient trouvé dans la France une nouvelle patrie et souhaitaient combattre à ses côtés contre Hitler. Hessel se retrouve derrière les barbelés avec trois mille autres prisonniers dont le dramaturge expressionniste Walter Hasenclever. Feuchtwanger évoque avec un étonnement mêlé d’agressivité « ce petit homme doux et aimable » qui « vivait aux Milles comme s’il se fût agi du Berlin cosmopolite » (67), capable de sourire encore et de se réjouir du simple fait que le pain était meilleur qu’hier.
lesmilles.jpg
La Tuilerie – Camp des Milles

Après plusieurs mois d’internement, Hessel put quitter le camp avec son fils aîné le 27 juillet 1940 et regagner Sanary… le jour de l’anniversaire d’Ulrich (68). Il continue à écrire, dans une maison au-dessus du port (69). Usé par les épreuves de son internement, il s’éteignit le 6 janvier 1941. Helen Hessel écrit :  » Il mourut comme il avait vécu, sans rien posséder, doucement, sans se plaindre et sans lutter (70). »

sanarysurmer.jpg

Il repose dans le petit cimetière de Sanary. A son enterrement assistèrent non seulement des émigrés allemands, mais des gens du village, pêcheurs et artisans, dont il était devenu l’ami. L’éloge funèbre fut prononcé par Hans Siemsen.

Personnage poétique s’il en fut, Hessel a goûté la vie en flâneur et on ne peut s’empêcher de songer à lui avec émotion, en découvrant les images qu’il a glanées au cours de ses promenades, perdu dans son enfance et se rêves. C’est à lui, assurément, que pourrait s’appliquer la belle maxime de Sens Unique.

 » Car qui peut dire de son existence davantage que ceci : il a traversé
la vie de deux ou trois êtres aussi doucement et aussi intimement que
la couleur du ciel. »

Jean-Michel PALMIER.

47 …Hessel et Benjamin reçurent la proposition de traduire A la recherche du temps perdu  pour les éditions Die Schmiede. Le Piper Verlag racheta les droits et voulut poursuivre
la publication. Mais dégoûté par la légèreté de ceux qui s’étaient attachés à l’entreprise, trop consciencieux dans leur traduction, Hessel et Benjamin allaient renoncer à poursuivre l’entreprise que l’éditeur allemand devait de toute façon abandonner par suite de difficultés financières. 

48 Helen se rendit à Paris en 1925 pour y retrouver H.-P. Roché. Hessel, ses deux fils et leur gouvernante Emmy Tœpffer, les rejoignirent en  juillet 1925. Quand Benjamin arriva à Paris,
la famille Hessel habitait alors Fontenay aux roses depuis l’été 1925. (Communication d’Ulrich Hessel). 
49 Lettre à Jula Radt, 22 mars 1926. Correspondance, vol. I, p. 379, Aubier, 1979 
50. Cf. Karin Grund, pp. 74-75 qui expose le point de vue d’Helen Hessel. 
51. H.-P. Roché fait désormais commerce de tableaux. 
52. Gershom Scholem, Walter Benjamin. Histoire d’une amitié, p.159, Calmann-Lévy, 1981. 
53. Les deux fils de Franz Hessel apprirent immédiatement le français, avec succès puisqu’ils furent rapidement les meilleurs élèves de leur classe. Stéphane passera  le concours de l’Ecole normale supérieure et fut reçut deux fois comme étranger et comme français. Il entretiendra avec son père un rapport moins étroit qu’Ulrich qui revint vivre avec lui à Berlin. Stéphane demeura avec Helen à Paris : « Il restera pour moi un homme merveilleusement bon, un sage, un érudit. Mais j’eu moins de relations avec lui que mon frère. Ma mère nous emmena, mon frère et moi dans un internat près du lac de Constance. Ulrich était tenté par des études en Allemagne, je choisis de demeurer en France. Je ne suis revenu à Berlin que pour de brèves vacances et j’ai décidé, après mes études, de devenir français, en 1937. A partir de 1930, j’ai donc très peu vu mon père, alors que mon frère demeura avec lui à partir de 1931. » (Communication de Stéphane Hessel). Helen publiera ses impressions de Paris dans le Tagebuch de Stefan Grossmann et travaillera comme correspondante de mode pour le Frankfurter Zeitung . Joseph Roth, qui admirait son sens littéraire, lui avait fait obtenir ce poste. 
54. Communication d’Ulrich Hessel. 
55. Cité par Karin Grund, ibid., p. 81 et Ulrich Hessel qui commente ainsi ces paroles : «  Au lieu de concentrer son amour sur une seule personne, il avait l’art de donner à chaque femme qu’il rencontrait ce qu’elle attendait. A Berlin, il vivait entouré de belles femmes dont il était le confident. Il semblait heureux. » « Mon père était un être extrêmement peu possessif. Toute son oeuvre est fondée sur la non-possessivité. Il ne faisait ombrage à personne, ni aux amants de sa femme, ni aux rivaux littéraires. Personne ne se méfiait de lui car il était foncièrement bon, peut-être par une certaine faiblesse. Il avait renoncé à un pan de l’existence qui était l’ambition, la réussite. C’était un sage à l’écart de tous combats. » (Communication de Stéphane Hessel). 
56. Jules Romains, partisan de la réconciliation franco-allemande, était estimé par les autorités du Reich et le ministère des Affaires étrangères encouragea
la traduction. Ernst Rowohlt suggéra à Romains de choisir Hessel comme traducteur. Il put ainsi éviter les mesures d’éviction de la Chambre de culture du Reich. 
57. Op. Cit. pp. 276-286. Franz Blei a inventé une belle anecdote pour symboliser la nostalgie permanente que Hessel nourrissait à Berlin pour Paris. Le rencontrant avec un large parapluie sur l’avenue Unter den Linden par un beau jour d’été sans nuage, Hessel lui dit seulement : «  J’ai lu aujourd’hui dans le journal qu’il pleut à Paris. » 

58. Ernst von Salomon affirme que Hessel se rendit en France et ne put rentrer en Allemagne par suite de la guerre. Cette thèse est peu probable. Ce fut sur les instances d’Helen qu’il consentit à s’y rendre car jusqu’au dernier moment il refusait de quitter l’Allemagne, par amour pour Berlin, ayant la certitude que le régime nazi s’effondrerait vite ou par refus de se soustraire au destin collectif des juifs comme on l’a aussi affirmé. Franz et Helen étaient officiellement divorcés depuis 1936 car elle n’aurait pu écrire dans la presse allemande, mariée à un juif, même issu d’une famille convertie au protestantisme. 
59. Hessel obtint ce poste grâce à Wilhelm Speyer. Hessel était par ailleurs lointainement parent avec la baronne Alix de Rothschild. 
60. Der Alte, roman inachevé, fut publié plus tard sous le titre Alter Mann. 
61. Peintre expressionniste, ancienne amie de Rainer-Maria Rilke, elle était fixée à Paris depuis 1928. Il semble qu’elle ait fréquenté assez tôt Helen Hessel. (Communication orale de sa fille, peintre également, Ingo de Croux.) 
62. Cité par Karin Grund, ibid., p.87. 
63. En dehors de Benjamin, Hessel était lié avec le journaliste communiste Alfred Kantorowicz, Alfred Döblin, Siegfried Kracauer, Alfred Polgar, Wilhelm Speyer. A Sanary et au Lavandou, il fréquenta Kurt Wolff, Hans Siemsen, H.A.Joachim, E.A. Reinhardt. Ulrich Hessel estime que ses rapports avec les émigrés du Sud de la France ne dépassaient pas en intensité ses rapports avec les autres habitants de Sanary. 
64. Sur cet épisode, nous renvoyons à notre propre travail Weimar en exil. Essai sur le destin de l’émigration intellectuelle allemande antinazie, Payot, 2 vol., 1988. Rappelons que Lion Feuchtwanger, Heinrich et Thomas Mann, Ernst Bloch, Alfred Kantorowicz, Bertolt Brecht, René Schickele, Franz Werfel et Arthur Koestler séjournèrent à Sanary. 
65. traduction française,  édition Jean-Cyrille Godefroy, 1985. 

66. La tuilerie existe toujours et on peut encore y voir les fresques peintes par des artistes allemands internés, dans la salle du réfectoire. 
67. Feuchtwanger, op.cit., pp ; 51-52. 
68. Helen parvint à se soustraire à l’internement en prouvant que son fils était officier français et avec l’aide d’un médecin qui déclara son internement impossible. Elle vécut dans la misère, aidée par des amis français dont le père de Pierre Klossowski. 
69. Ils habitaient une maison sur les hauteurs du port, avec Mme Ebstein et H.A. Joachim. Hessel vivait dans une espèce de tour. (Communication orale d’Ulrich Hessel). 
70. Cité par Karin Grund, op. Cit. p. 96. Un certain nombre d’émigrés penseront à tort qu’il s’était suicidé. Hessel, physiquement amoindri par sa détention et les souffrances de l’exil, mourut en l’espace d’une demi-heure d’une attaque d’apoplexie. Le texte d’Helen Hessel a été repris dans le volume de Manfred Flügge. Elle eut un destin assez exceptionnel. Après sa rupture avec Roché, elle vécut handicapée par un accident de cheval qui entraîna un déhanchement. Stéphane Hessel fut fait prisonnier par les Allemands ; s’évada et gagna l’Angleterre, rejoignit le général de Gaulle. Il fut ensuite haut-fonctionnaire aux Nations Unies (1946-1950). Helen séjourna quelque temps chez Stéphane, gagna la Californie et s’engagera comme dame de compagnie (elle parlait admirablement bien l’anglais) , à l’âge de 62 ans, et travailla comme chauffeur. Sa voiture percuta un train et elle eut le col du fémur endommagé. Sa vie sembla s’apaiser mais à l’âge de 75 ans, elle traduisit Lolita de W. Nabokov pour les éditions Rowohlt.