Une ultime chasse aux trésors.
Ernst Jünger. Rêveries sur un chasseur de cicindèles.
Jean-Michel PALMIER. Ed. Hachette, collection Coup double.
Article paru dans Le Magazine Littéraire N° 339 - janvier 1996
Jean-Michel Palmier publie un essai passionné sur Jünger. De la philosophie à l’entomologie, la traversée d’une oeuvre et d’une vie.
On voudrait souhaiter à la collection « Coup double » de ne publier que des livres semblables à celui que Jean-Michel Palmier consacre à Ernst Jünger. Plus encore qu’un livre de charme, c’est en effet un livre d’enthousiasme et de passion qui illustre fort bien la volonté éditoriale de laisser les rédacteurs s’exprimer en toute liberté sur des artistes qu’ils ont choisis en vertu d’affinités profondes. Rappelons à ce titre que Palmier n’est pas seulement l’auteur de nombreuses études sur l’expressionnisme allemand et sur la pensée d’Herbert Marcuse, mais qu’il avait proposé en 1968, aux Editions de l’Herne, dans un ouvrage intitulé Les écrits politiques de Heidegger, une étude de plus de quarante cinq pages sur Le Travailleurd’Ernst Jünger qui constituait une tentative pionnière. Si l’oeuvre de Jünger était déjà largement traduite, elle n’avait alors fait l’objet en France, outre les jolis livres de souvenirs et de témoignages composés par Banine, que d’articles de journaux et de revues, ainsi que d’une médiocre étude de Marcel Decombis, publiée pendant la guerre (Ernst Jünger, éd. Aubier, 1943) et qui, sans être inexacte à proprement parler, présentait la fâcheuse particularité de se situer constamment à côté de la question. Ajoutons que parmi les nombreux lecteurs de Jünger, écrivains, critiques ou simples amoureux de la littérature, Palmier est l’un des rares à pouvoir dialoguer avec lui en matière d’entomologie, ce domaine dont le vieil écrivain avoue, non sans coquetterie, qu’il le juge lieux apte que l’activité littéraire à conférer l’immortalité. La classification de Linné, où s’inscrivent la Trachydora juengeri ou la Gregarina du même nom, lui paraît plus sûre que l’univers fluctuant des tableaux d’honneur critiques.
On suit Palmier découvrant Le Travailleur à travers son intérêt pour Heidegger et le séminaire que celui-ci avait consacré à cette oeuvre pendant l’hiver 1939-1940. Les analyses des textes alternent avec les portraits: les premières rencontres avec Heidegger et Jünger font l’objet de récits émus, mais l’on appréciera tout autant l’évocation de Frédéric de Towarnicki qui fut l’introducteur de Palmier auprès de Heidegger, Towarnicki « avec sa fantastique passion pour l’instant et l’éphémère », héritée sans doute, à travers sa mère autrichienne, de la sensibilité de Vienne fin de siècle; ou encore celle de Banine, croquée au vif dans l’austérité enjouée de son petit studio parisien, fidèle malgré son âge aux valeurs de l’enfance et toute recueillie dans la vénération de son grand homme. Irai-je contester ensuite la vision un peu expéditive mais pittoresque du Travailleur, « comme un édifice en ruines qu’il faut visiter à la manière d’un labyrinthe ? » Même s’il est vrai que l’ouvrage est historiquement marqué par les plans soviétiques et par un monde industriel encore dominé par la prépondérance de l’ouvrier, je ne pense pas que l’on puisse dire que le Travailleur s’oppose au « technicien, son pire ennemi ». Le technicien est bien plutôt le Travailleur par excellence, et Jünger qui avait très tôt perçu le caractère technique des loisirs (sport, tourisme,etc.) ou les risques de véritable cannibalisme médical que comportent de nos jours les transplantations d’organes – ainsi que le rappelle Palmier – a ajouté désormais à son ancienne analyse les dangers de la mise en chiffres, multipliée par l’informatique, et les manipulations génétiques.
Mais pour le profane, c’est dans le domaine de l’entomologie que la passion de l’auteur se révèle la plus contagieuse. Dans un monde désenchanté, elle permet la survivance d’une ultime chasse aux trésors qui s’étend au monde entier et dont les joyaux sont le Polybotris sumptuosa « aux éclats d’or, d’azur et de feu » ou l’Eupatorus gracillicornis qui « paraît sculpté dans le coeur d’un bois exotique ». Lorsqu’on se sent bien sot de ne pouvoir distinguer le minuscule détail qui caractérise une variété d’insecte parmi tant d’autres désespérément semblables en apparence, on ne peut que s’incliner devant tant de compétence et d’esprit d’aventure : à la limite, on ne sait plus si Palmier parle de lui, de Jünger ou du monde – et cela n’a, au fond, aucune importance, tant ce monde est vivant.
Polybothris sumptuosa
Après une année – celle du centenaire de l’auteur – où la malveillance et la désinformation ont tenté de suggérer insidieusement l’image d’un Jünger nazi ou du moins sympathisant de Hitler, il n’était pas non plus inutile que Palmier rappelât un certain nombre de vérités : malgré ses débuts de héros guerrier et d’activiste nationaliste, Jünger a toujours opposé une fin de non recevoir aux tentatives de récupération nazies, et son comportement comme ses livres le mettaient à la fin de la guerre dans une position « infiniment périlleuse ». En dehors de toute passion, l’énoncé des faits a aussi ses mérites.
Julien HERVIER.
Ernst Jünger et Julien Hervier
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