• Accueil
  • > SOCIETE
  • > Futurisme :L’archer à un oeil et demi, de Benedikt Livchits

Futurisme :L’archer à un oeil et demi, de Benedikt Livchits

Article paru dans Politique Hebdo , N° 76,  du 26 avril 1973

goncharovatrain.jpg

Gontcharova, train

Voici un livre (1) qui est passé presque inaperçu. Il s’agit pourtant d’un témoignage bouleversant tant par sa qualité poétique que par le monde qu’il ressuscite : celui du futurisme russe, de l’effervescence intellectuelle et artistique qui précède la Révolution d’Octobre, et cette génération de Maiakovski et de Khlebnikov qui voit se réaliser l’une des plus grandes révolutions artistiques européennes, qui décida de toute l’évolution de l’art moderne.

Assurément, l’épopée futuriste est l’une des étapes les moins connues, les plus fondamentales, de l’art moderne. Eisenstein, Maïakovski, Meyerhold, c’est à dire le jeune cinéma soviétique, la poésie d’Octobre, le nouveau théâtre sont impensables sans la révolution futuriste. Mais que sait-on au juste du futurisme ? Comment ce mouvement apolitique en Russie a-t-il pu conduire à Maiakovski et à la revue lef? Comment l’avant-garde artistique a-t-elle pu rencontrer l’avant-garde politique ? Quels rapports unissent le futurisme russe et le futurisme italien ? Comment un mouvement artistique qui a fécondé tous les domaines – de l’architecture au cinéma – a-t-il pu rencontrer en Russie la révolution et s’y unir alors qu’en Italie, le fascisme l’absorba ? Marinetti et Maiakovski sont-ils des frères jumeaux ou des ennemis ?Toutes ces questions, on ne cesse de se les poser en lisant n’importe quel poème de Maiakovski, en regardant les reproductions des tableaux de Larionov ou de Gontcharova, mais il nous manque les éléments pour y répondre.

Les documents qui permettent d’écrire l’histoire de cette période sont peu nombreux. Aussi le libre de Benedikt Livchits publié en URSS en 1933 a-t-il une valeur inestimable : il  est le seul ouvrage écrit par un témoin et un futuriste qui a participé à tous les combats du mouvement.

Le premier mérite de Livchits est de nous restituer la vie intense des avant-gardes russes au début du XXème siècle, l’incroyable enthousiasme qui règne parmi les artistes au lendemain de la révolution, l’étonnante rencontre des avant-gardes politiques et esthétiques, rencontre qui n’alla pas sans heurts. Si le gouvernement soviétique – à travers le Commissaire à l’ Education Lounatcharski – accepta la collaboration massive des futuristes, il s’efforça de ne jamais prendre parti dans les querelles qui opposaient alors les groupes et les écoles et de ne permettre à aucun – futuristes, imagistes, constructivistes, Proletkult (2) – de s’affirmer seul art révolutionnaire.

Lorsqu’Essénine écrira ses poèmes sur les murs d’un cloître et remplacera les plaques des rues par d’autres plaques portant le nom de ses amis, ce qui lui vaudra d’être interpellé et conduit au Kremlin, Lénine éclatera de rire. Quant à Maiakovski, s’il eut à souffrir – comme l’a si souvent rappelé Elsa Triolet – des vexations des bureaucrates qui freinaient la diffusion de ses oeuvres, faisaient tout pour l’enterrer vivant, il fut toujours estimé par Lénine – qui jugeait ses poèmes parfois peu compréhensibles – et Staline lui-même interdira que l’on souille la mémoire de Maiakovski. Grâce à Livchits, nous voyons vivre Khlebnikov, « le père du futurisme russe », qui ressemble à un grand oiseau malade, traînant ses poèmes et sa légende, ses manuscrits dans une taie d’oreiller. Nous suivons les frères Bourliouk, avec leurs visages peints, leur étrange générosité qui leur fait prendre Maiakovski, ce jeune homme encore complètement inconnu, à la mâchoire proéminente, gigantesque, à la voix tonitruante, qui se fait bannir de l’école de peinture, se pavanant dans les rues de Moscou vêtu de son inoubliable blouse jaune serein, de sa cravate Lavallière noire et de son haut de forme. Nous apprenons aussi à connaître Koulbine, Kamenski – grand rival de Maiakovski dans le coeur de la jeune Elsa triolet – et Kroutchonyck. Enfin, nous suivons les premières expositions décisives – Le Valet de Carreau et la Queue d’âne- qui opposent les Bourliouk à Larionov et Gontcharova. Livchits n’a pas seulement été un témoin de toute cette épopée, mais un acteur. Il prit part dès 1911 au mouvement, comme poète et comme théoricien.

C’est à partir d’expositions de peinture que naquit « l’art de gauche « . terme ambigu qui désigne l’avant-garde picturale et qu’il faut bien se garder de comprendre en un sens politique. C’est là, en effet, une des thèses fondamentale développées par Livchits : le futurisme russe fut apolitique, contrairement à son homologue italien. Ce que les futuristes russes reprocheront le plus à Marinetti, c’est d’avoir asservi l’art à l’idéologie politique la plus réactionnaire. L’art de gauche, c’est l’avant-garde qui se bat pour développer un art inspiré du cubisme, de l’art populaire russe, de Cézanne et de Picasso, contre la stérilité de l’académisme qui, en poésie, culmine dans l’esthétique symboliste (Balmont, Brioussov, Sologoub) et dans la peinture avec Benoît, le futur adversaire de Malevich, auteur du fameux Carré noir sur fond blanc. Cet art de gauche est loin de présenter une unité. Les Bourliouk se querellent avec Larionov et Gontcharova. Les critiques les rejettent ensemble, estimant que le cubisme peut servir à la rigueur à peindre des maisons, mais surtout pas des personnages. Ou encore, on exalte la peinture française pour montrer que les jeunes peintres soviétiques sont des imitateurs sans originalité. Alors, pour défendre leurs conceptions, les peintres organisent expositions et débats avec le public. Soirées orageuses, débats passionnés, projections, insultes, bagarres. Tout est bon pour faire reconnaître ses droits.

maiakovski.jpg
                   V. Maiakovski

Bientôt, c’est la rencontre avec Maiakovski. rencontre fascinante. C’est un géant romantique, qui a déjà travaillé pour le parti bolchevik. A sa sortie de prison, il se met à étudier la peinture et rencontre Bourliouk. Une amitié profonde les unit et Bourliouk présente à tous son ami « le génial poète Maiakovski » assurant à celui-ci qu’il est grand temps qu’il se mette à écrire des vers pour ne pas le ridiculiser. L’épopée futuriste sera l’épopée de la jeunesse. Leur rire et leur insolence traversent la Russie. Ils organisent des soirées littéraires qui – comme le dira Elsa Triolet – ressemblaient plus à des combats de boxe qu’à des récitals poétiques. Devant un public déchaîné, ils crient leurs poèmes, proclament leur haine du monde bourgeois et des anciennes valeurs, veulent jeter par dessus bord Pouchkine, Tolstoï et les classiques, affirment leur passion pour le cubisme, la vitesse et les machines. Khlebnikov était déjà enveloppé d’une véritable légende. Les autres futuristes vont théâtraliser leur vie : ils se proclament tous des génies, déambulent dans les rues avec des accoutrements insensés.

Pourtant lorsque Marinetti vint à Moscou, il fut loin d’être acclamé. Les futuristes avaient longuement hésité entre ne pas venir à ses conférences ou bien s’y rendre avec des provisions d’oeufs pourris. Venu comme un général inspectant ses troupes, Marinetti dut bien vite se rendre compte de l’indépendance des futuristes russes. Sans doute y-a-t-il de nombreuses analogies entre les Manifestes – La gifle au goût public- des futuristes russes et les manifestes italiens, mais si les deux groupes se rencontrent dans une même haine du passé, des classiques, un même culte de la vitesse, de la ville, de la lumière, des machines, de tout ce que chantait Apollinaire, il y a aussi de nombreuses thèses qui les séparent. Les futuristes russes opposent l’Orient à l’Occident, affirment la neutralité de leur mouvement, Marinetti lui l’engage violemment aux côtés des défenseurs de la guerre, il exalte le mépris de la femme, l’héroïsme viril. Les descriptions que Livchits brosse des rencontres avec Marinetti – en smoking noir – parlant avec ses mains, faisant craquer sans cesse son pantalon au beau milieu des envolées lyriques sur l’héroïsme, hué par ces futuristes russes qui refusent sa paternité, est sans doute l’un des moments les plus importants de l’histoire du mouvement, et des plus pittoresques.

marinetti.jpg 
                                            Marinetti

Puis c’est la guerre. La fin du futurisme. La révolution. Alors que le mouvement italien sombre dans la réaction, les futuristes russes se rallient à la révolution. Comme le dira Maiakowski dans son autobiographie : « Faut-il y adhérer ou pas ? cette question ne se pose pas pour moi (ni pour les autres futuristes moscovites). C’était ma révolution à moi. J’allai à Smolny. J’ai travaillé à tout ce qui se présentait. »

Après 1917, le futurisme est mort comme école et comme mouvement. Mais il va féconder tous les arts. Alors que la plupart des artistes russes refusent toute collaboration avec le pouvoir des Soviets, les futuristes participeront à la propagande artistique. Maiakovski chantera la Révolution, il lira ses poèmes devant l’Armée Rouge et les ouvriers, mais il dessinera aussi des affiches pour les armées et les fameuses « fenêtres » de l’Agence télégraphique soviétique (Rosta) qui présentent, avec des couleurs éclatantes, une étonnante satire du capitalisme, de l’ancienne vie, avec des légendes composées par Maiakovski. Il fera plus de 300 slogans-réclames pour les magasins d’État:  » Je suis avant tout un homme qui a mis sa plume au service (je vous prie de bien noter ce mot), au service de la minute présente, de la réalité présente et de son conducteur : le gouvernement soviétique et le parti « . Mais Goethe lui-même ne dit-il pas que toute poésie est poésie de circonstance. ?

 oknarosta.jpg
                                           Okna-Rosta

C’est cette épopée futuriste et son déclin que nous fait revivre Livchits dans ses Mémoires. Comme il le dit lui même, il ne s’agit pas de redonner vie au futurisme, mais de raconter son histoire. On devine qu’il est loin d’avoir entièrement renié cette époque. D’ailleurs, l’épilogue brutal le confirme : le compagnon de l’archer à un oeil et demi, l’ami de Bourliouk et de Maiakovski a été victime des assassinats staliniens. On ne sait pas très bien pourquoi et comment il disparut, en 1939. Comme tant d’autres figures des années 20 – l’extraordinaire Isaac Babel dont on vient de rééditer la Cavalerie Rouge (3) – il fut victime du stalinisme.

Jean-Michel PALMIER.

(1) Éditions l’Âge d’Homme.
(2) Organisation liée à Bogdanov qui lança le mouvement de la « culture prolétarienne ».
(3) Dans une excellente traduction de Jacques Catteau. L’Âge d’Homme.

Laisser un commentaire