Lénine et la littérature
Article paru dans Politique Hebdo N° 194 du 23 au 19 octobre 1975
Staline perçait-il, déjà, sous Lénine, était-il préparé par lui, ou bien le stalinisme n’est-il qu’une monstrueuse déviation du léninisme ? Cette question n’a guère trouvé de réponse, d’autant moins que le fait même de la poser est, pour certains, sacrilège : la pensée révolutionnaire a, elle aussi, ses tabous… Il est pourtant un point sur lequel les choses sont, de ce point de vue, plus claires : celui de la littérature, du rapport théorique (et étatique, hélas) à la production littéraire. Un récent livre de Jean-Michel Palmier nous permet de reposer ce problème (1).
Tout le monde connaît aujourd’hui au moins le nom de Jdanov, dont les traductions en français étaient naguère préfacées par Aragon, Jdanov le procureur, le Béria des lettres et des arts, le bras littéraire de Staline. Mais sait-on que Lénine n’était pas loin d’avoir, avec quarante ans d’avance, les mêmes positions ? Dès 1902, l’Iskra condamne en effet l’art abstrait en des termes que N. Krouchtchev retrouvera en 1963, et, en 1905, Lénine publie L’Organisation du parti et la littérature de parti, texte qui sera maintes fois invoqué, en particulier par Jdanov (lorsqu’il condamnera par exemple Anna Akhmatova). Certes, ce texte est parmi les plus discutés de Lénine, les plus interprétés. Mais peut-on vraiment soutenir comme l’a fait V. Pozner, sous prétexte que le mot russe « Literatoura » signifie aussi bien « littérature » que « texte », que Lénine ne visait pas la littérature mais la presse du parti ? Il est en effet difficile d’admettre, même si cette ambiguïté sémantique existe, que les lecteurs russes, qui lisaient Lénine en russe et pas en traduction française aient pu s’y tromper … Puis, en 1908, Lénine entame la lutte contre Bogdanov, lutte politique, idéologique, philosophique, qui trouvera un débouché esthétique au début des années vingt, Lénine s’opposant farouchement au Proletkult, la culture prolétarienne.
L’Iskra (l’Etincelle)
Ce qui précède ne constitue jamais que quelques rapides idées, notations en vrac. Et l’on aurait pu espérer, au vu de son titre, Lénine, l’art et la révolution, que Palmier aborderait ces problèmes de front. Vaine espérance car, bien qu’il présente lui-même son travail (550 pages !) comme « la première partie d’une trilogie consacrée à la formation et à l’évolution de l’esthétique soviétique « , l’auteur ne nous offre pas un travail théorique mais une sorte de manuel universitaire bien documenté où tout est résumé, mais bien rarement mis en perspective. Des biographies de Gorki, Bogdanov ou Gogol se succèdent, dans le genre articles d’encyclopédie, puis laissent place à de longs résumés de textes de Lénine, à de longues citations, bref, le livre apparaît comme une dizaine de Que sais-je ? mis bout à bout : travail utile, certes, mais décevant. D’autant que Palmier, qui semble ne pas lire le russe, utilise le plus souvent des oeuvres de seconde main dont bon nombre représentent le point de vue officiel du PCUS ou du PCF sur l’histoire de l’URSS….
Cela est d’autant plus regrettable que l’on trouve dans chaque chapitre ou presque les éléments objectifs, les bases d’une possible théorisation. Pour ne prendre qu’un exemple, Palmier résume longuement l’ouvrage de Kroupskaïa, la compagne de Lénine, les goûts d’Illitch en littérature. Or, on se rend très vite compte que Lénine utilise curieusement les oeuvres littéraires : il les cite fréquemment comme preuves à l’appui de ses analyses économiques et politiques. Il aime par dessus tout Tchernychevski, Ouspenski, c’est à dire les populistes de la fin du XIXème siècle, et on a même l’impression qu’il décèle chez Gorki des traces de ce populisme et qu’il le porte aux nues pour cette raison. Et l’on retrouve alors la fameuse brochure Organisation du parti et littérature de parti : Lénine recherche dans les livres un témoignage sur la société et sur les luttes, ce qu’on ne saurait lui reprocher, mais on a l’impression que cette exigence le pousse à négliger par trop l’aspect proprement littéraire de ces livres.
De là à penser qu’il y a en germe dans ces goûts qu’il n’a jamais cachés et que d’autres ont largement divulgués, la théorie du réalisme socialiste il n’y a qu’un tout petit pas à franchir. Au fond, Lénine a beaucoup pardonné à Gorki parce qu’il respectait sa stature, au moment même où il attaquait sans concession Lounatcharski et Bogdanov qui défendaient presque les mêmes positions. Palmier qui semble professer une large sympathie pour le centralisme léniniste, pour la mystique du parti, ne va pas ainsi jusqu’au bout d’un itinéraire que sa documentation lui ouvrait pourtant, et son approche de « la formation de l’esthétique soviétique » reste très formelle, anecdotique presque. Peut-être les tomes suivants rectifieront-ils le tir, mais l’ensemble pourtant volumineux ne constitue pour l’instant qu’une oeuvre d’érudition, un ouvrage de référence. Ce qui est beaucoup et bien peu.
Louis-Jean CALVET.
(1) Jean-Michel PALMIER, Lénine, l’art et la révolution, éd. Payot, 550 pages.
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