Promenades dans Berlin de Franz Hessel, traduit de l’allemand par Jean-Michel Beloeil fut publié aux Presses Universitaires de Grenoble en 1989. La Préface « Franz Hessel, le flâneur de Berlin » a été écrite par par Jean-Michel PALMIER.
L’ouvrage est épuisé et ne peut être consulté que dans de rares bibliothèques (Ex: Médiathèque F. Mitterrand à Saintes)
Photo extraite de « Jules et Jim » de Françaois Truffaut, 1961
Comme Ernst Weiss et tant d’autres, Franz Hessel appartient à une période tragique de la littérature allemande, celle des auteurs condamnés à l’exil ou au silence par le national-socialisme. La redécouverte de leurs oeuvres tient souvent au hasard ou à l’acharnement de quelques-uns.(1) Pratiquement inconnu en France, le nom de Franz Hessel fut longtemps oublié en Allemagne ou seulement mentionné par quelques historiens de la littérature de l’exil. Aujourd’hui réédités, principalement aux éditions Suhrkamp, les écrits de Hessel – romans et essais – ont conquis un nouveau public. L’intérêt qu’éveille son oeuvre, outre-Rhin (2), s’explique d’abord par la beauté de son style, l’originalité de son écriture intimiste, qui mêle si étroitement ses souvenirs d’enfance à la découverte de la grande ville moderne, unissant Paris et Berlin dans un même amour. L’intérêt qu’il a suscité auprès des critiques, germanistes et philosophes, est aussi indissociable de l’audience rencontrée par l’oeuvre de Walter Benjamin dont il fut l’ami et sur lequel il exerça sans doute une influence profonde. C’est Hessel qu’évoque l’auteur d’Enfance berlinoise dans le premier fragment consacré au Tiergarten :
» Je découvris plus tard des recoins nouveaux; j’ai complété ma con-
naissance des autres. Pourtant aucune jeune fille, aucun événement et
aucun livre ne purent me dire rien de nouveau à son sujet. C’est pour
cette raison que trente ans plus tard, lorsqu’un géographe, un paysan
de Berlin se joignit à moi pour revenir après une longue absence com-
-mune loin de la ville, ses pas sillonnèrent ce jardin dans lequel il
semait la graine du silence (3). »
Hessel fut l’un des premiers à voir dans la grande ville une énigme, un univers de signes à déchiffrer. Avant Benjamin ou Siegfried Kracauer, il sut faire de la flânerie philosophique un véritable genre littéraire. Ses plus beaux textes sont intimement liès à cette fréquentation quotidienne des rues, à la capacité de lire les enseignes et les affiches comme les pages d’un livre, à entrevoir dans les détails architecturaux des monuments, les visages et les propos des passants, autant de symboles et d’allégories, encore que, contrairement à Benjamin, il s’attache plus à leur réalité qu’à leur pouvoir de remémoration.
Comme Aragon dans Le Paysan de Paris et sa fantastique évocation du passage de l’Opéra, il sait mieux que tout autre traquer « la lumière moderne de l’insolite « . Et les matériaux qu’il collecte ont aussi des « images dialectiques » au sens que Benjamin donne à ce terme dans son essai sur Baudelaire .
« Ne pas trouver son chemin dans une ville, ça ne signifie pas grand
chose. Mais s’égarer dans une ville comme on s’égare dans une forêt
demande toute une éducation. Il faut alors que les noms des rues par-
-lent à celui qui s’égare le langage des rameaux secs qui craquent, et
des petites rues au coeur de la ville doivent lui refléter les heures
du jour aussi nettement qu’un vallon de montagne. Cet art, je l’ai
tardivement appris : il a exaucé le rêve dont les premières traces furent
des labyrinthes sur les buvards de mes cahiers (4). »
Ces paroles de Benjamin pourraient être mises en exergue à tous les écrits de Hessel. On retrouve ici l’illustration de l’interaction qui s’exerçait sur les deux écrivains, comme le montre aussi le beau texte qu’il écrivit sur l’Art difficile de la promenade.
L’admiration que Benjamin éprouvait pour l’oeuvre et la personne de Franz Hessel est encore attestée par l’essai qu’il écrivit à l’occasion de la parution de Spazieren in Berlin (1929), intitulé Le Retour du flâneur, essai qu’il qualifie lui-même de fragment attaché au bloc des Passages parisiens, la grande étude qu’il projetait d’écrire sur le Paris du second Empire, à partir du thème des passages couverts, qui devait introduire à une archéologie de la modernité.
Toute l’oeuvre de Franz Hessel présente une grande unité où l’on retrouve toujours le même sens de la langue, la même beauté, la même sensibilité derrière laquelle se cache l’étrangeté de son personnage.
Aussi familier du Paris d’avant la guerre de 1914 puis des années vingt que de Berlin, Hessel est plus qu’un poète de la grande ville. Ce qu’il en retient, c’est un étrange miroir où chacun est invité à se découvrir. Il y a chez lui quelque chose du Paris vécude Léon Daudet, mais on songe surtout au Piéton de Paris de Léon-Paul Fargue et aux surréalistes dont il fut peut-être, en Allemagne, le premier porte-parole, même si son écriture n’en porte pas la marque.
La plupart de ses écrits présentent un caractère autobiographique. Ainsi Torso, récit datant de 1922, évoque sa rencontre avec la bohème parisienne d’avant 1914, les peintres qui se réunissent au Dôme et au Bateau-Lavoir, autour de Rudolf Levy, Alfred Flechtheim, André Salmon, Paul Fort, mais aussi Marie Laurencin, Picasso, Braque, Jules Pascin. Parizer Romanze (1920), première oeuvre parue chez Rowohlt, écrite sous forme de quatre lettres à un ami, fait revivre la même atmosphère du Paris d’avant la guerre, les souvenirs et les rêves d’un monde qui se croyait préservé de tout danger. Comment ne pas admirer son sens de la flânerie, des détails et des atmosphères ? La proximité avec Proust éclate dans des textes comme Vorschule des Journalismus où Hessel évoque un monde disparu, ses souvenirs de Montparnasse, les hommes qu’il a connus, le mélange de mélancolie, de tristesse, d’inquiétante étrangeté qu’il ressent face à la ville et à ses métamorphoses. Ermunterung zum Genuss (Exhortation au plaisir) élève ce sens de la flânerie et de la rêverie au rang d’une véritable philosophie de l’espace et du temps, qu’il évoque bien sûr le rapport des surréalistes à la ville, les promenades qu’il partagea avec Benjamin dans Paris et Berlin, la méthode de « montage » – au sens où Bloch en parle dans Héritage de ce temps – qu’utilisera Benjamin dans Sens unique .
Heimlisches Berlin (Berlin secret) prolonge cette imbrication du biographique et de la rêverie sur la grande ville. Hessel y apparaît sous le nom de Clemens Kestner, professeur de philologie qui vit comme un locataire dans son appartement, et l’on y retrouve, à peine transposés, de larges épisodes de sa vie. Un certain enracinement à son enfance – qui l’unit aussi bien à Proust qu’à Benjamin – sous-tend les phases les plus décisives de sa vie, comme le révèle si bien dans Der Lasträger von Bagdad (Le Porte-faix de Bagdad) cette belle phrase :
» [...] cela me paraît significatif pour toute mon existence que je me sois endormi, enfant, au seuil du monde. »
Cela ne résume-t-il pas la beauté mélancolique et rêveuse qui nimbe toute sa prose ?
Promenades dans Berlin conduit au coeur de la sensibilité de Hessel. Le monde qu’il évoque n’est pas, comme dans Enfance berlinoise de Benjamin, limité à un ghetto (5) – l’ouest berlinois, le quartier du Tiergarten – et à une époque, la fin du dix-neuvième siècle. Il n’a ni le côté apocalyptique des évocations expressionnistes de la grande ville moderne ni la dimension de violence et de dérision du Berlin d’Alfred Döblin. Hessel évoque la ville tout entière, avec ses quartiers bourgeois et ses quartiers prolétariens, son luxe et sa misère, sa beauté et sa laideur. Comme s’il s’agissait d’un visage, d’un corps vivant, il l’aborde avec autant d’amour que de respect.
Le flâneur ne s’y égare pas comme dans un labyrinthe mais il acquiert le sentiment de ne faire qu’un avec la ville, à la manière de ce peintre chinois qu’évoque une légende bouddhiste et qui, à force de contempler le paysage qu’il venait de peindre, finit par s’y perdre. Il se distingue de l’homme pressé car il n’a pas de but. Par son oisiveté, il inquiète. Tout l’art de Hessel – comme de Benjamin – tient à cette capacité de retrouver sur les choses un « premier regard ». Ce qu’il retient des rues, ce sont aussi bien les visages des passants, un joueur d’orgue de Barbarie, que l’aspect sinistre d’une arrière-cour. Alors que Benjamin transforme chaque détail d’architecture – ainsi les loggia évoquées dans Enfance berlinoise – en allégories, Hessel s’attache beaucoup plus aux atmosphères, à la réalité matérielle de la ville : vision des ateliers, des ouvriers, du peuple de Berlin dans sa diversité. Loin de rêver seul face aux monuments, il a à coeur de parler à ceux qui témoignent du passé, du présent comme de l’avenir de la ville. Il écoute son souffle, respire le parfum des rues, en sent battre le pouls. Il décrit les lentes métamorphoses de la ville – construction autour de la Postdamerplatz, disparition du Scheunelnviertel, l’ancien quartier juif de Berlin – avec autant de poésie que de mélancolie.
C’est dans cette attention passionnée aux détails que réside l’art du flâneur. Benjamin l’a admirablement montré dans l’essai qu’il consacra au livre de Hessel, publié dans la Literarische Welt en 1929, Le Retour du flâneur, thème auquel il donne encore de plus amples développements dans son essai sur Baudelaire (6) et surtout dans les matériaux destinés à sa grande étude inachevée sur les Passages parisiens (7). Le flâneur a gardé dans son rapport à la grande ville quelque chose du rapport de l’enfant aux panoramas où défilent les images, comme celui qu’il évoque dans Enfance berlinoise. Son apparition dans la littérature est inséparable des « physiologies » du dix-neuvième siècle, comme la Physiologie du mariage de Balzac, où est évoqué l’art de la flânerie. La nonchalance dont font preuve ces auteurs dans leurs descriptions se retrouve dans le style du flâneur dont Benjamin, à juste titre, fait remonter l’origine au Paris de Napoléon III, à la construction des trottoirs par le préfet Haussmann, car ils modifient radicalement le rapport à l’espace urbain, puis à l’aménagement des passages parisiens, » nouvelle invention du luxe industriel « . Il est plus difficile de décrire son apparition dans la littérature allemande. Et si Hessel fut le premier à faire de la flânerie un mode nouveau d’appropriation et de découverte de la ville, on ne peut séparer son étrange expérience des êtres et des choses de son enracinement dans l’enfance, d’un sentiment permanent d’attente et d’émerveillement. Alors que Benjamin fut profondément marqué par le surréalisme, même s’il en propose un dépassement critique dans les Passages parisiens, Hessel, qui partage avec nombre d’auteurs surréalistes l’engouement pour la grande ville moderne restera attaché à un style qui unit étroitement une vision intimiste et naturaliste. C’est ce qui donne à ses Promenades dans Berlin cette beauté singulière, tandis qu’avec le recul, les destructions de la guerre, l’obsession des ruines, elles nous apparaissent, avec le Berlin Alexanderplatz de Döblin comme le plus émouvant portrait de ce Berlin des années vingt-trente, qui ne vit plus qu’à travers la littérature, de vieilles photographies, et les souvenirs de ceux qui l’ont connu.
« Jules et Jim » de François Truffaut, 1961
Tardive, la découverte de l’oeuvre de Hessel en France s’impose donc à plus d’un titre mais il en est un qui, à lui seul, peut attiser la curiosité du public français. En 1920, Hessel avait invité à séjourner chez lui l’écrivain Henri-Pierre Roché qu’il avait rencontré en 1906 à Paris. Un amour violent s’ensuivit entre sa femme Helen et H-P Roché. Helen, après une tentative de divorce, revint ensuite auprès de Hessel. Cet épisode ne mériterait pas d’être mentionné s’il n’avait inspiré à H-P Roché, à l’âge de soixante-quatorze ans, un étonnant roman, publié aux éditions Gallimard en 1953, Jules et Jim, qui fut porté à l’écran par François Truffaut. Bien qu’oeuvre de fiction, on y retrouve, à peine transposés, de larges épisodes de leurs relations à trois, cette amitié (8), si étrange et si profonde, qui unissait envers et contre tout les deux hommes. Et comment ne pas reconnaître, sous les traits de Jules, l’auteur de Promenades dans Berlin, lorsque, dès les premières lignes du roman, H-P Roché évoque leur rencontre ?
» C’était en 1907. Le petit et rond Jules, étranger à Paris, avait
demandé au grand et mince Jim, qu’il connaissait à peine, de le faire
entrer au bal des Quat-z-’Arts, et Jim lui avait procuré une carte et
l’avait emmené chez le costumier. C’est pendant que Jules fouillait
doucement parmi les étoffes et choisissait un simple costume d’esclave
que naquit l’amitié de Jim pour Jules. Elle crût pendant le bal, où
Jules fut tranquille, avec des yeux comme des boules, pleins
d’humour et de tendresse (9). »
Jean-Michel PALMIER.
« Jules et Jim » de François Truffaut, 1961
(1) On ne saurait trop insister sur le rôle joué par Bernd Witte dans la découverte de Hessel en Allemagne. Ses recherches sur Walter Benjamin l’ont amené à reconstituer sa biographie, grâce notamment à des entretiens avec sa femme, Helen, alors encore en vie (conversations s’échelonnant entre 1970 et 1980). Par la suite, il déploya de nombreux efforts pour que soient rééditées les oeuvres de Hessel, en les accompagnant d’excellentes introductions. Qu’il trouve ici l’expression de notre reconnaissance ainsi que Madame Karin Grund, auteur d’une remarquable étude, encore inédite sur Franz Hessel, Sur les traces de Franz Hessel, poète et écrivain, qu’elle a eu l’obligeance de nous communiquer (D.E.A. d’études germanistiques soutenu à l’université de Paris III, en 1986). Un grand nombre de précisions sur la vie de Hessel, les citations du journal inédit d’Henri-Pierre Roché, les propos de Helen Hessel, qu’elle put questionner longuement, lui sont empruntés. Comme nous n’avons pas eu la chance de connaître Helen Hessel, l’essentiel
des matériaux biographiques a été fourni par ses fils, Ulrich et Stéphane qui, sans ménager leur temps, nous ont accordé de longs entretiens enregistrés évoquant la vie et l’oeuvre de leur père.
(2) Manfred Flügge a rassemblé dans un volume des documents d’une grande richesse sur Franz Hessel et sa famille, au cours de leur exil à Paris, sous le titre Paris als Schicksal. Franz Hessel und die Seinen à paraître en 1989 aux éditions Das Arsenal à Berlin. Manfred Flügge a également organisé en 1987, à l’occasion du 750ème anniversaire de la ville de Berlin, un séminaire sur Hessel à la Freie Universität, avec la participation des fils de Franz Hessel.
(3) Enfance berlinoise in Sens Unique, p. 22. Les Lettres nouvelles, 1978. Traduit de l’allemand par Jean Lacoste.
(4) Enfance berlinoise, op. cit., p. 31.
(5) Ulrich Hessel, son fils, considère que cette différence de perception de la ville tient en partie à leurs rapports différents au judaïsme. Profondément assimilé à la culture allemande, Hessel ne connut aucune limite dans son rapport à Berlin et se passionna pour les quartiers populaires de la ville. Benjamin, bien que sa famille se soit depuis longtemps engagée dans un processus d’assimilation, resta prisonnier d’un certain ghetto de la bourgeoisie juive, celui du vieil Ouest et du Tiergarten. (Communication orale)
(6) Walter Benjamin, Charles Baudelaire. Un poète lyrique à l’apogée du capitalisme, Payot, 1974.
(7) Walter Benjamin, Das Passagen-Werk, B.V.1 er V.2, Suhrkamp, 1982.
(8) L’ amitié entre Franz Hessel et H-P Roché prit fin en 1934 lorsque Helen lui annonça leur rupture. En dépit de l’intensité de leur relation, Hessel ne voulut pas le revoir par respect pour sa femme. Pourtant l’amitié qui unissait les deux hommes était sans doute plus profonde que l’amour entre Helen Hessel et H-P Roché. (Communication orale de Ulrich Hessel)
(9) Henri-Pierre Roché,Jules et Jim, Gallimard, 1953, rééd. Folio, p.11.