Article paru dans » Politique Hebdo « N° 122 du 4 au 10 avril 1974
Ce halo d’images et de symboles qui sont inscrits dans l’objet urbain.
L’ouvrage que vient de publier Raymond Ledrut » Les images de la ville. » (Editions Anthropos) est sans doute l’un de ceux qui qui font le plus réfléchir sur ce que signifie vivre à la ville, côtoyer quotidiennement des visages anonymes, emprunter des rues, vastes canaux de circulation, que l’on ne regarde plus, s’enfermer dans un espace de plus en plus perçu comme menaçant.
Ledrut est sociologue. Mais il nous donne surtout à penser et à voir. Il ne s’est pas contenter d’accumuler des données statistiques : il s’est promené dans la ville, il s’est arrêté dans les cafés pour parler avec les gens, il a réfléchi sur tous les symboles qui nous oppressent, comme dans un mauvais rêve, et que l’on ne perçoit jamais clairement.
Sa conviction initiale, c’est que la ville n’est pas seulement un espace social, politique, mais aussi un espace de l’inconscient et de l’imaginaire. Vivre à la ville, c’est être perpétuellement agressé, non seulement par la publicité, un rythme, la foule, mais aussi par des images qui font souffrir ou qui font s’évader. Il y a un monde du désir qui s’étale à travers les vitrines et les supermarchés qui insultent la pauvreté, ce vieux monde qui paraissait si neuf au Baudelaire de l’Art Romantique lorsque, face aux passéistes, aux nostalgiques de l’ancien Paris, il exaltait les femmes marchant dans les rues, les mille images qui assaillent le passant, les symboles éblouissants de la modernité – mot qu’il a pratiquement forgé – et dans lequel il englobe le goût moderne des spectacles, de la diversité, de la lumière, des parfums, des vitrines, de l’artificiel, du luxe et des prostituées. C’est cette approche sensible, poétique, unie à la rigueur méthodologique de l’urbaniste (Ledrut a déjà publié une grande étude sur la région de Toulouse : L’espace social de la ville. Ed. Anthropos) qui donne à ce livre un caractère si prenant.
Vivre sa ville
Qu’est-ce donc que cette expérience urbaine qu’il veut décrire et nous faire vivre avec lui ? C’est ce halo de significations obscures, d’images et de symboles qui sont inscrit dans l’objet urbain. Il est évident que ce n’est pas la ville elle-même qui les crée : elle ne fait que les suggérer dans la relation vécue par ses habitants. Les significations ne sont pas simplement des projections de l’inconscient de chacun. Elles sont là, immense flot qui nous entoure, nous transit sans que l’on songe à l’analyser. Les hommes parlent de la ville, mais elle semble aussi leur parler, leur suggérer un langage. Elle crée les événements, elle charrie les mythes – de l’incident banal, du spectacle insolite, un accident, un immeuble qu’on démolit à la grue, un camelot, aux grands mythes révolutionnaires, comme si le pavé des rues avait conservé le souvenir des événements et suggérait de nouvelles significations.
Chacun vit différemment la ville. Selon son âge, son métier, sa classe sociale. Ce que Ledrut décrit comme » images » doit être compris avec la résonance inconsciente qu’ a le terme psychanalytique d’imago : non pas une simple représentation, rationnelle, mais une image qui nous hante, un fragment de rêve et d’imaginaire que l’on ne cesse de percevoir dans ce qu’il y a de plus banal. Aussi Ledrut s’efforce-t-il de décrire à la fois la symbolique urbaine et celle de l’inconscient social, la manifestation de l’espace vécu et les sentiments de ceux qui le vivent. L’enquête a été effectuée à Toulouse, mais il est probable que dans toute autre ville, elle permettrait l’étude d’une même symbolique – que l’on songe seulement à l’admirable travail que Pierre Sansot avait consacré, d’un point de vue esthétique et littéraire à La Poétique de la ville (Ed. Klincsieck) et que recoupe en de nombreux points la démarche de Ledrut.
La ville est à la fois un signifiant et un signifié. Elle exprime et elle est exprimée. Ce sont ses murs, ses maisons, ses cafés, ses monuments qui suggèrent les mythes. Il n’est que d’évoquer à ce propos les Villes tentaculaires de Verhaeren, l’obsession de Prague chez Kafka, les villes des poèmes expressionnistes allemands, aux canaux noirs, charriant des immondices et du sang, les villes géantes des poèmes de Ginsberg ou encore le Paris des surréalistes, le Paris de Prévert, de Carco et de Mac Orlan.
Mort anonyme.
Ce n’est pas un hasard si, en Allemagne, entre les deux guerres mondiales, le symbole de la ville devient si obsédant. De l’image de la ville de Verhaeren, où, au cabaret des Trois Cercueils, la Mort boit du sang parmi les pauvres gens, on passe au Berlin expressionniste, celui de l’Alexanderplatz de Döblin (Berlin Alexanderplatz, Ed. Gallimard) dans lequel Franz Biberkopf, le repris de justice, tente de redevenir honnête dans la misère, doublement tenté par les meetings communistes et l’adhésion au parti nazi. Et déjà s’annonce le Berlin des clochards, des mendiants et des prostituées de l’Opéra de Quat’Sous de Brecht, et le Berlin des chômeurs du beau film sur la crise économique allemande – malheureusement trop peu projeté en France – Kuhle Wampe, réalisé par Brecht d’un point de vue communiste, à la veille de la montée des nazis au pouvoir.
Photo extraite de Kuhle Wampe (Brecht / Dudow)
Tout cela Ledrut l’évoque lorsqu’il tente de décrire cette symbolique inconsciente, sociale et politique de la ville. Loin de s’attacher à des lieux privilégiés – comme les surréalistes notamment – il analyse chaque symbole, chaque lieu socialement investi, qu’il s’agisse d’un magasin ou d’un café. Avec ses collaborateurs, il a interrogé sans relâche les habitants de Toulouse sur la façon dont ils percevaient le lien à leur ville. C’est en elle que se rencontrent tout d’abord les significations primordiales de la vie : il y a une manière de naître et de mourir à la ville qui est radicalement différente de la campagne.
Je crois qu’un des plus beaux textes de Lefebvre est celui où il évoque à propos de » Notes écrites un dimanche « , les habitants d’un petit village qui, après la messe, vont au cimetière. La communauté des vivants est aussi la communauté avec avec les morts. Ce lien à la naissance et à la mort semble se perdre à la ville ou du moins dans la grande ville. Les références aux ancêtres est souvent inexistante et l’enracinement dans la terre natale n’a aucun sens. La vie comme la mort sont aseptisées. Elles n’ont plus de mystère. Loin de constituer des événements collectifs, elles se replient sur l’individuel. On naît comme on meurt, anonymement. Qui n’a pas ressenti le malaise de Rilke, lorsqu’il évoque dans plusieurs poèmes l’anonymat de la mort à la grande ville, dans l’hôpital, où l’on vend à cinq sous l’agonie, comme le ferait une marchande de quatre saisons.
Un carrefour.
Le temps et l’espace eux-mêmes semblent se métamorphoser. L’espace se limite, se clôt de plus en plus, même si la ville s’étend. Il n’est plus ouvert sur la nature, mais c’est celle-ci qui s’y trouve retenue prisonnière, à l’état de lambeaux. L’expérience du temps y est radicalement différente. Non seulement les maisons, mais aussi le jour et la nuit semblent mal se distinguer. Quant au temps lui-même, il est seulement utilisé, souvent peu vécu ou mal vécu. Le héros du film La vie à l’envers de Jessua, lorsqu’il commence à » être atteint de schizophrénie » se demande brusquement pourquoi il travaille, pourquoi il est marié. Il sort acheter des cigarettes et revient trois jours plus tard. Quand on lui demande ce qu’il a fait, il est incapable de répondre : il a seulement vécu pleinement chaque seconde, en regardant un arbre dans le bois de Vincennes, en regardant les vitrines, en respirant les parfums et la tristesse de la ville. Quand on l’enferme dans une petite chambre toute blanche, avec des messieurs en blanc qui lui demandent de raconter ce qui lui traverse la tête, il est presque heureux.
Les mêmes symboles repris dans les films suisses de Tanner – Charles mort ou vif, La Salamandre – ont un sens tout différent. C’est quand l’héroïne de La Salamandre échappe au temps des autres, qu’elle contemple avec angoisse les guirlandes de la ville qui s’apprêtent à fêter Noël qu’elle est la plus authentique et quand les ambulanciers conduisent à l’hôpital Charles, il leur lit en souriant un passage du livre de Lefebvre » La vie quotidienne dans le monde moderne « . A leurs manières, les héros des films modernes, des personnages de Godard – tel Pierrot-le-Fou – jusqu’à ceux de Tanner semblent en quête d’un temps vécu qui leur échappe et qui les obsède parce qu’il ne cesse de mourir dans la grande ville.
Bariolée, pleine de lumières, d’enseignes au néon, de réclames multicolores, d’agitation, la grande ville est froide. Et sa froideur semble rejaillir sur la façon de se connaître ou de ne pas se connaître. On vit mal et on s’aime mal. Marcuse parlerait de dé-sublimation répressive pour analyser ces rapports de l’individu au décor qui l’entoure. C’est l’univers de Riesman dans La foule solitaire, livre prophétique, cruel – dans lequel il évoquait ces êtres tapis dans leur angoisse, malades d’agressivité et d’ennui, perdus dans les grands ensembles. Aujourd’hui la ville est devenue, malgré ses mythes et ses plaisirs, un immense carrefour de la solitude.
Quelques snobs
Parmi les lieux qui jouent un rôle décisif dans cet espace urbain, il faut mentionner les cafés, refuges contre l’ennui et la tristesse, mais surtout contre la solitude. La rue ayant de plus en plus perdu son rôle d’échanges, le café, avec des profils très différents selon les quartiers, demeure souvent l’ un des rares lieux où l’on parle à d’autres solitudes, où l’on tente d’échanger des paroles, des impressions, où chacun recherche vainement un interlocuteur et un auditeur. Ledrut analyse remarquablement cette nostalgie qui s’empare des habitants des villes. Alors que celles-ci sont de plus en plus déshumanisées, dans l’imagination quotidienne, elles continuent d’exister comme des êtres un peu fantastiques pourvus de visages et de corps.
Quand cette totalité organique a disparu, il ne reste que le repli sur soi, dans le HLM avec la télévision, et la nostalgie d’un village, référence plus ou moins mystique et mythique. Même chez les jeunes, beaucoup, loin d’aspirer à vivre dans cette civilisation urbaine, sont attirés par les images rurales et sont tentés de leur redonner vie. Si la civilisation urbaine surprend par sa diversité croissante, il faut aussi reconnaître qu’elle profite à bien peu. L’accumulation de spectacles ne concerne qu’un nombre réduit d’habitants. Si on va au cinéma de quartier, on va rarement au théâtre et on choisit ses spectacles par la proximité plutôt que par la valeur. La télévision reste souvent la seule ouverture, même lorsqu’il s’agit des spectacles plus médiocres. Les gens se rencontrent peu dans la ville, en dehors du travail, et les activités sont réduites au minimum. L’accès au monde social se fait le plus souvent à travers les mass-média qui véhiculent les mêmes aliénations plus ou moins sublimées. Non seulement la ville a perdu tout rôle d’éducation, mais les rivalités entre la vie des quartiers semblent proches de s’atténuer. Si Lefebvre a pu révéler, dans son livre sur La Commune de Paris, que l’explosion révolutionnaire était aussi une tentative des ouvriers pour reprendre le centre de leur capitale dont ils avaient été rejetés par les travaux d’Hausmann, Ledrut montre à travers l’analyse de Toulouse que la vie des quartiers tend de plus en plus à s’amenuiser.
Il est probable que l’analyse effectuée à Paris permettrait de découvrir certaines similitudes. Les grands mythes littéraires des quartiers parisiens semblent s’effondrer un à un. La spécificité des quartiers tend à disparaître, mais aussi leurs images et leurs mythologies, même lorsque l’on tente de les recréer artificiellement. Le Montmartre de Max Jacob et Apollinaire n’est plus, la bohème de Montparnasse se limite à quelques snobs qui continuent de fréquenter la Coupole, les mythes de Saint-Germain-des-Près et de l’existensialisme, avec ses figures si étranges, Sartre, Simone de Beauvoir, Giacometti, Boris Vian, Juliette Gréco, Adamov font partie de la légende dorée.
La bourgeoisie s’amuse de plus en plus mal. Si Waneigem prétend que la bourgeoisie n’a qu’un seul plaisir, celui de les corrompre tous, il faut aussi reconnaître l’incapacité de plus en plus grande de cette classe à se distraire. On s’ennuie dans les beaux quartiers, comme dans les HLM. Que l’on compare seulement les mythes de la ville, de la « gaieté parisienne », à l’époque d’Offenbach, d’Aristide Bruant, de Toulouse-Lautrec, avec les tristes décors de plumes d’autruche sales et cassées que l’on présente aujourd’hui aux « touristes » comme symboles vénérables de cette époque. La prostituée de Baudelaire a perdu son goût d’interdit et de mystère pour devenir une sorte de fonctionnaire. La bohème artistique a fait place à des reconstructions artificielles et médiocres qui dissipent à peine l’ennui et l’angoisse.
Contes de fées
Pourtant – et c’est le paradoxe que soulignait déjà Riesman dans la Foule solitaire- l’homme moderne, le citadin croit toujours aux contes de fées et aux bandes dessinées. Aliéné, il trouve encore des charmes à l’aliénation. L’ensemble des conditionnements publicitaires et des mass-média est là pour effectuer cette manipulation érotico-agressive au niveau de l’inconscient. D’immenses moules à broyer sont prêts : seuls les contenus changent. On remplace seulement les westerns érotiques par des films chinois où le sadisme s’associe à la médiocrité et à la bêtise. Le tiercé, la télévision, le repas du dimanche, le verre que l’on boit sur le zinc, l’obsession des vitrines, des entassements de marchandises que l’on ne possédera jamais, des magasins où l’on vient avec les gosses, le samedi, pour voir, tout cela fait partie de cet espace social de la ville, de ses mythes et de ses aliénations.
Ledrut, dans cette enquête, a réussi à donner une forme scientifique à ces images, à ce malaise que l’on ressent confusément. « Les gens, il conviendrait de ne les connaître que disponibles à certaines heures pâles de la nuit, près d’une machine à sous avec des problèmes d’homme, simplement des problèmes de mélancolie. Alors on boit un verre en regardant loin derrière la glace du comptoir et on se dit qu’il est bien tard, qu’il est bien tard « . Ces paroles d’une chanson de Léo Ferré qui évoque la solitude des cafés et de la ville moderne, Ledrut parvient à en saisir la signification profonde lorsqu’il décrit chaque lieu, chaque symbole, chaque signe de la ville – du café au magasin, de la rue au cinéma – comme constituant l’espace de l’aliénation. C’est ce qui donne à son livre cette actualité et cette importance peu communes.
Jean-Michel PALMIER.
Léo Ferré
Vitrines
Des cadillacs et des ombrelles
De l’albuplast et de bretelles
De faux dollars de vrais bijoux
Y’en a vraiment pour tous les goûts
Des oraisons pour dentifrices
Des chiens nourris qui parlent anglais
Et les putains à l’exercice
Avec leurs yeux qui font des frais
De faux tableaux qui font la gueule
Et puis des vrais qui leur en veulent
Des accordéons déployés
Qui soufflent un peu avant de gueuler
Des filles en fleurs des fleurs nouvelles
Des illustrés à bonne d’enfant
Et des enfants qui font les belles
Devant des mecs bourrés d’argent
Les vitrines de l’avenue
Font un vacarme dans les coeurs
A faire se lever le bonheur
Des fois qu’il pousserait dans les rues
Les faux poètes qu’on affiche
Et qui se meurent à l’hémistiche
Les vedettes à nouveau nez
Paroles de Léo Ferré
Les prix Goncourt que l’on égorge
Les gorges chaudes pour la voix
Les coupe file et les soutiens-gorge
Avec la notice d’emploi
Des chansons mortes dans la cire
Et des pick-up pour les traduire
Microsillon baille aux corneilles
C’est tout Mozart dans une bouteille
Le sang qui coule plein à la une
Et qui se caille aux mots croisés
« France soir », « Le Monde » et la fortune
Devant des mecs qu’ont pas bouffé
Les vitrines de l’avenue
Font un vacarme aux alentours
A faire se lever l’amour
Des fois qu’on le vendrait aux surplus
Des père Noël grandeur nature
Qui ne descendent plus que pour les parents
Pendant que les gosses jouent les doublures
En attendant d’avoir vingt ans
Toupie qui tourne au quart de tour
Bonbons fondants bonheur du jour
Et ces mômes qu’en ont plein les bras
A lécher la vitrine comme ça
Des soldats de plomb qui font du zèle
Des poupées qui font la vaisselle
De drôles d’oiseaux en équilibre
Pour amuser les tout petits
A l’intérieur la vente est libre
Pour ceux qui s’ennuient dans la vie
Des merveilles qu’on peut pas toucher
Devant des mecs qui peuvent « Entrer »
Les vitrines de l’avenue
Font un vacarme dans les yeux
A rendre aveugles tous les gueux
Des fois qu’ils en auraient trop vu
Jambon d’York garanti Villette
Des alcools avec étiquettes
Crème à raser les plus coriaces
« Où l’on m’étend le poil se lasse »
La gaine qui fond sous les caresses
Le slip qui rit le bas qu’encaisse
L’escarpin qui use le pavé
Les parfums qui sentent le péché
Des falbalas pour la comtesse
Des bandes en soie pour pas que ça blesse
Du chinchilla de la toile écrue
Y faut vêtir ceux qui sont nus
Des pull-over si vrais qu’ils bêlent
Des vins si vieux qu’ils coulent gagas
Des décorations qu’étincellent
Devant des mecs qui n’en veulent pas.
Les vitrines de l’avenue
C’est mes poches à moi quand je rêve
Et que j’y fouille à mains perdues
Des lambeaux de désirs qui lèvent
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