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La ville, image des hommes.

Mercredi 25 août 2010

Article paru dans  » Politique Hebdo «  N° 122 du 4 au 10 avril 1974

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Ce halo d’images et de symboles qui sont inscrits dans l’objet urbain.

L’ouvrage que vient de publier Raymond Ledrut  » Les images de la ville.  » (Editions Anthropos) est sans doute l’un de ceux qui qui font le plus réfléchir sur ce que signifie vivre à la ville, côtoyer quotidiennement des visages anonymes, emprunter des rues, vastes canaux de circulation, que l’on ne regarde plus, s’enfermer dans un espace de plus en plus perçu comme menaçant.

Ledrut est sociologue. Mais il nous donne surtout à penser et à voir. Il ne s’est pas contenter d’accumuler des données statistiques : il s’est promené dans la ville, il s’est arrêté dans les cafés pour parler avec les gens, il a réfléchi sur tous les symboles qui nous oppressent, comme dans un mauvais rêve, et que l’on ne perçoit jamais clairement.

Sa conviction initiale, c’est que la ville n’est pas seulement un espace social, politique, mais aussi un espace de l’inconscient et de l’imaginaire. Vivre à la ville, c’est être perpétuellement agressé, non seulement par la publicité, un rythme, la foule, mais aussi par des images qui font souffrir ou qui font s’évader. Il y a un monde du désir qui s’étale à travers les vitrines et les supermarchés qui insultent la pauvreté, ce vieux monde qui paraissait si neuf au Baudelaire de l’Art Romantique lorsque, face aux passéistes, aux nostalgiques de l’ancien Paris, il exaltait les femmes marchant dans les rues, les mille images qui assaillent le passant, les symboles éblouissants de la modernité – mot qu’il a pratiquement forgé – et dans lequel il englobe le goût moderne des spectacles, de la diversité, de la lumière, des parfums, des vitrines, de l’artificiel, du luxe et des prostituées. C’est cette approche sensible, poétique, unie à la rigueur méthodologique de l’urbaniste (Ledrut a déjà publié une grande étude sur la région de Toulouse : L’espace social de la ville. Ed. Anthropos) qui donne à ce livre un caractère si prenant.

Vivre sa ville

Qu’est-ce donc que cette expérience urbaine qu’il veut décrire et nous faire vivre avec lui ? C’est ce halo de significations obscures, d’images et de symboles qui sont inscrit dans l’objet urbain. Il est évident que ce n’est pas la ville elle-même qui les crée : elle ne fait que les suggérer dans la relation vécue par ses habitants. Les significations ne sont pas simplement des projections de l’inconscient de chacun. Elles sont là, immense flot qui nous entoure, nous transit sans que l’on songe à l’analyser. Les hommes parlent de la ville, mais elle semble aussi leur parler, leur suggérer un langage. Elle crée les événements, elle charrie les mythes – de l’incident banal, du spectacle insolite, un accident, un immeuble qu’on démolit à la grue, un camelot, aux grands mythes révolutionnaires, comme si le pavé des rues avait conservé le souvenir des événements et suggérait de nouvelles significations.

Chacun vit différemment la ville. Selon son âge, son métier, sa classe sociale. Ce que Ledrut décrit comme  » images  » doit être compris avec la résonance inconsciente qu’ a le terme psychanalytique d’imago : non pas une simple représentation, rationnelle, mais une image qui nous hante, un fragment de rêve et d’imaginaire que l’on ne cesse de percevoir dans ce qu’il y a de plus banal. Aussi Ledrut s’efforce-t-il de décrire à la fois la symbolique urbaine et celle de l’inconscient social, la manifestation de l’espace vécu et les sentiments de ceux qui le vivent. L’enquête a été effectuée à Toulouse, mais il est probable que dans toute autre ville, elle permettrait l’étude d’une même symbolique – que l’on songe seulement à l’admirable travail que Pierre Sansot avait consacré, d’un point de vue esthétique et littéraire à La Poétique de la ville (Ed. Klincsieck) et que recoupe en de nombreux points la démarche de Ledrut.

La ville est à la fois un signifiant et un signifié. Elle exprime et elle est exprimée. Ce sont ses murs, ses maisons, ses cafés, ses monuments qui suggèrent les mythes. Il n’est que d’évoquer à ce propos les Villes tentaculaires de Verhaeren, l’obsession de Prague chez Kafka, les villes des poèmes expressionnistes allemands, aux canaux noirs, charriant des immondices et du sang, les villes géantes des poèmes de Ginsberg ou encore le Paris des surréalistes, le Paris de Prévert, de Carco et de Mac Orlan.

Mort anonyme.

Ce n’est pas un hasard si, en Allemagne, entre les deux guerres mondiales, le symbole de la ville devient si obsédant. De l’image de la ville de Verhaeren, où, au cabaret des Trois Cercueils, la Mort boit du sang parmi les pauvres gens, on passe au Berlin expressionniste, celui de l’Alexanderplatz de Döblin (Berlin Alexanderplatz, Ed. Gallimard) dans lequel Franz Biberkopf, le repris de justice, tente de redevenir honnête dans la misère, doublement tenté par les meetings communistes et l’adhésion au parti nazi. Et déjà s’annonce le Berlin des clochards, des mendiants et des prostituées de l’Opéra de Quat’Sous de Brecht, et le Berlin des chômeurs du beau film sur la crise économique allemande – malheureusement trop peu projeté en France – Kuhle Wampe, réalisé par Brecht d’un point de vue communiste, à la veille de la montée des nazis au pouvoir.

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Photo extraite de Kuhle Wampe (Brecht / Dudow)

Tout cela Ledrut l’évoque lorsqu’il tente de décrire cette symbolique inconsciente, sociale et politique de la ville. Loin de s’attacher à des lieux privilégiés – comme les surréalistes notamment – il analyse chaque symbole, chaque lieu socialement investi, qu’il s’agisse d’un magasin ou d’un café. Avec ses collaborateurs, il a interrogé sans relâche les habitants de Toulouse sur la façon dont ils percevaient le lien à leur ville. C’est en elle que se rencontrent tout d’abord les significations primordiales de la vie : il y a une manière de naître et de mourir à la ville qui est radicalement différente de la campagne.

Je crois  qu’un des plus beaux textes de Lefebvre est celui où il évoque à propos de  » Notes écrites un dimanche « , les habitants d’un petit village qui, après la messe, vont au cimetière. La communauté des vivants est aussi la communauté avec avec les morts. Ce lien à la naissance et à la mort semble se perdre à la ville ou du moins dans la grande ville. Les références aux ancêtres est souvent inexistante et l’enracinement dans la terre natale n’a aucun sens. La vie comme la mort sont aseptisées. Elles n’ont plus de mystère. Loin de constituer des événements collectifs, elles se replient sur l’individuel. On naît comme on meurt, anonymement. Qui n’a pas ressenti le malaise de Rilke, lorsqu’il évoque dans plusieurs poèmes l’anonymat de la mort à la grande ville, dans l’hôpital, où l’on vend à cinq sous l’agonie, comme le ferait une marchande de quatre saisons.

Un carrefour.

Le temps et l’espace eux-mêmes semblent se métamorphoser. L’espace se limite, se clôt de plus en plus, même si la ville s’étend. Il n’est plus ouvert sur la nature, mais c’est celle-ci qui s’y trouve retenue prisonnière, à l’état de lambeaux. L’expérience du temps y est radicalement différente. Non seulement les maisons, mais aussi le jour et la nuit semblent mal se distinguer. Quant au temps lui-même, il est seulement utilisé, souvent peu vécu ou mal vécu. Le héros du film La vie à l’envers de Jessua, lorsqu’il commence à  » être atteint de schizophrénie  » se demande brusquement pourquoi il travaille, pourquoi il est marié. Il sort acheter des cigarettes et revient trois jours plus tard. Quand on lui demande ce qu’il a fait, il est incapable de répondre : il a seulement vécu pleinement chaque seconde, en regardant un arbre dans le bois de Vincennes, en regardant les vitrines, en respirant les parfums et la tristesse de la ville. Quand on l’enferme dans une petite chambre toute blanche, avec des messieurs en blanc qui lui demandent de raconter ce qui lui traverse la tête, il est presque heureux.

Les mêmes symboles repris dans les films suisses de Tanner – Charles mort ou vif, La Salamandre – ont un sens tout différent. C’est quand l’héroïne de La Salamandre échappe au temps des autres, qu’elle contemple avec angoisse les guirlandes de la ville qui s’apprêtent à fêter Noël qu’elle est la plus authentique et quand les ambulanciers conduisent à l’hôpital Charles, il leur lit en souriant un passage du livre de Lefebvre  » La vie quotidienne dans le monde moderne « . A leurs manières, les héros des films modernes, des personnages de Godard – tel Pierrot-le-Fou – jusqu’à ceux de Tanner semblent en quête d’un temps vécu qui leur échappe et qui les obsède parce qu’il ne cesse de mourir dans la grande ville.

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Bariolée, pleine de lumières, d’enseignes au néon, de réclames multicolores, d’agitation, la grande ville est froide. Et sa froideur semble rejaillir sur la façon de se connaître ou de ne pas se connaître. On vit mal et on s’aime mal. Marcuse parlerait de dé-sublimation répressive pour analyser ces rapports de l’individu au décor qui l’entoure. C’est l’univers de Riesman dans La foule solitaire, livre prophétique, cruel – dans lequel il évoquait ces êtres tapis dans leur angoisse, malades d’agressivité et d’ennui, perdus dans les grands ensembles. Aujourd’hui la ville est devenue, malgré ses mythes et ses plaisirs, un immense carrefour de la solitude.

Quelques snobs

Parmi les lieux qui jouent un rôle décisif dans cet espace urbain, il faut mentionner les cafés, refuges contre l’ennui et la tristesse, mais surtout contre la solitude. La rue ayant de plus en plus perdu son rôle d’échanges, le café, avec des profils très différents selon les quartiers, demeure souvent l’ un des rares lieux où l’on parle à d’autres solitudes, où l’on tente d’échanger des paroles, des impressions, où chacun recherche vainement un interlocuteur et un auditeur. Ledrut analyse remarquablement cette nostalgie qui s’empare des habitants des villes. Alors que celles-ci sont de plus en plus déshumanisées, dans l’imagination quotidienne, elles continuent d’exister comme des êtres un peu fantastiques pourvus de visages et de corps.

Quand cette totalité organique a disparu, il ne reste que le repli sur soi, dans le HLM avec la télévision, et la nostalgie d’un village, référence plus ou moins mystique et mythique. Même chez les jeunes, beaucoup, loin d’aspirer à vivre dans cette civilisation urbaine, sont attirés par les images rurales et sont tentés de leur redonner vie. Si la civilisation urbaine surprend par sa diversité croissante, il faut aussi reconnaître qu’elle profite à bien peu. L’accumulation de spectacles ne concerne qu’un nombre réduit d’habitants. Si on va au cinéma de quartier, on va rarement au théâtre et on choisit ses spectacles par la proximité plutôt que par la valeur. La télévision reste souvent la seule ouverture, même lorsqu’il s’agit des spectacles plus médiocres. Les gens se rencontrent peu dans la ville, en dehors du travail, et les activités sont réduites au minimum. L’accès au monde social se fait le plus souvent à travers les mass-média qui véhiculent les mêmes aliénations plus ou moins sublimées. Non seulement la ville a perdu tout rôle d’éducation, mais les rivalités entre la vie des quartiers semblent proches de s’atténuer. Si Lefebvre a pu révéler, dans son livre sur La Commune de Paris, que l’explosion révolutionnaire était aussi une tentative des ouvriers pour reprendre le centre de leur capitale dont ils avaient été rejetés par les travaux d’Hausmann, Ledrut montre à travers l’analyse de Toulouse que la vie des quartiers tend de plus en plus à s’amenuiser.

Il est probable que l’analyse effectuée à Paris permettrait de découvrir certaines similitudes. Les grands mythes littéraires des quartiers parisiens semblent s’effondrer un à un. La spécificité des quartiers tend à disparaître, mais aussi leurs images et leurs mythologies, même lorsque l’on tente de les recréer artificiellement. Le Montmartre de Max Jacob et Apollinaire n’est plus, la bohème de Montparnasse se limite à quelques snobs qui continuent de fréquenter la Coupole, les mythes de Saint-Germain-des-Près et de l’existensialisme, avec ses figures si étranges, Sartre, Simone de Beauvoir, Giacometti, Boris Vian, Juliette Gréco, Adamov font partie de la légende dorée.

La bourgeoisie s’amuse de plus en plus mal. Si Waneigem prétend que la bourgeoisie n’a qu’un seul plaisir, celui de les corrompre tous, il faut aussi reconnaître l’incapacité de plus en plus grande de cette classe à se distraire. On s’ennuie dans les beaux quartiers, comme dans les HLM. Que l’on compare seulement les mythes de la ville, de la « gaieté parisienne », à l’époque d’Offenbach, d’Aristide Bruant, de Toulouse-Lautrec, avec les tristes décors de plumes d’autruche sales et cassées que l’on présente aujourd’hui aux « touristes  » comme symboles vénérables de cette époque. La prostituée de Baudelaire a perdu son goût d’interdit et de mystère pour devenir une sorte de fonctionnaire. La bohème artistique a fait place à des reconstructions artificielles et médiocres qui dissipent à peine l’ennui et l’angoisse.

Contes de fées

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Pourtant – et c’est le paradoxe que soulignait déjà Riesman dans la Foule solitaire- l’homme moderne, le citadin croit toujours aux contes de fées et aux bandes dessinées. Aliéné, il trouve encore des charmes à l’aliénation. L’ensemble des conditionnements publicitaires et des mass-média est là pour effectuer cette manipulation érotico-agressive au niveau de l’inconscient. D’immenses moules à broyer sont prêts : seuls les contenus changent. On remplace seulement les westerns érotiques par des films chinois où le sadisme s’associe à la médiocrité et à la bêtise. Le tiercé, la télévision, le repas du dimanche, le verre que l’on boit sur le zinc, l’obsession des vitrines, des entassements de marchandises que l’on ne possédera jamais, des magasins où l’on vient avec les gosses, le samedi, pour voir, tout cela fait partie de cet espace social de la ville, de ses mythes et de ses aliénations.

Ledrut, dans cette enquête, a réussi à donner une forme scientifique à ces images, à ce malaise que l’on ressent confusément. «  Les gens, il conviendrait de ne les connaître que disponibles à certaines heures pâles de la nuit, près d’une machine à sous avec des problèmes d’homme, simplement des problèmes de mélancolie. Alors on boit un verre en regardant loin derrière la glace du comptoir et on se dit qu’il est bien tard, qu’il est bien tard « . Ces paroles d’une chanson de Léo Ferré qui évoque la solitude des cafés et de la ville moderne, Ledrut parvient à en saisir la signification profonde lorsqu’il décrit chaque lieu, chaque symbole, chaque signe de la ville – du café au magasin, de la rue au cinéma – comme constituant l’espace de l’aliénation. C’est ce qui donne à son livre cette actualité et cette importance peu communes.

Jean-Michel PALMIER.

Léo Ferré
 

Vitrines

Des cadillacs et des ombrelles
De l’albuplast et de bretelles
De faux dollars de vrais bijoux
Y’en a vraiment pour tous les goûts
Des oraisons pour dentifrices
Des chiens nourris qui parlent anglais
Et les putains à l’exercice
Avec leurs yeux qui font des frais
De faux tableaux qui font la gueule
Et puis des vrais qui leur en veulent
Des accordéons déployés
Qui soufflent un peu avant de gueuler
Des filles en fleurs des fleurs nouvelles
Des illustrés à bonne d’enfant
Et des enfants qui font les belles
Devant des mecs bourrés d’argent


Les vitrines de l’avenue
Font un vacarme dans les coeurs
A faire se lever le bonheur
Des fois qu’il pousserait dans les rues


Les faux poètes qu’on affiche
Et qui se meurent à l’hémistiche
Les vedettes à nouveau nez
Paroles de Léo Ferré
Les prix Goncourt que l’on égorge
Les gorges chaudes pour la voix
Les coupe file et les soutiens-gorge
Avec la notice d’emploi
Des chansons mortes dans la cire
Et des pick-up pour les traduire
Microsillon baille aux corneilles
C’est tout Mozart dans une bouteille
Le sang qui coule plein à la une
Et qui se caille aux mots croisés
« 
France soir », « Le Monde » et la fortune
Devant des mecs qu’ont pas bouffé


Les vitrines de l’avenue
Font un vacarme aux alentours
A faire se lever l’amour
Des fois qu’on le vendrait aux surplus


Des père Noël grandeur nature
Qui ne descendent plus que pour les parents
Pendant que les gosses jouent les doublures
En attendant d’avoir vingt ans
Toupie qui tourne au quart de tour
Bonbons fondants bonheur du jour
Et ces mômes qu’en ont plein les bras
A lécher la vitrine comme ça
Des soldats de plomb qui font du zèle
Des poupées qui font la vaisselle
De drôles d’oiseaux en équilibre
Pour amuser les tout petits
A l’intérieur la vente est libre
Pour ceux qui s’ennuient dans la vie
Des merveilles qu’on peut pas toucher
Devant des mecs qui peuvent « Entrer »


Les vitrines de l’avenue
Font un vacarme dans les yeux
A rendre aveugles tous les gueux
Des fois qu’ils en auraient trop vu


Jambon d’York garanti Villette
Des alcools avec étiquettes
Crème à raser les plus coriaces
« Où l’on m’étend le poil se lasse »
La gaine qui fond sous les caresses
Le slip qui rit le bas qu’encaisse
L’escarpin qui use le pavé
Les parfums qui sentent le péché
Des falbalas pour la comtesse
Des bandes en soie pour pas que ça blesse
Du chinchilla de la toile écrue
Y faut vêtir ceux qui sont nus
Des pull-over si vrais qu’ils bêlent
Des vins si vieux qu’ils coulent gagas
Des décorations qu’étincellent
Devant des mecs qui n’en veulent pas.


Les vitrines de l’avenue
C’est mes poches à moi quand je rêve
Et que j’y fouille à mains perdues
Des lambeaux de désirs qui lèvent

Louise Brooks; portrait d’une anti-star.(Suite et fin)

Mercredi 18 août 2010

Louise Brooks; portrait d’une anti-star. (suite et fin)

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En 1977, Roland Jaccard publiait chez Phébus :  » Louise Brooks; portrait d’une anti-star « . Cet ouvrage réalisé sous la direction de Roland Jaccard réunissait outre, Louise Brooks elle-même, plusieurs collaborateurs : Tahar Ben Jelloun, Lotte H. Eisner, André Laude et Jean-Michel Palmier.

Si la pièce de Wedekind devait être peu jouée de son vivant par suite des tracasseries de la censure, elle n’a pourtant jamais cessé d’exercer une influence déterminante sur les intellectuels allemands. Et parmi eux, bien évidemment, les cinéastes. Dès 1922, Leopold Jessner tourne une adaptation de l’Esprit de la Terre (1). Mais sa mise en scène convenue – si on la mesure en tout cas à l’aune du  » sujet  » – ne pouvait qu’encourager G.W. Pabst à persévérer dans son projet.

Au moment où Pabst met en chantier  » sa  » Lulu, il est déjà considéré comme le représentant majeur de ce mouvement post-expressionniste qu’on appelle alors la  » Nouvelle Objectivité « , et qui en fait le vieux  » réalisateur  » – déformé, stylisé, éclaté, c’est à dire enrichi de deux ou trois visions – au service d’une poésie délibérément engagée, au sens le plus large que l’on voudra bien donner à ce mot. (On ne peut que renvoyer ici aux travaux de Siegfried Kracauer (2) et de Freddy Buache (3), analystes particulièrement attentifs de cette période capitale de l’histoire du cinéma.)

Pabst est donc célèbre, même s’il n’a pas atteint la renommée que lui apportera en 1931 l’Opéra de quat’sous. Mais d’ores et déjà, il est considéré par quelques critiques un peu plus vigilants que les autres comme le cinéaste le plus intéressant des Années vingt – les mêmes critiques en feront d’ailleurs un peu plus tard le  » meilleur réalisateur  » des Années trente. C’est lui qui révèle au public Asta Nielsen, Greta Garbo, Louise Brooks, Brigitte Helm. On l’appelle alors  » Pabst le Rouge « , car ses idées (qui sont pourtant avant tout celles d’un esprit indépendant ) sont proches des thèses socialistes. Il rêve de réconcilier Français et Allemands, ennemis d’hier, en un vaste mouvement de fraternité universelle: ce sont alors Quatre de l’infanterie et la Tragédie de la mine, qui lui vaudront ensuite l’hostilité des nazis.

Mais c’est à coup sûr avec Lulu que son génie s’exprime pour la première fois dans toute sa force. Il avait été, on le sait, littéralement fasciné par l’oeuvre de Wedekind (4) (que certains critiques l’accuseront curieusement d’avoir  » trahi « , alors que les libertés qu’il prend sont toutes, à l’évidence, au service impérieux du texte – de l’esprit vivant du texte, s’entend, non de sa lettre morte). La censure au reste ne s’y trompera pas qui taillera allègrement dans la bande originale comme elle avait autrefois cherché à émasculer le texte original de Wedekind. On a essayé depuis, avec patience et amour, de reconstituer la version primitive du film, mais si l’on en croit Jean Mitry (5), de nombreuses parties censurées manquent toujours. Le film conserve donc un certain aspect décousu, sans que l’on puisse savoir si ce  » défaut « , de même que les altérations apportées à la trame conçue par Wedekind, a été voulu ou non par Pabst (5).

Nul doute en tout cas que la version  » officielle  » du film (heureusement remplacée aujourd’hui par une copie enfin débarrassée de toutes les  » interprétations  » tendancieuses glissées çà et là par la censure) n’ait été au départ une absolue trahison des intentions du cinéaste – et du dramaturge -, comme le révèle, détails à l’appui, Freddy Buache dans son essai sur Pabst :

« …cette oeuvre d’une beauté scandaleuse attira sur elle la colère des bien-pensants. Les censures la mutilèrent. Les commerçants récrivirent les titres pour  transformer complètement les rapports établis entre les personnages : Schigolch qui fut sans doute le premier amant de Lulu devient un brave père adoptif; Alwa, le fils de Peter Schön, rebaptisé Franz, perd toute parenté avec l’homme qui épouse Lulu et qui est tué par elle au soir de ses noces; et on en fait un secrétaire peu scrupuleux afin de ne pas montrer au public, ô horreur, que le fils s’éprend de la nouvelle femme de son père alors même que le cadavre de celui-ci est encore tiède; Anna, dont Pabst ne cache pas la passion homosexuelle, passe au rang de simple amie dévouée qui semble n’afficher des allures de garçonne que par goût du pittoresque. En outre, le film fut exploité avec une séquence finale que les hypocrites jugèrent apte à rassurer leurs frères : tandis que Pabst, fidèle à Wedekind montrait Lulu mourant dans les bras de Jack l’Eventreur, ces puritains imaginèrent, pour clore cette histoire qui saccage les tabous, une petite morale médiocre que restitue parfaitement ces quelques lignes extraites du dépliant publicitaire distribué, à l’époque, aux directeurs de salles obscures… »A bout de ressources, Lulu est sur le point de demander à la prostitution le moyen d’apaiser sa faim. Mais un groupe de l’Armée du Salut passe à ce moment pour apporter des secours et un peu de pain aux malheureux de ce monde. Ce symbole sacré sauve la malheureuse et l’arrête sur la dernière pente où elle allait glisser. »

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Georg Wilhelm Pabst 

Freddy Buache a étudié plan par plan, avec R. Borde et F. Courtade, la version heureusement complétée et rétablie du film. Nous en donnons ici un résumé qui permettra d’évaluer le travail de ré-élaboration – en tous points génial – que Pabst a fait subir à la pièce de Wedekind pour la faire vivre à l’écran :

Un employé du gaz vient relever le compteur. Lulu lui offre à boire et il la regarde, subjugué par sa beauté. On sonne et Schigolch fait son apparition – personnage étrange, ayant l’apparence d’un clochard, mais avec un visage qui exprime une sensibilité et une intelligence peu communes. Lulu s’élance vers lui dès qu’elle l’aperçoit, au grand désappointement de l’employé. Elle est simplement vêtue d’un peignoir vaporeux, qui souligne agressivement sa beauté. Une fois l’employé parti, Schigolch et Lulu dansent, heureux de se revoir. Il ramasse avidement des billets posés sur la cheminée, mais Lulu le regarde faire avec affection et tendresse. Elle s’assoie sur ses genoux. Il y a en elle à cet instant-là quelque chose de tendre, de violent, d’insouciant et de capricieux tout à la fois. Elle le regarde avec attention. Il contemple son portrait au mur. Il joue de l’harmonica et elle se met à danser, comme une petite fille, mais il lui dit :  » Tu ne sais plus danser. Quel dommage que tu m’aies quitté pour ce Peter Schön.  » Il la menace gentiment, la prend par le bras et l’entraîne jusqu’à la fenêtre pour lui montrer un homme qui arpente le trottoir : c’est Rodrigo Quast, un athlète qui prépare un numéro sensationnel qu’il voudrait réaliser avec elle.

Arrive Peter Schön, propriètaire d’un grand journal et commanditaire d’un music-hall, qui entretient Lulu sur un grand pied… Il entre, retire son chapeau et son manteau. Lulu cache Schigolch sur la véranda et s’élance vers Schön, qui se montre distant, préoccupé. Lulu l’observe, avec tristesse. Il s’asseoit sur le divan. Elle se précipite vers lui, mais il détourne la tête, se lève, allume une cigarette. Il lui déclare qu’il a l’intention de se marier. Elle lui demande si c’est pour cela qu’il ne veut pas l’embrasser. Il se rapproche d’elle. Elle s’est couchée lentement sur le divan, et lui tend les bras. Il s’assied près d’elle mais la regarde avec indifférence. Elle lui passe les bras autour du coup mais il se redresse. Il consent finalement à l’embrasser.

Schigolch, caché sur la terrasse, débouche une bouteille d’alcool. Le chien se réveille et aboie. Lulu fait sortir Schigolch et le présente à Schön qui, énervé, s’en va. Schigolch se penche à la fenêtre et appelle Rodrigo qui, en montant, croise Schön dans l’escalier. Rodrigo entre en bombant le torse et tend son bras. Lulu le regarde, admirative et s’y suspend comme à une barre fixe.

Le ministre n’est guère heureux de l’intention de sa fille d’épouser Schön, dont il trouve la conduite proprement scandaleuse. Elle lui assure qu’il a rompu avec Lulu. Dans une pièce, Alwa joue du piano; il cherche une mélodie. Anna von Geschwitz, d’allure très masculine, lui montre des projets de costume. Lulu arrive, et on lit dans le regard d’Anna le désir qu’elle éprouve pour elle. Mais Lulu tombe brusquement en arrêt devant le portrait de la fiancée de Schön qui, entrant dans la pièce à cet instant, le lui retire des mains. Lulu embrasse Alwa en narguant Peter. Alwa montre alors à son père un projet de costume et lui dit :  » Cette pauvre Lulu avait vivement espéré que vous l’épouseriez « . Schön répond simplement :  » Lulu n’est pas de celles qu’on épouse « .

Au music-hall, Lulu danse devant une troupe de girls, Alwa la suit. On lui offre des fleurs, qu’elle confie à un machiniste. Il règne partout une activité intense. On transporte des accessoires et des décors. Peter Schön a accepté de montrer à sa fiancée les coulisses du music-hall. Lulu les aperçoit et, par jalousie, refuse de jouer. Le directeur supplie Schön de lui faire entendre raison. Peter s’approche d’elle, essaie de la convaincre. Comme elle s’entête, il la menace et lui prend le poignet; mais elle refuse de danser tant que la  » fiancée  » sera là. Celle-ci, ne sachant visiblement plus où se mettre, se cache derrière un bouquet de fleurs. Comme Lulu a l’air bien décidée à ne rien entendre, Peter la suit dans sa loge. Il la prend dans ses bras. Crise de larmes; Lulu bat des jambes, allongée sur le lit. Il prend sa tête dans ses mains et l’attire vers lui. Ils s’étreignent. La fiancée surgit à cet instant précis. Lulu sourit, et sort de sa loge, heureuse.

Au mariage de Lulu avec Schön : on aperçoit surtout des couples bourgeois et guindés. Lulu, à côté d’eux, dans sa robe blanche de mariée, a presque l’air d’une petite fille. Elle sert à boire à Rodrigo et à Schigolch qui s’empiffrent. Anna von Geschwitz, toujours amoureuse de Lulu, apparaît, vêtue de manière agressivement masculine. Elle danse avec Lulu rayonnante sous son voile de mariée. Peter présente sa jeune femme à ses amis. Schigolch et Rodrigo ramassent des roses. Lulu arrive devant la porte de sa chambre à coucher. Elle embrasse Anna. Avec des gestes solennels, Schigolch et Rodrigo ont recouvert le lit nuptial de roses. Lulu entre, retire son voile et Schigolch lui caresse les cheveux.

Peter Schön découvre dans sa chambre Lulu sur les genoux de Schigolch et Rodrigo en train de boire. Furieux, il prend son revolver et les menace. Lulu s’interpose. Rodrigo et Schigolch se sauvent, poursuivis par Schön, au milieu des invités. Ses amis tentent de la calmer, mais s’empressent de prendre congé. Schön reste seul tandis que dans la chambre à coucher, Alwa avoue à Lulu qu’il n’a pas le courage de se séparer d’elle. La bouche mi-ouverte, il la renverse. C’est alors que Schön apparaît : il aperçoit la tête de son propre fils sur les genoux de Lulu. Les deux hommes s’affrontent et Peter reconduit son fils jusqu’à la porte. Il s’approche alors de Lulu et lui tend le pistolet, lui enjoignant de se suicider. Elle refuse. Il insiste et lui met de force l’arme dans la main en lui disant :  » Tu es un petit être malfaisant, dangereux pour trop de gens, pour leur repos comme pour le mien. Il faut que tu disparaisses « . Et, approchant son visage de celui de Lulu, il ajoute : « Si tu n’as pas le courage de te tuer, c’est moi qui t’abattrai, comme un chien. » Le temps semble s’arrêter un instant : on devine seulement à la fixité de son regard et à la légère fumée qui s’élève que Lulu l’a tué. Il la regarde toujours, et ses lèvres glissent sur son épaule dénudée. Il titube, lui caresse les cheveux, l’embrasse et tombe à genoux. Alwa arrive et relève son père dont la bouche laisse couler un filet de sang. Avant de mourir, Schön se tourne vers son fils :  » Méfie-toi, Alwa, tu es le suivant. » Lulu le regarde, impassible, tandis qu’il s’effondre.

Au procès, Lulu, vêtue de noir, toujours aussi belle. Le procureur, évoquant la fable de la Boîte de Pandore (6), réclame pour elle la peine de mort. La jeune femme réagit à peine, mais un brouhaha trouble la salle d’audience : on crie au feu, Lulu s’enfuit. On comprend que l’ » incendie  » n’était qu’un stratagème destiné à la faire évader. Chez Peter Schön, Lulu semble avoir tout oublié. Elle feuillette des magazines, danse et fait couler son bain. Alwa ouvre la porte de la salle de bains et la referme précipitamment, mais Lulu passe la tête en se drapant dans un linge. Elle rit. Alwa lui rappelle que c’est dans ce lieu que son père est mort. Lulu veut téléphoner au Palais de Justice pour se dénoncer, mais Alwa lui prend le récepteur des mains et demande à l’avocat général s’il a des nouvelles de l’accusée en fuite. Lulu s’agenouille devant lui, et il l’embrasse sur la bouche.

Dans le train qui les conduit hors d’Allemagne, Lulu dévisage un homme (le marquis de Casti-Piani) qui est en train de découper sa photo dans le journal : il griffonne quelques mots et la passe à Alwa. Celui-ci comprend tout de suite : il lui tend de l’argent. Surviennent Schigolch et Rodrigo, que Lulu accueille avec joie. On les retrouve ensuite tous sur un bateau qui sert de tripot. Ils n’ont plus de ressources et Alwa joue les bijoux de Lulu. Le marquis essaye de monnayer Lulu, en proposant de la vendre à un bordel égyptien. Rodrigo menace alors de dénoncer Alwa si Lulu n’accepte pas de le suivre d’ici le soir. Mais Schigolch et Anna interviennent: la comtesse, surmontant le dégoût que lui inspirent les hommes, fait croire à l’athlète qu’elle le désire et l’attire dans un traquenard. On aperçoit Alwa, dans la salle de jeu : il ramasse de l’argent, mais on découvre bientôt qu’il tire des cartes de sa manche, et il est expulsé. Les joueurs récupèrent leur argent. La police monte à bord et, dans un placard, découvre le cadavre de Rodrigo.

Le soir de Noël à Londres. Un homme marche dans la brume : c’est Jack l’Eventreur. Il s’arrête quelques instants pour regarder un arbre de Noël illuminé, puis s’avance vers une fanfare de l’Armée du Salut. On lit dans ses yeux une immense détresse. Une salutiste, l’air timide, lui tend une tasse de soupe, qu’il refuse.  » Frère, comment puis-je t’aider ?  » –  » Personne ne peut m’aider.  » Elle lui offre finalement une tranche de gui, qu’il place contre sa poitrine sous son veston. La salutiste le regarde s’en aller.

Lulu, Alwa et Schigolch vivent désormais dans une mansarde de Londres. Lulu grelotte de froid. La neige pénètre dans la pièce par la fenêtre mal protégée par un sac déchiré que le vent arrache. Lulu marche dans la brume. Jack l’Eventreur regarde une affiche qui met en garde les femmes et les jeunes filles contre les attaques d’un assassin. Lulu l’accoste et il la suit. Au moment de monter avec elle, il lui avoue :  » Je n’ai pas d’argent « . Elle l’attire quand même. Dans les yeux de Lulu brille encore l’impossible désir d’amour. Elle semble rayonner de bonheur quand il prend sa main : il a lâché son couteau. Dans la mansarde, il a l’air presque timide à côté d’elle. Elle s’assied sur ses genoux, et place la branche de gui que lui a donnée la salutiste devant la bougie. Elle lui dit qu’à présent il doit l’embrasser. A l’instant où il serre dans ses bras, il aperçoit une lame qui brille sur la table. Il s’en empare tandis que Lulu se renverse contre lui : on comprend à sa main crispée qui lentement se desserre qu’il l’a poignardée.

Dans la rue, Alwa voit sortir Jack  qui disparaît dans le brouillard. Alwa pleure, appuyé contre un mur. Schigolch, au cabaret, est en train de manger un gâteau. Un cortège de l’Armée du Salut passe. Alwa le regarde : on promène un sapin décoré sur une charrette. Il suit de loin le cortège qui se perd dans la nuit.

Peu de films ont assurément autant marqué leur temps que celui-ci, dans la mesure où, par-delà l’atmosphère d’un lieu et d’une époque qui n’ont cessé, depuis, de nous questionner (nous voulons parler du Berlin  » prophétique  » des années vingt), c’est le visage de tout un monde, qui court désespérément vers sa fin, que nous sommes conviés ici à contempler.

La simple description des épisodes, qui se succèdent selon un rythme secret, ne suffit certes pas à rendre compte de la qualité unique de la vision de Pabst, qui joue des ombres et des lumières, et de la présence infinitésimale des choses, en véritable alchimiste. Il faudrait encore parler de ces passages en gros plan qui mettent si miraculeusement en valeur le personnage de Lulu, lui donnant une puissance d’interpellation peut-être jamais atteinte au cinéma. Parler aussi des innombrables  » trouvailles  » qui s’effacent pourtant tout naturellement devant le seul langage qui manifestement compte aux yeux de Pabst (nous voulons dire la Poésie) : le meurtre de Schön   » accompli  » dans le regard de Lulu, le corps de l’homme qui tombe lentement à terre, Rodrigo et Schigolch répandant des roses sur le lit nuptial, l’errance de Jack et de Lulu dans la brume, leur rencontre, l’éclat du couteau…

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Louise coiffée à la  » Bubikopf  »

Mais il est certain – sans pour autant, bien au contraire, qu’en soit diminué le génie de Pabst – que la fascination qu’exercent ici les images doit aussi, doit surtout à la bouleversante présence de Louise Brooks. A tel point qu’on peut affirmer sans exagération que le personnage de l’actrice et son  » charme  » (au sens antique du mot) se confondent désormais avec l’oeuvre.

On reste par ailleurs confondu par la facilité avec laquelle cette jeune Américaine de vingt-deux ans, formée aux artifices d’Hollywood, s’adaptera aux exigences de Pabst – et Dieu sait s’il pouvait en manifester ! – et à la technique si spéciale du cinéma allemand de l’époque. Facilité qui présageait, de toute évidence, une future grande  » carrière « . On sait qu’aux Etats-Unis, un homme, Howard Hawks, avait déjà su mettre en valeur son  » personnage  » de femme-enfant au regard de perdition : ç’avait été Une fille dans chaque port, qui est de 1928. On sait qu’ensuite Louise séjournera à Paris avant de retourner à Berlin où Pabst lui confiera à nouveau un premier rôle en 1929 dans l’étonnant Journal d’une fille perdue. René Clair à son tour la remarquera, et c’est sous sa direction qu’elle interprétera Prix de Beauté en 1930. Et pourtant, dès les débuts du  » parlant « , où son admirable voix aurait dû lui ouvrir toutes les portes, on la voit s’éclipser sans bruit. Conflit entre ses aspirations intellectuelles (elle adorait lire, ce qui était plutôt rare dans la  » profession  » à l’époque) et la vie de  » star  » que lui proposait Hollywood ? Refus de cautionner cette  » industrie du rêve  » qu’allait devenir aux Etats-Unis le cinéma majoritaire des Années trente ? Les deux probablement.

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Et pourtant, près d’un demi-siècle après la transfiguration de Lulu par Louise, la critique se souvient d’elle et lui dresse des monuments, n’ayant pas assez de mots pour célébrer  » le magnétisme exaltant « ,  » la beauté féline et fatale « ,  » l’émotion tragique du regard  » de celle que tous célèbrent aujourd’hui – après trente ans de silence – comme  » le plus beau visage de l’histoire du cinéma « . les autres sont  » les femmes « , écrit Ado Kyrou, elle est Louise. Elle est beaucoup plus qu’un mythe, elle est une présence magique, un fantôme réel… Peut-on concevoir la laideur, la religion, l’abstinence, si on a jeté ne serait-ce qu’un regard sur ce corps-lyre, sur ces yeux-volcans ? « 

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Car à la différence des autres  » stars  » (mais Louise Brooks, on l’a enfin compris, n’est pas une star) – Marlène, Garbo, Marylin – qui ont pu incarner, à différents moments privilégiés, une  » certaine image de la femme  » en quoi rêvaient de se reconnaître les autres femmes de leur temps, Louise Brooks, malgré sa célèbre coiffure  » à la chien  » ( » à la Bubikopf « ) disait-on à Berlin) très 1925, malgré son  » style  » si facilement reconnaissable, n’a jamais chercher à poser aux yeux de ses semblables comme un modèle auquel il convenait de se conformer. Au contraire, elle a toujours tenu à s’affirmer comme  » différente  » – quel que dût être le prix à payer pour cela -, indiquant clairement à ses soeurs que la façon pour un être d’affirmer son identité sans tricher ne pouvait s’accommoder d’une autre adhésion que celle qu’on s’accorde, secrètement, difficilement, à soi-même, sans tenir compte des modes, envers et contre tous les mensonges du siècle.

Jean-Michel PALMIER

(1) Adaptation de Carl Mayer ; photographie d’Axel Graatkjaer, décors de Robert Neppach. Le rôle de Lulu était interprété par Asta Nielsen, le Dr Schön par Albert Bassermann, Alwa par Rudolph Forster (qui jouera plus tard dans l’Opéra de quat’sous).
(2) De Caligari à Hitler, l’Age d’homme, 1973.
(3) G.W. Pabst, » Premier plan », N° 39 (1965). Sur Pabst voir aussi Yves Aubry et Jacques Petat, « Anthologie du cinéma », N° 37, juillet 1966; et Georg Wilhelm Pabst, par Barthélemy Amengual, Seghers, Paris, 1966.
(4) En cette année 1928, un autre artiste, fasciné lui aussi par Die Büchse der Pandora, décide de faire de Lulu un opéra : Alban Berg. Ce sera le premier opéra de l’histoire de la musique à utiliser systématiquement la technique d’écriture sérielle – et l’oeuvre peut-être la plus inspirée de l’art lyrique de ce siècle.
(5) Histoire du cinéma, T.III, Editions Universitaires, Paris. 1973.
(6) Dans la mythologie grecque, Pandore est la première femme, créée par Hephaïstos. Zeus lui ayant confié une boîte fermée, elle cherchera à en connaître le secret; mais de la boîte ouverte s’échappent toutes sortes de maux – seule restera au fond, prisonnière, l’Espérance. 

Nouvelles Littéraires N° 2612 Du 24 novembre au 1er décembre 1977

Le destin de Louise Brooks est l’un des plus extraordinaires de l’histoire du cinéma. Roland Jaccard et André Laude, qui ont collaboré à un album d’hommage récent (Portrait d’une anti-star, Phébus éditeur), expliquent ici pourquoi ils la placent au-dessus de toutes les autres.

Incomparable Louise Brooks

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Louise Brooks est née le 1′ novembre 1906 à Cherryvale, une petite ville du Kansas (Etats-Unis). A quinze ans, elle part seule, pour New-York, décidée à embrasser la carrière de danseuse. Elle suit les cours de Ruth Saint-Denis et Ted Shamm. Elle danse dans la revue de George White : Scandals, puis avec les Ziegfield Follies . Et elle n’a que dix-neuf ans, en 1925, lorsqu’elle signe un contrat pour cinq ans avec la compagnie hollywoodienne Paramount.

En 1928, Pabst, l’ayant remarquée dans Une fille dans chaque port , de Howard Hawks, l’engage pour être « sa  » Lulu. Elle fêtera son 22ème anniversaire en novembre 1928 dans le brouillard londonien des décors de Lulu .

Avec le film de Pabst Lulu , l’oeuvre théâtrale de Wedekind ( La boîte de Pandore, l’Esprit de la terre ) trouve sa forme définitive. Il n’est plus possible à quiconque a vu ce joyau du septième art d’imaginer le personnage de Lulu sous d’autres traits que ceux de Louise Brooks. A la fois perverse, enfantine, naïve, enjouée, amorale et sensuelle, écolière canaille et femme fatale, elle emplit l’écran de sa présence magique et fait souffler sur le film de Pabst un érotisme de feu.

Peu coopérative

Comme l’observait Ado Kyrou, Louise Brooks est la seule femme qui ait le pouvoir de transfigurer n’importe quel film en chef d’oeuvre. Quel que soit son metteur en scène, dès son entrée dans le champ de la caméra, elle amène avec elle le climat poètique. Ce climat, il est impossible de l’analyser. Ceux qui ont vu ses films comprendront. Pour les autres, disons simplement que la poésie de Louise est la grande poésie des amours rares, du magnétisme à haute tension, de la beauté féminine aveuglante comme dix soleils galactiques.

Louise Brooks vit aujourd’hui misérablement à Rochester, dans l’Etat de New york. Dans une de ses lettres, elle mentionait rapidement ses deux mariages avec Ed. Sutherland et Deering Davis, ainsi que sa conversion au catholicisme en 1953; elle ajoutait :  » No good -give up 1965 « . Elle parlait également de ses  » Mémoires  » qu’elle cessa d’écrire au moment où elle prit conscience que seule la vérité l’intéressait.

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Louise Brooks n’a pas beaucoup tourné (son dernier film avec John Wayne : Overland Stage Raiders  date de 1938). Elle ne fut jamais à proprement parler, une star hollywoodienne. Trop lucide et trop indépendante, sans doute pour jouer le jeu. Outre cela, les producteurs ne lui pardonnèrent jamais son attitude  » peu coopérative  » lors de l’avénement du cinéma parlant; elle fut, en effet, la seule actrice à se mettre en grève pour que les droits et la dignité des acteurs soient respectés.

Roland JACCARD.