Article paru dans Le Magazine Littéraire N° 190 – Décembre 1982 -
Ville au bord du gouffre, assemblage de tripots, cafés, et taudis, le Berlin des années vingt rassemble la bohème artistique de l’Europe. A travers fumées et suies, voilà les Expressionnistes, les Dadaïstes, Brecht et Fritz lang, et toutes les mythologies de notre désespoir.
Une chanson des années vingt clame qu’il n’y a qu’un Berlin, qu’il n’y en aura jamais deux. Le clown métaphysique, ami de Brecht, Karl Valentin exposa lui-même une bouteille contenant de l’air berlinois. Chansons, poèmes, romans, toiles, gravures, films ont immortalisé la ville, de Georg Heym à Christopher Isherwood, en passant par Brecht, Becher, Döblin, Leonhard Frank, Gottfried Benn, Tucholsky, Erich Weinert, Erich Kästner, Klabund, Arno Holz, Heinrich Mann, Georg Grosz, Otto Dix, Walter Ruttmann, pour ne citer que quelques noms. Peu de villes ont si profondément marqué la littérature, le théâtre, le cinéma que le Berlin des années vingt, source d’une mythologie qui continue de nous hanter, alors même qu’elle ne surgit plus que des ruines. Tout au long de ces années, Berlin est devenu le symbole de l’avant-garde européenne, non seulement de l’Expressionnisme, mais aussi de la Nouvelle Objectivité, de Dada dans sa politisation la plus extrême. Tous les courants s’y sont rencontrés, parfois mêlés : expressionnisme, dadaïsme, futurisme, constructivisme. C’est la ville des cinémas, la ville des théâtres, des cabarets, le point de rencontre de la bohème artistique de toute l’Europe. On y trouve les plus grands acteurs et les plus grands metteurs en scène, la plupart des peintres, des auteurs représentatifs de l’Allemagne de Weimar.
Il n’y a pas un Berlin, il y en a mille. Il y a le Berlin rouge des grands quartiers prolétariens de Wedding et de Kreutzberg, le Berlin Bourgeois du Tiergarten, le Berlin aristocrate du Grünewald, le Berlin des émigrés russes, le Berlin des soviétiques qui se retrouvent dans les cafés avec Lissitsky, Maïakovski, Essénine et Biély. Il y a le Berlin des studios de l’U.F.A, du Marmorhaus, des théâtres et des cabarets où se presse une bourgeoisie avide de plaisirs, tandis que croissent la misère, le chômage, l’inflation. Il y a le Berlin communiste et le Berlin où défilent déjà en rangs serrés les régiments de S.A. Il y a sutout cette ville fantastique – belle et laide – froide et émouvante – cette atmosphère si particulière immortalisée dans les poèmes et les chansons, ce goût du désespoir et du plaisir, cette façon de ne rien prendre vraiment au tragique qui caractérise l’esprit des Berlinois des années vingt.
L’ Alexanderplatz en 1903
C’est assurément Alfred Döblin qui dans son roman Berlin Alexanderplatz, a donné du Berlin de l’après-guerre, l’image la plus belle et la plus émouvante avec son monde de clochards, de mendiants, de prostituées, de joueurs d’orgue de Barbarie qui ne cessent de venir hanter l’Alex, le coeur populaire du vieux Berlin, se réfugiant chez Aschinger ou vers la gare de Stettin, arpentant les rues qui bordent la vieille place, dormant dans des asiles de nuit de la Frobelstrasse. En suivant les aventures de Franz Biberkopf, qui tente de redevenir honnête dans cette Allemagne de Weimar, c’est l’univers étrange du lumpenprolétariat, qui séduit tant les cinéastes et les écrivains; fascination et séduction qui ne vont pas sans ambiguités: en parlant de ces figures pittoresques, on passe sous silence les ouvriers.
Le Berlin des pauvres, des taudis, des quartiers ouvriers, des usines et des arriere-cours vivra dans les oeuvres des années vingt comme le héros de toute une littérature.
Les romanciers prolétariens des années vingt – Ernst Ottwalt, Willi Bredel – décriront dans leurs romans la misère du prolétariat berlinois qui atteint son paroxisme peut-être dans les prmiers films tournés par le parti communiste, tels Kuhle Wampe de Düdow et Mutter Krausens va au paradis . Ce Berlin des pauvres, des taudis, des quartiers ouvriers, des usines et des arrière-cours vivra dans les oeuvres des années vingt comme le héros principal de toute une littérature. Mais à côté des grandes descriptions du berlin rouge, il faut accorder aussi une grande importance aux premières représentations de ce Berlin populaire qui, même avant le début du siècle, frappe les imaginations : c’est le Berlin de Baluschek, le peintre des taudis, le Berlin de Käte Kollwitz, de ses gravures sur la guerre, la famine, la misère et la mort, le Berlin de Claire Waldoff, avec son accent gouailleur, son rire et sa tristesse, le Berlin de Heinrich Zille - un nom prestigieux, peu connu en France.
Zille n’est pas seulement le nom d’un caricaturiste, d’un photographe, d’un poète, c’est le nom de celui qui a passionnément aimé ce Berlin des ouvriers, des pauvres, de la misère, qui lui a donné sa noblesse et sa beauté. Zille, c’est un nom que l’on peut accoler aux réalités les plus diverses pour désigner une atmosphère : des caricatures d’ouvriers sortant de l’usine, de truands, d’enfants pauvres, en haillons, des portraits, des croquis tirés sur le vif de couples prolétariens qui dansent, une mélodie en argot berlinois, une Kneipe enfumée remplie de pauvres, avec une gaieté un peu triste, une pièce de théâtre, une rue, un quartier peuvent être désignés par ce simple nom » Zille » en souvenir de celui qui, plus que tout autre, a donné son visage, sa voix au Berlin des pauvres.
Etroitement lié au développement de ce Berlin populaire, le goût pour le théätre doit ausi être mentionné. A côté des premiers grands théâtres bourgeois qui triompheront avec Max Reinhardt dans les années vingt et la naissance de la Volksbühne puis du théâtre de Piscator, prennent place toute une série de théâtres populaires, théâtres de boulevard, scènes d’amateurs, théâtres de banlieue qui jouèrent un rôle décisif dans la formation de la mythologie berlinoise. On a souvent répété que Berlin avait toujours eu plus de théâtres que d’églises. Les pièces, destinées aux ouvriers, à la petite bourgeoisie, n’ont guère de valeur artistique, mais elles mettent en scène tout un univers d’amoureux, de soubrettes qui lancent la mode des « Schlager », les refrains dont Berlin fut toujours avide.
A quelle époque commence le Berlin artistique et littéraire ? Il est difficile de le dire. Sans doute la capitale allemande est-elle l’une des villes les plus agitées, les plus vivantes de toute l’Allemagne. Sa vie nocturne, ses cabarets, ses théâtres et par la suite ses cinémas l’attestent suffisamment, mais c’est sans doute dans les années qui précèdent la première guerre mondiale que commence véritablement la vie artistique berlinoise, que la capitale va s’affirmer comme le symbole de l’avant-garde allemande.
Au Romanisches Café
L’âge d’or de cette bohème berlinoise s’étend de 1910 à 1920. Avant de fréquenter les cabarets littéraires, c’est dans les cafés qu’elle se rencontre. Cette mode des cafés ne cesse de s’affirmer en même temps que commence une lente migration de la ville vers l’Ouest. Au fur et à mesure où l’on s’avance vers les années vingt, le vieux Berlin populaire va perdre son rôle primordial, sa place unique de coeur de la capitale, de lieu de plaisirs et de divertissements. La Friedrichstrasse, ses lampions, ses vitrines luxueuses, est éclipsée par le Berlin nouveau riche du Kurfürstendam, de la Tauentzienstrasse, de la Kantstrasse. C’est autour de la Wilhelm Gedächtniss Kirche, du » Kurdam » que se réunit peu à peu la bohème littéraire. Son univers, c’est d’abord quelques cafés, le Romanisches Café, le Café Grossenwahn – café des Délires des Grandeurs – ainsi nommé par le nombre invraisemblable d’idées de génies, de projets fous, de rêves insensés qui y furent conçus par des bohèmes qui peu à peu se nommeront « expressionnistes ». Qui sont-ils ? Des poètes qui, dans une semi-misère, y végètent et dont les oeuvres semblent annoncer peu à peu l’expressionnisme. Ainsi Richard Dehmel, Arno Holz dont les poèmes furent peut-être parmi les premiers à célébrer Berlin. Puis on y rencontre avant 1914 Kurt Hiller, fondateur du Cabaret Néo Pathétique, et Georg Heym. Dans son roman Méphisto, Klaus Mann a très bien évoqué, à travers le drame des acteurs qui demeurèrent en Allemagne à l’époque hitlérienne, en particulier la carrière d’ « Höfgens » (en réalité Gustav Gründgens qui joue le rôle du chef de la pègre dans M. le Maudit de Lang) la puissance d’attraction du Berlin des années vingt sur l’ensemble du théâtre allemand. Brecht y vivra – d’abord dans la misère, avec son ami Bronnen – auteur expressionniste qui écrivit notamment Parricide et travaillait dans la journée aux grands magasins Wertheim – et ses biographes ne manquent pas d’évoquer le jeune homme efflanqué à la casquette et au manteau de cuir que l’on ramassa un jour en pleine rue, évanoui d’inanition. Mais c’est à Berlin que Brecht triomphera véritablement quand Reinhardt lui-même songera à mettre en scène Tambours dans la nuit et qu’il atteindra une gloire internationale avec le succès remporté par l’Opéra de Quat’sous en 1928, monté au théâtre Am Schiffbauerdam.
Ville des théâtres et des cinémas, Berlin devient peu à peu aussi célèbre par ses cabarets. L’expressionnisme de Kurt Hiller et son nouveau pathos ont fait place à une étrange prolifération d’établissements de toutes sortes qui s’adressent à tous les publics. Si les cabarets artistiques sont nombreux à Berlin, ils deviennent aussi l’un des amusements les plus célèbres de toute l’Europe, par l’audace de leurs spectacles. L’Amérique qui exercera une si profonde influence par ses mythes, sur le théâtre de l’époque – va imprimer sa marque au « socialisme froid » de la Nouvelle Objectivité » et à son monde d’objets hétéroclites, mais aussi aux plaisirs quotidiens. Après les élans messianiques de l’Expressionisme, la déception engendrée par l’échec de la révolution, beaucoup d’artistes veulent revenir vers le concret, le banal, le quotidien. Ce qu’ils découvrent dans l’Amérique – et le Berlin des années vingt devient tour à tour le Berlin -Baal-Babylone- Chicago-Mahagonny – c’est un rythme de vie effréné, un goût pour la consommation, une passion pour les spectacles les plus violents. Le jazz, la danse, les matchs de boxe. Les romans policiers – que lisent avidement Brecht et Lang – vont contribuer à créer ces mythes de l’Amérique que l’on retrouve dans dans certaines oeuvres de Brecht, en particulier le combat de boxe « métaphysique » qui oppose les deux personnages de Dans la jungle des villes, Mabuse de Fritz Lang, mais aussi tout un style de spectacles très marqués par la mode hollywoodienne.
Georg Grosz : La ville
Le Berlin des années vingt va découvrir peu à peu le succès des variétés, des revues de nus qui peu à peu s’implantent dans les théâtres et les cabarets. A l’Apollo-Theater, les Berlinois peuvent admirer les revues de nus les plus fastueuses, applaudir la strip-teaseuse Anita Berber et jusqu’à la montée des nazis au pouvoir, c’est assurément l’Amérique qui donne à l’Allemagne tout son poids de mythes. Berlin séduit autant qu’il effraie. Georg Heym évoque la ville géante comme une divinité malfaisante, un monde de la solitude, d’angoisse et d’effroi. Les cloches des églises déferlent comme « une mer de tours noires ». partout la fumée des usines, « bleuâtres comme de l’encens », dévore la ville. C’est un dieu qui brandit son « poing de boucher ». De Berlin, Heym ne retient que des visions tristes et angoissantes : les « sombres entrepôts », la fumée, la suie, les « fanaux des cheminées géantes ». Benn évoque l’atmosphère triste, morbide des boîtes de nuit, avec un mélange de fascination et de dégoût. Lichtenstein veut fuir la ville, les rues arides, le soleil rouge des toits pour s’allonger « face au ciel clair mortellement bleu », « absurdement grand ».
L’ » expressionnisme » se répand avec la vitesse du feu dans tous les arts berlinois. Les bohèmes des cafés se reconnaissent dans son atmosphère et sa sensibilité.
Comment Berlin fut-il pris d’assaut par l’Expressionnisme ? Par la peinture tout d’abord. La capitale a toujours manifesté le plus vif intérêt pour la peinture. Munch viendra y exposer ses toiles scandaleuses, mais avant lui Berlin avait accueilli bon gré mal gré les expositions les plus diverses. Assurément, Munch fut mal reçu en 1892, mais ses tableaux marquèrent profondément la sensibilité de toute la bohème artistique et littéraire berlinoise. D’ailleurs, Berlin était profondément ouvert aux influences scandinaves. On y jouait Ibsen et Strindberg (dont les œuvres complètes seront d’abord éditées en allemand). Munch rencontra à Berlin Richard Dehmel, Otto Julius Bierbaum, Strindberg, Julius Meier-Graefe (qui publiera le premier livre sur l’œuvre de Munch). La création de la Nouvelle Sécession en 1910, l’inauguration de la revue et de la galerie Der Sturm allait contribuer au développement de l’ Expressionnisme. La vieille Sécession berlinoise avait refusé les nouveaux artistes : ceux-ci allaient prendre une éclatante revanche. Bientôt les artistes de la Brücke vinrent s’installer à Berlin.
La Brücke et le Blauer Reiter défendus par Walden qui les exposait prirent place dans la naissance de l’avant-garde européenne. En 1910, Kokoschka avait exposé à la galerie Cassirer, des revues comme Die Aktion, Revolution, Die Neue Kunst firent leur apparition en 1911, année où le Cavalier Bleu réalisait aussi sa première exposition à Berlin, puis en 1912 à la galerie Der Sturm qui devient le lieu de rencontre de tous les expressionnistes. Le mot « expressionnisme » se répand avec la vitesse du feu dans tous les arts berlinois. Peu importe que ces bohèmes des cafés de Berlin soient ou non de véritables expressionnistes, qu’ils sachent exactement ce que signifie le terme ; ils se reconnaissent dans son atmosphère, sa sensibilité, et la développent dans leurs poèmes, leurs rêves, leurs visions, leurs cauchemars. Parmi cette bohème berlinoise se rencontrent Kurt Hiller, Jakob von Hoddis – plus tard atteint d’une maladie mentale et brûlé par les nazis – Franz Pfemfert, Rudolf Leonard, Ludwig Rubiner, Alfred Wolfenstein. Les poètes se mêlent aux peintres, fréquentent les mêmes cafés, les mêmes cabarets. Dans les années qui entourent la première guerre mondiale, c’est aussi à Berlin que seront montées les premières pièces expressionnistes, notamment par Max Reinhardt. Puis, c’est le cinéma et ses décors, la mode du Caligarisme qui va s’emparer de la capitale allemande et tout au long des années 20-30, Berlin, ses rues, son atmosphère si particulière marqueront l’esthétique expressionniste comme celle de la Nouvelle Objectivité.
Une scène de l’Ange bleu de Josef Von Sternberg
Réfugiés dans les cafés, sentant l’ouragan venir, chantres de l’agonie d’un monde, ces poètes et ces peintres trouveront, pour beaucoup d’entre eux, la mort au cours de la guerre. Avec l’effondrement du régime, la misère, la famine, le réveil brutal des illusions de l’Expressionnisme qui voulait créer un monde nouveau, le faire surgir du Moi, unir l’utopie et le désespoir dans un projet révolutionnaire, Berlin devient sans doute le symbole de toute la crise qui déchire l’Allemagne. Avant la mythologie des années vingt, il est le lieu des affrontements les plus sanglants. Si Berlin fut la ville où triompha l’Expressionnisme, il devint après la guerre l’une des places fortes de l’ « art de gauche » – de Dada au Groupe de Novembre, où la plupart des pièces expressionnistes les lus importantes seront montées. Au cinéma, il triomphe au moment même où agonise l’Expressionnisme littéraire. Même renié, critiqué, il continue à marquer la sensibilité berlinoise. Caligari attire les foules, enchante et effraie. Les galeries et les musées sont désormais ouverts aux toiles expressionnistes. Dans les cafés, la bohème n’a jamais été aussi nombreuse, même si désormais on parlera moins d’expressionnisme, mais beaucoup plus d’art et de la révolution, de Dada et de la nouvelle Objectivité. C’est dans ce climat de pessimisme et de désespoir, de pauvreté et de misère que se développe peu à peu le climat si particulier du Berlin des années vingt. La bohème et l’avant-garde en constituent sans doute l’un des aspects les plus riches, mais à côté de ces recherches, il faut aussi accorder une grande importance à la prodigieuse activité culturelle qui s’y développe, et qui va donner à Berlin ce rythme de vie effréné que reflètent la plupart des romans de cette époque.
Monde au bord du gouffre, Berlin n’a jamais été aussi avide de plaisirs. L’atmosphère des films de Fritz Lang, Mabuse le joueur en particulier, donne une image assez exacte de ce chaos, de cet « orage électrique » qui caractérise le Berlin des années vingt. Mabuse évolue dans un décor étonnamment réaliste : prostituées, femmes du monde, aristocrates décadents, homosexuels et drogués. Après des années de guerre et de révolution, la population aspire à de nouveaux plaisirs. Ce monde des tripots et des boîtes de nuit, des cabarets et des cinémas, ne peut à lui seul résumer l’atmosphère berlinoise, mais il en constitue un aspect étonnant. Avide de plaisirs, de divertissements les plus scabreux, Berlin cherche par tous les moyens à oublier la crise. Après les films de Lubitsch, les films expressionnistes ont profondément marqué la capitale. Le théâtre de Reinhardt fait connaître les pièces de cette génération assassinée en 1914, joue celles de Toller, alors en prison. C’est à Berlin que le théâtre connaît, avec le cinéma, son plus grand développement. Quoi d’étonnant à ce qu’il attire par ses fastes, ses possibilités, sa renommée la plupart des jeunes auteurs ?
En 1922, Brecht décide de s’y fixer. On y rencontre les critiques les plus influents : le terrible Alfred Kerr, Julius Bab, Herbert Jhering – qui réussira ce prodige d’avoir été l’un des critiques d’extrême-gauche les plus célèbres dans les années vingt et de continuer sa carrière sous le IIIe Reich. C’est à Berlin que se sont fixés aussi les metteurs en scène les plus célèbres : Reinhardt, Jessner, Höllander, Piscator, Engel. Que dire des artistes ? Reinhardt a sa propre école de théâtre. On y rencontre aussi les vedettes de
la UFA, les « stars » ; Werner Krauss, Emil Jannings, Alexander Granach.
L’Expressionnisme continuera à vivre officiellement à Berlin jusqu’en 1928. Il triomphe désormais au théâtre – chez Reinhardt, Jessner – au cinéma et devient même une mode. A Mabuse lui-même, on demande ce qu’il pense de l’expressionnisme et il ne trouve à répondre qu’une chose : l’Expressionnisme est un jeu dérisoire. On l’enseigne désormais aux Beaux-arts, les décors de Caligari l’ont popularisé. Le jour du Putsch de Kapp, le public berlinois est justement entrain d’assister, au Marmorhaus à la projection de Caligari. Mais l’Expressionnisme, ses espoirs messianiques et ses illusions, est déjà violemment attaqué par d’autres mouvements – le Groupe de Novembre – qui tente une union de l’avant-garde artistique et de la révolution, qui propose non seulement une réforme des écoles des Beaux Arts, mais aussi l’utilisation de l’art d’avant-garde comme arme au service du prolétariat. Beaucoup d’anciens expressionnistes ont rejoint les Conseils d’ouvriers, de soldats et d’artistes.
Le Cabinet du Docteur Caligari, de R. Wiene
Dada atteint aussi à Berlin sa forme la plus violente et la plus politisée. Dès 1918 s’est ouvert à Charlottenburg un club Dada. Dada est arrivé à Berlin comme les quatre cavaliers de l’Apocalypse. Quand Richard Huelsenbeck se rend en 1917 à Berlin, il trouve la ville en pleine crise. La misère, la famine, le désespoir guettent la ville. Dans une telle situation, il n’est pas étonnant que Dada soit devenu à Berlin, dans cette confrontation avec les difficultés quotidiennes, communiste. Dès 1916, Franz Jung avait fondé la revue Die Freie Strasse qui regroupait comme collaborateurs Grosz, Richard Oering, Raoul Hausmann. Les frères Herzsfeld publiaient depuis 1916 une revue politique et littéraire Neue Jugend qui annonçait déjà l’orientation dadaïste et la guerre qu’il allait mener contre la société bourgeoise. Le 18 février 1918, Huelsenbeck fit une conférence dans la salle de
la Nouvelle Sécession qui invitait à la création d’un mouvement dada à Berlin. Parmi les signatures du manifeste pour la fondation du Club Dada, se rencontrent Richard Huelsenbeck, Franz Jung, George Grosz, Raoul Hausmann, John Heartfield, Walter Mehring. En 1919, Hausmann lui-même fondait Der Dada qui se rapprochait de Johannes Baader et Hannah Höch. De 1918 à 1920 le club Dada organisera douze soirées, matinées, publiera plusieurs manifestes et en 1920 s’ouvrit
la Grande Foire Internationale Dada à la galerie Burchard. Les dadaïstes berlinois acquierront bien vite la réputation de « bolcheviks ». Ils ne veulent rien laisser intact, même pas l’Expressionnisme. Pourtant l’unité politique du mouvement fut loin d’être claire. Si certains comme Heartfield et Grosz se rapprochent du Parti Communiste et fondent avec Piscator en 1924 le « groupe communiste des artistes » d’autres tels Raoul Hausmann, Franz Jung, Johannes Baader échappent à toute orthodoxie.
Leurs créations furent souvent éphémères : pièces improvisées, affiches, propagandes, photomontage, photocollage, mais elles atteignirent une violence unique qui, à elle seule, définit le Dada berlinois.
Berlin semble alors de plus en plus devenir une sorte de plate-forme de toutes les avant-gardes européennes.
L’exposition des toiles futuristes provoque un immense scandale et c’est par milliers que les Berlinois l’ont visitée. La ville est de plus en plus une sorte de plate-forme pour toutes les avant-gardes européennes.
C’est autour de la galerie Der Sturm et de la revue du même nom, fondées par Herwarth Walden que se sont rencontrés les courants les plus originaux de la peinture moderne : les groupes expressionnistes tout d’abord, avec
la Brücke et le Blauer Reiter, Kandinsky, Franz Marc, Chagall. Mais aussi les français : Fauves et Cubistes, Orphistes. Walden a invité à Berlin aussi bien Apollinaire que Marinetti. L’exposition des toiles futuristes provoque un immense scandale et c’est par milliers que les Berlinois l’ont visitée. Tout au long des années vingt, ces échanges vont continuer. Autour de 1922, c’est la rencontre avec l’avant-garde soviétique qui semble la plus décisive. En 1901-1902, Diaghilev a monté ses « Ballets Russes » et les expositions collectives ont réuni des artistes aussi différents que Kandinsky, Gontcharova, Larionov, Bourliouk, Malevitch, qui avaient déjà présenté leurs œuvres au Salon d’Automne 1913. Chagall et Archipenko ont exposé ensemble au Sturm . Dans les années qui suivent la guerre, ces contacts se multiplient. L’Union soviétique exerce une profonde fascination sur tous les intellectuels allemands qui voient s’y concrétiser leurs aspirations vers un monde nouveau. Entre le rêve et la désillusion, le Berlin des années vingt témoigne d’une aussi grande soif de vivre que de peur de l’avenir. Au milieu des troubles politiques, de la misère quotidienne, il cherche le plus souvent dans un rythme de vie effréné l’évasion et l’oubli. C’était l’époque où, selon la sœur de l’architecte soviétique El Lissitzky, « une fille coûtait une cigarette et un kilo de pain, un million de marks ». Dans les cabarets, les revues de nus se produisaient devant cette étrange affiche inspirée d’un poème de Walter Mehring : « Berlin, ton danseur est la mort ».
Jean-Michel PALMIER
Maître-assistant à l’université de Paris VIII, responsable du Centre de recherches Erwin Piscator, auteur de L’Expressionnisme comme révolte (Payot), L’Expressionnisme et les arts (2 volumes, Payot), et Berliner Requiem (Galilée).
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