Louise Brooks; portrait d’une anti-star.
En 1977, Roland Jaccard publiait chez Phébus : Louise Brooks; portrait d’une anti-star. Cet ouvrage réalisé sous la direction de Roland Jaccard réunissait outre, Louise Brooks elle-même, plusieurs collaborateurs : Tahar Ben Jelloun, Lotte H. Eisner, André Laude et Jean-Michel Palmier.
Frank Wedekind. 1854 – 1918
» Le plus beau visage du monde. » Elle le savait. Mais elle exigeait qu’on l’aime pour autre chose que pour sa beauté. Profondément, elle méprisait ceux qui cèdent à la séduction des apparences. On voulait faire d’elle une star. Elle refusa, et disparut discrètement dans la coulisse, choisissant délibérément la solitude et l’oubli pour préserver son indépendance.
Mais ses admirateurs, au moins la poignée de ceux qui savaient quel être se cachait derrière ce visage, ne l’ont pas abandonnée. Et la fidélité de leur admiration nous permet aujourd’hui de « découvrir », sous les traits de celle qui incarna à l’écran le personnage de Lulu, une femme extraordinaire.
Incarnation bouleversante de la « beauté fatale » selon l’esthétique de l’expressionnisme allemand, Louise Brooks est aussi, est surtout la seule actrice de l’histoire du cinéma qui se soit toujours insurgée contre cette nouvelle forme d’idolâtrie qui tend à réduire l’idéal humain – et singulièrement l’idéal féminin – à la copie conforme d’une image à laquelle chacun pourrait s’identifier sans risque. Et elle le dit avec la conviction de quelqu’un qui n’achète pas ses certitudes au rabais : pour une femme fut-elle douée de la beauté du diable, il y a, il y aura toujours une autre manière d’exister que celle qui consiste à adhérer passivement au « rôle » que la société a préparé pour elle. Une manière d’ être.
Quatrième de couverture
Pour cette publication, Jean-Michel Palmier écrivit un texte d’une vingtaine de pages intitulé : « Passion, mort et transfiguration de Lulu « .
« En décrivant Lulu, il me vient à l’idée de dessiner le corps d’une femme par les mots qu’elle prononce. A chacune des choses qu’elle exprimait je me demandais si cela faisait jeune et joli « . Frank Wedekind
« Mon ange ! Que je te voie encore une fois ! Je suis tout près de toi ! Je suis tout près de toi ! dans l’éternité « . Dernières paroles d’Anna von Geschwitz à Lulu.
En 1928, G.W. Pabst, réalisateur déjà célèbre de la Rue sans joie, cherche une actrice capable d’incarner devant les caméras des studios de Berlin la Lulu de Wedekind. Il a vu Louise Brooks dans un film de Howard Hawks où elle tenait (admirablement) un rôle de second plan. Et c’est le coup de foudre. Il la fait joindre aux Etats-Unis. Elle accepte. Quand elle arrive à Berlin, âgée de vingt-deux ans à peine, elle n’a jamais entendu parler de Wedekind, dramaturge allemand aussi célèbre que honni en son temps, ni de son héroïne fabuleuse. Leur histoire pourtant mérite d’être contée par le détail.
Frank Wedekind (1864-1918), persécuté toute sa vie par la police, la justice et la censure, fut toujours un adversaire féroce de la bourgeoisie. Dès 1891, dans sa pièce Eveil du Printemps, il clamait sa haine de l’hypocrisie, sa soif de liberté, son refus de tout préjugé; il glorifiait la vie et plus particulièrement la vie sexuelle. Dès lors, comprend-on l’admiration que lui porta le jeune Brecht, dont la première critique, publiée dans les Augsburger Neuesten Nachrichtenle 12 mars 1918, fut précisément un hommage funèbre rendu à Wedekind. Hommage enthousiaste et profondément émouvant : Brecht qui, la veille encore, entonnait une des chansons qui firent la gloire scandaleuse de Wedekind, apprenait sa mort le lendemain; et pourtant la nouvelle était si terrible qu’il ne pouvait en admettre la réalité. Il écrivit : » Comme Tolstoï et Strindberg, Frank Wedekind a été un des grands éducateurs de l’Europe moderne. Il semblait indestructible. »
L’oeuvre maîtresse de Wedekind est incontestablement Lulu, qui réunit, on le sait, deux tragédies : la Boîte de Pandore (Die Büchse der Pandora) et l’Esprit de la Terre (Der Erdgeist).Il est extrêmement difficile de savoir en quelle année cette tragédie du destin centrée autour de la figure de Lulu prit forme, car elle est l’aboutissement d’une série d’esquisses et d’essais sans cesse remaniés. Il faut ajouter que la pièce elle-même fut peu jouée du temps de Wedekind et qu’elle fut considérablement amputée par la censure. Toutes les « interprétations » qui en furent données s’accordent cependant sur un point: Lulu exprime pour Wedekind l’essence de la femme, créature « démoniaque » (au sens dionysiaque du terme) dans la mesure où elle s’apparente aux forces naturelles – à l’Esprit de la Terre – par opposition aux structures figées de la société. Elle seule a la capacité de vivre réellement la parole de Nietzsche : » Tout ce qui se fait par amour sa fait par-delà le bien et le mal. » Son existence seule suffit à menacer – par ce qu’elle incarne autant que par les rêves qu’elle fait naître – tout l’univers social. Elle ne détruit rien, mais tout se détruit, se consume autour d’elle.
Luluest incontestablement l’oeuvre la plus importante de Wedekind, tant sur le plan littéraire et poétique que sur celui de la critique sociale. L’oeuvre sera interdite et violemment combattue dès sa parution, et deviendra plus tard la cible des nazis, qui y verront l’exemple même de la corruption et de la décadence en littérature. Sa genèse est assez obscure, même s’il est certain qu’il s’agit de la grande oeuvre de la « période parisienne » de l’auteur. D’après son biographe Arthur Kutscher, ce fut le 12 juin 1892 que naquit l’idée d’un « drame » en cinq actes. Mais la rédaction en fut longue et difficile. En janvier 1893, Wedekind n’avait encore écrit qu’un seul acte. Sa correspondance et son journal permettent de suivre les progrès de son travail. Pendant les vacances, revenu en Allemagne, il se contentait de noter des bribes de dialogues, d’imaginer quelques scènes et des noms de personnages. Ce n’est qu’en 1895 qu’il achèvera la première version.
Si l’idée de cette tragédie (l’Esprit de la Terre ) hantait depuis longtemps Wedekind, le choix du nom de Lulu est étroitement lié à une « aventure » qu’il eut à Paris avec Lou Andréas-Salomé. On sait quelles violentes passions cette femme, fascinante entre toutes, déchaîna chez la plupart des intellectuels qui la rencontrèrent. Cette jeune fille d’origine russe, vierge sensuelle, d’une sensibilité et d’une intelligence prodigieuses, séduisit en effet à peu près toute l’intelligentsia européenne qu’elle fréquenta, de Nietzsche à Rilke, avant de devenir l’une des ferventes disciples de Freud, qui lui voua quant à lui sur ses vieux jours une sincère (et très sage) admiration.
Au début de 1894, Lou Salomé se trouvait à Paris. on la rencontrait dans tous les cercles cosmopolites qui s’occupaient alors de littérature. C’était alors en France l’aube du théâtre naturaliste. On découvrait les pièces de Strindberg, de Maeterlinck, de Hauptmann. Le Théâtre libre d’Antoine était le symbole de l’avant-garde théâtrale. Lou fréquentait les cafés littéraires de la rive gauche. C’est là qu’elle fit la connaissance de l’écrivain norvégien Knut Hamsun, de l’éditeur Albert Langen (1). C’est là aussi qu’elle rencontra Frank Wedekind dont la pièce l’Eveil du Printemps avait fait scandale en Allemagne.
» Elle le rencontra dans une soirée donnée par la comtesse Nemethy, une hongroise. Comme la plupart des hommes, il fut tout de suite attiré par elle et, après avoir parlé avec elle la moitié de la nuit, il l’invita à monter dans sa chambre. Elle accepta sans hésiter et, naturellement, il en conclut qu’elle était disposée à passer avec lui le reste de la nuit. A sa grande surprise, il s’aperçut que rien n’était plus loin de l’esprit de Lou. Malgré tout son talent de séducteur, qui n’était pas négligeable, il n’arriva pas à faire la moindre impression sur cette femme hardie et émancipée. Finalement, frustré et se sentant ridicule, il la laissa partir. Le lendemain matin, il sonna à sa porte en habit de cérémonie : jaquette, noeud noir et gants, armé d’un bouquet de fleurs, et lui présenta des excuses pour sa conduite incorrecte. Toutefois, quelques mois plus tard, il prit une subtile revanche en donnant au personnage principal de l’Esprit de la Terre le nom de « Lulu », caricature grotesque, évidemment, car Lulu est un démon sexuel, insatiable et destructeur. (1) »
Lou Salomé
Elle-même a relaté cette aventure dans l’un de ses récits, Fenitschka, dont Peters résume ainsi l’intrigue :
» Fenitschka, une jeune fille russe qui fait ses études à Zurich et est déterminer à consacrer sa vie à cultiver son esprit, vient à Paris et passe une soirée en compagnie d’un groupe d’amis dans un petit café du Quartier latin. Max Werner, un jeune Allemand, se joint à eux. Bien qu’il déteste la « femme intellectuelle », Fenitschka lui plaît. Il s’émerveille de la franchise avec laquelle elle discute de questions aussi délicates que la vie des grisettes parisiennes, la prostitution, l’amour libre et les problèmes sexuels, avec un étranger, le soir, dans un café de Paris. Son innocence n’est-elle qu’un masque, cachant un tempérament sensuel, ou est-elle véritable ? Il veut le savoir et l’emmène dans sa chambre et tente de la séduire. Mais il se heurte à un refus si méprisant qu’il a honte de lui et demande son pardon. »
Mais il est évident que même si l’on peut trouver une étrange correspondance entre la figure de Lulu et le charme dévastateur de Lou Salomé, les analogies demeurent assez superficielles car Lou Salomé – en dépit de son intelligence et de sa sensibilité -était loin de posséder ce génie de la sensualité, de la provocation, de l’innocence perverse qui caractérise le personnage de Wedekind.
Wedekind allait beaucoup hésiter avant de donner à sa pièce une forme qu’il jugeait définitive. Après une première version en cinq actes, il reprend son texte, qu’il modifie sensiblement, n’hésitant pas le cas échéant à « redessiner » le rôle de certains personnages centraux. Lorsqu’il publie l’oeuvre entière dans le journal de Bierbaum, il a ajouté un nouvel « acte » (la Boîte de Pandore) et c’est une nouvelle pièce, en sept tableaux cette fois qui voit le jour. Sept tableaux, qui, tous, culminent dans l’excès.
Louise Brooks
Premier tableau
Le peintre Schwarz travaille à un tableau qui représente la fiancée du Dr Schön, un riche veuf, et discute avec lui de l’exécution de la toile. Sans le faire exprès, Schön renverse une toile retournée représentant une jeune fille costumée en Pierrot. Schwarz explique qu’il s’agit d’une jeune dame dont le mari fait réaliser le portrait et il la décrit comme une véritable apparition. Au moment où Schön sort de la pièce, le Dr Goll et Lulu – c’est elle – entrent justement. Schön explique qu’il est venu voir le portrait de sa fiancée et que l’annonce officielle de leurs fiançailles se fera dans quinze jours. Lulu pose pour son portrait. Il y a en elle une insolence, une sensualité qui contrastent violemment avec l’attitude des personnages qui l’entourent. Survient Alwa, le fils de Schön. Il veut conduire son père à une répétition. Ils entraînent Goll qui part en annonçant qu’il revient dans cinq minutes. Schwarz continue à peindre Lulu, mais il est en proie à la plus vive émotion. Elle lui parle de la tristesse de ses relations avec son mari. N’y tenant plus, Schwarz la poursuit dans l’atelier et il lui avoue son amour. Affolée, Lulu est prise d’un malaise et doit s’étendre sur le canapé. Au moment où Schwarz va se jeter sur elle, Goll revient et frappe à la porte qu’il trouve fermée. Il la défonce et les yeux injectés de sang se précipite sur Lulu, mais l’excès même de son emportement se retourne contre lui : frappé d’une crise cardiaque, il meurt sous les yeux de la jeune femme. Schwarz est terrorisé par ce qui vient de se passer, tandis que Lulu reste parfaitement indifférente au sort de son mari qui gît sur le sol. Elle demande seulement au peintre de lui fermer les yeux. Schwarz s’écrie en vain : » Réveille toi ! Réveille toi ! Je ne l’ai pas touchée. Réveille toi ! Réveille toi ! ». Vaincu par le destin, il se répand en supplications : » Je prie le Ciel qu’il me donne la force et la liberté d’âme d’être seulement un tout petit peu heureux. Pour elle, uniquement à cause d’elle « .
Deuxième tableau
Lulu et Schwarz se sont mariés. Il est devenu un peintre célèbre. Ses toiles se vendent de plus en plus cher. Une lettre arrive, annonçant les fiançailles de Schön. Un mendiant frappe à la porte : c’est Schigolch, le père adoptif de Lulu, qui vient demander l’aumône. Schön arrive sur ces entrefaites et croise Schigolch. Il est venu pour parler avec Lulu : il lui demande de mettre fin à ses visites chez lui, en la menaçant de révéler à son mari la vérité sur elle. On apprend ainsi que Lulu a été naguère la maîtresse de Schön, qu’il l’a recueillie alors qu’elle vendait des fleurs dans un bar. A présent il désire se marier afin d’assurer sa réussite sociale, et il craint que Lulu – qui persiste à lui témoigner de l’attachement – ne finisse par compromettre son mariage. Devant le refus de Lulu d’accepter de ne plus jamais le voir, il décide d’avertir Schwarz : » Je ne viens pas ici pour faire du scandale. Je viens te sauver d’un scandale ». Et il apprend au peintre que Lulu lui a menti sur ses origines et qu’il est temps qu’il se fasse respecter. Mais Schwarz ne peut supporter la brutalité de la révélation : il s’enferme à double tour et se tranche la gorge avec un rasoir. Schön craint que le scandale ne rejaillisse sur ses fiançailles. Son fils Alwa lui-même lui reproche de ne pas s’être conduit correctement avec Lulu : pourquoi, si elle l’aimait, ne l’a-t-il pas épousée après la mort de sa femme ?
Troisième tableau
Lulu se produit au théâtre comme danseuse. Dans sa loge, elle demande à Alwa si son père est venu assister à la représentation. Ils se rappellent des souvenirs, et l’on devine qu’Alwa est profondément ataché à Lulu. La salle est enthousiaste, mais Lulu se préoccupe seulement de savoir si Schön est venu et s’il a applaudi. Mais elle est littéralement malade de jalousie en apercevant Schön et sa fiancée : » Je suis comme si on m’avait battue « . Elle refuse de continuer à danser et menace d’interrompre la représentation. Alwa rend son père responsable du scandale. Une scène très violente éclate entre Schön et Lulu. Il menace de la frapper, la traite de « bête sauvage », mais c’est Lulu qui triomphe car elle lui fait comprendre qu’il est trop faible pour la quitter vraiment et il se met à pleurer. Elle l’oblige alors à rédiger son « décret de mort « : une lettre à sa fiancée dans laquelle il lui demande de reprendre sa parole car il est indigne de son amour.
Quatrième tableau
La comtesse Geschwitz, une lesbienne, est venue inviter Lulu au « Bal des femmes artistes ». Schön se lamente sur sa maison, transformée en « écuries d’Augias ». Geschwitz revient et se cache derrière un paravent. Schigolch et Rodrigo, un athlète aux muscles impressionnants, visiblement amoureux de Lulu, arrivent accompagnés du lycéen Hugenberg. Ils savent que Schön est à la Bourse. Lulu fait son apparition en robe décolletée, avec des fleurs dans son corsage et ses cheveux. Il règne entre elle et les autres personnages une complicité presque enfantine. Quand on annonce l’arrivée d’Alwa, les intrus se cachent, eux aussi. Schön arrive enfin et trouve son fils aux pieds de Lulu au moment où il lui avoue son amour. Il découvre aussi Rodrigo, qu’il menace avec un revolver. Mais c’est vers Lulu qu’il tourne finalement sa rage. Il la qualifie d’ange exterminateur et lui crie de s’en aller : » Va-t-en ! Sinon demain ma tête sautera, et mon fils baignera dans son sang. Tu es collée à moi comme une peste inguérissable. » Il veut l’obliger à se suicider et lui met le revolver dans la main, mais c’est elle qui l’abat de cinq coups de feu dans le dos, et il s’effondre en la traitant de putain et de meurtrière; avant de mourir, il prédit à son fils qu’il sera la prochaine victime. Lulu, désespérée, jure à Alwa que son père était le seul homme qu’elle ait jamais aimé; elle le supplie de ne pas la livrer à la police.
Cinquième tableau
Lulu a été condamnée à la détention criminelle, mais grâce à un complot organisé par ses amis, elle a pu s’échapper : ils l’attendent pour gagner la frontière. C’est la comtesse von Geschwitz qui a financé et imaginé le plan. Rodrigo rêve de faire d’elle une acrobate de cirque. On apprend que Lulu a passé un an et demi en prison. Alwa l’aime passionnément, bien qu’elle ait tué son père. Elle lui rappelle l’horrible souvenir, tandis qu’il l’embrasse.
Sixième tableau
Ils vivent désormais à Paris où Lulu se fait appeler la baronne Adélaïde d’Oubra. Casti-Piani, un aristocrate proxénète qui a été l’amant de Lulu, lui offre de la vendre à un bordel égyptien. Lulu refuse : elle ne se sent pas assez désespérée pour accepter. Alwa joue et se ruine. Rodrigo, qui veut se marier et qui a besoin d’argent, menace de dénoncer Lulu si elle ne lui procure pas une forte somme. Schigolch vient lui aussi demander de l’argent à Lulu, mais lorsqu’il apprend que Rodrigo menace de la dénoncer, Il décide de se débarrasser de lui. Geschwitz l’aidera à réaliser son plan en attirant l’athlète dans un piège, et ils jettent à l’eau le corps de Rodrigo.
Septième tableau
Fuyant à nouveau la police, ils se sont réfugiés à Londres où ils vivent dans une mansarde sans feu, dans le plus complet dénuement. Alwa est abattu et désespéré. Seul Schigolch parvient à ironiser encore sur leur sort. Lulu porte une robe déchirée. Mais elle est toujours aussi séduisante, et ils la conjurent de se prostituer. Alwa, par jalousie, se révolte d’abord à cette idée, mais Schigolch tient à manger un pudding de Noël. Alwa finalement rejette sur elle toutes les fautes et l’envoie à la rue. Elle racole d’abord Mr Higgins, personnage étrange qui lui donne une pièce d’or. Elle redescend ensuite et ramène Kongo, un Noir. Il refuse de la payer et se rue sur elle. Alwa intervient mais Kongo lui brise la tête. Lulu est repartie en quête d’un client. Elle rencontre un homme au visage pâle, aux yeux brillants : c’est Jack l’Eventreur. Il ne veut pas non plus la payer et il lui prend sa pièce d’or. Il veut partir, Lulu tente de le retenir. Mais quand il se retourne vers elle, elle comprend enfin le danger et s’enfuit en criant. Jack poignarde Geschwitz et se lance à sa poursuite. Elle casse une bouteille pour se défendre, mais il la renverse d’un coup de pied et la tue. Geschwitz, agonisante, voudrait encore apercevoir Lulu… une dernière fois.
Si Wedekind a remanié à plusieurs reprises le texte de sa pièce, il est certain qu’il a peu modifié le personnage de Lulu qui, dans toutes les versions, se détache avec une force et une beauté singulières. Nul doute que ce personnage n’exprime à lui seul toute la conception de Wedekind sur la société bourgeoise, la liberté, la sexualité. Aucune oeuvre de Wedekind ne montre avec autant de violence comment la sexualité, le désir, l’érotisme, dévoyés par l’hypocrisie sociale, ruinent en fait les valeurs de la bourgeoisie. Derrière elle, Lulu ne laisse qu’un champ de ruines. Aussi le prologue -souvent récité par Wedekind lui-même, qui apparaissait, en frac, comme un dompteur de cirque – résume-t-il bien l’esprit de toute la pièce. Lulu y est présentée comme « un monstre », comme l’image dégradée de l’idéal féminin. Tel est en effet le point de vue des bien-pensants. Car que découvrons-nous au fil des épisodes qui se succèdent ici, comme dans un cauchemar ? Que ce sont les hommes, perpétuellement à l’affût des vanités du monde – gloire sociale, pouvoir, argent -, qui ont dévoyé un instinct sexuel fondamentalement innocent : qui refusent à Lulu un amour désintéressé, et qui l’empêchent d’aimer. Si elle se maintient en vie malgré tout, malgré eux, c’est uniquement en raison de la force souterraine de ce désir d’amour, jamais découragé mais toujours déçu, toujours reconduit, de plus en plus loin, de plus en plus bas, jusqu’à cette venelle de Londres où elle trouve enfin la délivrance. Lulu – innocente et coupable, violente et passionnée, tendre et cruelle – est bien cet « esprit de la terre », indéracinable, sur lequel viennent se briser la médiocrité et la laideur humaines jusqu’à l’anéantissement final. On la traite d’ange exterminateur, de meurtrière, de putain, de monstre, et pourtant c’est elle qui, au bout du compte, est la victime, comme le Bouc émissaire chargé de tous les péchés de la tribu. De même que Lola dans l’Ange bleu, elle pourrait dire :
Je suis faite pour l’amour de la tête aux pieds
C’est mon univers et rien d’autre.
C’est – que puis-je y faire ? – ma nature.
Je ne peux qu’aimer et rien d’autre.
Les hommes m’entourent, comme les mites la lumière,
Et quand ils prennent feu, je n’y peux rien.
Le parallèle avec l’Ange bleu – qui s’inspire d’un roman de Heinrich Mann – mériterait d’ailleurs d’être approfondi : il est remarquable que le film de Pabst et celui de Sternberg aient finalement montré presque en même temps l’effondrement des valeurs de la bourgeoisie allemande, soumises à l’influence corrosive de la sexualité. Chez Lulu comme chez Lola, c’est le même principe de cruauté innocente, de destruction involontaire, qui culmine dans la passion qu’elles inspirent et qui conduit l’homme à sa perte, encore que Lola ait en elle une certaine vulgarité provocante qui fait totalement défaut à Lulu, et que le personnage masculin de Sternberg soit infiniment plus sympathique et émouvant que « les maris » successifs de Lulu, pétrifiés d’égoïsme et d’orgueil.
Mais Eros ne suarait être destructeur que dans une société malade de conformisme et de répression, exclusivement obsédé par l’idée de profit. Personne finalement n’aime Lulu : on l’achète, on la vend, on l’échange. Elle n’est jamais qu’une marchandise, un objet qui passe entre différentes mains. Ceux qui l’approchent ne l’aiment jamais vraiment : ils aiment son image – c’est à dire la réalité qu’elle incarne aux yeux des autres. Et la référence constante à la peinture – qu’on se souvienne seulement du portrait en Pierrot resplendissant dans l’atelier du peintre Schwarz, plus tard couvert de poussière dans la mansarde de Londres – n’est assurément pas ici un hasard. On n’aime Lulu que pour son corps. Schön l’a recueillie, élevée, éduquée, il en a fait sa maîtresse, mais il ne l’aime pas. Il profite simplement de sa beauté, jouit de son corps et quand un mariage socialement avantageux se présente à lui, il la « cède » à Goll, vieil homme jaloux et laid, qui la considère à son tour comme sa « chose ». Aliénée jusque dans l’intimité de son être, on lui vole même son identité. Comme un animal qui, passant d’un propriétaire à l’autre, change de nom, Lulu « femme de Goll » s’appelle « Nelly »; « femme de Schön », elle s’appellera « Mignon ». Schwarz l’a épousée, mais il a surtout épousé son héritage. Son succès mondain lui importe plus que l’être avec qui il a soit-disant « choisi » de vivre. Quant à Alwa, il l’aime sans doute depuis son enfance, mais il est faible et lâche, et dans la misère, s’il hésite un instant à la prostituer, c’est seulement par jalousie. Reste Schigolch – le personnage le plus énigmatique peut-être de l’environnement masculin de Lulu – qui la protège certes ( il tuera Rodrigo qui veut la dénoncer à la police), mais qui accepte au bout du compte qu’elle se prostitue pour qu’il puisse s’offrir un pudding de Noël ! Ne parlons pas des autres personnages – insignifiants et médiocres – qu’elle attire : aristocrates prêts à la vendre à un bordel s’ils peuvent en tirer un bénéfice, etc. Seule au fond von Geschwitz, la lesbienne (cruelle ironie), l’aime envers et contre tout obstacle: c’est elle qui réclamera finalement, comme ultime cadeau arraché à la vie , de la voir encore …une dernière fois.
Dans cet univers décadent et corrompu, sa seule défense, c’est sa beauté, que ne parviennent à flétrir ni la déchéance nila misère. C’est sa seule arme. Et qui ne joue comme arme que dans la mesure où la franchise de Lulu, dans un monde pétri de mensonge, la rend irrésistiblement provocante, agressive. A Schwarz qui regarde ses dessous, elle peut répondre : « Je prends le ciel et je fourre toutes les étoiles dans mes cheveux. » La passion dévastatrice qu’elle leur inspire à tous est en fait pour elle la seule issue possible. Dans l’immédiat tout au moins. Car elle sait par avance cette issue condamnée. Elle seule en effet connaît le dénouement de cette farce tragique – même si elle feint de ne pas y croire. Comme elle seule saura montrer quelque pitié à l’égard des pantins fourvoyés sur la scène de ce théâtre insensé. Quelle signe l’ »arrêt de mort » de Schön, en lui faisant écrire une lettre de rupture avec sa « fiancée », est certes bien innocent à côté du sadisme qu’il déploie en s’affichant devant elle avec ladite fiancée, en la rejetant et en l’humiliant dès qu’elle apparaît comme un obstacle à sa « carrière ». Mais cet homme qui la méprise, qui l’ignore, elle ne parvient même pas à le haïr. Quand, chez le peintre Schwarz, il menace de dévoiler leur liaison et les mensonges qu’elle a forgés sur sa vie, sur son enfance (non pour tromper, mais simplement pour échapper à la honte d’ignorer qui est son père), c’est avec tendresse qu’elle réagit: « Si j’appartiens à un homme dans le monde, c’est à vous. Sans vous je serais… je ne veux pas dire où. Vous m’avez prise par la main, vous m’avez donné à manger, vous m’avez vêtue, alors que je volais votre montre. Croyez-vous que cela s’oublie ? Qui, dans le monde entier, a fait quelque chose pour moi, si ce n’est vous ? ». Mais Schön ne comprend pas le sens de cette reconnaissance. Il la juge encombrante et il lui oppose la nécessité de son mariage : « d’ailleurs mes affaires qui augmentent l’exigent ». Et Lulu ne peut que lui répliquer : » Vous vous trompez, si vous croyez, parce que vous vous mariez, que vous pouvez me jeter votre mépris à la figure. » Même après qu’elle a retourné le revolver contre lui pour le tuer, tandis qu’il la traite de putain et de meurtrière, elle se jette encore contre son corps, lui prend la tête contre sa poitrine, et crie à Alwa « Je l’ai tué parce qu’il voulait me tuer. Il n’y a aucun homme dans ce monde que j’aie aimé comme lui. »
Cette soif d’amour s’exprimera sans retenue – mais « par l’absurde » – à la fin de lapièce, avec la survenue du personnage de Jack l’Eventreur. C’est le génie de Wedekind que d’avoir imaginé ce retournement déchirant d’une situation à la limite du Grand-Guignol : la rencontre de celle qui, par son désir éperdu de vie libre, symbolise la destruction de la société bourgeoise, et du meurtrier sadique, instrument dément de la morale de cette même société. Même quand elle comprend qu’il n’a pas d’argent à lui donner, elle est prête à l’aimer, à s’offrir à lui, car il est aussi malheureux, aussi désemparé, aussi rejeté qu’elle. Et le spectateur sait déjà que les noces de ces deux êtres morts depuis longtemps au monde des hommes – ou prétendus tels – ne peuvent plus se sceller que dans le sang. (à suivre)
Jean-Michel PALMIER
(1) Sur cet épisode de la vie de Lou Salomé, se reporter au livre de H.F. Peters, Ma soeur, mon épouse, Gallimard, Paris, 1967.
(1) Ibid. p. 187.