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Archive pour juillet 2010

Louise Brooks; portrait d’une anti-star.

Dimanche 18 juillet 2010

Louise Brooks; portrait d’une anti-star.

En 1977, Roland Jaccard publiait chez Phébus : Louise Brooks; portrait d’une anti-star. Cet ouvrage réalisé sous la direction de Roland Jaccard réunissait outre, Louise Brooks elle-même, plusieurs collaborateurs : Tahar Ben Jelloun, Lotte H. Eisner, André Laude et Jean-Michel Palmier.

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Frank Wedekind. 1854 – 1918

 » Le plus beau visage du monde. » Elle le savait. Mais elle exigeait qu’on l’aime pour autre chose que pour sa beauté. Profondément, elle méprisait ceux qui cèdent à la séduction des apparences. On voulait faire d’elle une star. Elle refusa, et disparut discrètement dans la coulisse, choisissant délibérément la solitude et l’oubli pour préserver son indépendance.

Mais ses admirateurs, au moins la poignée de ceux qui savaient quel être se cachait derrière ce visage, ne l’ont pas abandonnée. Et la fidélité de leur admiration nous permet aujourd’hui de « découvrir », sous les traits de celle qui incarna à l’écran le personnage de Lulu, une femme extraordinaire.

Incarnation bouleversante de la « beauté fatale  » selon l’esthétique de l’expressionnisme allemand, Louise Brooks est aussi, est surtout la seule actrice de l’histoire du cinéma qui se soit toujours insurgée contre cette nouvelle forme d’idolâtrie qui tend à réduire l’idéal humain – et singulièrement l’idéal féminin – à la copie conforme d’une image à laquelle chacun pourrait s’identifier sans risque. Et elle le dit avec la conviction de quelqu’un qui n’achète pas ses certitudes au rabais : pour une femme fut-elle douée de la beauté du diable, il y a, il y aura toujours une autre manière d’exister que celle qui consiste à adhérer passivement au « rôle » que la société a préparé pour elle. Une manière d’ être.

Quatrième de couverture

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Pour cette publication, Jean-Michel Palmier écrivit un texte d’une vingtaine de pages intitulé : « Passion, mort et transfiguration de Lulu « .

« En décrivant Lulu, il me vient à l’idée de dessiner le corps d’une femme par les mots qu’elle prononce. A chacune des choses qu’elle exprimait je me demandais si cela faisait jeune et joli « . Frank Wedekind

« Mon ange ! Que je te voie encore une fois ! Je suis tout près de toi ! Je suis tout près de toi ! dans l’éternité « . Dernières paroles d’Anna von Geschwitz à Lulu.

En 1928, G.W. Pabst, réalisateur déjà célèbre de la Rue sans joie, cherche une actrice capable d’incarner devant les caméras des studios de Berlin la Lulu de Wedekind. Il a vu Louise Brooks dans un film de Howard Hawks où elle tenait (admirablement) un rôle de second plan. Et c’est le coup de foudre. Il la fait joindre aux Etats-Unis. Elle accepte. Quand elle arrive à Berlin, âgée de vingt-deux ans à peine, elle n’a jamais entendu parler de Wedekind, dramaturge allemand aussi célèbre que honni en son temps, ni de son héroïne fabuleuse. Leur histoire pourtant mérite d’être contée par le détail.

Frank Wedekind (1864-1918), persécuté toute sa vie par la police, la justice et la censure, fut toujours un adversaire féroce de la bourgeoisie. Dès 1891, dans sa pièce Eveil du Printemps, il clamait sa haine de l’hypocrisie, sa soif de liberté, son refus de tout préjugé; il glorifiait la vie et plus particulièrement la vie sexuelle. Dès lors, comprend-on l’admiration que lui porta le jeune Brecht, dont la première critique, publiée dans les Augsburger Neuesten Nachrichtenle 12 mars 1918, fut précisément un hommage funèbre rendu à Wedekind. Hommage enthousiaste et profondément émouvant : Brecht qui, la veille encore, entonnait une des chansons qui firent la gloire scandaleuse de Wedekind, apprenait sa mort le lendemain; et pourtant la nouvelle était si terrible qu’il ne pouvait en admettre la réalité. Il écrivit :  » Comme Tolstoï et Strindberg, Frank Wedekind a été un des grands éducateurs de l’Europe moderne. Il semblait indestructible. »

L’oeuvre maîtresse de Wedekind est incontestablement Lulu, qui réunit, on le sait, deux tragédies : la Boîte de Pandore (Die Büchse der Pandora) et l’Esprit de la Terre (Der Erdgeist).Il est extrêmement difficile de savoir en quelle année cette tragédie du destin centrée autour de la figure de Lulu prit forme, car elle est l’aboutissement d’une série d’esquisses et d’essais sans cesse remaniés. Il faut ajouter que la pièce elle-même fut peu jouée du temps de Wedekind et qu’elle fut considérablement amputée par la censure. Toutes les « interprétations » qui en furent données s’accordent cependant sur un point: Lulu exprime pour Wedekind l’essence de la femme, créature « démoniaque » (au sens dionysiaque du terme) dans la mesure où elle s’apparente aux forces naturelles – à l’Esprit de la Terre – par opposition aux structures figées de la société. Elle seule a la capacité de vivre réellement la parole de  Nietzsche :  » Tout ce qui se fait par amour sa fait par-delà le bien et le mal. » Son existence seule suffit à menacer – par ce qu’elle incarne autant que par les rêves qu’elle fait naître – tout l’univers social. Elle ne détruit rien, mais tout se détruit, se consume autour d’elle.

Luluest incontestablement l’oeuvre la plus importante de Wedekind, tant sur le plan littéraire et poétique que sur celui de la critique sociale. L’oeuvre sera interdite et violemment combattue dès sa parution, et deviendra plus tard la cible des nazis, qui y verront l’exemple même de la corruption et de la décadence en littérature. Sa genèse est assez obscure, même s’il est certain qu’il s’agit de la grande oeuvre de la « période parisienne » de l’auteur. D’après son biographe Arthur Kutscher, ce fut le 12 juin 1892 que naquit l’idée d’un « drame » en cinq actes. Mais la rédaction en fut longue et difficile. En janvier 1893, Wedekind n’avait encore écrit qu’un seul acte. Sa correspondance et son journal permettent de suivre les progrès de son travail. Pendant les vacances, revenu en Allemagne, il se contentait de noter des bribes de dialogues, d’imaginer quelques scènes et des noms de personnages. Ce n’est qu’en 1895 qu’il achèvera la première version.

Si l’idée de cette tragédie (l’Esprit de la Terre ) hantait depuis longtemps Wedekind, le choix du nom de Lulu est étroitement lié à une « aventure » qu’il eut à Paris avec Lou Andréas-Salomé. On sait quelles violentes passions cette femme, fascinante entre toutes, déchaîna chez la plupart des intellectuels qui la rencontrèrent. Cette jeune fille d’origine russe, vierge sensuelle, d’une sensibilité et d’une intelligence prodigieuses, séduisit en effet à peu près toute l’intelligentsia européenne qu’elle fréquenta, de Nietzsche à Rilke, avant de devenir l’une des ferventes disciples de Freud, qui lui voua quant à lui sur ses vieux jours une sincère (et très sage) admiration.

Au début de 1894, Lou Salomé se trouvait à Paris. on la rencontrait dans tous les cercles cosmopolites qui s’occupaient alors de littérature. C’était alors en France l’aube du théâtre naturaliste. On découvrait les pièces de Strindberg, de Maeterlinck, de Hauptmann. Le Théâtre libre d’Antoine était le symbole de l’avant-garde théâtrale. Lou fréquentait les cafés littéraires de la rive gauche. C’est là qu’elle fit la connaissance de l’écrivain norvégien Knut Hamsun, de l’éditeur Albert Langen (1). C’est là aussi qu’elle rencontra Frank Wedekind dont la pièce l’Eveil du Printemps avait fait scandale en Allemagne.

  » Elle le rencontra dans une soirée donnée par la comtesse Nemethy, une hongroise. Comme la plupart des hommes, il fut tout de suite attiré par elle et, après avoir parlé avec elle la moitié de la nuit, il l’invita à monter dans sa  chambre. Elle accepta sans hésiter et, naturellement, il en conclut qu’elle était disposée à passer avec lui le reste de la nuit. A sa grande surprise, il s’aperçut que rien n’était plus loin de l’esprit de Lou. Malgré tout son talent de séducteur, qui n’était pas négligeable, il n’arriva pas à faire la moindre impression sur cette femme hardie et émancipée. Finalement, frustré et se sentant ridicule, il la laissa partir. Le lendemain matin, il sonna à sa porte en habit de cérémonie : jaquette, noeud noir et gants, armé d’un bouquet de fleurs, et lui présenta des excuses pour sa conduite incorrecte. Toutefois, quelques mois plus tard, il prit une subtile revanche en donnant au personnage principal de l’Esprit de la Terre le nom de « Lulu », caricature grotesque, évidemment, car Lulu est un démon sexuel, insatiable et destructeur. (1) »

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Lou Salomé

 Elle-même a relaté cette aventure dans l’un de ses récits, Fenitschka, dont Peters résume ainsi l’intrigue :

 » Fenitschka, une jeune fille russe qui fait ses études à Zurich et est déterminer à consacrer sa vie à cultiver son esprit, vient à Paris et passe une soirée en compagnie d’un groupe d’amis dans un petit café du Quartier latin. Max Werner, un jeune Allemand, se joint à eux. Bien qu’il déteste la « femme intellectuelle », Fenitschka lui plaît. Il s’émerveille de la franchise avec laquelle elle discute de questions aussi délicates que la vie des grisettes parisiennes, la prostitution, l’amour libre et les problèmes sexuels, avec un étranger, le soir, dans un café de Paris. Son innocence n’est-elle qu’un masque, cachant un tempérament sensuel, ou est-elle véritable ? Il veut le savoir et l’emmène dans sa chambre et tente de la séduire. Mais il se heurte à un refus si méprisant qu’il a honte de lui et demande son pardon. »

Mais il est évident que même si l’on peut trouver une étrange correspondance entre la figure de Lulu et le charme dévastateur de Lou Salomé, les analogies demeurent assez superficielles car Lou Salomé – en dépit de son intelligence et de sa sensibilité -était loin de posséder ce génie de la sensualité, de la provocation, de l’innocence perverse qui caractérise le personnage de Wedekind.

Wedekind allait beaucoup hésiter avant de donner à sa pièce une forme qu’il jugeait définitive. Après une première version en cinq actes, il reprend son texte, qu’il modifie sensiblement, n’hésitant pas le cas échéant à « redessiner » le rôle de certains personnages centraux. Lorsqu’il publie l’oeuvre entière dans le journal de Bierbaum, il a ajouté un nouvel « acte » (la Boîte de Pandore) et c’est une nouvelle pièce, en sept tableaux cette fois qui voit le jour. Sept tableaux, qui, tous, culminent dans l’excès.

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Louise Brooks

Premier tableau

Le peintre Schwarz travaille à un tableau qui représente la fiancée du Dr Schön,  un riche veuf, et discute avec lui de l’exécution de la toile. Sans le faire exprès, Schön renverse une toile retournée représentant une jeune fille costumée en Pierrot. Schwarz explique qu’il s’agit d’une jeune dame dont le mari fait réaliser le portrait et il la décrit comme une véritable apparition. Au moment où Schön sort de la pièce, le Dr Goll et Lulu – c’est elle – entrent justement. Schön explique qu’il est venu voir le portrait de sa fiancée et que l’annonce officielle de leurs fiançailles se fera dans quinze jours. Lulu pose pour son portrait. Il y a en elle une insolence, une sensualité qui contrastent violemment avec l’attitude des personnages qui l’entourent. Survient Alwa, le fils de Schön. Il veut conduire son père à une répétition. Ils  entraînent Goll qui part en annonçant qu’il revient dans cinq minutes. Schwarz continue à peindre Lulu, mais il est en proie à la plus vive émotion. Elle lui parle de la tristesse de ses relations avec son mari. N’y tenant plus, Schwarz la poursuit dans l’atelier et il lui avoue son amour. Affolée, Lulu est prise d’un malaise et doit s’étendre sur le canapé. Au moment où Schwarz va se jeter sur elle, Goll revient et frappe à la porte qu’il trouve fermée. Il la défonce et les yeux injectés de sang se précipite sur Lulu, mais l’excès même de son emportement se retourne contre lui : frappé d’une crise cardiaque, il meurt sous les yeux de la jeune femme. Schwarz est terrorisé par ce qui vient de se passer, tandis que Lulu reste parfaitement indifférente au sort de son mari qui gît sur le sol. Elle demande seulement au peintre de lui fermer les yeux. Schwarz s’écrie en vain :  » Réveille toi ! Réveille toi ! Je ne l’ai pas touchée. Réveille toi ! Réveille toi ! ». Vaincu par le destin, il se répand en supplications :  » Je prie le Ciel qu’il me donne la force et la liberté d’âme d’être seulement un tout petit peu heureux. Pour elle, uniquement à cause d’elle « .

Deuxième tableau

Lulu et Schwarz se sont mariés. Il est devenu un peintre célèbre. Ses toiles se vendent de plus en plus cher. Une lettre arrive, annonçant les fiançailles de Schön. Un mendiant frappe à la porte : c’est Schigolch, le père adoptif de Lulu, qui vient demander l’aumône. Schön arrive sur ces entrefaites et croise Schigolch. Il est venu pour parler avec Lulu : il lui demande de mettre fin à ses visites chez lui, en la menaçant de révéler à son mari la vérité sur elle. On apprend ainsi que Lulu a été naguère la maîtresse de Schön, qu’il l’a recueillie alors qu’elle vendait des fleurs dans un bar. A présent il désire se marier afin d’assurer sa réussite sociale, et il craint que Lulu – qui persiste à lui témoigner de l’attachement – ne finisse par compromettre son mariage. Devant le refus de Lulu d’accepter de ne plus jamais le voir, il décide d’avertir Schwarz :  » Je ne viens pas ici pour faire du scandale. Je viens te sauver d’un scandale ». Et il apprend au peintre que Lulu lui a menti sur ses origines et qu’il est temps qu’il se fasse respecter. Mais Schwarz ne peut supporter la brutalité de la révélation : il s’enferme à double tour et se tranche la gorge avec un rasoir. Schön craint que le scandale ne rejaillisse sur ses fiançailles. Son fils Alwa lui-même lui reproche de ne pas s’être conduit correctement avec Lulu : pourquoi, si elle l’aimait, ne l’a-t-il pas épousée après la mort de sa femme ?

Troisième tableau

Lulu se produit au théâtre comme danseuse. Dans sa loge, elle demande à Alwa si son père est venu assister à la représentation. Ils se rappellent des souvenirs, et l’on devine qu’Alwa est profondément ataché à Lulu. La salle est enthousiaste, mais Lulu se préoccupe seulement de savoir si Schön est venu et s’il a applaudi. Mais elle est littéralement malade de jalousie en apercevant Schön et sa fiancée :  » Je suis comme si on m’avait battue « . Elle refuse de continuer à danser et menace d’interrompre la représentation. Alwa rend son père responsable du scandale. Une scène très violente éclate entre Schön et Lulu. Il menace de la frapper, la traite de « bête sauvage », mais c’est Lulu qui triomphe car elle lui fait comprendre qu’il est trop faible pour la quitter vraiment et il se met à pleurer. Elle l’oblige alors à rédiger son « décret de mort « : une lettre à sa fiancée dans laquelle il lui demande de reprendre sa parole car il est indigne de son amour.

Quatrième tableau

La comtesse Geschwitz, une lesbienne, est venue inviter Lulu au « Bal des femmes artistes ». Schön se lamente sur sa maison, transformée en « écuries d’Augias ». Geschwitz revient et se cache derrière un paravent. Schigolch et Rodrigo, un athlète aux muscles impressionnants, visiblement amoureux de Lulu, arrivent accompagnés du lycéen Hugenberg. Ils savent que Schön est à la Bourse. Lulu fait son apparition en robe décolletée, avec des fleurs dans son corsage et ses cheveux. Il règne entre elle et les autres personnages une complicité presque enfantine. Quand on annonce l’arrivée d’Alwa, les intrus se cachent, eux aussi. Schön arrive enfin et trouve son fils aux pieds de Lulu au moment où il lui avoue son amour. Il découvre aussi Rodrigo, qu’il menace avec un revolver. Mais c’est vers Lulu qu’il tourne finalement sa rage. Il la qualifie d’ange exterminateur et lui crie de s’en aller :  » Va-t-en ! Sinon demain ma tête sautera, et mon fils baignera dans son sang. Tu es collée à moi comme une peste inguérissable. » Il veut l’obliger à se suicider et lui met le revolver dans la main, mais c’est elle qui l’abat de cinq coups de feu dans le dos, et il s’effondre en la traitant de putain et de meurtrière; avant de mourir, il prédit à son fils qu’il sera la prochaine victime. Lulu, désespérée, jure à Alwa que son père était le seul homme qu’elle ait jamais aimé; elle le supplie de ne pas la livrer à la police.

Cinquième tableau

Lulu a été condamnée à la détention criminelle, mais grâce à un complot organisé par ses amis, elle a pu s’échapper : ils l’attendent pour gagner la frontière. C’est la comtesse von Geschwitz qui a financé et imaginé le plan. Rodrigo rêve de faire d’elle une acrobate de cirque. On apprend que Lulu a passé un an et demi en prison. Alwa l’aime passionnément, bien qu’elle ait tué son père. Elle lui rappelle l’horrible souvenir, tandis qu’il l’embrasse.

Sixième tableau

Ils vivent désormais à Paris où Lulu se fait appeler la baronne Adélaïde d’Oubra. Casti-Piani, un aristocrate proxénète qui a été l’amant de Lulu, lui offre de la vendre à un bordel égyptien. Lulu refuse : elle ne se sent pas assez désespérée pour accepter. Alwa joue et se ruine. Rodrigo, qui veut se marier et qui a besoin d’argent, menace de dénoncer Lulu si elle ne lui procure pas une forte somme. Schigolch vient lui aussi demander de l’argent à Lulu, mais lorsqu’il apprend que Rodrigo menace de la dénoncer, Il décide de se débarrasser de lui. Geschwitz l’aidera à réaliser son plan en attirant l’athlète dans un piège, et ils jettent à l’eau le corps de Rodrigo.

Septième tableau

Fuyant à nouveau la police, ils se sont réfugiés à Londres où ils vivent dans une mansarde sans feu, dans le plus complet dénuement. Alwa est abattu et désespéré. Seul Schigolch parvient à ironiser encore sur leur sort. Lulu porte une robe déchirée. Mais elle est toujours aussi séduisante, et ils la conjurent de se prostituer. Alwa, par jalousie, se révolte d’abord à cette idée, mais Schigolch tient à manger un pudding de Noël. Alwa finalement rejette sur elle toutes les fautes et l’envoie à la rue. Elle racole d’abord Mr Higgins, personnage étrange qui lui donne une pièce d’or. Elle redescend ensuite et ramène Kongo, un Noir. Il refuse de la payer et se rue sur elle. Alwa intervient mais Kongo lui brise la tête. Lulu est repartie en quête d’un client. Elle rencontre un homme au visage pâle, aux yeux brillants : c’est Jack l’Eventreur. Il ne veut pas non plus la payer et il lui prend sa pièce d’or. Il veut partir, Lulu tente de le retenir. Mais quand il se retourne vers elle, elle comprend enfin le danger et s’enfuit en criant. Jack poignarde Geschwitz et se lance à sa poursuite. Elle casse une bouteille pour se défendre, mais il la renverse d’un coup de pied et la tue. Geschwitz, agonisante, voudrait encore apercevoir Lulu… une dernière fois.

Si Wedekind a remanié à plusieurs reprises le texte de sa pièce,  il est certain qu’il a peu modifié le personnage de Lulu qui, dans toutes les versions, se détache avec une force et une beauté  singulières. Nul doute que ce personnage n’exprime à lui seul toute la conception de Wedekind sur la société bourgeoise, la liberté, la sexualité. Aucune oeuvre de Wedekind ne montre avec autant de violence comment la sexualité, le désir, l’érotisme, dévoyés par l’hypocrisie sociale, ruinent en fait les valeurs de la bourgeoisie. Derrière elle, Lulu ne laisse qu’un champ de ruines. Aussi le prologue -souvent récité par Wedekind lui-même, qui apparaissait, en frac, comme un dompteur de cirque – résume-t-il bien l’esprit de toute la pièce. Lulu y  est présentée comme « un monstre », comme l’image dégradée de l’idéal féminin. Tel est en effet le point de vue des bien-pensants. Car que découvrons-nous au fil des épisodes qui se succèdent ici, comme dans un cauchemar ? Que ce sont les hommes, perpétuellement à l’affût des vanités du monde – gloire sociale, pouvoir, argent -, qui ont dévoyé un instinct sexuel fondamentalement innocent : qui refusent à Lulu un amour désintéressé, et qui l’empêchent d’aimer. Si elle se maintient en vie malgré tout, malgré eux, c’est uniquement en raison de la force souterraine de ce désir d’amour, jamais découragé mais toujours déçu, toujours reconduit, de plus en plus loin, de plus en plus bas, jusqu’à cette venelle de Londres où elle trouve enfin la délivrance. Lulu – innocente et coupable, violente et passionnée, tendre et cruelle – est bien cet « esprit de la terre », indéracinable, sur lequel viennent se briser la médiocrité et la laideur humaines jusqu’à l’anéantissement final. On la traite d’ange exterminateur, de meurtrière, de putain, de monstre, et pourtant c’est elle qui, au bout du compte, est la victime, comme le Bouc émissaire chargé de tous les péchés de la tribu. De même que Lola dans l’Ange bleu, elle pourrait dire :

Je suis faite pour l’amour de la tête aux pieds
C’est mon univers et rien d’autre.
C’est – que puis-je y faire ? – ma nature.
Je ne peux qu’aimer et rien d’autre.
Les hommes m’entourent, comme les mites la lumière,
Et quand ils prennent feu, je n’y peux rien.

Le parallèle avec l’Ange bleu – qui s’inspire d’un roman de Heinrich Mann – mériterait d’ailleurs d’être approfondi : il est remarquable que le film de Pabst et celui de Sternberg aient finalement montré  presque en même temps l’effondrement des valeurs de la bourgeoisie allemande, soumises à l’influence corrosive de la sexualité. Chez Lulu comme chez Lola, c’est le même principe de cruauté innocente, de destruction involontaire, qui culmine dans la passion qu’elles inspirent et qui conduit l’homme à sa perte, encore que Lola ait en elle une certaine vulgarité provocante qui fait totalement défaut à Lulu, et que le personnage masculin de Sternberg soit infiniment plus sympathique et émouvant que « les maris » successifs de Lulu, pétrifiés d’égoïsme et d’orgueil.

Mais Eros ne suarait être destructeur que dans une société malade de conformisme et de répression, exclusivement obsédé par l’idée de profit. Personne finalement n’aime Lulu : on l’achète, on la vend, on l’échange. Elle n’est jamais qu’une marchandise, un objet qui passe entre différentes mains. Ceux qui l’approchent ne l’aiment jamais vraiment : ils aiment son image – c’est à dire la réalité qu’elle incarne aux yeux des autres. Et la référence constante à la peinture – qu’on se souvienne seulement du portrait en Pierrot resplendissant dans l’atelier du peintre Schwarz, plus tard couvert de poussière dans la mansarde de Londres – n’est assurément pas ici un hasard. On n’aime Lulu que pour son corps. Schön l’a recueillie, élevée, éduquée, il en a fait sa maîtresse, mais il ne l’aime pas. Il profite simplement de sa beauté, jouit de son corps et quand un mariage socialement avantageux se présente à lui, il la « cède » à Goll, vieil homme jaloux et laid, qui la considère à son tour comme sa « chose ». Aliénée jusque dans l’intimité de son être, on lui vole même son identité. Comme un animal qui, passant d’un propriétaire à l’autre, change de nom, Lulu « femme de Goll » s’appelle « Nelly »; « femme de Schön », elle s’appellera « Mignon ». Schwarz l’a épousée, mais il a surtout épousé son héritage. Son succès mondain lui importe plus que l’être avec qui il a soit-disant « choisi » de vivre. Quant à Alwa, il l’aime sans doute depuis son enfance, mais il est faible et lâche, et dans la misère, s’il hésite un instant à la prostituer, c’est seulement par jalousie. Reste Schigolch – le personnage le plus énigmatique peut-être de l’environnement masculin de Lulu – qui la protège certes ( il tuera Rodrigo qui veut la dénoncer à la police), mais qui accepte au bout du compte qu’elle se prostitue pour qu’il puisse s’offrir un pudding de Noël ! Ne parlons pas des autres personnages – insignifiants et médiocres – qu’elle attire : aristocrates prêts à la vendre à un bordel s’ils peuvent en tirer un bénéfice, etc. Seule au fond von Geschwitz, la lesbienne (cruelle ironie), l’aime envers et contre tout obstacle: c’est elle qui réclamera finalement, comme ultime cadeau arraché à la vie , de la voir encore …une dernière fois.

Dans cet univers décadent et corrompu, sa seule défense, c’est sa beauté, que ne parviennent à flétrir ni la déchéance nila misère. C’est sa seule arme. Et qui ne joue comme arme que dans la mesure où la franchise de Lulu, dans un monde pétri de mensonge, la rend irrésistiblement provocante, agressive. A Schwarz qui regarde ses dessous, elle peut répondre : « Je prends le ciel et je fourre toutes les étoiles dans mes cheveux. » La passion dévastatrice qu’elle leur inspire à tous est en fait pour elle la seule issue possible. Dans l’immédiat tout au moins. Car elle sait par avance cette issue condamnée. Elle seule en effet connaît le dénouement de cette farce tragique – même si elle feint de ne pas y croire. Comme elle seule saura montrer quelque pitié à l’égard des pantins fourvoyés sur la scène de ce théâtre insensé. Quelle signe l’ »arrêt de mort » de Schön, en lui faisant écrire une lettre de rupture avec sa « fiancée », est certes bien innocent à côté du sadisme qu’il déploie en s’affichant devant elle avec ladite fiancée, en la rejetant et en l’humiliant dès qu’elle apparaît comme un obstacle à sa « carrière ». Mais cet homme qui la méprise, qui l’ignore, elle ne parvient même pas à le haïr. Quand, chez le peintre Schwarz, il menace de dévoiler leur liaison et les mensonges qu’elle a forgés sur sa vie, sur son enfance (non pour tromper, mais simplement pour échapper à la honte d’ignorer qui est son père), c’est avec tendresse qu’elle réagit: « Si j’appartiens à un homme dans le monde, c’est à vous. Sans vous je serais… je ne veux pas dire où. Vous m’avez prise par la main, vous m’avez donné à manger, vous m’avez vêtue, alors que je volais votre montre. Croyez-vous que cela s’oublie ? Qui, dans le monde entier, a fait quelque chose pour moi, si ce n’est vous ? ». Mais Schön ne comprend pas le sens de cette reconnaissance. Il la juge encombrante et il lui oppose la nécessité de son mariage : « d’ailleurs mes affaires qui augmentent l’exigent ». Et Lulu ne peut que lui répliquer :  » Vous vous trompez, si vous croyez, parce que vous vous mariez, que vous pouvez me jeter votre mépris à la figure. » Même après qu’elle a retourné le revolver contre lui pour le tuer, tandis qu’il la traite de putain et de meurtrière, elle se jette encore contre son corps, lui prend la tête contre sa poitrine, et crie à Alwa « Je l’ai tué parce qu’il voulait me tuer. Il n’y a aucun homme dans ce monde que j’aie aimé comme lui. »

Cette soif d’amour s’exprimera sans retenue – mais « par l’absurde » – à la fin de lapièce, avec la survenue du personnage de Jack l’Eventreur. C’est le génie de Wedekind que d’avoir imaginé ce retournement déchirant d’une situation à la limite du Grand-Guignol : la rencontre de celle qui, par son désir éperdu de vie libre, symbolise la destruction de la société bourgeoise, et du meurtrier sadique, instrument dément de la morale de cette même société. Même quand elle comprend qu’il n’a pas d’argent à lui donner, elle est prête à l’aimer, à s’offrir à lui, car il est aussi malheureux, aussi désemparé, aussi rejeté qu’elle. Et le spectateur sait déjà que les noces de ces deux êtres morts depuis longtemps au monde des hommes – ou prétendus tels – ne peuvent plus se sceller que dans le sang. (à suivre)

Jean-Michel PALMIER

(1) Sur cet épisode de la vie de Lou Salomé, se reporter au livre de H.F. Peters, Ma soeur, mon épouse, Gallimard, Paris, 1967.
(1) Ibid. p. 187.

Berliner Requiem

Dimanche 11 juillet 2010

Article paru dans Le Magazine Littéraire N° 190 – Décembre 1982 - 

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Ville au bord du gouffre, assemblage de tripots, cafés, et taudis, le Berlin des années vingt rassemble la bohème artistique de l’Europe. A travers fumées et suies, voilà les Expressionnistes, les Dadaïstes, Brecht et Fritz lang, et toutes les mythologies de notre désespoir.

Une chanson des années vingt clame qu’il n’y a qu’un Berlin, qu’il n’y en aura jamais deux. Le clown métaphysique, ami de Brecht, Karl Valentin exposa lui-même une bouteille contenant de l’air berlinois. Chansons, poèmes, romans, toiles, gravures, films ont immortalisé la ville, de Georg Heym à Christopher Isherwood, en passant par Brecht, Becher, Döblin, Leonhard Frank, Gottfried Benn, Tucholsky, Erich Weinert, Erich Kästner, Klabund, Arno Holz, Heinrich Mann, Georg Grosz, Otto Dix, Walter Ruttmann, pour ne citer que quelques noms. Peu de villes ont si profondément marqué la littérature, le théâtre, le cinéma que le Berlin des années vingt, source d’une mythologie qui continue de nous hanter, alors même qu’elle ne surgit plus que des ruines. Tout au long de ces années, Berlin est devenu le symbole de l’avant-garde européenne, non seulement de l’Expressionnisme, mais aussi de la Nouvelle Objectivité, de Dada dans sa politisation la plus extrême. Tous les courants s’y sont rencontrés, parfois mêlés : expressionnisme, dadaïsme, futurisme, constructivisme. C’est la ville des cinémas, la ville des théâtres, des cabarets, le point de rencontre de la bohème artistique de toute l’Europe. On y trouve les plus grands acteurs et les plus grands metteurs en scène, la plupart des peintres, des auteurs représentatifs de l’Allemagne de Weimar.

Il n’y a pas un Berlin, il y en a mille. Il y a le Berlin rouge des grands quartiers prolétariens de Wedding et de Kreutzberg, le Berlin Bourgeois du Tiergarten, le Berlin aristocrate du Grünewald, le Berlin des émigrés russes, le Berlin des soviétiques qui se retrouvent dans les cafés avec Lissitsky, Maïakovski, Essénine et Biély. Il y a le Berlin des studios de l’U.F.A, du Marmorhaus, des théâtres et des cabarets où se presse une bourgeoisie avide de plaisirs, tandis que croissent la misère, le chômage, l’inflation. Il y a le Berlin communiste et le Berlin où défilent déjà en rangs serrés les régiments de S.A. Il y a sutout cette ville fantastique – belle et laide – froide et émouvante – cette atmosphère si particulière immortalisée dans les poèmes et les chansons, ce goût du désespoir et du plaisir, cette façon de ne rien prendre vraiment au tragique qui caractérise l’esprit des Berlinois des années vingt.

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L’ Alexanderplatz en 1903

C’est assurément Alfred Döblin qui dans son roman Berlin Alexanderplatz, a donné du Berlin de l’après-guerre, l’image la plus belle et la plus émouvante avec son monde de clochards, de mendiants, de prostituées, de joueurs d’orgue de Barbarie qui ne cessent de venir hanter l’Alex, le coeur populaire du vieux Berlin, se réfugiant chez Aschinger ou vers la gare de Stettin, arpentant les rues qui bordent la vieille place, dormant dans des asiles de nuit de la Frobelstrasse. En suivant les aventures de Franz Biberkopf, qui tente de redevenir honnête dans cette Allemagne de Weimar, c’est l’univers étrange du lumpenprolétariat, qui séduit tant les cinéastes et les écrivains; fascination et séduction qui ne vont pas sans ambiguités: en parlant de ces figures pittoresques, on passe sous silence les ouvriers.

Le Berlin des pauvres, des taudis, des quartiers ouvriers, des usines et des arriere-cours vivra dans les oeuvres des années vingt comme le héros de toute une littérature.

Les romanciers prolétariens des années vingt – Ernst Ottwalt, Willi Bredel – décriront dans leurs romans la misère du prolétariat berlinois qui atteint son paroxisme peut-être dans les prmiers films tournés par le parti communiste, tels Kuhle Wampe de Düdow et Mutter Krausens va au paradis . Ce Berlin des pauvres, des taudis, des quartiers ouvriers, des usines et des arrière-cours vivra dans les oeuvres des années vingt comme le héros principal de toute une littérature. Mais à côté des grandes descriptions du berlin rouge, il faut accorder aussi une grande importance aux premières représentations de ce Berlin populaire qui, même avant le début du siècle, frappe les imaginations : c’est le Berlin de Baluschek, le peintre des taudis, le Berlin de Käte Kollwitz, de ses gravures sur la guerre, la famine, la misère et la mort, le Berlin de Claire Waldoff, avec son accent gouailleur, son rire et sa tristesse, le Berlin de Heinrich Zille - un nom prestigieux, peu connu en France.

Zille n’est pas seulement le nom d’un caricaturiste, d’un photographe, d’un poète, c’est le nom de celui qui a passionnément aimé ce Berlin des ouvriers, des pauvres, de la misère, qui lui a donné sa noblesse et sa beauté. Zille, c’est un nom que l’on peut accoler aux réalités les plus diverses pour désigner une atmosphère : des caricatures d’ouvriers sortant de l’usine, de truands, d’enfants pauvres, en haillons, des portraits, des croquis tirés sur le vif de couples prolétariens qui dansent, une mélodie en argot berlinois, une Kneipe enfumée remplie de pauvres, avec une gaieté un peu triste, une pièce de théâtre, une rue, un quartier peuvent être désignés par ce simple nom  » Zille  » en souvenir de celui qui, plus que tout autre, a donné son visage, sa voix au Berlin des pauvres.

Etroitement lié au développement de ce Berlin populaire, le goût pour le théätre doit ausi être mentionné. A côté des premiers grands théâtres bourgeois qui triompheront avec Max Reinhardt dans les années vingt et la naissance de la Volksbühne puis du théâtre de Piscator, prennent place toute une série de théâtres populaires, théâtres de boulevard, scènes d’amateurs, théâtres de banlieue qui jouèrent un rôle décisif dans la formation de la mythologie berlinoise. On a souvent répété que Berlin avait toujours eu plus de théâtres que d’églises. Les pièces, destinées aux ouvriers, à la petite bourgeoisie, n’ont guère de valeur artistique, mais elles mettent en scène tout un univers d’amoureux, de soubrettes qui lancent la mode des « Schlager », les refrains dont Berlin fut toujours avide.

A quelle époque commence le Berlin artistique et littéraire ? Il est difficile de le dire. Sans doute la capitale allemande est-elle l’une des villes les plus agitées, les plus vivantes de toute l’Allemagne. Sa vie nocturne, ses cabarets, ses théâtres et par la suite ses cinémas l’attestent suffisamment, mais c’est sans doute dans les années qui précèdent la première guerre mondiale que commence véritablement la vie artistique berlinoise, que la capitale va s’affirmer comme le symbole de l’avant-garde allemande.

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Au Romanisches Café

L’âge d’or de cette bohème berlinoise s’étend de 1910 à 1920. Avant de fréquenter les cabarets littéraires, c’est dans les cafés qu’elle se rencontre. Cette mode des cafés ne cesse de s’affirmer en même temps que commence une lente migration de la ville vers l’Ouest. Au fur et à mesure où  l’on s’avance vers les années vingt, le vieux Berlin populaire va perdre son rôle primordial, sa place unique de coeur de la capitale, de lieu de plaisirs et de divertissements. La Friedrichstrasse, ses lampions, ses vitrines luxueuses, est éclipsée par le Berlin nouveau riche du Kurfürstendam, de la Tauentzienstrasse, de la Kantstrasse. C’est autour de la Wilhelm Gedächtniss Kirche, du  » Kurdam » que se réunit peu à peu la bohème littéraire. Son univers, c’est d’abord quelques cafés, le Romanisches Café, le Café Grossenwahn – café des Délires des Grandeurs – ainsi nommé par le nombre invraisemblable d’idées de génies, de projets fous, de rêves insensés qui y furent conçus par des bohèmes qui peu à peu se nommeront « expressionnistes ». Qui sont-ils ? Des poètes qui, dans une semi-misère, y végètent et dont les oeuvres semblent annoncer peu à peu l’expressionnisme. Ainsi Richard Dehmel, Arno Holz dont les poèmes furent peut-être parmi les premiers à célébrer Berlin. Puis on y rencontre avant 1914 Kurt Hiller, fondateur du Cabaret Néo Pathétique, et Georg Heym. Dans son roman Méphisto, Klaus Mann a très bien évoqué, à travers le drame des acteurs qui demeurèrent en Allemagne à l’époque hitlérienne, en particulier la carrière d’ « Höfgens » (en réalité Gustav Gründgens qui joue le rôle du chef de la pègre dans M. le Maudit de Lang) la puissance d’attraction du Berlin des années vingt sur l’ensemble du théâtre allemand. Brecht y vivra – d’abord dans la misère, avec son ami Bronnen – auteur expressionniste qui écrivit notamment Parricide et travaillait dans la journée aux grands  magasins Wertheim – et ses biographes ne manquent pas d’évoquer le jeune homme efflanqué à la casquette et au manteau de cuir que l’on ramassa un jour en pleine rue, évanoui d’inanition. Mais c’est à Berlin que Brecht triomphera véritablement quand Reinhardt lui-même songera à mettre en scène Tambours dans la nuit et qu’il atteindra une gloire internationale avec le succès remporté par l’Opéra de Quat’sous en 1928, monté au théâtre Am Schiffbauerdam.

Ville des théâtres et des cinémas, Berlin devient peu à peu aussi célèbre par ses cabarets. L’expressionnisme de Kurt Hiller et son nouveau pathos ont fait place à une étrange prolifération d’établissements de toutes sortes qui s’adressent à tous les publics. Si les cabarets artistiques sont nombreux à Berlin, ils deviennent aussi l’un des amusements les plus célèbres de toute l’Europe, par l’audace de leurs spectacles. L’Amérique qui exercera une si profonde influence par ses mythes, sur le théâtre de l’époque – va imprimer sa marque au « socialisme froid » de la Nouvelle Objectivité  » et à son monde d’objets hétéroclites, mais aussi aux plaisirs quotidiens. Après les  élans messianiques de l’Expressionisme, la déception engendrée par l’échec de la révolution, beaucoup d’artistes veulent revenir vers le concret, le banal, le quotidien. Ce qu’ils découvrent dans l’Amérique – et le Berlin des années vingt devient tour à tour le Berlin -Baal-Babylone- Chicago-Mahagonny – c’est un rythme de vie effréné, un goût pour la consommation, une passion pour les spectacles les plus violents. Le jazz, la danse, les matchs de boxe. Les romans policiers – que lisent avidement Brecht et Lang – vont contribuer à créer ces mythes de l’Amérique que l’on retrouve dans dans certaines oeuvres de Brecht, en particulier le combat de boxe « métaphysique » qui oppose les deux personnages de Dans la jungle des villes, Mabuse de Fritz Lang, mais aussi tout un style de spectacles très marqués par la mode hollywoodienne.

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Georg Grosz : La ville

Le Berlin des années vingt va découvrir peu à peu le succès des variétés, des revues de nus qui peu à peu s’implantent dans les théâtres et les cabarets. A l’Apollo-Theater, les Berlinois peuvent admirer les revues de nus les plus fastueuses, applaudir la strip-teaseuse Anita Berber et jusqu’à la montée des nazis au pouvoir, c’est assurément l’Amérique qui donne à l’Allemagne tout son poids de mythes. Berlin séduit autant qu’il effraie. Georg Heym évoque la ville géante comme une divinité malfaisante, un monde de la solitude, d’angoisse et d’effroi. Les cloches des églises déferlent comme « une mer de tours noires ». partout la fumée des usines, « bleuâtres comme de l’encens », dévore la ville. C’est un dieu qui brandit son « poing de boucher ». De Berlin, Heym ne retient que des visions tristes et angoissantes : les « sombres entrepôts », la fumée, la suie, les « fanaux des cheminées géantes ». Benn évoque l’atmosphère triste, morbide des boîtes de nuit, avec un mélange de fascination et de dégoût. Lichtenstein veut fuir la ville, les rues arides, le soleil rouge des toits pour s’allonger « face au ciel clair mortellement bleu », « absurdement grand ».

L’ » expressionnisme  » se répand avec la vitesse du feu dans tous les arts berlinois. Les bohèmes des cafés se reconnaissent dans son atmosphère et sa sensibilité.

Comment Berlin fut-il pris d’assaut par l’Expressionnisme ? Par la peinture tout d’abord. La capitale a toujours manifesté le plus vif  intérêt pour la peinture. Munch viendra y exposer ses toiles scandaleuses, mais avant lui Berlin avait accueilli bon gré mal gré les expositions les plus diverses. Assurément, Munch fut mal reçu en 1892, mais ses tableaux marquèrent profondément la sensibilité de toute la bohème artistique et littéraire berlinoise.  D’ailleurs, Berlin était profondément ouvert aux influences scandinaves. On y jouait Ibsen et Strindberg (dont les œuvres complètes seront d’abord éditées en allemand). Munch rencontra à Berlin Richard Dehmel, Otto Julius Bierbaum, Strindberg, Julius Meier-Graefe (qui publiera le premier livre sur l’œuvre de Munch). La création de la Nouvelle Sécession en 1910, l’inauguration de la revue et de la galerie Der Sturm allait contribuer au développement de l’ Expressionnisme. La vieille Sécession berlinoise avait refusé les nouveaux artistes : ceux-ci allaient prendre une éclatante revanche. Bientôt les artistes de la Brücke vinrent s’installer à Berlin.
La Brücke et le Blauer Reiter défendus par Walden qui les exposait prirent place dans la naissance de l’avant-garde européenne. En 1910, Kokoschka avait exposé à la galerie Cassirer, des revues comme Die Aktion, Revolution, Die Neue Kunst firent leur apparition en 1911, année où le Cavalier Bleu réalisait aussi sa première exposition à Berlin, puis en 1912 à la galerie Der Sturm qui devient le lieu de rencontre de tous les expressionnistes. 
Le mot « expressionnisme » se répand avec la vitesse du feu dans tous les arts berlinois. Peu importe que ces bohèmes des cafés de Berlin soient ou non de véritables expressionnistes, qu’ils sachent exactement ce que signifie le terme ; ils se reconnaissent dans son atmosphère, sa sensibilité, et la développent dans leurs poèmes, leurs rêves, leurs visions, leurs cauchemars. Parmi cette bohème berlinoise se rencontrent Kurt Hiller, Jakob von Hoddis – plus tard atteint d’une maladie mentale et brûlé par les nazis – Franz Pfemfert, Rudolf Leonard, Ludwig Rubiner, Alfred Wolfenstein. Les poètes se mêlent aux peintres, fréquentent les mêmes cafés, les mêmes cabarets. Dans les années qui entourent la première guerre mondiale, c’est aussi à Berlin que seront montées les premières pièces expressionnistes, notamment par Max Reinhardt. Puis, c’est le cinéma et ses décors, la mode du Caligarisme qui va s’emparer de la capitale allemande et tout au long des années 20-30, Berlin, ses rues, son atmosphère si particulière marqueront l’esthétique expressionniste comme celle de la Nouvelle Objectivité. 

langebleudejosephvonsternberg.jpg Une scène de l’Ange bleu de Josef Von Sternberg

Réfugiés dans les cafés, sentant l’ouragan venir, chantres de l’agonie d’un monde, ces poètes et ces peintres trouveront, pour beaucoup d’entre eux, la mort au cours de la guerre. Avec l’effondrement du régime, la misère, la famine, le réveil brutal des illusions de l’Expressionnisme qui voulait créer un monde nouveau, le faire surgir du Moi, unir l’utopie et le désespoir dans un projet révolutionnaire, Berlin devient sans doute le symbole de toute la crise qui déchire l’Allemagne. Avant la mythologie des années vingt, il est le lieu des affrontements les plus sanglants. Si Berlin fut la ville où triompha l’Expressionnisme, il devint après la guerre l’une des places fortes de l’  « art de gauche » – de Dada au Groupe de Novembre, où la plupart des pièces expressionnistes les lus importantes seront montées. Au cinéma, il triomphe au moment même où agonise l’Expressionnisme littéraire. Même renié, critiqué, il continue à marquer la sensibilité berlinoise. Caligari attire les foules, enchante et effraie. Les galeries et les musées sont désormais ouverts aux toiles expressionnistes. Dans les cafés, la bohème n’a jamais été aussi nombreuse, même si désormais on parlera moins d’expressionnisme, mais beaucoup plus d’art et de la révolution, de Dada et de la nouvelle Objectivité. C’est dans ce climat de pessimisme et de désespoir, de pauvreté et de misère que se développe peu à peu le climat si particulier du Berlin des années vingt. La bohème et l’avant-garde en constituent sans doute l’un des aspects les plus riches, mais à côté de ces recherches, il faut aussi accorder une grande importance à la prodigieuse activité culturelle qui s’y développe, et qui va donner à Berlin ce rythme de vie effréné que reflètent la plupart des romans de cette époque. 

Monde au bord du gouffre, Berlin n’a jamais été aussi avide de plaisirs. L’atmosphère des films de Fritz Lang, Mabuse le joueur en particulier, donne une image assez exacte de ce chaos, de cet « orage électrique » qui caractérise le Berlin des années vingt. Mabuse évolue dans un décor étonnamment réaliste :  prostituées, femmes du monde, aristocrates décadents, homosexuels et drogués. Après des années de guerre et de révolution, la population aspire à de nouveaux plaisirs. Ce monde des tripots et des boîtes de nuit, des cabarets et des cinémas, ne peut à lui seul résumer l’atmosphère berlinoise, mais il en constitue un aspect étonnant. Avide de plaisirs, de divertissements les plus scabreux, Berlin cherche par tous les moyens à oublier la crise. Après les films de Lubitsch, les films expressionnistes ont profondément marqué la capitale. Le théâtre de Reinhardt fait connaître les pièces de cette génération assassinée en 1914, joue celles de Toller, alors en prison. C’est à Berlin que le théâtre connaît, avec le cinéma, son plus grand développement. Quoi d’étonnant à ce qu’il attire par ses fastes, ses possibilités, sa renommée la plupart des jeunes auteurs ? 

En 1922, Brecht décide de s’y fixer. On y rencontre les critiques les plus influents : le terrible Alfred Kerr, Julius Bab, Herbert Jhering – qui réussira ce prodige d’avoir été l’un des critiques d’extrême-gauche les plus célèbres dans les années vingt et de continuer sa carrière sous le IIIe Reich. C’est à Berlin que se sont fixés aussi les metteurs en scène les plus célèbres : Reinhardt, Jessner, Höllander, Piscator, Engel. Que dire des artistes ? Reinhardt a sa propre école de théâtre. On y rencontre aussi les vedettes de
la UFA, les « stars » ; Werner Krauss, Emil Jannings, Alexander Granach. 

L’Expressionnisme continuera à vivre officiellement à Berlin jusqu’en 1928. Il triomphe désormais au théâtre – chez Reinhardt, Jessner – au cinéma et devient même une mode. A Mabuse lui-même, on demande ce qu’il pense de l’expressionnisme et il ne trouve à répondre qu’une chose : l’Expressionnisme est un jeu dérisoire. On l’enseigne désormais aux Beaux-arts, les décors de Caligari l’ont popularisé. Le jour du Putsch de Kapp, le public berlinois est justement entrain d’assister, au Marmorhaus à la projection de Caligari. Mais l’Expressionnisme, ses espoirs messianiques et ses illusions, est déjà violemment attaqué par d’autres mouvements – le Groupe de Novembre – qui tente une union de l’avant-garde artistique et de la révolution, qui propose non seulement une réforme des écoles des Beaux Arts, mais aussi l’utilisation de l’art d’avant-garde comme arme au service du prolétariat. Beaucoup d’anciens expressionnistes ont rejoint les Conseils d’ouvriers, de soldats et d’artistes. 

lecabinetdudocteurcaligarirwiene.jpg Le Cabinet du Docteur Caligari, de R. Wiene

Dada atteint aussi à Berlin sa forme la plus violente et la plus politisée. Dès 1918 s’est ouvert à Charlottenburg un club Dada. Dada est arrivé à Berlin comme les quatre cavaliers de l’Apocalypse. Quand Richard Huelsenbeck se rend en 1917 à Berlin, il trouve la ville en pleine crise. La misère, la famine, le désespoir guettent la ville. Dans une telle situation, il n’est pas étonnant que Dada soit devenu à Berlin, dans cette confrontation avec les difficultés quotidiennes, communiste. Dès 1916, Franz Jung avait fondé la revue Die Freie Strasse qui regroupait comme collaborateurs Grosz, Richard Oering, Raoul Hausmann. Les frères Herzsfeld publiaient depuis 1916 une revue politique  et littéraire Neue Jugend qui annonçait déjà l’orientation dadaïste et la guerre qu’il allait mener contre la société bourgeoise. Le 18 février 1918, Huelsenbeck fit une conférence dans la salle de

la Nouvelle Sécession qui invitait à la création d’un mouvement dada à Berlin. Parmi les signatures du manifeste pour la fondation du Club Dada, se rencontrent Richard Huelsenbeck, Franz Jung, George Grosz, Raoul Hausmann, John Heartfield, Walter Mehring. En 1919, Hausmann lui-même fondait Der Dada qui se rapprochait de Johannes Baader et Hannah Höch. De 1918 à 1920 le club Dada organisera douze soirées, matinées, publiera plusieurs manifestes et en 1920 s’ouvrit

la Grande Foire Internationale Dada à la galerie Burchard. Les dadaïstes berlinois acquierront bien vite la réputation de « bolcheviks ». Ils ne veulent rien laisser intact, même pas l’Expressionnisme. Pourtant l’unité politique du mouvement fut loin d’être claire. Si certains comme Heartfield et Grosz se rapprochent du Parti Communiste et fondent avec Piscator en 1924 le « groupe communiste des artistes » d’autres tels Raoul Hausmann, Franz Jung, Johannes Baader échappent à toute orthodoxie. 

Leurs créations furent souvent éphémères : pièces improvisées, affiches, propagandes, photomontage, photocollage, mais elles atteignirent une violence unique qui, à elle seule, définit le Dada berlinois. 

Berlin semble alors de plus en plus devenir une sorte de plate-forme de toutes les avant-gardes européennes. 

L’exposition des toiles futuristes provoque un immense scandale et c’est par milliers que les Berlinois l’ont visitée. La ville est de plus en plus une sorte de plate-forme pour toutes les avant-gardes européennes. 

C’est autour de la galerie Der Sturm et de la revue du même nom, fondées par Herwarth Walden que se sont rencontrés les courants les plus originaux de la peinture moderne : les groupes expressionnistes tout d’abord, avec
la Brücke et le Blauer Reiter, Kandinsky, Franz Marc, Chagall. Mais aussi les français : Fauves et Cubistes, Orphistes. Walden a invité à Berlin aussi bien Apollinaire que Marinetti. L’exposition des toiles futuristes provoque un immense scandale et c’est par milliers que les Berlinois l’ont visitée. Tout au long des années vingt, ces échanges vont continuer. Autour de 1922, c’est la rencontre avec l’avant-garde soviétique qui  semble la plus décisive. En 1901-1902, Diaghilev a monté ses « Ballets Russes » et les expositions collectives ont réuni des artistes aussi différents que Kandinsky, Gontcharova, Larionov, Bourliouk, Malevitch, qui avaient déjà présenté leurs œuvres au Salon d’Automne 1913. Chagall et Archipenko ont exposé ensemble au Sturm . Dans les années qui suivent la guerre, ces contacts se multiplient. L’Union soviétique exerce une profonde fascination sur tous les intellectuels allemands qui voient s’y concrétiser leurs aspirations vers un monde nouveau.  Entre le rêve et la désillusion, le Berlin des années vingt témoigne d’une aussi grande soif de vivre que de peur de l’avenir. Au milieu des troubles politiques, de la misère quotidienne, il cherche le plus souvent dans un rythme de vie effréné l’évasion et l’oubli. C’était l’époque où, selon la sœur de l’architecte soviétique El Lissitzky, « une fille coûtait une cigarette et un kilo de pain, un million de marks ». Dans les cabarets, les revues de nus se produisaient devant cette étrange affiche inspirée d’un poème de Walter Mehring : «  Berlin, ton danseur est la mort ». 

 Jean-Michel PALMIER

Maître-assistant à l’université de Paris VIII, responsable du Centre de recherches Erwin Piscator, auteur de L’Expressionnisme comme révolte (Payot), L’Expressionnisme et les arts (2 volumes, Payot), et Berliner Requiem (Galilée).