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Ernst Jünger : Le chasseur de cicindèles

Dimanche 20 juin 2010

Ernst Jünger : Le chasseur de cicindèles

Article paru dans le Magazine Littéraire N° 326 de Novembre 1994 

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La passion de Jünger pour l’entomologie est une dimension essentielle de son oeuvre, un microcosme de tous son univers.

On connaît la légende de ce moine d’Heisterbach, attiré par le chant d’un oiseau en qui s’était incarnée l’éternité. Il le poursuivit toute sa vie, d’arbre en arbre, de colline en colline. Quand il revint au monastère, il le trouva en ruines : un siècle s’était écoulé. L’auteur des Chasses subtiles (1) a collecté des insectes sur près d’un siècle, car ils renfermaient une parcelle de la Beauté. La passion d’Ernst Jünger pour l’entomologie n’a rien d’une marotte. C’est une dimension essentielle de son oeuvre, de sa sensibilité, un microcosme de tout son univers. A 90 ans, il confiait à Julien Hervier (2) que, loin d’aspirer à se détourner du monde, il lui serait très agréable de se consacrer à ses coléoptères car, ajoutait-il, «   comme le dit Goethe, on se retire petit à petit du monde de l’apparence… » Qu’un écrivain s’intéresse aux insectes ne saurait surprendre. Imagine-t-on l’implacable chasse à laquelle se livre Humbert Humbert, avec sa Lolita, sans la passion de Nabokov pour les papillons ? La magnifique scène de scorpions dans l’Age d’or de Bunuel sans l’intérêt du cinéaste pour ces admirables arthropodes ? Que dire de Breton et de Caillois ? Quant au roman de l’écrivain japonais Abé Kobo, La Femme des sables, qui raconte le destin d’un entomologiste prisonnier avec une femme, au fond d’un entonnoir de sable, comment en comprendre le sens sans avoir vu les redoutables mandibules de la larve du fourmilion, tapie au fond d’un entonnoir semblable, qu’elle a creusé au bord d’un chemin ou sur la dune ?

Je n’ai jamais vu Jünger exhiber ses médailles ou ses décorations. Mais le sourire de l’homme qui montrait l’un de ses cartons vitrés où étaient méthodiquement classées, impeccablement étalées, des séries de longicornes ou de carabes était bien celui d’un enfant qui dévoile ses trésors. Goethe, à la fin de sa vie, attachait plus d’importance à ses travaux scientifiques, à ses études sur les plantes  qu’à son Faust. L’un des plus grands bonheurs de Jünger est d’offrir non pas sa photo dédicacée, mais une carte postale qui représente un papillon de 12 millimètres, originaire du Pakistan, le Trachydora jungeri qui porte son nom. La nomenclature entomologique étant universellement respectée depuis Linné, il y voit le gage de sa survie, pour la postérité.

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Cicindela juengeri

Cette passion pour les insectes suffit à créer une dimension de complicité au-delà des générations un lien privilégié que nombre de ses lecteurs et exégètes ont du mal à partager. La beauté des Chasses subtiles, les descriptions de captures de cicindèles avec une poignée de sable, la longue méditation sur la mort que lui inspire la vue de cadavres desséchés de Copris espagnols dans le Contemplateur solitaire (3) ne peuvent émouvoir que ceux qui partagent ou ont partagé cette  redoutable passion et les admirateurs de J.H Fabre. Je me souviens d’une soirée passée à Paris, avec Jünger, dans les années 70. Nous nous sommes entretenus un peu à l’écart d’un sujet qui,  tout autant que son rapport à  Heidegger, fut au centre de nos conversations: ces merveilleux scarabées qui nous inspiraient la même admiration.  Le dialogue était technique :  il s’agissait de savoir ce qui, du vinaigre ou de la bière éventée, était le plus efficace dans la confection de pièges à carabes. Gabriel Marcel suivit quelques instants notre conversation, en hochant la tête, comme un grand-père contemple deux enfants jouant dans un bac de sable.

Comment est-on gagné par cette passion ? Elle remonte toujours à l’enfance, à la surprise que l’on ressent devant une énorme guêpe Scolie butinant un chardon, devant les couleurs d’un papillon Machaon, la beauté d’une cétoine, à l’étonnement que l’on ressent en découvrant un lucarne cerf volant ou un Oryctes à la corne aussi impressionnante qu’inoffensive. Quel enfant n’a pas été enchanté par les marbrures, le frottement stridulent des élytres de ce hanneton des pins (Polyphilla Fullo) qu’admirait déjà Fabre ?  Plus tard viennent les rencontres difficiles, provoquées : un carabus hispanus, véritable boule de feu, que l’on arrache dans la mousse à sa logette hivernale, un Scarite géant au bord de la mer, terrifiant éventreur. Comment nier que les insectes soient de véritables oeuvres d’art ? Aucun monstre de science-fiction n’égale l’inquiétante étrangeté qu’inspire la femelle gigantesque de l’Heteropterix dilatata malais, un phasme déguisé en cactus, celle des dynastes asiatiques ou sud-américains, les Megasoma ou les Chalcosoma aux cornes multiples. Quel orfèvre pourrait reproduire  les éclats d’or, d’azur et de feu d’un Polybotris sumptuosa, buprestre de Madagascar ou d’un Mégaloxanta, son frère indonésien, qui l’égale en beauté, et que les filles de Java, après avoir passé autour des pattes un fil de métal, portent comme un diadème d’émeraude, dans leurs cheveux ?

Depuis l’époque romantique où les poètes comme Novalis se passionnaient pour les plantes, les roches, les cristaux, y cherchant des allégories de la vie toute entière, la nature, le sentiment de la nature, fit partie de l’éducation en Allemagne. Mörike entassait des curiosités géologiques dans son presbytère de Souabe. Ce n’est pas lui qui aurait commis l’impardonnable erreur de Heidegger, dans sa conférence sur l’Origine de l’oeuvre d’art (4), d’évoquer… une cigale dans l’herbe, alors qu’elle chante au plus haut des pins ! A  cette époque, il n’était pas ridicule d’offrir aux enfants un filet à papillons. La « chasse aux papillons » est le thème de l’un des plus beaux fragments d’ Enfance berlinoise de Walter Benjamin (5) comme elle ouvre le recueil de Jünger Chasses subtiles . Dès son enfance à Hanovre, il fut initié à l’observation de la nature par un père pharmacien, un grand-père botaniste amateur et un instituteur, comme il en existait alors. Les maîtres n’étaient pas diplômés en psychopédagogie, mais ils savaient reconnaître les arbres, apprenaient les enfants à ouvrir les yeux. Les premiers terrains de chasse de Jünger étaient pauvres : c’était la lande gelée, les roseaux du lac de Steinhuden. Il y découvrit néanmoins des chrysomélides multicolores, des carabes dorés (carabus auratus), violets (Megodontus purpuraescens), des granulatus et des catenatus, le lourd Osmoderme ermite, aujourd’hui rarissime en France, certain qu’ils étaient une facette de la beauté de l’univers, qui luisait au pâle soleil de janvier. Dès cette époque, il comprit que la nature était la vraie caverne d’Aladin, que chaque trouvaille n’était que l’antichambre de plus belles rencontres. Et ces carabes à reflets, il les enfermait dans sa boîte comme des poignées d’émeraude. Leur beauté le ravissait. Devenu adulte, alors que tant d’hommes attendent la mort, il ne cessera de parcourir la terre, de la Transylvanie à l’Afrique, de l’Anatolie au Caucase, des jungles asiatiques aux savanes africaines, à la recherche de ces éclats de beauté, de ses émotions d’enfant.

La Beauté, pour Platon, ne cesse de faire rêver à d’autres beautés, plus parfaites encore. Et la construction musicale des Chasses subtiles n’est pas sans évoquer celle du Banquet. Le petit carabe vert doré des forêts allemandes, aboutissement d’une double migration qui vient de la Provence et des Pyrénées, appelle celle des Coptolabrus, ses magnifiques cousins chinois, aux armures granuleuses, bardées de franges d’or, de pourpre et d’azur. Jünger fut vite conscient que cette beauté du microcosme exprime celle du macrocosme. Les scarabées lui paraissaient faits de main humaine. Ils détiennent dans leurs couleurs et leurs formes la grammaire de tous les styles artistiques. J’ai vu des masques africains qui paraissaient reproduire les magnifiques thorax des gros Goliathus du Gabon et du Zaïre. L’insecte, brun velouté, zébré de blanc ou moucheté de neige semble, lui, peint à la main. Le Coptolabrus de Chine ou de Corée porte sur ses élytres la structure rutilante et tourmentée des temples. Il éclipse dans sa parure le plus fastueux des Empereurs Ming. Les carabes japonais, aux formes étirées, d’une étonnante pureté, ressemblent aux motifs qui ornent les paravents.

Une fois cet univers découvert, on ne l’abandonnera jamais. Jünger a recueilli avec la même piété, le même émerveillement enfantin, ces insectes tout au long de sa vie. Il les a chassés adolescent, sans doute aussi dans la Légion. Il les observera au cours de la Seconde Guerre mondiale, heureux de découvrir un proche parent du scarabée sacré, dans un champ de manoeuvre, au sortir de l’hiver 1939-1940. A Paris, sous l’occupation, il rendit visite à Eugène le Moult, qui résidait non loin du Jardin des Plantes. J’ai rencontré 25 ans plus tard ce vieil homme à longs cheveux blancs, entouré d’immenses Morpho, magnifiques papillons bleu d’azur, parfois opalescents, qu’il avait appris à chasser aux bagnards de Cayenne, lorsque son père s’occupait du pénitencier.

« Quand je tenais l’un de ces êtres sur le plat de ma main, je me demandais pourquoi ils sont revêtus d’un telle splendeur. »

J’imagine fort bien Jünger grattant la mousse sur le front de l’Est à la recherche de quelque rare Procustes ou Procerus, ces immenses carabes noirs ou violets, sous les balles des partisans russes. D’ailleurs, le splendide Carabus Olympiae italien, que l’on croyait depuis longtemps éteint, n’a-t-il pas été redécouvert, comme le rappelle Jünger, par Carl Ludwig Blumensthal, commandant de la Bundeswehr? Avant la Seconde Guerre mondiale, il rendit visite à d’autres entomologistes, au neurologue Oskar Vogt, plus tard démis de ses fonctions pour avoir fait l’éloge du cerveau de Lénine, l’URSS lui en ayant confié l’étude. Il cite avec plaisir la phrase d’Otto Schmiedeknecht, célèbre spécialiste des hyménoptères d’Europe centrale confiant que ses études étaient « source de délices sans mélange et refuge dans les vicissitudes de la vie ». Comment douter que cette passion de Jünger pour les insectes, la nature, le fut aussi ? Elle s’inscrit dans l’horizon du Traité du rebelle (6), de son recours aux forêts. Elle illustre l’attitude du narrateur des Falaises de marbre (7), du Contemplateur solitaire qui ne peut que confier :  » Quand je tenais l’un de ces êtres sur le plat de ma main, je me demandais pourquoi ils sont revêtus d’une telle splendeur ? « 

La chasse aux insectes, la seule qui trouve grâce aux yeux de Jünger, s’apparente au jeu. Aventure de chaque instant, elle exige autant de qualités physiques que de dons d’observation. Le chasseur admire sa proie autant qu’il la désire et le moment crucial, c’est moins celui où il l’étalera pour la conserver, soigneusement étiquetée, dans son carton vitré que celui de la capture. Benjamin a magnifiquement décrit à propos de ses papillons, le mimétisme de la proie et du chasseur. « Plus je me conformais de toutes mes fibres à l’animal, plus je devenais en moi-même lépidoptère » (8). Jünger décrit aussi ce phénomène doublement hypnotique, présent dans ce serpent qu’il croise un jour, indifférent à son passage, car il est lui-même pétrifié par le lézard qu’il observe. Il note que  » le chasseur est toujours en même temps le chassé, de même que l’homme en guerre est aussi l’homme à qui l’on fait la guerre « . Il se doit d’affronter les pires chaleurs, les rigueurs des hivers pour surprendre quelques variétés rarissimes, soulever des montagnes de pierres à la recherche de minuscules carabiques, inventer des pièges, des appâts et pire : soutenir le regard apitoyé des autres. La gêne de l’écrivain à poursuivre pendant une heure entière sur le sable avec un filet, un cicindèle, insecte qui ne mesure même pas un centimètre, tout en masquant son ombre, à immobiliser sa proie par une poignée de gravier, laissera perplexe le lecteur non familier de ces magnifiques insectes aux reflets métallisés. Il fera sourire ceux qui vécurent semblables expériences. 

Dans cette étrange passion, Ernst Jünger ne se sent jamais seul. Là où les autres ne voient qu’un désert, une étendue vide, il découvre des myriades d’univers, décèle dans un marais une multitude de biotopes. Il est accompagné d’un cortège d’ombres, les savants ou les amateurs qui ont partagé sa passion et sont passés à la postérité en décrivant ou en nommant l’un de ces minuscules scarabées, au terme de polémiques souvent implacables. La connaissance que Jünger a de la littérature entomologique est exceptionnelle. Derrière le nom latin de chaque insecte, il entrevoit le visage de celui qui le nomma. Il admire la patience de Linné, respecte les frères Bodemeyer qui explorèrent les sommets d’ Anatolie pour en étudier la faune, il a lu les monographies de Hauser, de Staudiger, n’ignore rien des polémiques de Kolbe et de Kraatz, qui éclipsent en longueur la Guerre de Troie. Il sait l’importance de cet extraordinaire savant que fut Stephan von Breuning (1894-1983), descendant d’une famille anoblie par Frédéric Barberousse, dans laquelle grandit plus tard le jeune Beethoven, et qui rédigea, après des études de philosophie, quelque 600 publications, les plus décisives du siècle, sur les Cérambycides africains. Breuning participa à l’occupation de la France comme lieutenant de réserve, il serait douteux que Jünger n’ait jamais rencontré cet homme qui se qualifie d’opposant passif au régime hitlérien et qui choisit, après la guerre, de demeurer à Paris.

La collection n’est pas le but de l’entomologiste. Il ne s’identifie pas au « Collector » obsessionnel du roman de John Fowles. Elle n’est que la trace visible de ses explorations, son matériel d’étude, de comparaison. Correctement entretenue une collection d’insectes se conserve un temps infini. On possède pour un certain nombre d’espèces les paratypes qui servirent à les décrire, il y a plus de 100 ans. J’ai conservé des lucanides que m’offrit Eugène le Moult, quand j’étais lycéen, et qu’il hérita lui-même de je ne sais qui. Ils furent capturés dans le Haut- Tonkin bien avant la Commune de Paris. Ce qui fait la richesse d’une collection, ce n’est pas le côté spectaculaire des espèces, mais leur rareté, la représentation optimale de chaque genre. Certains Cerambycides  des iles Célèbes du type Batocera ne sont connus que par un unique exemplaire détérioré, des carabes asiatiques ne  sont imaginables qu’à partir de quelques élytres. C’est le lieu inaccessible, insolite qui fait rêver Jünger, qu’il s’agisse du Turkmenistan, du Sikkim ou du Tibet. Evoquant sa passion de collectionneur, il illustre les analyses que Benjamin – qui attaqua jadis les livres de Jünger sur la guerre – consacre à cette figure dans son essai sur Edvard Fuchs, le collectionneur d’estampes. Il rêve de tenir dans sa main, comme une possession, tout l’univers. Un amateur de toiles peut toujours espérer rassembler tout l’oeuvre d’un peintre. Le collectionneur d’insectes est confronté au tonneau des Danaïdes; même s’il se limite, comme le souligne Jünger, à une famille, à une sous espèce, il ne pourra jamais réunir les dizaines de milliers de représentants qui l’illustrent de par le monde. Mais il parcourra toute la terre pour les y découvrir. Il ne saurait se satisfaire de leur esthétique. Il s’attachera aussi bien aux multiples variantes de Scarabaeus, Onitis, Copris, Geotupes, Ontophagus, qu’il recueille en creusant sous les déjections des chèvres de Corse, des buffles de rizières, qu’aux sombres nécrophores, les fossoyeurs de cadavres,  aux Blaps présages de mort, aux pimélia qui ne sortent que la nuit dans les déserts ou les étendues sableuses. Ces momies multicolores ne sont jamais mortes. Jünger ne cesse de retrouver dans leur contemplation les paysages de leurs captures, de sentir « un climat bien précis, un printemps soudain », les odeurs de Naples ou les parfums des Alpes, le sable de l’Egypte ou de Syrie, comme emporté sur le manteau de Faust.

La lecture des Chasses subtiles ne cesse d’ évoquer les magnifiques écrits de Jean-Henri Fabre, le plus grand naturaliste français, largement méconnu en France, malgré ses talents d’écrivain, de peintre et de poète, mais dont le « harmas » transformé en musée – un arpent de garrigue qu’il entoura d’un mur, à Sérignan – accueille chaque année des centaines de Japonais.  Cet autodidacte de génie, ami de Pasteur et de Mistral, nous a laissé avec ses Souvenirs entomologiques (9) d’inoubliables portraits d’insectes qui vivaient jadis en Provence, avant le bétonnement systématique des paysages. Observateur prodigieux, il fut le premier à décrire les moeurs du scarabée sacré, du géotrupe, du Minautaure Typhée, de la Guêpe maçonne comme du scorpion languedocien. Fabre était un humaniste. La beauté de ses évocations de  » moeurs des insectes  » réside dans l’anthropologisation qu’il en effectue. Le scarabée sacré (Scarabaeus Sacer ) est un travailleur besogneux qui roule son butin – sa pilule de bouse – avec entrain, dans l’euphorie des agapes qui vont suivre. Il le défend contre les faux amis, prêts à l’aider pour lui subtiliser son bien. Le Typhée Minautore (Typhoeus Typhoeus ), un bousier à trois courtes cornes jadis commun sur les chemins suivis par les moutons, est un époux modèle, un père consciencieux. Il participe de son mieux à la vie de la famille, aménage la chambre, pousse la terre que remue la femelle avec ses cornes en guise de pelle. Rien ne peut le détourner du sérieux conjugal. Lorsqu’il part en quête de nourriture, il résiste aux invitations des autres femelles, pressé d’en faire profiter sa famille, comme un  ouvrier ramène son salaire. C’est en vain qu’on le précipite dans le nid d’une autre. Il en déguerpit prestement pour regagner son logis. Fabre aime le travail bien fait, celui de la Guêpe maçonne, de l’Épeire diadème. Par contre, il n’a que mépris pour les vandales et les ingrats telle cette femelle du carabe doré qui éventre à coups de mandibules une demi-douzaine de mâles dont elle n’a que faire ou la mante religieuse qui dévore consciencieusement la tête et le thorax de son mâle, pendant l’accouplement, maintenant fermement son abdomen. Jünger rêve autour des mêmes insectes. Mais le Typhée Minautore lui rappelle le monstre du même nom, à tête de Dragon, fils de Gaïa et du Tartare, évoqué par Hésiode. La carapace se fait cuirasse, armure de chevalier. Le scarabée illustre la parole de Novalis selon laquelle dans la plus menue des créatures, on peut déceler la vie exaltée à l’état de mystère.

Devant le Copris espagnol Jünger s’interroge :  » A quoi bon s’activer, creuser et bâtir dans notre monde éphémère. »

Fabre a longtemps décrit ce travailleur infatigable qu’est le Copris espagnol – le Mondhorn allemand – qui ne cesse de creuser des puits pour mettre sa récolte à l’abri, pétrissant la sphère où la femelle dépose ses oeufs. IL aimait et respectait tout ce qui vit et peine sur sa terre de Provence. Véritable mère, la femelle du Copris veillera ses larves jusqu’à l’éclosion des imagos, aux fêtes automnales. Devant le même insecte, observé en son pays sarde, Jünger s’interroge : « A quoi bon s’activer, creuser et bâtir dans notre monde éphémère.  » Un siècle et demi sépare les deux regards, les deux portraits. Devant les petits cadavres sombres, desséchés au soleil, avec leurs parures et leurs couronnes  gisant dans la poussière, il ne peut que songer à la mort, à cette prodigieuse richesse de la nature qui s’apparente au gaspillage : gaspillage de de formes, de couleurs, jusque dans ces insectes. Nés avant la nuit, la mort les rattrape aux premiers rayons de l’aurore.

Comme les Egyptiens associaient étroitement le scarabée sacré qui disparaît sous la terre pour reparaître, roulant sa pilule comme un soleil, à la résurrection d’Osiris, Jünger voit dans l’entomologie moins une simple science qu’un hiéroglyphe de la nature. Célestes ou chthoniens, ces insectes détiennent une part de son secret, de sa magie. Ils sont une facette d’un même diamant. Dans le petit scarabée noir, au thorax bombé, à la tête armée d’une corne, il entrevoit le buffle des prairies américaines, le rhinocéros des savanes d’Afrique. L’enfant qui capturait, émerveillé, des carabes dorés dans la lande, au bord d’un étang, survit toujours dans le « contemplateur solitaire  » qui murmure :  » Après une longue préparation souterraine, ces créatures magnifiques ne vivent plus qu’un instant. » Cet immense réseau de correspondances que Jünger décèle entre les insectes, les plantes, les animaux et les pierres, ce réservoir de formes fantastiques qu’il ne cesse d’inventorier constitue une résurgence insolite de la sensibilité des Romantiques, qui voyaient dans chaque pierre une parole pétrifiée. Pour voir surgir l’énigme de la vie et de la mort, il suffit à Jünger de tenir cette petite momie, dans la paume de sa main.

De grâce qu’on épargne à Jünger le parallèle d’un goût douteux entre le chantre des combats de la Guerre de 1914 et le chasseur de scarabées. C’est parce qu’il a vu très jeune et si souvent la mort en face que cet homme, toujours épargné par la mort, n’a cessé de célébrer la vie. Des âmes sensibles ne manqueront pas de s’indigner de ce que l’on puisse fixer dans des recueil de verre ces insectes crucifiés. Un entomologiste ne collecte qu’un nombre très limité de spécimens qui l’intéressent. Il sait qu’il travaille sur un monde en train de disparaître, que son regard lui-même bientôt n’existera plus. Lorsqu’on visite le harmas de Fabre en Provence , que l’on voit ses deux ou trois cartons d’insectes, recroquevillés autour d’énormes épingles, fixés au mur à côté de son grand chapeau noir, on réalise qu’il fut un extraordinaire observateur mais un bien piètre collectionneur. Les scarabées sacrés étaient légion dans la garrigue; à quoi bon s’emparer de leurs dépouilles ? Il n’en subsiste plus que quelques rarissimes en Corse et en Camargue. Nombre d’insectes décrits par Fabre ont aujourd’hui pratiquement disparu de nos campagnes. J’ai capturé, enfant, en Corrèze, des dizaines d’exemplaires de cet extraordinaire Minautore Typhée qui émerveillait Fabre et Jünger. Ce monstre noir à trois cornes suivait les troupeaux de moutons. Je l’y ai recherché en vain. Au cours du tournage d’un film sur Fabre, dans son propre village un réalisateur japonais voulut filmer un nid de guêpes maçonnes. Même en proposant dix mille francs à qui lui en montrerait un, il fut impossible d’en découvrir. Le Scarite géant du Languedoc, qui feint la mort dès qu’on l’approche, a disparu des dunes. Le ratissage des plages, en éliminant les vieilles souches apportées par la mer, a privé l’Orycte nasicorne de son biotope naturel. Si l’on mentionne qu’un hectare de forêt incendié tue plus de 5 millions d’insectes, que le nettoyage des bas côtés des routes élimine les plantes indispensables aux papillons, on comprendra mieux la tristesse si souvent présente dans les évocations de Jünger. Quant à ces espèces exotiques, qu’il a cherchées aux quatre coins du monde, elles ne sont pas moins menacées. J’ai vu dans les Cameron Highlands de Malaisie, la patrie des plus grands papillons du monde, des dynastes les plus impressionnants (Chalcosoma, Eupatorus), des buprestres les plus rutilants, les marchands chinois faire ramasser les insectes par les aborigènes et les entasser dans des containers en plastique.  Des sacs de papier renfermaient des sagra multicolores par dizaines de milliers. Les grands Megaloxantha, vert émeraude à lunules d’ivoire, gisaient en tas, à même le sol. Ce n’était pas la caverne d’Aladin, mais l’entreprise d’équarissage des Falaises de marbre. Au sommet des collines, parmi les serres éclairées jour et nuit où l’on cultive des roses et des asters, en plein climat tropical, de gigantesques projecteurs étaient fixés au sommet des arbres pour attirer l’énorme Chalcosoma atlas, l’un des plus gros coléoptères du monde. Tous ces trésors étaient destinés à l’exportation, à la confection de porte-clés, de presse-papiers en résine synthétique, vendus de Kuala-Lumpur à Singapour. Je suis seulement heureux que le marchand chinois m’ait permis de tenir dans ma main l’un de ces énormes Chalcosoma vivant, un coléoptère noir aux cornes fantastiques, presque aussi gros que les deux poings. Capturé au piège à lumière, le sinistre lightrap, il agonisait depuis des mois dans une cage en plastique, en bas d’un escalier.

Alors j’ai eu envie de relire les Chasses subtiles  d’Ernst Jünger et j’ai compris pourquoi ce livre m’avait toujours bouleversé.

Jean-Michel PALMIER.

(1) Chasses subtiles.. Christian Bourgois, 1969.
(2) Entretiens avec Ernst Jünger . Arcades Gallimard, 1986.
(3) Le Contemplateur solitaire . Ed. Grasset, 1975.
(4) Chemins qui ne mènent nulle part . Ed. Gallimard, 1962.
(5) Enfance berlinoise in Sens Unique . Ed. Les Lettres Nouvelles, 1978.
(6) Traité du rebelle ou le Recours aux forêts . Ed. Christian Bourgois, 1981.
(7) Sur les falaises de marbre . Ed. Gallimard, 1942.
(8) Enfance berlinoise . op.cit.
(9) Souvenirs entomologiques . Réédition collection « Bouquins « .

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En 1995, Jean-Michel Palmier fait paraître chez Hachette, éditions « Coup Double » : Ernst Jünger, rêveries sur un chasseur de cicindèles dont voici l’avant-propos :

L’intérêt que je porte à l’oeuvre d’Ernst Jünger a souvent suscité chez mes amis les plus proches un sentiment d’incrédulité ou de réprobation. J’en comprends facilement la raison. Comment peut-on travailler sur la richesse artistique de cette Allemagne des années 20-30, assassinée par les nazis, et nourrir une sympathie pour un écrivain régulièrement qualifié de « chantre de la barbarie  » pour avoir célébré, à travers la guerre de 1914, l’héroïsme le plus meurtrier. « Activiste de droite « , « conservateur « , Ernst Jünger n’est-il pas issu de cette mouvance idéologique qui contribua à saper les fondements de la République de Weimar ? Les plus indulgents voyaient dans mon intérêt pour l’auteur de Sur les falaises de marbre, passionnément admiré et passionnément haï, les vestiges d’une facination d’adolescent pour les forêts, les couleurs des pierres, les formes des cristaux, tous ces éclats d’une beauté qui émane d’un monde invisible, que l’on piétine sans l’apercevoir et que Jünger a placé au coeur de son oeuvre. L’embarras que j’ai souvent ressenti, confronté à ses admirateurs les moins critiques, n’a d’égal que celui que m’inspirent ceux qui reprochent à un homme, aujourd’hui centenaire, l’indiffférence à l’égard de la mort qu’il éprouva à dix-neuf ans, dans la boue des tranchées. L’éxécution sommaire de son oeuvre, à laquelle se livre régulièrement la critique allemande rejoint en platitude celle des panégyriques français qui exaltent « le héros de 1914 « , « l’intrépide combattant décoré de la croix pour le Mérite « , « l’adversaire acharné du national-socialisme « , « le résistant  » qui renonça  » au confort de l’exil « , le « protecteur des richesses culturelles françaises « . Pour les uns, l’oeuvre de Jünger se réduirait à un magma idéologique confus, un humus empoisonné qui féconda la pire barbarie, pour les autres elle constituerait le sommet de la littérature allemande et chacun de ses écrits aurait valeur d’oracle.

L’oeuvre de Jünger – marginale sur près d’un siècle -, résiste aux classifications politiques simplistes dans lesquelles on l’enferme si facilement. C’est ce qui en fait la richesse. Il y a plus dans ses analyses sur la technique qu’une métaphysique brumeuse, tissée de réminiscences nietzschéennes, son regard sur la nature n’est pas une simple résurgence de la sensibilité des romantiques allemands. Quant à la figure du Rebelle, du Waldgänger , qui, avec son « recours aux forêts », entre dans l’espace invisible du monde, en quête d’une liberté dont les autres ne soupçonneront jamais l’existence, comment y demeurer insensible ?

Ecrire sur Jünger est une entreprise aussi risquée que solitaire. Je n’aurais jamais rédigé ces fragments sans la sollicitation de Benoît Chantre, directeur de cette collection, qui m’a assuré que le parti pris de la subjectivité, l’insolite d’un éclairage lui semblaient garantir qu’elle ne se limiterait pas à de pieux hommages littéraires, et surtout l’amitié d’Alain Bonfand, professeur à l’Ecole Nationale Supérieure des Beaux-Arts de Paris. Ce texte n’est assurément pas une introduction à l’oeuvre d’un écrivain dont la vie s’est identifiée avec ce siècle, même s’il en suit parfois les méandres. C’est l’histoire d’une rencontre – une bien « dangereuse rencontre « - avec une oeuvre, son auteur et sa sensibilité si singulière.

Paris, septembre 1995

Jean-Michel PALMIER.

Notes de lecture : Parménide de C. Ramnoux

Samedi 12 juin 2010

Parménide
de Clémence Ramnoux
Ed. du Rocher – 180 p.

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Article paru dans Les Nouvelles Littéraires N° 2679 du 22 au 29 mars 1979.

Clémence Ramnoux qualifie ce livre sur Parménide de « dernier témoin de ses travaux universitaires « . Pour tous ceux qui ont eu la chance – et ils sont nombreux -d’avoir été initiés par elle à la philosophie grecque, cet essai rappellera tout ce qu’ils lui doivent. Cette helléniste et philosophe nous a donné, avec sa thèse sur Héraclite, son étude sur La nuit et les Enfants de la nuit, quelques-uns des plus beaux travaux consacrés en France à la philosophie grecque. Unissant une rigueur et une érudition extrêmes à une profonde sensibilité, Clémence Ramnoux qui inaugura avec son étude sur Héraclite une méthode d’analyse qui n’est pas sans annoncer celle utilisée par Claude Lévi-Strauss pour les mythes, ne propose pas seulement une nouvelle traduction commentée du poème de Parménide, mais une synthèse de ce que les hellénistes allemands, anglais, français ont produit comme interprétations sur cette aurore de la philosophie.

Deux millénaires et demi nous séparent de ce poème de Parménide, commenté sans cesse depuis. Aussi, le situe-t-elle dans son contexte, analysant les positions adoptées par Platon, Aristote, Zénon à son égard, mais aussi celles de Simplicius. On songe sans cesse aux commentaires des hellénistes allemands – Karl Reinhardt en particulier – mais aussi à Nietzsche et à Heidegger. Pourtant, Clémence Ramnoux ne destine pas seulement son essai aux philosophes et aux hellénistes. Elle le dédie aux poètes, à tous ceux pour qui la philosophie et l’ontologie grecques demeurent au sens le plus profond un acte d’interrogation, d’étonnement et d’émerveillement. Comment ne pas la remercier encore une fois, pour nous l’avoir rappelé de manière si belle et si profonde.

Jean-Michel PALMIER

Notes de lecture : Brecht ou le soldat mort.

Samedi 12 juin 2010

Brecht ou le soldat mort.
de Guy Scarpeta
Grasset – 313 p.

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Article paru dans Les Nouvelles Littéraires N°2680 du 29 mars au 5 avril 1979.

La Légende du soldat mort, qui conte comment le Kaiser fit déterrer l’un de ses soldats tué à la guerre pour l’envoyer mourir une seconde fois, valut à Brecht l’honneur d’être inscrit dès les années 20 sur la  » Liste noire  » d’Hitler. Guy Scarpeta reprend l’image de ce soldat pour l’appliquer à Brecht : c’est lui le « cadavre embaumé  » qui repose dans un cercueil d’acier à Berlin-Est, empestant la culture de son parfum stalinien.

Après Marx, c’est donc au tour du pauvre Bertolt d’être mangé à la sauce « nouveaux philosophes « . Mais l’auteur s’y casse les dents. Il tente de montrer que chez Brecht, le marxiste et le pervers ne font qu’un. Hanté par le fantasme de la castration-révolution, Bertolt ne serait à l’en croire qu’un imbécile stalinien, aussi dangereux et aussi vivant que le marxisme lui-même. L’auteur s’attaque non seulement à ses théories esthétiques des années 20, dogmatiques et stérilisantes et à sa conception du réalisme, mais il lui reproche aussi de ne pas avoir été attentif pendant son exil aux courants les plus novateurs de la peinture américaine. Il est vrai qu’occupé à ne pas mourir de faim à Hollywood, Brecht n’a guère eu le temps de fréquenter les expositions avant-gardistes new-yorkaises…

Il y a plus grave : Scarpeta entend nous révéler chez Brecht, derrière le discours officiel, le refoulé qui s’y manifeste. Anti-fasciste, Brecht ? Sans doute peut-on difficilement le considérer comme un auteur nazi. Mais l’auteur estime que sa vision économique du fascisme est limitative : il n’a pas compris que le fascisme était une émanation du Mal radical. Par ailleurs, il décèle un « feeling fasciste  » dans plusieurs des ses pièces, une sorte d’indifférence à l’égard des femmes honnêtes et une sympathie suspecte pour les prostituées, les maquereaux et les bordels, comme l’atteste l’Opéra de Quat’sous .

Guy Scarpeta prétend trouver aussi chez Brecht de l’antisémitisme et même du racisme, à partir d’interprétations fallacieuses, de citations tronquées. L’exemple le plus révélateur de sa méthode nous est donné par l’identification du jeune Brecht à Céline, sous prétexte qu’il s’indigne de ce que la population allemande ne réagisse pas aux exactions commises « par des nègres  » qui ont « engrossé  » des femmes… L’auteur néglige de préciser qu’il s’agit de tirailleurs sénégalais qui occupaient la Rhénanie et avaient violé des filles !

Par-delà les erreurs historiques et les erreurs d’interprétation, cette méthode a quelque chose de déplaisant. Cette accumulation d’insultes, ces procès d’intentions, cet assemblage de citations tronquées destinées à étayer un verdict déjà prononcé, illustrent ce que l’auteur prétend justement dénoncer chez Brecht : le plus pur esprit stalinien.

Jean-Michel PALMIER.

Notes de lecture : Allemands, de W. Benjamin

Samedi 12 juin 2010

Allemands
de Walter Benjamin
Trad. de G.-A. Goldschmidt
Hachette
125 p.,

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Article paru dans les Nouvelles Littéraires N° 2682 du 12 au 19 avril 1979.

Ce livre, affirme le grand philosophe allemand, Theodor Adorno est comme un recours contre l’accélération catastrophique de l’Histoire. Walter Benjamin le fit paraître sous un pseudonyme, pendant son exil, en espérant qu’il serait lu par des allemands et signifierait quelque chose pour eux. Comme beaucoup d’émigrés, il continuait à croire dans la force de l’écrit contre la barbarie nazie. Il resta bien sûr sans effet, mais ces lettres que Benjamin voulait faire lire à ses compatriotes – pour leur montrer que l’esprit, la culture allemande ne sauraient s’identifier à cette bouillie sanglante de mythes creux, d’exaltation du sang, du sol et de la race – nous interpellent toujours. Leurs auteurs sont d’une étonnante diversité : Goethe, Hölderlin, Nietzsche et Büchner voisinent avec des inconnus, et c’est à travers ce montage de lettres et de commentaires que Benjamin essaye de nous faire apercevoir sa propre philosophie. Ses interlocuteurs ont en commun d’incarner souvent des types sociaux, des styles, des sensibilités et d’avoir le goût d’écrire des lettres, ce qui, pour Adorno, est devenu à notre époque à peu près impossible. Aussi doit-on les lire  » comme une critique du cours du monde « . Benjamin a éliminé l’anecdotique pour ne garder que la densité dramatique, même lorsqu’il s’agit d’événements sans importance. Il les présente avec cette profondeur qui, chez lui, est une sorte de naïveté. Qu’il s’agisse de J.-H Kant désirant avoir des nouvelles de son frère Emmanuel avant de mourir, d’Overbeck conseillant à Nietzsche de devenir professeur d’allemand dans un lycée, bien qu’il ait déjà écrit Ainsi parlait Zarathoustra , de D.-F Strauss annonçant à un ami la mort de Hegel, victime de l’épidémie de choléra qui sévit à Berlin, du vieux Goethe, évoquant sa vie intérieure, comme le dit Benjamin, dans le style des  » communiqués de chancellerie « , toutes ces lettres sont aussi bouleversantes qu’admirables.

Jean-Michel PALMIER

Notes de lecture : L’athéisme dans le christianisme d’Ernst Bloch

Samedi 12 juin 2010

L’athéisme dans le christianisme
d’Ernst Bloch
Gallimard
356 p.,

Article paru dans Les Nouvelles Littéraires N° 2682 du 1é au 19 avril 1979

 blochsilouette.jpg Ernst Bloch – silhouette

Dans ses textes de jeunesse, Hegel avait déjà laïcisé le christianisme avant de faire de la mort du Christ un simple    « vendredi saint spéculatif « . Figure de l’aliénation et visage de la conscience malheureuse, le Christ nous parle en termes kantiens, avec amour et sans miracles. Ernst Bloch est l’héritier, dans une certaine mesure, de ces textes de Hegel, à tort oubliés.

Ce qu’il propose, c’est moins une philosophie de la religion, qu’une herméneutique de la conscience religieuse et de ses aspirations. Avec sa spécificité, la religion s’inscrit dans le grand rêve de Bloch : rien de ce qui témoigne de la révolte contre l’injustice et l’oppression ne doit être abandonné. Au coeur de la religion, il ne décèle pas simplement l’aliénation, mais une fantastique espérance. Entre le judaïsme et le christianisme, il unit les symboles pour les faire éclater, révéler leur contenu révolutionnaire. Sans doute la religion est-elle considérée depuis Feuerbach comme l’envers d’un monde misérable. Mais on néglige souvent les symboles et les promesses qu’elle nous a laissés en héritage. Et si seul un athée peut comprendre le sens profond de l’Evangile, seul un chrétien peut, d’une certaine façon, comprendre comment le marxisme est l’aboutissement de nos plus vieux rêves de justice.

Déjà dans l’Esprit de l’utopie, Bloch s’interrogeait sur les dialogues des frères Karamazov et voulait réconcilier le Capital, l’Apocalypse et la mort . Son essai sur Thomas Münzer, – le réformateur ennemi de Luther qui voulut construire sur terre le royaume de Dieu, le paradis des paysans et des pauvres, des humiliés et des offensés – prolonge cette vision de la religion comme espoir, comme promesse chiffrée d’une victoire contre l’injustice et la mort. Qu’il mêle les mystiques médiévaux aux légendes hassidiques d’Europe centrale, Bloch ne prétend jamais s’enfermer dans une exégèse. Devenir athée n’a de sens que si nous entrons en possession de l’héritage de la religion : sa capacité d’ouvrir le temps et la mort, d’entrevoir l’espoir là où il n’y a que des ruines. Par delà les églises et les dogmes, Bloch cherche à unir la foi révolutionnaire avec les images naïves que les enfants se font de la justice et du paradis.

Jean-Michel PALMIER.

Notes de lecture : Civilisation et Divagations

Samedi 12 juin 2010

Civilisation et Divagations
de Louis-Vincent Thomas
Payot – 285 p.,

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Article paru dans Les Nouvelles Littéraires N° 2689 du 31 mai au 7 juin 1979

Louis-Vincent Thomas nous propose dans ce remarquable essai, une sorte de voyage à travers notre propre imaginaire, celui de notre inconscient, de nos livres, de nos films, de nos villes. Plus qu’une réflexion sur les objets hétéroclites qui constituent la mythologie moderne, il s’agit d’une exploration au scalpel de tout ce qui nous hante. Les vieux démons retrouvent, parfois, une étrange jeunesse. King Kong et Nosferatu n’en finissent pas de revivre. Des insectes géants aux anges exterminateurs de la science-fiction, des films-catastrophes, des multiples réincarnations de Satan aux angoisses qui se lisent sur le visage de chacun, une longue chaîne de peurs, de fantasmes de mort et de destruction nous enserre.

L’auteur fait surgir quelques fragments de cet imaginaire moderne et il les analyse, cherchant à déceler derrière ces mythes et ces rêves, ce qu’ils révèlent de plus secret, de plus lourd de sens. La tragédie grecque fut l’expérience de nos situations limites. Les danses macabres du Moyen Âge et la peinture religieuse, les prédicateurs fanatiques du Charnier des Innocents, ont trouvé leurs historiens. Qui dira aujourd’hui la somme d’angoisses, de  fantasmes, d’agressions sournoises et rentrées de l’homme de la rue ? De même que la science-fiction américaine des années 50 reflétait assez fidèlement les vicissitudes de la guerre froide, les fresques apocalyptiques hollywoodiennes ou les illustrés des kiosques révèlent notre peur de l’autre, du danger, de l’inconnu. Images infantiles et mortifères qui s’inscrivent dans un unique décor : celui de la ville moderne, de la grande ville où chacun naît, survit et meurt.

C’est sans doute ce lien entre la ville, l’imaginaire et la mort que Louis-Vincent Thomas analyse avec le plus de profondeur. Dans ce petit livre modeste, s’affirme une réflexion fondamentale.

Jean-Michel PALMIER.

Notes de lecture : Change N° 37 « Allemagne en esquisse »

Samedi 12 juin 2010

Change N° 37
« Allemagne en esquisse »
Seghers-Laffont – 231 p.,

jeanpierrefaye.jpg Jean-Pierre FAYE

Article paru dans Les Nouvelles Littéraires N° 2680 du 29 mars au 5 avril 1979

L’Allemagne comme carrefour d’interrogations : de Hölderlin à Syberberg, du Romantisme au Rationalisme des Lumières, de Bloch à Rudi Dutschke. Sans doute chercherait-on en vain une problématique rigoureuse à travers tous les textes réunis dans ce collectif. Il présente au lecteur une série d’essais, de poèmes, d’esquisses, de questions dont on ne saurait assez souligner l’intérêt.

A côté d’un opéra de Jean-Pierre Faye, Les proscrits, prend place un long essai de H.-J Syberberg sur « L’Art qui sauve de la misère allemande « . Il y affirme le lien étroit entre l’irrationalisme allemand et la créativité. Arno Münster publie un essai sur Ernst Bloch, qui introduit plusieurs textes du philosophe sur le nazisme, précédant des poèmes de Mühsam, d’Ehrenstein et de Carl Einstein, un texte de Rudi Dutschke. Rudolf Bahro est présent de même qu’Else Lasker-Schüler, Lenz, Hölderlin et Heine.

Jean-Pierre Faye les interroge comme autant de témoins de la « cartographie de la langue allemande « , de ses surfaces d’histoire et de rêves, de déraison et de mythe. Sur ce point, l’essai de Syberberg est remarquable. Son intelligence, sa sensibilité, sa générosité en font plus qu’une simple introduction théorique à un film. Il y étudie le rôle du cinéma en Allemagne, l’effondrement d’une certaine conception de la culture et précise le sens de ses films. Le rapprochement avec la sensibilité de Bloch, ses positions sur le fascisme est riche d’enseignements. Entre le Romantisme et la Modernité, un kaléidoscope d’images, d’idées, de mythes aussi déconcertants que fascinants, un remarquable volume.

Jean-Michel PALMIER.