Frédéric de Towarnicki : Heidegger et le messager
Article paru dans le Magazine Littéraire N° 316 de Décembre 1993.
Frédéric de Towarnicki vers 1940
A vingt ans, au sortir de la guerre, Frédéric de Towarnicki rend visite à Heidegger. Récit d’une amitié et dialogues philosophiques.
A la rencontre de Heidegger. Souvenirs
d’un messager de la Forêt Noire, Frédéric
de Towarnicki. Ed. Gallimard.
En 1945, L’Allemagne était en ruine, occupée par les armées alliées. La ville de Fribourg, dans la Forêt Noire, n’échappait pas au destin collectif. Les militaires français de la division Rhin et Danube y pataugeaient dans la boue. Parmi eux, un jeune interprète attaché au service culturel, Frédéric de Towarnicki, à qui une mère viennoise d’origine juive avait aussi légué la langue allemande, regardait la ville avec d’autres yeux. La lecture de plusieurs articles de Jean Beaufret, alors inconnu, avait attisé son intérêt pour un philosophe dont le nom était devenu en France une référence, depuis les premières traductions de ses textes par Henri Corbin : Heidegger. Il savait qu’il habitait Fribourg, qu’il était accusé d’avoir cautionné au cours de son rectorat de 1933 le régime national-socialiste. Jean Beaufret, dans ses premiers articles sur Heidegger, parus dans la revue Confluences, prenait l’époque à rebrousse-poil. A Paris, dans les cafés de Saint-Germain-des-Près, l’existentialisme battait son plein. A travers l’interprétation de Sartre, Heidegger apparaissait comme l’un des pères fondateurs. On discutait de l’Etre et le Néant, d’Adamov et de Camus. Il faut relire le beau roman de Boris Vian L’Ecume des jours, pour comprendre la soif de vivre qu’avait cette génération., sa volonté de s’expliquer avec les autres, avec le monde, avec l’histoire. Towarnicki était l’un d’entre eux. Il avait un peu plus de vingt ans, écrivait des poèmes et rêvait. Son rêve le plus insensé fut de rencontrer, lui, le militaire français, ce philosophe dont l’attitude politique consternait ses admirateurs et confortait ses adversaires. De cette rencontre naquit une amitié, qui ne prit fin qu’avec la mort de l’auteur de Sein und Zeit. C’est un demi-siècle plus tard que Towarnicki a composé, à partir de notes de son journal, le récit de ses rencontres avec Heidegger, rassemblé ses dialogues avec Jean Beaufret, essayant de comprendre ce qu’il ont signifié dans sa vie, ce qui lui aurait manqué sans eux.
Pourquoi cet engouement pour Heidegger? La parution en France du recueil Qu’est-ce que la métaphysique ? avait montré l’importance qu’avaient dans la pensée du philosophe allemand des thèmes comme ceux de liberté, de l’angoisse, de la mort, du langage et de la poésie. Mais il y avait aussi un autre ton. Et c’est ce ton qui poussa Towarnicki à partir en quête d’un visage et d’une voix. Le premier coup du hasard fit que dans les proches du Général de Lattre de Tassigny, un capitaine du service de documentation, le capitaine Fleurquin, s’intéressa à l’existentialisme et permit à Towarnicki de gagner Fribourg-en-Brigsau, en tant qu’interprète et animateur culturel du service social Rhin et Danube, au sein duquel travaillaient aussi Alain Resnais et le futur mime Marceau. Il lui proposa d’éclaircir le cas Heidegger, en vue d’un débat sur l’existentialisme, au centre culturel des armées.
Heidegger près de sa « hutte » de Todtnauberg.
Le philosophe était dans une situation dramatique. Dénoncé comme nazi typique, sa maison et sa bibliothèque risquaient d’être réquisitionnées. Il était privé d’enseignement et devait balayer les rues de sa ville. Son cas était du ressort de la commission d’épuration de l’l'université qui devait établir ses responsabilités au cours de son rectorat de 1933, examiner les discours qu’il avait prononcés. Son dossier allait être transmis au gouvernement militaire français de Baden Baden. Le problème, c’est qu’on trouvait ses écrits parfaitement hermétiques. Lorsque Towarnicki frappa à sa porte à l’été 1945, pour lui apporter les articles de Jean Beaufret, il séjournait dans sa « hutte » de Todtnauberg et ce n’est qu’à l’automne qu’il parvint à le rencontrer, en compagnie du capitaine Fleurquin et d’Alain Resnais. Heidegger le reçut en costume régional à revers brodés et en knickers. Towarnicki se sentit déconcerté par cette allure de « paysan endimanché ». Immédiatement, Heidegger demanda des nouvelles de la Sorbonne, évoqua sa tentative de renouer avec ses collègues français. Avec sa femme, ils parlèrent de leurs deux fils dont ils étaient sans nouvelles, expédiés sur le front de l’Est. Towarnicki rêvait de lui faire rencontrer Sartre dans leur centre culturel militaire. Heidegger était sceptique. Il connaissait à peine le nom de Sartre et rien de l’existentialisme. Quand on lui en expliquait les idées maîtresses, il semblait y voir un simple avatar du cartésianisme et de la lecture de Kierkegaard.
Avec l’enthousiasme et l’audace propres à son âge, Towarnicki fut sans doute le premier Français à interroger Heidegger sur son attitude à l’égard du régime national-socialiste. C’est ici que son document constitue une valeur exceptionnelle car il restitue la première, la seule interprétation que le philosophe donnera de son rectorat. Saluant en 1933 « un réveil national » qui sortirait le peuple allemand de la misère et du chaos social, sollicité par ses collègues de prendre en charge le rectorat pour sauvegarder l’indépendance de l’université, il se heurta bien vite aux fonctionnaires de la NSDAP et donna sa démission dès le début de l’année 1934. Lorsqu’on interroge Heidegger sur son attitude hostile à l’égard de son maître Husserl ou à l’égard des étudiants juifs de l’université, il dénonce ces propos comme de pures calomnies, cite les multiples attaques dont il fit l’objet de la part des idéologues nazis et renvoie à ses cours. L’officier français a du mal à imaginer que cet homme à l’allure si paysanne soit réellement l’inspirateur de l’existentialisme. Mais il ne renonce pas à son projet de le faire dialoguer avec Sartre, quitte à le « réquisitionner ».
Sartre, lui, est introuvable. Les professeurs de la Sorbonne, comme René Le Senne, se méfient de Heidegger et considèrent l’existentialisme comme un canular de normalien. Camus déteste l’armée et n’a guère l’envie de discuter avec Heidegger. Towarnicki, véritable commis hégélien de l’Esprit universel, offre à Heidegger un exemplaire de l’Etre et le Néant, qu’il soupèse, perplexe, des livres de Le Senne et la Phénoménologie de le perception de Merleau-Ponty. Il lui parle du climat qui règne au Quartier latin, du Flore et des Deux Magots. Tout cela laisse Heidegger, qui n’a jamais vu Paris, des plus rêveur. Lorsque Towarnicki parviendra à joindre Sartre, celui-ci était avide d’informations sur l’Allemagne et sur Heidegger. Aussi publiera-t-il en janvier 1946 une version tronquée du texte de Towarnicki relatant ses visites à Heidegger. Quant à le rencontrer lui-même, Sartre était hésitant.
Towarnicki se rendit à nouveau chez Heidegger et le trouva plongé dans la lecture de l’Etre et le Néant. Heidegger lui exposa les différences entre l’existentialisme et sa propre démarche, rendu moins morose par le café que lui avait apporté le jeune militaire français. Un passage du livre de Sartre où il évoquait un Savoyard et le ski le mit de bonne humeur. Peut-être, s’il rencontrait Sartre, pourrait-il l’emmener sur les pentes du Todtnauberg et répondre à toutes ses questions quant à son engagement politique ? En attendant, il tenta d’exposer à son interlocuteur l’idée centrale de sa philosophie. Assurément Towarnicki fut séduit, même s’il n’y comprit pas grand’chose. Sensible à la dimension magique du personnage, sans jamais se départir de sa méfiance, il montra au philosophe des images du camp de Dachau.
Sartre et Simone de Beauvoir acceptèrent finalement de se rendre en Allemagne. Il restait à obtenir les autorisations nécessaires. Elles arrivèrent trop tard et la visite fut remise. Heidegger écrivit à Sartre le 28 octobre 1945. Ils ne se rencontreront qu’en 1952. Leur discussion sur la notion d’engagement fut un dialogue de sourds. Et de la fenêtre du train, Sartre jettera rageusement les bouquets de roses que les organisateurs du colloque lui avaient remis sur le quai. L’amitié entre Heidegger et Towarnicki ne cessera de croître, au point que le soldat n’hésitera pas à prendre des risques, comme celui d’emmener Heidegger récupérer des manuscrits, en pleine zone d’occupation, avec de galons empruntés pour la circonstance et dans une voiture bonne pour la casse. Le récit d’une crevaison en plein orage, avec un Heidegger aussi trempé que jovial discourant malicieusement sur le problème de technique, a quelque chose de surréaliste. Towarnicki terminera le voyage en auto-stop. On est presque surpris qu’il n’ait pas proposer au philosophe de l’accompagner. La crainte des réactions de Madame Heidegger l’en retint sans doute.
La seconde partie du livre rassemble de véritables dialogues que Frédéric de Towarnicki eut avec Jean Beaufret, entre 1976 et 1981. Il n’était plus question d’existentialisme mais, grâce à Beaufret d’une véritable compréhension du questionnement d’Heidegger. Qu’il parle des concepts fondamentaux de Sein und Zeit, d’Héraclite, de Parménide ou d’Anaximandre, il n’y a aucun jargon, mais la volonté de donner à ses réponses la plus grande clarté. Utilisant les ressources de la langue grecque, les limites de l’allemand et du français, il excelle à faire passer d’une langue vers une autre, la complexité des termes. Du bouleversement apporté par Heidegger à l’interprétation de la métaphysique occidentale au retour qu’il tente vers l’unique question qui fonde l’ontologie, il est peu de textes de Heidegger, de concepts essentiels qui ne fassent l’objet d’une élucidation précise. L’oeuvre du philosophe allemand est contemplée comme un paysage familier dont on scrute l’insolite de chaque détail. La richesse des conversations réside aussi dans la tentative d’approfondir des aspects importants de la pensée de Heidegger, sa relation complexe avec Husserl, sa compréhension de Marx, son éloignement des premières visées de la phénoménologie, le dialogue qu’il ouvre avec les poètes, de Hölderlin à René Char en passant par Rilke et Trakl. Beaufret insiste sur la permanence de la question de la vérité chez Heidegger, dans son rapport à l’Etre, de son interrogation sur les différentes déterminations qu’elle prend dans l’histoire de la métaphysique. L’engagement de Heidegger en 1933 est une ombre qui plane sur bien des dialogues. Ainsi, le sens qu’il reconnut au national-socialisme, son rapport à la technique, à la métaphysique de la volonté de puissance et au nihilisme. On ne trouvera dans ces conversations aucune excuse, aucune justification du soutien apporté par Heidegger en 1933 au mouvement national-socialiste, soutien dont rien ne saurait effacer le caractère scandaleux, mais une tentative pour comprendre l’engagement dans le champ des disponibilités laissé ouvert par Sein und Zeit. Par contre, le dialogue ne cesse de souligner la critique implicite que l’oeuvre de Heidegger effectue de cet engagement. Reste à savoir si cet effort d’élucidation philosophique est le plus approprié ? A coup sûr ces conversations, dans leur modestie, leur caractère familier – presque socratique – constituent l’une des meilleurs introductions à une oeuvre qui, envers et contre tout, demeure l’une des plus grandes entreprises philosophiques du XXème siècle.
On ne manquera pas de reprocher à Frédéric de Towarnicki d’avoir accepté, sans trop de réserves, ce que lui disait Heidegger quant à son attitude politique passée, de ne pas tenir compte des travaux ultérieurs que son engagement a suscités. Tel n’est pas son propos. Il s’agit d’abord d’un témoignage privilégié et à peu près unique, dont la lecture est indispensable, quelle que soit la position qu’ on adopte à l’égard de Heidegger. Ce qu’il tente de nous restituer, c’est un certain climat, celui dans lequel l’oeuvre de Heidegger fut reçue en France, c’est l’émotion, la perplexité, qu’un homme de vingt ans, meurtri par la guerre, avide de vivre, ressent lorsqu’il cherche à comprendre, à travers Heidegger, la collusion de la philosophie et de l’histoire. Tout cela, avec son ironie enjouée, son émotion contenue, son intelligence si fine, il l’exprime admirablement. Car il y a chez Towarnicki la passion et l’enthousiasme d’un éternel adolescent.
Jean-Michel PALMIER.
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