Friedrich Nietzsche : lectures allemandes
Article paru dans le Magazine Littéraire N° 298 – Avril 1992
Qui connaissait Nietzsche, sa philosophie, en Allemagne lorsqu’il sombra dans la folie à partir de 1889 ? Qui, lorsqu’il mourut en 1900 avait le pressentiment que l’oeuvre du solitaire de Sils-Maria marquerait la culture européenne plus qu’aucune autre peut-être ? Il est malaisé de répondre à ces questions. Nietzsche, qui a écrit des aphorismes si profonds sur la solitude, eut toute sa vie assez peu d’amis. Quelques-uns exceptionnels – Jacob Burckhardt, Erwin Rohde, Lou Andréas Salomé, Richard Wagner, Paul Rée, Franz Overbeck – mais aussi d’assez médiocres comme Peter Gast. Sa rupture avec Wagner, les pamphlets contre le maître de Bayreuth lui aliénèrent la sympathie des cercles qu’il fréquentait jadis. Quant à l’université de son époque, elle l’ignora complètement. Nietzsche en était tristement conscient et dans ses lettres, il ne cessait de souligner que son vrai public était partout en Europe, sauf en Allemagne : en France – il se réclamait de Montaigne, Voltaire, admirait H. Taine et ses premiers lecteurs enthousiastes furent E. Faguet, D. Halevy et Ch. Andler -, en Suède - il vénérait Strindberg -, au Danemark, à Vienne et à Saint Pétersbourg. En 1888, il se demandait dans quelle université allemande, quelqu’un oserait donner un cours sur son oeuvre comme le faisait, à Copenhague, Georges Brandès, qui admirait son » radicalisme aristocratique « . Nietzsche soulignait que ses compatriotes n’avaient jamais rien compris à sa philosophie et il doutait qu’il fassent mieux dans l’avenir. Avant sa mort, des essayistes comme Maximilian Harden, « éditeur de la célèbre revue Die Zukunft (L’Avenir) avaient pourtant souligné le caractère révolutionnaire de son oeuvre, son importance unique, mais il ne s’agissait que d’exceptions.
Très tôt la presse allemande se déchaîna contre Nietzsche. Les croyants criaient au blasphème et voyaient en lui l’incarnation de l’Antéchrist, les conservateurs lui reprochaient son amoralisme et son anarchisme, les démocrates ses valeurs aristocratiques et les wagnériens d’avoir osé critiqué leur idole. En dehors d’un petit groupe d’amis qui suivirent son évolution avec autant d’admiration que d’angoisse, il était seul. L’université n’accordait guère d’importance à ses idées. Les philologues ne lui pardonnaient pas les audaces de son premier livre La Naissance de la tragédie , qui malmenait leur science, les philosophes étaient en général scandalisés par ses audaces. Quant aux historiens, ils étaient résolument hostiles à l’auteur des Considérations inactuelles , comme le montre la rupture entre Treitschke, professeur à Fribourg, et Overbeck, l’ami fidèle de Nietzsche. Tout au plus reconnaissait-on en lui » une âme noble « , « un poète « , » un dilettante de génie « , un virtuose au talent gaspillé, un ascète ou un mystique. Son naufrage dans la folie avait largement contribué à exacerber l’image négative de Nietzsche : il faut relire les écrits de Mobius Dégénérescence (1894), de Max Nordau pour mesurer la haine qu’on lui portait. Nordau, adversaire acharné de tout modernisme, pourfendeur de tout ce qui s’écartait du classicisme, n’hésitait pas à écrire que le sadisme était la source de la pensée de Nietzsche et que toute son oeuvre était marquée du sceau de la folie. Certains livres en donnèrent néanmoins une image fort belle, comme l’étude de Méta von Salis-Marschlins, ami de Nietzsche, qui en 1897, publia un remarquable portrait ; Nietzsche, philosophe et homme noble ou l’essai que lui consacra Lou Andréas Salomé, en 1893 (1) .
Autre calamité : sa soeur, Elizabeth Förster-Nietzsche, qui épousa l’un des plus célèbres agitateurs antisémites dont elle partageait les idées. En dépit d’un esprit parfaitement borné, elle avait vite compris les multiples avantages qu’elle pouvait tirer du trésor que représentait l’oeuvre de son frère. Après s’être débarrassée de sa mère, en lui rachetant la part de ses droits, elle allait administrer à sa façon les archives Nietzsche, se déclarant sa seule interprète autorisée. Eliminant les allusions négatives la concernant – son frère s’en défiait comme de la peste – trafiquant ses manuscrits, en y ajoutant des fragments antisémites, elle régna sur cet empire jusqu’à sa mort (1935). Grande admiratrice du talent littéraire de Mussolini, elle avait eu la joie, la dernière année de sa vie, de recevoir la visite de Hitler dont elle admirait le « merveilleux livre » Mein Kampf et, comme elle avait depuis longtemps souligné la convergence entre la pensée de Nietzsche et le national-socialisme, elle offrit au Führer la canne de son frère.
Même si tous ces événements n’étaient guère prévisibles à l’époque, très tôt certains admirateurs de Nietzsche s’étaient insurgés contre l’autorité usurpée par Elisabeth. Le théologien Overbeck tout d’abord, puis son disciple, Carl Albert Bernouilli, auteur de la monumentale étude F. Overbeck et F. Nietzsche (Iéna 1908), où il s’en prenait à Elizabeth et à Peter Gast. Il s’en suivit un procès retentissant, suivi dans toute l’Europe, à travers la presse. Au début du siècle, Nietzsche n’était déjà plus un inconnu. Il faisait l’objet d’études, de cours publiés, dont certains assez remarquables. Citons au hasard ceux du Théologien R.H. Grützmacher publiés à Iéna en 1910, de Raoul Richter (Leipzig, 1903), qui dénonçaient l’imposture que représentait le monumental ouvrage – 1000 pages ! – publié par Elizabeth Förster-Nietzsche (en trois volumes 1895, 1897, 1904) dont les caractéristiques principales étaient le parti pris et l’ignorance totale des idées philosophiques de son frère. La lecture des premières études philosophiques consacrées à Nietzsche est instructive : elle montre à quelles questions on cherchait dans son oeuvre des réponses. Souvent très biographiques, bien peu laissaient entrevoir la complexité de sa pensée philosophique. Nietzsche est considéré comme adversaire de Platon et du christianisme, mais surtout comme psychologue, comme partisan de l’évolutionnisme. On le rapproche à la fois de Thomas Hobbes et de Goethe. De son oeuvre, on retient essentiellement sa critique de la morale et des valeurs.
De la guerre de 1914 au début des années 20
En 1910, le tirage des oeuvres de Nietzsche dépassaient les 50 000 exemplaires. Pourtant l’auteur d‘Ainsi parlait Zarathoustra ne fut réellement populaire en Allemagne qu’après 1914. La réception de Nietzsche devient alors un phénomène complexe, qu’il est difficile de suivre, car il concerne non seulement la philosophie officielle, universitaire, la littérature et l’art mais aussi tout un monde d’essayistes
» nietzschéens » aux idées plus ou moins rigoureuses. Nietzsche est lu, admiré par la jeunesse, qu’elle qu’en soit l’orientation idéologique. Walter Benjamin l’a lu dès 1910. Il s’inspirera des conférences de Nietzsche Sur l’avenir de nos établissements d’enseignement pour sa propre conférence sur La vie des étudiants (1914). Les » Wandervögel » (Oiseaux migrateurs), qui sillonnent l’Allemagne en chantant, avec des oriflammes du Moyen-Age, leurs marionnettes de bois, on fait d‘Ainsi parlait Zarathoustra leur lecture favorite. Bientôt, toute une génération d’écrivains s’en empare et, jusqu’en 1933, et même au-delà chez les auteurs exilés, il constitue toujours l’une des sources les plus importantes, par sa critique des valeurs, son pessimisme esthétique, son rapport à Schopenhauer, de la culture allemande moderne.
On n’en finirait pas d’énumérer tous les écrivains qui, du début du siècle aux années 30, se réclament de Nietzsche. L’un des premiers fut Paul Ernst, auteur de drames aujourd’hui oubliés, auquel Lukacs consacre son essai le plus important de L’Ame et les formes (2), la Métaphysique de la tragédie . Ce théologien protestant, jadis socialiste et ami d’Engels, qui finira membre de la Chambre de littérature du Reich, consacra dès 1888 un opuscule à Nietzsche, célébrant en lui non seulement le prophète du sauvetage de l’âme allemande, mais le philosophe du socialisme. Paul Ernst rappelle que jusqu’à Saint Simon le socialisme fut d’essence aristocratique. L’écrivain suisse Carl Spiteller, auteur du roman emblématique Imago, alors très célèbre (Freud en empruntera le titre pour sa revue de psychanalyse) est considéré comme l’un des premiers écrivains nietzschéens. Tous les romans de Hermann Hesse, en particulier Le Loup des Steppes, Siddartha, sont nourris du pessimisme esthétique inspiré de Schopenhauer et de Nietzsche. Des auteurs naturalistes comme Gerhardt Hauptmann et Heinrich Mann se réfèrent à sa critique des valeurs d’un monde bourgeois, tout comme la nouvelle génération qui combat ce même naturalisme, celle des expressionnistes. Elle puise chez lui de nombreux éléments de sa révolte. Richard Dehmel se réclame de Nietzsche qui est aussi, avec Kierkegaard, au coeur des discussions de la revue autrichienne Der Brenner, autour de Carl Dallago et de Georg Trakl. Les peintres du groupe expressionniste Die Brücke (Le Pont) lisent Nietzsche entre leurs séances de travail. Les images de la ville en flammes que l’on trouve dans les premiers poèmes expressionnistes et chez Rilke sont autant de thèmes empruntés à Zarathoustra. La haine de la bourgeoisie et du conformisme, la volonté de transformer les valeurs, le pathos lyrique, le culte de l’individualisme, le pessimisme esthétique sont autant de motifs nietzschéens que l’on retrouve chez Gottfried Benn, dans ses écrits théoriques des années 20 où il définit l’art comme « dernière révolte métaphysique contre le nihilisme en Occident « .
La guerre de 1914 a aussi largement modifié la lecture de Nietzsche. La critique de la morale et de la religion, la problématique des valeurs, la psychologie et le problème de l’évolution ont fait place à la réflexion sur la décadence, la crise de l’Europe, le nihilisme, la guerre et la domination. L’ouvrage d’ Oswald Spengler, le Déclin de l’Occident, synthèse hétéroclite, reprenait à Goethe la méthode d’analyse et à Nietzsche les intuitions fondamentales de la décadence. Pour le meilleur et pour le pire, Nietzsche est de plus en plus interrogé comme « penseur politique » Les études comme celles de Martin Havenstein : Nietzsche comme éducateur (Berlin, 1922) se multiplient. Tout un irrationalisme littéraire et philosophique, marginal par rapport à l’université, se greffe sur son oeuvre. L’exemple le plus significatif est celui de Stefan George et de son cercle, groupé autour de la revue Die Blätter für die Kunst (Les Feuilles pour l’art, créée en 1892). Vivant dans le culte de sa propre personne, entouré de disciples fanatiques, S. George doit à Nietzsche certains des thèmes les plus importants de son oeuvre et à son tour, il en développera le culte. C’est à Nietzsche autant qu’à Hölderlin qu’il emprunte la vision du poète comme prophète et Führer, le rôle du mythe, la critique des sciences traditionnelles, le sentiment dionysiaque du sacré, la recherche du dieu inconnu, mais aussi la glorification du surhumain, de l’ héroïsme, de l’élite, le mépris pour les masses, la nostalgie d’une » Allemagne secrète « , son identification à la Grèce. Si George écrivit plusieurs poèmes sur Nietzsche, ses disciples seront à l’origine d’études intéressantes et ambiguës sur son oeuvre. Disciple de George et ami de Thomas Mann, Ernst Bertram publie en 1918 son Nietzsche, Essai de mythologie (3) où il étudie le rapport de Nietzsche aux images et aux symboles, l’élevant au rang de prophète d’un nouvel irrationalisme. Thomas Mann verra dans cet ouvrage l’équivalent de son essai Considérations d’un apolitique (4), partageant alors son pessimisme esthétique et sa critique de la démocratie. Leur amitié prendra fin avec le ralliement de Bertram au national-socialisme. F. Gundolf et K. Hildebrand, autres disciples de George, étudient ses rapports avec Wagner, son lien à la maladie, l’érigent en juge de l’Europe moderne. Plus inquiétante est la vision que développe Ludwig Klages, dissident du cercle de George qui méprisait son antisémitisme. Personnage aujourd’hui peu connu, Klages, auteur de L’Esprit comme contradicteur de l’âme est sans doute à l’époque l’une des figures philosophiques qui marque le plus le monde littéraire et la jeunesse. Walter Benjamin le rencontrera et l’admirera jusqu’au début des années 30. Klages reprend dans sa » philosophie » le thème du dionysiaque, opposé au christianisme, mais il rejette la Volonté de Puissance du côté de l’Esprit, ennemi de l’âme. Adepte de la graphologie, il cherche dans la culture l’expression d’éléments souterrains et développe une vision vitaliste qui se veut cosmique. Aussi obscures que nous semblent aujourd’hui ces théories, elles constituèrent – du début du siècle au milieu des années 20 – une véritable » mode » et étaient discutées dans les cafés de Munich et de Berlin, par les peintres, les écrivains, les bohèmes, les anarchistes, certains psychanalystes comme Otto Gross – toxicomane et atteint de troubles mentaux – qui voulaient au nom de Nietzsche et de Freud (qui hésita toujours à le lire) bouleverser la société toute entière. Quant au psychiatre de Heidelberg, Hans Prinzhorn, l’auteur d‘Expressions de la folie (5), qui fut le premier à rassembler des toiles de malades mentaux, il célébrait en Nietzsche, dans ses conférences en 1928 (Nietzsche et le XXème siècle ), le fondateur d’une nouvelle psychologie et d’une nouvelle compréhension de l’homme moderne. Si l’on ajoute que Nietzsche exerça une influence profonde sur l’anthroposophie de Rudolf Steiner, on voit à quel point sa pensée marquait alors la presque totalité de la culture allemande.
Si ce » nietzschéisme » souvent étrange est un symptôme essentiel de l’Allemagne des années 20, une certaine évolution de ce culte de l’irrationalisme conduira aussi vers le national-socialisme, comme le montrent les écrits d’Alfred Bauemler, futur éditeur de Nietzsche et recteur de l’université de Berlin, qui constituera l’une des médiations les plus sinistres entre l’interprétation universitaire de Nietzsche et le régime hitlérien.
Nietzsche, Thomas Mann et Stefan Zweig
Ce fut le mérite de Thomas Mann d’avoir perçu très tôt l’ambiguïté de cet irrationalisme et le danger politique qu’il représentait. Disciple de Nietzsche, de Schopenhauer et de Wagner, il le fut plus que tout autre. Son Journal (6) montre qu’en 1918, il lisait les Considérations inactuelles de Nietzsche qui inspirent ses Considérations d’un apolitique . Nombre de thèmes du livre – l’opposition de la » culture » et de la » civilisation « , du progrès matériel et de l’art, le pessimisme esthétique, l’esprit antidémocratique s’en réclament. Quant aux fondements de sa vision littéraire, ils sont impensables sans Nietzsche. Il lui emprunte le thème de la décadence, de la maladie créatrice, qui marque tous ses romans, une partie de sa réflexion sur l’Europe et les différents textes et conférences qu’il lui consacra (7) témoignent à la fois d’une fidélité à une oeuvre, qu’il juge aussi essentielle que celle de Schopenhauer et de Wagner, et d’une distance face à sa radicalité. Dès lors, comment s’étonner de tous les emprunts qu’il fait à la vie de Nietzsche et à sa maladie dans son Docteur Faustus où le musicien génial et fou Adrian Leverkühn, inventeur de la musique dodécaphonique – celle de Schönberg – semble suivre le même destin que l’auteur du Zarathoustra. Certaines paroles du Diable sont des citations d’Ecce Homo. A l’égard de Nietzsche comme de Wagner, Th. Mann aura souvent une attitude semblable : dégager la signification spirituelle d’une oeuvre, en montrer la richesse pour la culture européenne, tout en indiquant aussi les possibilités de déviations. Qu’il place toutefois Nietzsche du côté des figures « humanistes » ne fait guère de doute, même s’il demeure finalement plus proche de Schopenhauer et de Wagner.
Zweig exalte la solitude de Nietzsche « sans fleurs et sans dieu « , et le qualifie d’homme le plus étrange de l’époque.
C’est la même vision qui caractérise aussi le chapitre du Combat avec le Démon (1925) (8) que lui consacre Stefan Zweig. Il exalte la solitude de Nietzsche, » sans fleurs et sans dieu « , le qualifie d’ » homme le plus étrange de l’époque » et, à travers son destin individuel, dissèque une âme qu’il considère comme l’une des plus belles de l’humanité, unissant en elle la tragédie de Don Juan et de Faust, la passion de la sincérité et de la destruction.
Nietzsche et la philosophie universitaire au tournant des années 30
Entre 1914 et 1930, Nietzsche est devenu l’un des événements les plus importants en Allemagne. sauf peut-être pour l’université. Sans doute nombre de thèses sont-elles consacrées à Nietzsche, mais elles semblent bien pauvres en comparaison de la richesse des interprétations qui viennent de la littérature.
Méconnu par les universitaires, ce fut sans doute le fondateur des « Sciences de l’Esprit « ; Wilhelm Dilthey qui, le premier, souligna tout ce que Nietzsche apportait à la pensée moderne. Dès 1883, l‘Introduction aux sciences de l’esprit affirmait l’importance du relativisme contre le positivisme, le lien indissoluble qui unit le fait et son interprétation. La position de Dilthey consistait à accepter l’héritage de ce relativisme, la problématique des valeurs tout en évitant les pièges du subjectivisme appliqué à l’histoire, en retrouvant une certaine structure de la vérité et de l’objectivité. Fondateur de la « philosophie de la vie « , l’importance que Dilthey accorde à l’ « événement vécu « , à la catégorie de l’interprétation, au problème des valeurs ne cesse de renvoyer à la problématique nietzschéenne. Ses successeurs seront confrontés aux mêmes questions à travers la réflexion sur l’histoire et la théorie de la connaissance. Le point de départ de l’oeuvre de Georg Simmel est très proche des Considérations inactuelles. Son pragmatisme, son interrogation sur les critères de la vérité, son rapport à la vie recoupent exactement les formulations de Nietzsche. Simmel dans sa théorie de la connaissance historique pousse à leur paroxysme les conséquences de son perspectivisme. Non seulement Simmel cite très souvent Nietzsche mais dès 1906, il publia un article sur Nietzsche et Kant et, en 1907, tint une conférence à Leipzig sur Schopenhauer et Nietzsche . Max Weber considérait aussi Nietzsche avec sympathie et prit son oeuvre au sérieux. Il en discute de nombreux aspects, notamment sa théorie des valeurs, le lien établi entre la morale chrétienne et le ressentiment. Les sociologues et les historiens se sentent à cette époque, plus concernés que les philosophes par son oeuvre. Le néokantisme, avec son retour à la théorie kantienne de la connaissance, accorde assez peu d’importance à Nietzsche. H. Rickert ne l’aime guère, H. Cohen voit en lui un poète, E. Cassirer s’y réfère peu. La phénoménologie de Husserl est tout aussi critique à son égard : le lyrisme de Zarathoustra, l’élan et le pathos visionnaires du style de Nietzsche s’accordent difficilement avec la définition husserlienne de la « philosophie comme science rigoureuse « . Par contre, Max Scheler, disciple de Husserl et de Heidegger, lui accorde une grande importance dans son étude Le Formalisme en éthique et l’éthique matériale des valeurs (9). Alors que d’innombrables essais sont consacrés à Nietzsche au tournant des années 30, la philosophie officielle ne produit sur son oeuvre que de rares interprétations, même s’il a marqué une génération de jeunes philosophes, souvent marginaux par rapport à l’ université. Ernst Bloch s’en réclame dans l’Esprit de l’Utopie (10). Walter Benjamin discute son interprétation de la tragédie grecque dans son étude sur L’Origine du drame baroque allemand (11) et, dans Paris, capitale du XIXème siècle (12), il lui emprunte l’idée d’éternel retour du même, uni à la fantasmagorie de Blanqui L’Eternité par les astres, pour décrire la logique infernale de la marchandise à l’époque de Napoléon III.
La récupération par le national-socialisme
L’ambiguïté de la lecture de Nietzsche par L. Klages ou même Georg Simmel est évidente. L’importance accordée au mythe, à l’irrationnel, à l’élément » chtonien « , la négation de l’esprit et de l’histoire allaient à la rencontre de certains éléments du national-socialisme. Dès 1933, un certain nombre d’universitaires gagnés à l’idéologie hitlérienne tentaient de montrer en Nietzsche le plus génial précurseur du national-socialisme. L’interprétation « droitière » de Nietzsche était déjà un symptôme important sous la République de Weimar. Son élitisme, sa conception de la volonté de puissance, de la domination séduisaient un nombre important d’intellectuels de la droite allemande, de Moeller van den Bruck à Ernst Jünger, qui rêvaient d’unir Nietzsche et Dostoievski. La question centrale du Travailleur (13) de Jünger, publié en 1932, celle de la domination de la terre par la figure du Travailleur, à travers la mobilisation totale de la technique correspond essentiellement à celle de la métaphysique de la Volonté de Puissance. Dès le milieu des années 20, un certain nombre d’études exaltaient la figure de Nietzsche, aux côtés de celles de Frédéric II et de Bismarck parmi les » Combattants allemands « . La tentative nazie d’annexer Nietzsche vint de plusieurs milieux : de certains représentants du cercle de George (Bertram), des collaborateurs des archives Nietzsche (R. Olher) et surtout d’Alfred Bauemler. Personnage médiocre, marqué par George, Niekisch, influencé par Kierkegaard, Bauemler, recteur de l’université de Berlin, adepte de toutes les thèses les plus irrationalistes s’efforça tout au long du IIIème Reich de montrer dans l’idéologie hitlérienne la consécration de la plus pure tradition germanique. Dès 1931, il avait publié un opuscule sur Nietzsche, le philosophe et le politicien dans une collection populaire (Reclam, 1,20 Mark ! ). En 1937,son recueil Etudes pour l’histoire de l’esprit allemand, rassemblait pêle-mêle des essais sur le roman et le gothique (1922), la pureté du coeur chez Kierkegaard et Kant (1924), Bachofen et Nietzsche (1929), Nietzsche et le national – socialisme (1934). Parti d’une vision complètement mythologique de Nietzsche, parfois proche de la lecture d’Ernst Bertram, il l’exaltait à présent comme le frère de Hitler., n’hésitant pas à écrire que lorsque la jeunesse hitlérienne marchait sous le signe de la croix gammée et criait » Heil Hitler ! », par ce cri, c’est Nietzsche lui-même qu’elle saluait. Jusqu’en 1945, les éditions centrales de la NSDAP publieront un nombre important de livres et de brochures sur Nietzsche, aussi stupides que consternants, interprétant en termes racistes la théorie du Surhomme. Le « César avec l’ âme du Christ » était transformé en « aryen blond aux yeux bleus « , la Volonté de Puissance en volonté d’agression. Le plus sinistre, c’est que ce Nietzsche défiguré ne fut pas seulement forgé par des idéologues comme Alfred Rosenberg, auteur du Mythe du XXème siècle, mais des universitaires, philosophes ou germanistes.
Löwith, Jaspers et Heidegger
C’est pourtant dans ces années 30 et 40 que seront élaborées certaines des interprétations les plus fondamentales de Nietzsche, qui marqueront profondément toute la réflexion philosophique des années 50 et la pensée contemporaine. Nietzsche: philosophie de l’éternel retour (13) de Karl Löwith, publié en 1934, rédigé au moment de sa rupture avec Heidegger est l’une des premières tentatives pour reconstruire l’univers de pensée du philosophe à partir de ses aphorismes. Il mettait l’accent sur « la double prophétie du nihilisme et de l’éternel retour du même « , l’interrogation passionnée sur le sens de l’existence. Karl Jaspers, qui allait jouer un rôle déterminant dans le développement de » la philosophie existentielle » tentait de sauver le christianisme face à la figure nietzschéenne (14). Son Nietzsche, Introduction à la philosophie (15), publié en 1936, s’efforçait en unissant étroitement la pensée et la vie de Nietzsche, d’en proposer une conception globale, plus existentielle que métaphysique, avec l’insistance sur la dimension de la vérité, qui exerça une influence profonde sur l’existentialisme et permettra souvent une jonction avec Kierkegaard.
Volonté de Puissance. Il ne s’agit pas d’une exhortation à la domination. Cela, c’est l’interprétation des esclaves, de ceux qui dépendent des autres, les jalousent. C’est une catégorie de la connaissance : la vie est volonté de puissance. Puissance d’une volonté : affirmer sa différence.
C’est toutefois de Heidegger que vint un renouvellement radical de l’interprétation de Nietzsche. Sans doute l’a -t-il lu précocement, mais ce n’est qu’après 1933 que sa place, au sein de l’histoire de la métaphysique, est clairement reconnue. L’interprétation heideggerienne de Nietzsche mériterait à elle seule un long commentaire (lire dans ce dossier l’article de Michel Haar ). Nietzsche occupe une place importante dans les Contributions à la philosophie, rédigées entre 1936 et 1938 à travers l’analyse du déploiement du nihilisme au sein du monde moderne. Mais le concept de nihilisme est rapporté à l’histoire de l’Etre, à l’ontologie, et non à la problématique des valeurs. Au sein du nihilisme, Nietzsche serait le premier à avoir esquissé un » contre-mouvement « . Que Heidegger lie aussi cette problématique avec les événements de son époque est certain. Aussi son interprétation de Nietzsche permet-elle aussi de le situer par rapport au national-socialisme et le nihilisme lui-même apparaît comme une dimension de la modernité. Les deux volumes sur Nietzsche (16) réunissent les cours qu’il donna à l’université de Fribourg de 1936 à 1940. En rupture avec la plupart des commentaires antérieurs – y compris celui de Jaspers – Heidegger propose une interprétation métaphysique de son oeuvre. Le premier volume insiste sur le lien indissoluble qui unit le thème de la Volonté de Puissance et celui de l’Eternel Retour. La seconde s’attache plus spécialement à l’élucidation » ontologico- historiale » du nihilisme européen. Toutes ces analyses, d’une densité extrême, contiennent les matériaux du commentaire de la parole de Nietzsche » Dieu est mort « , (qui figure dans les Chemins qui ne mènent nulle part (17) et la conférence de 1953Qui est le Zarathoustra de Nietzsche ? (18). Il est à noter que de nombreux passages de ces cours constituent une polémique à peine voilée contre l’interprétation nazie de Nietzsche, en particulier celle d’Alfred Bauemler.
Nietzsche, précurseur avec Kierkegaard des philosophies de l’existence (Jaspers) ? Nietzsche, dernier penseur de la métaphysique occidentale (Heidegger) ? C’est entre ces deux interprétations radicalement opposées que s’inscriront la plupart des débats sur Nietzsche, surtout en France, à travers les cours de Jean Wahl, l’auteur des Etudes kierkegaardiennes . Mais en Allemagne, pour toute une génération d’étudiants, Nietzsche avait encore une odeur de soufre, Georg Lukacs dans La Destruction de la raison (19) et ses Contributions à l’esthétique, l’amalgamait aux précurseurs du national-socialisme comme fondateur de l’irrationalisme moderne. Le penseur de l’Eternel retour n’était toujours pas sorti du Purgatoire.
(1) Nietzsche à travers ses oeuvres, Lou Andréas Salomé. Ed. Grasset, 1932, rééd. 1992.
(2) Ed. Gallimard, 1974.
(3) Ed. Rieder 1932, éd. du Félin, 1990.
(4) Ed. Grasset, 1975.
(5) Ed. Gallimard, 1984.
(6) Ed. Gallimard, 1985.
(7) Ed. in L’Artiste et la société, Grasset, 1973, Les Maîtres, Grasset, 19179.
(8) Ed. Stock, 1930, 1978.
(9) Ed. Gallimard, 1955.
(10) Ed. Gallimard, 1977.
(11) Ed. Flammarion, 1974.
(12) Ed. Cerf, 1989.
(13) Ed. Calmann-Levy, 1991.
(14) Ed. Editions de Minuit, 1949.
(15) Ed. Gallimard, 1950.
(16) Ed. Gallimard, 1971.
(17) Ed. Gallimard, 1962.
(18) Ed. Gallimard, 1958.
(19) Ed. L’Arche, 1958.
Jean-Michel PALMIER.
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