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Frédéric de Towarnicki : Heidegger et le messager.

Dimanche 30 mai 2010

Frédéric de Towarnicki : Heidegger et le messager

Article paru dans le Magazine Littéraire N° 316 de Décembre 1993.

 frdricdetowarnicki1944.jpg Frédéric de Towarnicki vers 1940

A vingt ans, au sortir de la guerre, Frédéric de Towarnicki rend visite à Heidegger. Récit d’une amitié et dialogues philosophiques.

A la rencontre de Heidegger. Souvenirs
d’un messager de la Forêt Noire
, Frédéric
de Towarnicki. Ed. Gallimard.

En 1945, L’Allemagne était en ruine, occupée par les armées alliées. La ville de Fribourg, dans la Forêt Noire, n’échappait pas au destin collectif. Les militaires français de la division Rhin et Danube  y pataugeaient dans la boue. Parmi eux, un jeune interprète attaché au service culturel, Frédéric de Towarnicki, à qui une mère viennoise d’origine juive avait aussi légué la langue allemande, regardait la ville avec d’autres yeux. La lecture de plusieurs articles de Jean Beaufret, alors inconnu, avait attisé son intérêt pour un philosophe dont le nom était devenu en France une référence, depuis les premières traductions de ses textes par Henri Corbin : Heidegger. Il savait qu’il habitait Fribourg, qu’il  était accusé d’avoir cautionné au cours de son rectorat de 1933 le régime national-socialiste. Jean Beaufret, dans ses premiers articles sur Heidegger, parus dans la revue Confluences, prenait l’époque à rebrousse-poil. A Paris, dans les cafés de Saint-Germain-des-Près, l’existentialisme battait son plein. A travers l’interprétation de Sartre, Heidegger apparaissait comme l’un des pères fondateurs. On discutait de l’Etre et le Néant, d’Adamov et de Camus. Il faut relire le beau roman de Boris Vian L’Ecume des jours, pour comprendre la soif de vivre qu’avait cette génération., sa volonté de s’expliquer avec les autres, avec le monde, avec l’histoire. Towarnicki était l’un d’entre eux. Il avait un peu plus de vingt ans, écrivait des poèmes et rêvait. Son rêve le plus insensé fut de rencontrer, lui, le militaire français, ce philosophe dont l’attitude politique consternait ses admirateurs et confortait ses adversaires. De cette rencontre naquit une amitié, qui ne prit fin qu’avec la mort de l’auteur de Sein und Zeit. C’est un demi-siècle plus tard que Towarnicki a composé, à partir de notes de son journal, le récit de ses rencontres avec Heidegger, rassemblé ses dialogues avec Jean Beaufret, essayant de comprendre ce qu’il ont signifié dans sa vie, ce  qui lui aurait manqué sans eux.

Pourquoi cet engouement pour Heidegger? La parution en France du recueil Qu’est-ce que la métaphysique ? avait montré l’importance qu’avaient dans la pensée du philosophe allemand des thèmes comme ceux de liberté, de l’angoisse, de la mort, du langage et de la poésie. Mais il y avait aussi un autre ton. Et c’est ce ton qui poussa Towarnicki à partir en quête d’un visage et d’une voix. Le premier coup du hasard fit que dans les proches du Général de Lattre de Tassigny, un capitaine du service de documentation, le capitaine Fleurquin, s’intéressa à l’existentialisme et permit à Towarnicki de gagner Fribourg-en-Brigsau, en tant qu’interprète et animateur culturel du service social Rhin et Danube, au sein duquel travaillaient aussi Alain Resnais et le futur mime Marceau. Il lui proposa d’éclaircir le cas Heidegger, en vue d’un débat sur l’existentialisme, au centre culturel des armées.

 heideggertodtnauberg11.jpg Heidegger près de sa « hutte » de Todtnauberg.

Le philosophe était dans une situation dramatique. Dénoncé comme nazi typique, sa maison et sa bibliothèque risquaient d’être réquisitionnées. Il était privé d’enseignement et devait balayer les rues de sa ville. Son cas était du ressort de la commission d’épuration de l’l'université qui devait établir ses responsabilités au cours de son rectorat de 1933, examiner les discours qu’il avait prononcés. Son dossier allait être transmis au gouvernement militaire français de Baden Baden. Le problème, c’est qu’on trouvait ses écrits parfaitement hermétiques. Lorsque Towarnicki frappa à sa porte à l’été 1945, pour lui apporter les articles de Jean Beaufret, il séjournait dans sa « hutte » de Todtnauberg et ce n’est qu’à l’automne qu’il parvint à le rencontrer, en compagnie du capitaine Fleurquin et d’Alain Resnais. Heidegger le reçut en costume régional à revers brodés et en knickers. Towarnicki se sentit déconcerté par cette allure de « paysan endimanché ». Immédiatement, Heidegger demanda des nouvelles de la Sorbonne, évoqua sa tentative de renouer avec ses collègues français. Avec sa femme, ils parlèrent de leurs deux fils dont ils étaient sans nouvelles, expédiés sur le front de l’Est. Towarnicki rêvait de lui faire rencontrer Sartre dans leur centre culturel militaire. Heidegger était sceptique. Il connaissait à peine le nom de Sartre et rien de l’existentialisme. Quand on lui en expliquait les idées maîtresses, il semblait y voir un simple avatar du cartésianisme et de la lecture de Kierkegaard.

Avec l’enthousiasme et l’audace propres à son âge, Towarnicki fut sans doute le premier Français à interroger Heidegger sur son attitude à l’égard du régime national-socialiste. C’est ici que son document constitue une valeur exceptionnelle car il restitue la première, la seule interprétation que le philosophe donnera de son rectorat. Saluant en 1933 « un réveil national » qui sortirait le peuple allemand de la misère et du chaos social, sollicité par ses  collègues de prendre en charge le rectorat pour sauvegarder l’indépendance de l’université, il se heurta bien vite aux fonctionnaires de la NSDAP et donna sa démission dès le début de l’année 1934. Lorsqu’on interroge Heidegger sur son attitude hostile à l’égard de son maître Husserl ou à l’égard des étudiants juifs de l’université, il dénonce ces propos comme de pures calomnies, cite les multiples attaques dont il fit l’objet de la part des idéologues nazis et renvoie à ses cours. L’officier français a du mal à imaginer que cet homme à  l’allure si paysanne soit réellement l’inspirateur de l’existentialisme. Mais il ne renonce pas à son projet de le faire dialoguer avec Sartre, quitte à le « réquisitionner ».

Sartre, lui, est introuvable. Les professeurs de la Sorbonne, comme René Le Senne, se méfient de Heidegger et considèrent l’existentialisme comme un canular de normalien. Camus déteste l’armée et n’a guère l’envie de discuter avec Heidegger. Towarnicki, véritable commis hégélien de l’Esprit universel, offre à Heidegger un exemplaire de l’Etre et le Néant, qu’il soupèse, perplexe, des livres de Le Senne et la Phénoménologie de le perception de Merleau-Ponty. Il lui parle du climat qui règne au Quartier latin, du Flore et des Deux Magots. Tout cela laisse Heidegger, qui n’a jamais vu Paris, des plus rêveur. Lorsque Towarnicki parviendra à joindre Sartre, celui-ci était avide d’informations sur l’Allemagne et sur Heidegger. Aussi publiera-t-il en janvier 1946 une version tronquée du texte de Towarnicki relatant ses visites à Heidegger. Quant à le rencontrer lui-même, Sartre était hésitant.

Towarnicki se rendit à nouveau chez Heidegger et le trouva plongé dans la  lecture de l’Etre et le Néant. Heidegger lui exposa les différences entre l’existentialisme et sa propre démarche, rendu moins morose par le café que lui avait apporté le jeune militaire français. Un passage du livre de Sartre où il évoquait un Savoyard et le ski le mit de bonne humeur. Peut-être, s’il rencontrait Sartre, pourrait-il l’emmener sur les pentes du Todtnauberg et répondre à toutes ses questions quant à son engagement politique ? En attendant, il tenta d’exposer à son interlocuteur l’idée centrale de sa philosophie. Assurément Towarnicki fut séduit, même s’il n’y comprit pas grand’chose. Sensible à la dimension magique du personnage, sans jamais se départir de sa méfiance, il montra au philosophe des images du camp de Dachau.

Sartre et Simone de Beauvoir acceptèrent finalement de se rendre en Allemagne. Il restait à obtenir les autorisations nécessaires. Elles arrivèrent trop tard et la visite fut remise. Heidegger écrivit à Sartre le 28 octobre 1945. Ils ne se rencontreront qu’en 1952. Leur discussion sur la notion d’engagement fut un dialogue de sourds. Et de la fenêtre du train, Sartre jettera rageusement les bouquets de roses que les organisateurs du colloque lui avaient remis sur le quai. L’amitié entre Heidegger et Towarnicki ne cessera de croître, au point que le soldat n’hésitera pas à prendre des risques, comme celui d’emmener Heidegger récupérer des manuscrits, en pleine zone d’occupation, avec de galons empruntés pour la circonstance et dans une voiture bonne pour la casse. Le récit d’une crevaison en plein orage, avec un Heidegger aussi trempé que jovial discourant malicieusement sur le problème de technique, a quelque chose de surréaliste. Towarnicki terminera le voyage en auto-stop. On est presque surpris qu’il n’ait pas proposer au philosophe de l’accompagner. La crainte des réactions de Madame Heidegger  l’en retint sans doute.

 towarnickiheideggerparresnaisen1945.jpg

La seconde partie du livre rassemble de véritables dialogues que Frédéric de Towarnicki eut avec Jean Beaufret, entre 1976 et 1981. Il n’était plus question d’existentialisme mais, grâce à Beaufret d’une véritable compréhension du questionnement d’Heidegger. Qu’il parle des concepts fondamentaux de Sein und Zeit, d’Héraclite, de Parménide ou d’Anaximandre, il n’y a aucun jargon, mais la volonté de donner à ses réponses la plus grande clarté. Utilisant les ressources de la langue grecque, les limites de l’allemand et du français, il excelle à faire passer d’une langue vers une autre, la complexité des termes. Du bouleversement apporté par Heidegger à l’interprétation de la métaphysique occidentale au retour qu’il tente vers l’unique question qui fonde l’ontologie, il est peu de textes de Heidegger, de concepts essentiels qui ne fassent l’objet d’une élucidation précise. L’oeuvre du philosophe allemand est contemplée comme un paysage familier dont on scrute l’insolite de chaque détail. La richesse des conversations réside aussi dans la tentative d’approfondir des aspects importants de la pensée de Heidegger, sa relation complexe avec Husserl, sa compréhension de Marx, son éloignement des premières visées de la phénoménologie, le dialogue qu’il ouvre avec les poètes, de Hölderlin à René Char en passant par Rilke et Trakl. Beaufret insiste sur la permanence de la question de la vérité chez Heidegger, dans son rapport à l’Etre, de son interrogation sur les différentes déterminations qu’elle prend dans l’histoire de la métaphysique. L’engagement de Heidegger en 1933 est une ombre qui plane sur bien des dialogues. Ainsi, le sens qu’il reconnut au national-socialisme, son rapport à la technique, à la métaphysique de la volonté de puissance et au nihilisme. On ne trouvera dans ces conversations aucune excuse, aucune justification du soutien apporté par Heidegger en 1933 au mouvement national-socialiste, soutien dont rien ne saurait effacer le caractère scandaleux, mais une tentative pour comprendre l’engagement dans le champ des disponibilités laissé ouvert par Sein und Zeit. Par contre, le dialogue ne cesse de souligner la critique implicite que l’oeuvre de Heidegger effectue de cet engagement. Reste à savoir si cet effort d’élucidation philosophique est le plus approprié ? A coup sûr ces conversations, dans leur modestie, leur caractère familier – presque socratique – constituent l’une des meilleurs introductions à une oeuvre qui, envers et contre tout, demeure l’une des plus grandes entreprises philosophiques du XXème siècle.

On ne manquera pas de reprocher à Frédéric de Towarnicki d’avoir accepté, sans trop de réserves, ce que lui disait Heidegger quant à son attitude politique passée, de ne pas tenir compte des travaux ultérieurs que son engagement a suscités. Tel n’est pas son propos. Il s’agit d’abord d’un témoignage privilégié et à peu près unique, dont la lecture est indispensable, quelle que soit la position qu’ on adopte à l’égard de Heidegger. Ce qu’il tente de nous restituer, c’est un certain climat, celui dans lequel l’oeuvre de Heidegger fut reçue en France, c’est l’émotion, la perplexité, qu’un homme de vingt ans, meurtri par la guerre, avide de vivre, ressent lorsqu’il cherche à comprendre, à travers Heidegger, la collusion de la philosophie et de l’histoire. Tout cela, avec son ironie enjouée, son émotion contenue, son intelligence si fine, il l’exprime admirablement. Car il y a chez Towarnicki la passion et l’enthousiasme d’un éternel adolescent.

Jean-Michel PALMIER.

Friedrich Nietzsche : lectures allemandes

Dimanche 9 mai 2010

Friedrich Nietzsche : lectures allemandes

Article paru dans le Magazine Littéraire N° 298  – Avril 1992

elisabethforsternietzsche.jpg Elisabeth Förster-Nietzsche

Méconnu de ses contemporains, puis idolâtré ou défiguré, Nietzsche est sans doute le philosophe dont l’ oeuvre a suscité outre-Rhin, les interprétations les plus contradictoires.

Qui connaissait Nietzsche, sa philosophie, en Allemagne lorsqu’il sombra dans la folie à partir de 1889 ? Qui, lorsqu’il mourut en 1900 avait le pressentiment que l’oeuvre du solitaire de Sils-Maria marquerait la culture européenne plus qu’aucune autre peut-être ? Il est malaisé de répondre à ces questions. Nietzsche, qui a écrit des aphorismes si profonds sur la solitude, eut toute sa vie assez peu d’amis. Quelques-uns exceptionnels – Jacob Burckhardt, Erwin Rohde, Lou Andréas Salomé, Richard Wagner, Paul Rée, Franz Overbeck – mais aussi d’assez médiocres comme Peter Gast. Sa rupture avec Wagner, les pamphlets contre le maître de Bayreuth lui aliénèrent la sympathie des cercles qu’il fréquentait jadis. Quant à l’université de son époque, elle l’ignora complètement. Nietzsche en était tristement conscient et dans ses lettres, il ne cessait de souligner que son vrai public était partout en Europe, sauf en Allemagne : en France – il se réclamait de Montaigne, Voltaire, admirait H. Taine et ses premiers lecteurs enthousiastes furent E. Faguet, D. Halevy et Ch. Andler -, en Suède - il vénérait Strindberg -, au Danemark, à Vienne et à Saint Pétersbourg. En 1888, il se demandait dans quelle université allemande, quelqu’un oserait donner un cours sur son oeuvre comme le faisait, à Copenhague, Georges Brandès, qui admirait son  » radicalisme aristocratique « . Nietzsche soulignait que ses compatriotes n’avaient jamais rien compris à sa philosophie et il doutait qu’il fassent mieux dans l’avenir. Avant sa mort, des essayistes comme Maximilian Harden, « éditeur de la célèbre revue Die Zukunft (L’Avenir) avaient pourtant souligné le caractère révolutionnaire de son oeuvre, son importance unique, mais il ne s’agissait que d’exceptions.

Très tôt la presse allemande se déchaîna contre Nietzsche. Les croyants criaient au blasphème et voyaient en lui l’incarnation de l’Antéchrist, les conservateurs lui reprochaient son amoralisme et son anarchisme, les démocrates ses valeurs aristocratiques et les wagnériens d’avoir osé critiqué leur idole. En dehors d’un petit groupe d’amis qui suivirent son évolution avec autant d’admiration que d’angoisse, il était seul. L’université n’accordait guère d’importance à ses idées. Les philologues ne lui pardonnaient pas les audaces de son premier livre La Naissance de la tragédie , qui malmenait leur science, les philosophes étaient en général scandalisés par ses audaces. Quant aux historiens, ils étaient résolument hostiles à l’auteur des Considérations inactuelles , comme le montre la rupture entre Treitschke, professeur à Fribourg, et Overbeck, l’ami fidèle de Nietzsche. Tout au plus reconnaissait-on en lui  » une âme noble « , « un poète « ,  » un dilettante de génie « , un virtuose au talent gaspillé, un ascète ou un mystique. Son naufrage dans la folie avait largement contribué à exacerber l’image négative de Nietzsche : il faut relire les écrits de Mobius Dégénérescence  (1894), de Max Nordau pour mesurer la haine qu’on lui portait. Nordau, adversaire acharné de tout modernisme, pourfendeur de tout ce qui s’écartait du classicisme, n’hésitait pas à écrire que le sadisme était la source de la pensée de Nietzsche et que toute son oeuvre était marquée du sceau de la folie. Certains livres en donnèrent néanmoins une image fort belle, comme l’étude de Méta von Salis-Marschlins, ami de Nietzsche, qui en 1897, publia un remarquable portrait ; Nietzsche, philosophe et homme noble ou l’essai que lui consacra Lou Andréas Salomé, en 1893 (1) .

Autre calamité : sa soeur, Elizabeth Förster-Nietzsche, qui épousa l’un des plus célèbres agitateurs antisémites dont elle partageait les idées. En dépit d’un esprit parfaitement borné, elle avait vite compris les multiples avantages qu’elle pouvait tirer du trésor que représentait l’oeuvre de son frère. Après s’être débarrassée de sa mère, en lui rachetant la part de ses droits, elle allait administrer à sa façon les archives Nietzsche, se déclarant sa seule interprète autorisée. Eliminant les allusions négatives la concernant – son frère s’en défiait comme de la peste – trafiquant ses manuscrits, en y ajoutant des fragments antisémites, elle régna sur cet empire jusqu’à sa mort  (1935). Grande admiratrice du talent littéraire de Mussolini, elle avait eu la joie, la dernière année de sa vie, de recevoir la visite de Hitler dont elle admirait le « merveilleux livre  » Mein Kampf et, comme elle avait depuis longtemps souligné la convergence entre la pensée de Nietzsche et le national-socialisme, elle offrit au Führer la canne de son frère.

Même si tous ces événements n’étaient guère prévisibles à l’époque, très tôt certains admirateurs de Nietzsche s’étaient insurgés contre l’autorité usurpée par Elisabeth. Le théologien Overbeck tout d’abord, puis son disciple, Carl Albert Bernouilli, auteur de la monumentale étude F. Overbeck et F. Nietzsche (Iéna 1908), où il s’en prenait à Elizabeth et à Peter Gast. Il s’en suivit un procès retentissant, suivi dans toute l’Europe, à travers la presse. Au début du siècle, Nietzsche n’était déjà plus un inconnu. Il faisait l’objet d’études, de cours publiés, dont certains assez remarquables. Citons au hasard ceux du Théologien R.H. Grützmacher publiés à Iéna en 1910, de Raoul Richter (Leipzig, 1903), qui dénonçaient l’imposture que représentait le monumental ouvrage – 1000 pages ! – publié par Elizabeth Förster-Nietzsche (en trois volumes 1895, 1897, 1904) dont les caractéristiques principales étaient le parti pris et l’ignorance totale des idées philosophiques de son frère. La lecture des premières études philosophiques consacrées à Nietzsche est instructive : elle montre à quelles questions on cherchait dans son oeuvre des réponses. Souvent très biographiques, bien peu laissaient entrevoir la complexité de sa pensée philosophique. Nietzsche est considéré comme adversaire de Platon et du christianisme, mais surtout comme psychologue, comme partisan de l’évolutionnisme. On le rapproche à la fois de Thomas Hobbes et de Goethe. De son oeuvre, on retient essentiellement sa critique de la morale et des valeurs.

De la guerre de 1914 au début des années 20

En 1910, le tirage des oeuvres de Nietzsche dépassaient les 50 000 exemplaires. Pourtant l’auteur d‘Ainsi parlait Zarathoustra  ne fut réellement populaire en Allemagne qu’après 1914. La réception de Nietzsche devient alors un phénomène complexe, qu’il est difficile de suivre, car il concerne non seulement la philosophie officielle, universitaire, la littérature et l’art mais aussi tout un monde d’essayistes
 » nietzschéens  » aux idées plus ou moins rigoureuses. Nietzsche est lu, admiré par la jeunesse, qu’elle qu’en soit l’orientation idéologique. Walter Benjamin l’a lu dès 1910. Il s’inspirera des conférences de Nietzsche Sur l’avenir de nos établissements d’enseignement pour sa propre conférence sur La vie des étudiants  (1914). Les  » Wandervögel  » (Oiseaux migrateurs), qui sillonnent l’Allemagne en chantant, avec des oriflammes du Moyen-Age, leurs marionnettes de bois, on fait d‘Ainsi parlait Zarathoustra leur lecture favorite. Bientôt, toute une génération d’écrivains s’en empare et, jusqu’en 1933, et même au-delà chez les auteurs exilés, il constitue toujours l’une des sources les plus importantes, par sa critique des valeurs, son pessimisme esthétique, son rapport à Schopenhauer, de la culture allemande moderne.

On n’en finirait pas d’énumérer tous les écrivains qui, du début du siècle aux années 30, se réclament de Nietzsche. L’un des premiers fut Paul Ernst, auteur de drames aujourd’hui oubliés, auquel Lukacs consacre son essai le plus important de L’Ame et les formes  (2), la Métaphysique de la tragédie . Ce théologien protestant, jadis socialiste et ami d’Engels, qui finira membre de la Chambre de littérature du Reich, consacra dès 1888 un opuscule à Nietzsche, célébrant en lui non seulement le prophète du sauvetage de l’âme allemande, mais le philosophe du socialisme. Paul Ernst rappelle que jusqu’à Saint Simon le socialisme fut d’essence aristocratique. L’écrivain suisse Carl Spiteller, auteur du roman emblématique Imago, alors très célèbre (Freud en empruntera le titre pour sa revue de psychanalyse) est considéré comme l’un des premiers écrivains nietzschéens. Tous les romans de Hermann Hesse, en particulier Le Loup des Steppes, Siddartha, sont nourris du pessimisme esthétique inspiré de Schopenhauer et de Nietzsche. Des auteurs naturalistes comme Gerhardt Hauptmann et Heinrich Mann se réfèrent à sa critique des valeurs d’un monde bourgeois, tout comme la nouvelle génération qui combat ce même naturalisme, celle des expressionnistes. Elle puise chez lui de nombreux éléments de sa révolte. Richard Dehmel se réclame de Nietzsche qui est aussi, avec Kierkegaard, au coeur des discussions de la revue autrichienne Der Brenner, autour de Carl Dallago et de Georg Trakl. Les peintres du groupe expressionniste Die Brücke (Le Pont) lisent Nietzsche entre leurs séances de travail. Les images de la ville en flammes que l’on trouve dans les premiers poèmes expressionnistes et chez Rilke sont autant de thèmes empruntés à Zarathoustra. La haine de la bourgeoisie et du conformisme, la volonté de transformer les valeurs, le pathos lyrique, le culte de l’individualisme, le pessimisme esthétique sont autant de  motifs nietzschéens que l’on retrouve chez Gottfried Benn, dans ses écrits théoriques des années 20 où il définit l’art comme « dernière révolte métaphysique contre le nihilisme en Occident « .

La guerre de 1914 a aussi largement modifié la lecture de Nietzsche. La critique de la morale et de la religion, la problématique des valeurs, la psychologie et le problème de l’évolution ont fait place à la réflexion sur la décadence, la crise de l’Europe, le nihilisme, la guerre et la domination. L’ouvrage d’ Oswald Spengler, le Déclin de l’Occident, synthèse hétéroclite, reprenait à Goethe la méthode d’analyse et à Nietzsche les intuitions fondamentales de la décadence. Pour le meilleur et pour le pire, Nietzsche est de plus en plus interrogé comme « penseur politique  » Les études comme celles de Martin Havenstein : Nietzsche comme éducateur (Berlin, 1922) se multiplient. Tout un irrationalisme littéraire et philosophique, marginal par rapport à l’université, se greffe sur son oeuvre. L’exemple le plus significatif est celui de Stefan George et de son cercle, groupé autour de la revue Die Blätter für die Kunst  (Les Feuilles pour l’art, créée en 1892). Vivant dans le culte de sa propre personne, entouré de disciples fanatiques, S. George doit à Nietzsche certains des thèmes les plus importants de son oeuvre et à son tour, il en développera le culte. C’est à Nietzsche autant qu’à Hölderlin qu’il emprunte la vision du poète comme prophète et Führer, le rôle du mythe, la critique des sciences traditionnelles, le sentiment dionysiaque du sacré, la recherche du dieu inconnu, mais aussi la glorification du surhumain, de l’ héroïsme, de l’élite, le mépris pour les masses, la nostalgie d’une   » Allemagne secrète « , son identification à la Grèce.  Si George écrivit plusieurs poèmes sur Nietzsche, ses disciples seront à l’origine d’études intéressantes et ambiguës sur son oeuvre. Disciple de George et ami de Thomas Mann, Ernst Bertram publie en 1918 son Nietzsche, Essai de mythologie (3) où il étudie le rapport de Nietzsche aux images et aux symboles, l’élevant au rang de prophète d’un nouvel irrationalisme. Thomas Mann verra dans cet ouvrage l’équivalent de son essai Considérations d’un apolitique (4), partageant alors son pessimisme esthétique et sa critique de la démocratie. Leur amitié prendra fin avec le ralliement de Bertram au national-socialisme. F. Gundolf et K. Hildebrand, autres disciples de George, étudient ses rapports avec Wagner, son lien à la maladie, l’érigent en juge de l’Europe moderne. Plus inquiétante est la vision que développe Ludwig Klages, dissident du cercle de George qui méprisait son antisémitisme. Personnage aujourd’hui peu connu, Klages, auteur de L’Esprit comme contradicteur de l’âme est sans doute à l’époque l’une des figures philosophiques qui marque le plus le monde littéraire et la jeunesse. Walter Benjamin le rencontrera et l’admirera jusqu’au début des années 30. Klages reprend dans sa  » philosophie  » le thème du dionysiaque, opposé au christianisme, mais il rejette la Volonté de Puissance du côté de l’Esprit, ennemi de l’âme. Adepte de la graphologie, il cherche dans la culture l’expression d’éléments souterrains et développe une vision vitaliste qui se veut cosmique. Aussi obscures que nous semblent aujourd’hui ces théories, elles constituèrent – du début du siècle au milieu  des années 20 – une véritable  » mode  » et étaient discutées dans les cafés de Munich et de Berlin, par les peintres, les écrivains, les bohèmes, les anarchistes, certains psychanalystes comme Otto Gross – toxicomane et atteint de troubles mentaux – qui voulaient au nom de Nietzsche et de Freud (qui hésita toujours à le lire) bouleverser la société toute entière. Quant au psychiatre de Heidelberg, Hans Prinzhorn, l’auteur d‘Expressions de la folie (5), qui fut le premier à rassembler des toiles de malades mentaux, il célébrait en Nietzsche, dans ses conférences en 1928 (Nietzsche et le XXème siècle ), le fondateur d’une nouvelle psychologie et d’une nouvelle compréhension de l’homme moderne. Si l’on ajoute que Nietzsche exerça une influence profonde sur l’anthroposophie de Rudolf Steiner, on voit à quel point sa pensée marquait alors la presque totalité de la culture allemande.

Si ce  » nietzschéisme  » souvent étrange est un symptôme essentiel de l’Allemagne des années 20, une certaine évolution de ce culte de l’irrationalisme conduira aussi vers le national-socialisme, comme le montrent les écrits d’Alfred Bauemler, futur éditeur de Nietzsche et recteur de l’université de Berlin, qui constituera l’une des médiations les plus sinistres entre l’interprétation universitaire de Nietzsche et le régime hitlérien.

nietzschereesalom.jpg Nietzsche, Rée, Salomé

Nietzsche, Thomas Mann et Stefan Zweig

Ce fut le mérite de Thomas Mann d’avoir perçu très tôt l’ambiguïté de cet irrationalisme et le danger politique qu’il représentait. Disciple de Nietzsche, de Schopenhauer et de Wagner, il le fut plus  que tout autre. Son Journal (6) montre qu’en 1918, il lisait les Considérations inactuelles  de Nietzsche qui inspirent ses Considérations d’un apolitique . Nombre de thèmes du livre – l’opposition de la  » culture  » et de la  » civilisation « , du progrès matériel et de l’art, le pessimisme esthétique, l’esprit antidémocratique s’en réclament. Quant aux fondements de sa vision littéraire, ils sont impensables sans Nietzsche. Il lui emprunte le thème de la décadence, de la maladie créatrice, qui marque tous ses romans, une partie de sa réflexion sur l’Europe et les différents textes et conférences qu’il lui consacra (7) témoignent à la fois d’une fidélité à une oeuvre, qu’il juge aussi essentielle que celle de Schopenhauer et de Wagner, et d’une distance face à sa radicalité. Dès lors, comment s’étonner de tous les emprunts qu’il fait à la vie de Nietzsche et à sa maladie dans son Docteur Faustus où le musicien génial et fou Adrian Leverkühn,  inventeur de la musique dodécaphonique – celle de Schönberg – semble suivre le même destin que l’auteur du Zarathoustra. Certaines paroles du Diable sont des citations d’Ecce Homo. A l’égard de Nietzsche comme de Wagner, Th. Mann aura souvent une attitude semblable : dégager la signification spirituelle d’une oeuvre, en montrer la richesse pour la culture européenne, tout en indiquant aussi les possibilités de déviations. Qu’il place toutefois Nietzsche du côté des figures « humanistes  » ne fait guère de doute, même s’il demeure finalement plus proche de Schopenhauer et de Wagner.

Zweig exalte la solitude de Nietzsche « sans fleurs et sans dieu « , et le qualifie d’homme le plus étrange de l’époque. 

C’est la même vision qui caractérise aussi le chapitre du Combat avec le Démon (1925) (8) que lui consacre Stefan Zweig. Il exalte la solitude de Nietzsche,  » sans fleurs et sans dieu « , le qualifie d’ » homme le plus étrange de l’époque  » et, à travers son destin individuel, dissèque une âme qu’il considère comme l’une des plus belles de l’humanité, unissant en elle la tragédie de Don Juan et de Faust, la passion de la sincérité et de la destruction.

Nietzsche et la philosophie universitaire au tournant des années 30

Entre 1914 et 1930, Nietzsche est devenu l’un des événements les plus importants en Allemagne. sauf peut-être pour l’université. Sans doute nombre de thèses sont-elles consacrées à Nietzsche, mais elles semblent bien pauvres en comparaison de la richesse des interprétations qui viennent de la littérature.

Méconnu par les universitaires, ce fut sans doute le fondateur des « Sciences de l’Esprit « ; Wilhelm Dilthey qui, le premier, souligna tout ce que Nietzsche apportait à la pensée moderne. Dès 1883, l‘Introduction aux sciences de l’esprit affirmait l’importance du relativisme contre le positivisme, le lien indissoluble qui unit le fait et son interprétation. La position de Dilthey consistait à accepter l’héritage de ce relativisme, la problématique des valeurs tout en évitant les pièges du subjectivisme appliqué à l’histoire, en retrouvant une certaine structure de la vérité et de l’objectivité. Fondateur de la « philosophie de la vie « , l’importance que Dilthey accorde à l’ « événement vécu « , à la catégorie de l’interprétation, au problème des valeurs ne cesse de renvoyer à la problématique nietzschéenne. Ses successeurs seront confrontés aux mêmes questions à travers la réflexion sur l’histoire et la théorie de la connaissance. Le point de départ de l’oeuvre de Georg Simmel est très proche des Considérations inactuelles. Son pragmatisme, son interrogation sur les critères de la vérité, son rapport à la vie recoupent exactement les formulations de Nietzsche. Simmel dans sa théorie de la connaissance historique pousse à leur paroxysme les conséquences de son perspectivisme. Non seulement Simmel cite très souvent Nietzsche mais dès 1906, il publia un article sur Nietzsche et Kant et, en 1907, tint une conférence à Leipzig sur Schopenhauer et Nietzsche . Max Weber considérait aussi Nietzsche avec sympathie et prit son oeuvre au sérieux. Il en discute de nombreux aspects, notamment sa théorie des valeurs, le lien établi entre la morale chrétienne et le ressentiment. Les sociologues et les historiens se sentent à cette époque, plus concernés que les philosophes par son oeuvre. Le néokantisme, avec son retour à la théorie kantienne de la connaissance, accorde assez peu d’importance à Nietzsche. H. Rickert ne l’aime guère, H. Cohen voit en lui un poète, E. Cassirer s’y réfère peu. La phénoménologie de Husserl est tout aussi critique à son égard : le lyrisme de  Zarathoustra, l’élan et le pathos visionnaires du style de Nietzsche s’accordent difficilement avec la définition husserlienne de la « philosophie comme science rigoureuse « . Par contre, Max Scheler, disciple de Husserl et de Heidegger, lui accorde une grande importance dans son étude Le Formalisme en éthique et l’éthique matériale des valeurs (9). Alors que d’innombrables essais sont consacrés à Nietzsche au tournant des années 30, la philosophie officielle ne produit sur son oeuvre que de rares interprétations, même s’il a marqué une génération de jeunes philosophes, souvent marginaux par rapport à l’ université. Ernst Bloch s’en réclame dans l’Esprit de l’Utopie (10). Walter Benjamin discute son interprétation de la tragédie grecque dans son étude sur L’Origine du drame baroque allemand (11) et, dans Paris, capitale du XIXème siècle (12), il lui emprunte l’idée d’éternel retour du même, uni à la fantasmagorie de Blanqui L’Eternité par les astres, pour décrire la logique infernale de la marchandise à l’époque de Napoléon III.

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La récupération par le national-socialisme

L’ambiguïté de la lecture de Nietzsche par L. Klages ou même Georg Simmel est évidente. L’importance accordée au mythe, à l’irrationnel, à l’élément  » chtonien « , la négation de l’esprit et de l’histoire allaient à la rencontre de certains éléments du national-socialisme. Dès 1933, un certain nombre d’universitaires gagnés à l’idéologie hitlérienne tentaient de montrer en Nietzsche le plus génial précurseur du national-socialisme. L’interprétation « droitière  » de Nietzsche était déjà un symptôme important sous la République de Weimar. Son élitisme, sa conception de la volonté de puissance, de la domination séduisaient un nombre important d’intellectuels de la droite allemande, de Moeller van den Bruck à Ernst Jünger, qui rêvaient d’unir Nietzsche et Dostoievski. La question centrale du Travailleur (13) de Jünger, publié en 1932, celle de la domination de la terre par la figure du Travailleur, à travers la mobilisation totale de la technique correspond essentiellement à celle de la métaphysique de la Volonté de Puissance. Dès le milieu des années 20, un certain nombre d’études exaltaient la  figure de Nietzsche, aux côtés de celles de Frédéric II et de Bismarck parmi  les   » Combattants allemands « . La tentative nazie d’annexer Nietzsche vint de plusieurs milieux : de certains représentants du cercle de George (Bertram), des collaborateurs des archives Nietzsche (R. Olher) et surtout d’Alfred Bauemler. Personnage médiocre, marqué par George, Niekisch, influencé par Kierkegaard, Bauemler, recteur de l’université de Berlin, adepte de toutes les thèses les plus irrationalistes s’efforça tout au long du IIIème Reich de montrer dans l’idéologie hitlérienne la consécration de la plus pure tradition germanique. Dès 1931, il avait publié un opuscule sur Nietzsche, le philosophe et le politicien dans une collection populaire (Reclam, 1,20 Mark ! ). En 1937,son recueil Etudes pour l’histoire de l’esprit allemand, rassemblait pêle-mêle des essais sur le roman et le gothique (1922), la pureté du coeur chez Kierkegaard et Kant (1924), Bachofen et Nietzsche (1929), Nietzsche et le national – socialisme (1934). Parti d’une vision complètement mythologique de Nietzsche, parfois proche de la lecture d’Ernst Bertram, il l’exaltait à présent comme le frère de Hitler., n’hésitant pas à écrire que lorsque la jeunesse hitlérienne marchait sous le signe de la croix gammée et criait  » Heil Hitler ! », par ce cri, c’est Nietzsche lui-même qu’elle saluait. Jusqu’en 1945, les éditions centrales de la NSDAP publieront un nombre important de livres et de brochures sur Nietzsche, aussi stupides que consternants, interprétant en termes racistes la théorie du Surhomme. Le « César avec l’ âme du Christ  » était transformé en « aryen blond aux yeux bleus « , la Volonté de Puissance  en volonté d’agression. Le plus sinistre, c’est que ce Nietzsche défiguré ne fut pas seulement forgé par des idéologues comme Alfred Rosenberg, auteur du Mythe du XXème siècle, mais des universitaires, philosophes ou germanistes.

Löwith, Jaspers et Heidegger

C’est pourtant dans ces années 30 et 40 que seront élaborées certaines des interprétations les plus fondamentales de Nietzsche, qui marqueront profondément toute la réflexion philosophique des années 50 et la pensée contemporaine. Nietzsche: philosophie de l’éternel retour (13) de Karl Löwith, publié en 1934, rédigé au moment de sa rupture avec Heidegger est l’une des premières tentatives pour reconstruire l’univers de pensée du philosophe à partir de ses aphorismes. Il mettait l’accent sur « la double prophétie du nihilisme et de l’éternel retour du même « , l’interrogation passionnée sur le sens de l’existence. Karl Jaspers, qui allait jouer un rôle déterminant dans le développement de  » la philosophie existentielle  » tentait de sauver le christianisme face à la figure nietzschéenne (14). Son Nietzsche, Introduction à la philosophie (15), publié en 1936, s’efforçait en unissant étroitement la pensée et la vie de Nietzsche, d’en proposer une conception globale, plus existentielle que métaphysique, avec l’insistance sur la dimension de la vérité, qui exerça une influence profonde sur l’existentialisme et permettra souvent une jonction avec Kierkegaard.

Volonté de Puissance. Il ne s’agit pas d’une exhortation à la domination. Cela, c’est l’interprétation des esclaves, de ceux qui dépendent des autres, les jalousent. C’est une catégorie de la connaissance : la vie est volonté de puissance. Puissance d’une volonté : affirmer sa différence.

C’est toutefois de Heidegger que vint un renouvellement radical de l’interprétation de Nietzsche. Sans doute l’a -t-il lu précocement, mais ce n’est qu’après 1933 que sa place, au sein de l’histoire de la métaphysique, est clairement reconnue. L’interprétation heideggerienne de Nietzsche mériterait à elle seule un long commentaire (lire dans ce dossier l’article de Michel Haar ). Nietzsche occupe une place importante dans les Contributions à la philosophie, rédigées entre 1936 et 1938 à travers l’analyse du déploiement du nihilisme au sein du monde moderne. Mais le concept de nihilisme est rapporté à l’histoire de l’Etre, à l’ontologie, et non à la problématique des valeurs. Au sein du nihilisme, Nietzsche serait le premier à avoir esquissé un  » contre-mouvement « . Que Heidegger lie aussi cette problématique avec les événements de son époque est certain. Aussi son interprétation de Nietzsche permet-elle aussi de le situer par rapport au national-socialisme et le nihilisme lui-même apparaît comme une dimension de la modernité. Les deux volumes sur Nietzsche (16) réunissent les cours qu’il donna à l’université de Fribourg de 1936 à 1940. En rupture avec la plupart des commentaires antérieurs – y compris celui de Jaspers – Heidegger propose une interprétation métaphysique de son oeuvre. Le premier volume insiste sur le lien indissoluble qui unit le thème de la Volonté de Puissance et celui de l’Eternel Retour. La seconde s’attache plus spécialement à l’élucidation  » ontologico- historiale  » du nihilisme européen. Toutes ces analyses, d’une densité extrême, contiennent les matériaux du commentaire de la parole de Nietzsche  » Dieu est mort « , (qui figure dans les Chemins qui ne mènent nulle part (17) et la conférence de 1953Qui est le Zarathoustra de Nietzsche ? (18). Il est à noter que de nombreux passages de ces cours constituent une polémique à peine voilée contre l’interprétation nazie de Nietzsche, en particulier celle d’Alfred Bauemler.

Nietzsche, précurseur avec Kierkegaard des philosophies de l’existence (Jaspers) ? Nietzsche, dernier penseur de la métaphysique occidentale (Heidegger) ? C’est entre ces deux interprétations radicalement opposées que s’inscriront la plupart des débats  sur Nietzsche, surtout en France, à travers les cours de Jean Wahl, l’auteur des Etudes kierkegaardiennes . Mais en Allemagne, pour toute une génération d’étudiants, Nietzsche avait encore une odeur de soufre, Georg Lukacs dans La Destruction de la raison (19) et ses Contributions à l’esthétique, l’amalgamait aux précurseurs du national-socialisme comme fondateur de l’irrationalisme moderne. Le penseur de l’Eternel retour n’était toujours pas sorti du Purgatoire.

heideggeretnietzsche.jpg Heidegger

(1) Nietzsche à travers ses oeuvres, Lou Andréas Salomé. Ed. Grasset, 1932, rééd. 1992.
(2) Ed. Gallimard, 1974.
(3) Ed. Rieder 1932, éd. du Félin, 1990.
(4) Ed. Grasset, 1975.
(5) Ed. Gallimard, 1984.
(6) Ed. Gallimard, 1985.
(7) Ed. in L’Artiste et la société, Grasset, 1973, Les Maîtres, Grasset, 19179.
(8) Ed. Stock, 1930, 1978.
(9) Ed. Gallimard, 1955.
(10) Ed. Gallimard, 1977.
(11) Ed. Flammarion, 1974.
(12) Ed. Cerf, 1989.
(13) Ed. Calmann-Levy, 1991.
(14) Ed. Editions de Minuit, 1949.
(15) Ed. Gallimard, 1950.
(16) Ed. Gallimard, 1971.
(17) Ed. Gallimard, 1962.
(18) Ed. Gallimard, 1958.
(19) Ed. L’Arche, 1958.

Jean-Michel PALMIER.


 

Notes de lecture : L’Accident; de Maurice Goldring.

Dimanche 2 mai 2010

L’Accident de Maurice Goldring.
Editions sociales. 185 P.,

 mauricegoldring.jpg Maurice Goldring

Article publié dans Les nouvelles Littéraires  N° 2663 du 1er au 7 décembre 1978.

L’ accident – c’est une jeune fille renversée par une voiture, c’est aussi la défaite de la gauche aux élections. On connaissait jusqu’alors Maurice Goldring comme un intellectuel communiste, auteur d’ouvrages remarquables sur l’Irlande, les Etats-Unis, la crise du capitalisme. Ce volume s’inscrit dans un tout autre registre. Ni simple analyse théorique, ni bilan politique, c’est une sorte de journal de bord d’un universitaire, militant communiste, qui tente d’exprimer par écrit son rapport à l’engagement politique, à la lutte quotidienne, à son parti, à son travail, à la littérature. On y retrouve, racontés sur un ton ironique, familier, ses haines, ses passions, ses doutes, ses espoirs.

Pour lui, il n’y a pas de séparation radicale entre la littérature et la vie, l’engagement politique et la réalité quotidienne, la sphère privée et la sphère publique. Unissant étroitement ses réflexions sur un accident survenu à quelqu’un qui le touche de près et le climat de la campagne électorale, son issue. Le « malaise » qui, un moment sembla marquer les rapports des intellectuels au parti, ou du moins à ses dirigeants, il parvient à fondre les événements de sa vie la plus personnelle à la situation, au climat politique de la France pendant plusieurs semaines. Le résultat, c’est ce livre étonnant, qu’on lit avec un intérêt constant, car il réalise un remarquable équilibre entre le vécu et la vie politique, la littérature et l’essai théorique.

Ce qui touche le plus dans Goldring, c’est sa sincérité, son hésitation, ses questions. Il n’a rien d’un dissident, même lorsqu’il n’est pas d’accord, rien d’un stalinien, même lorsqu’il se met en colère. Il ne renie rien, ne glorifie rien non plus. Il analyse ses doutes, ses rancunes, ses déceptions, s’efforce de le comprendre et d’ouvrir un dialogue permanent avec son lecteur. En ce sens, ce petit livre est un chef d’oeuvre du genre. Il ne raconte rien d’exceptionnel, mais son ton est exceptionnel. Et surtout, il témoigne d’une qualité souvent rare : une intransigeante honnêteté. Plus qu’une tranche de vie d’un intellectuel communiste, ce sont nos doutes, nos espoirs, nos questions que nous y retrouvons, communistes ou non.

Jean-Michel PALMIER.

Notes de lecture : Histoire de la social-démocratie allemande.

Dimanche 2 mai 2010

Histoire de la social-démocratie allemande.
de Joseph Rovan – Le Seuil – 528 p.,

josephrovan.jpg Joseph Rovan

Article publié dans Les Nouvelles Littéraires N° 2667 du 28 décembre 1978 au 3 janvier 1979.

La social-démocratie a mauvaise presse et c’est justifié. Au début de la conférence qu’il fit aux étudiants de Berlin en juillet 1967, Herbert Marcuse affirmait que depuis qu’il était né à la conscience politique il n’avait cessé de combattre ce parti. Social-démocratie est synonyme de révisionnisme, de collaboration, de trahison. Quand il s’agit de l’Allemagne, on ne peut s’empêcher de songer à la naissance sans gloire de la République de Weimar, à sa mort honteuse, à ce que fut son instabilité politique, à la collaboration de la social-démocratie avec les forces les plus réactionnaires, au concours de Noske à la répression des Spartakistes.

Le livre que Joseph Rovan consacre à la social-démocratie allemande est un monument d’érudition et de sérieux. Il constitue assurément un instrument de travail indispensable pour quiconque veut non seulement comprendre ce que fut l’Allemagne de Weimar, mais aussi la montée des nazis au pouvoir, la défaite des forces de gauche en Allemagne et ce qu’est l’Allemagne aujourd’hui. Car non seulement cet ouvrage évoque la social-démocratie depuis sa naissance – le terme social-démocratie- apparaît au cours de la révolution bourgeoise de 1848-1849 – mais il en suit le développement jusqu’à nos jours, c’est à dire l’Allemagne de Brandt et d’Hellmut Schmidt.

Jean-Michel PALMIER.

Notes de lecture : Les Hommes dans l’Etat de Wilhelm Reich.

Dimanche 2 mai 2010

Les Hommes dans l’Etat de Wilhelm Reich.
traduction de Dagmar Deisen – Payot – 281 p.,

wreich.jpgDr Wilhelm Reich

Article publié dans Les Nouvelles Littéraires N° 2668 du 4 au 11 janvier 1979.

Plus connu sous le nom de People in Trouble, les Hommes dans l’Etat rassemble les principaux documents autobiographiques de Wilhelm Reich, qui retracent son évolution politique et sociologique de 1927 à 1937. L’ouvrage, à plus d’un titre, est remarquable. C’est un des plus intéressants pour comprendre l’évolution de ce psychanalyste qui, dans la Vienne de l’après-guerre puis le Berlin pré-nazi essaya d’unir Marx et Freud, et de politiser l’aspiration au bonheur.

C’est sous l’influence directe des événements politiques que Reich deviendra communiste. Avoir vu la police social-démocrate autrichienne tirer dans la foule constitua pour lui « un cours pratique de sociologie marxiste « . Plus intéressante encore, son expérience berlinoise au sein des Jeunesses communistes. On y voit s’affirmer son travail de militant et de théoricien. Les analyses qu’il développe sur la montée du nazisme et de l’irrationalisme en Allemagne sont d’un grand intérêt. Il était trop révolutionnaire, trop radical pour être compris et les interdictions dont ses brochures feront l’objet de la part du K.P.D., puis des organismes d’Etat, montrent à quel point il dérangeait. L’institution psychanalytique réagit avec la même violence et son exclusion, le récit du Congrès de Lucerne témoignent de la même haine, de la même incompréhension.

Mais que dire du dernier chapitre sur la biogenèse ? Les défenseurs les moins naïfs de Reich auront quand même du mal à convaincre quiconque du caractère scientifique de ses expériences d’Oslo. Comment, avec sa formation médicale,  a-t-il pu réellement affirmer qu’il n’y a pas de germes de protozoaires dans l’air, pas d’ »infection aérienne « , que les cellules cancéreuses proviennent des « bions « , que les bactéries de « putréfaction aérienne  » naissent de la « décomposition des bions de poussières  « ?

Jean-Michel PALMIER.

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Notes de lecture : L’architecture de la période stalinienne.

Dimanche 2 mai 2010

L’architecture de la période stalinienne.
d’Anatole Kopp. Presses Universitaires de Grenoble – 414 p.,

anatolekopp.gif Anatole Kopp

Article paru dans Les Nouvelles Littéraires N° 2670 du 18 au 25 janvier 1979.

D’Anatole Kopp, on connaissait déjà l’admirable livre  » Ville et Révolution  » qui retraçait la richesse des théories architecturales au lendemain de la Révolution d’Octobre. L’architecture devait non seulement incarner les utopies des avant-gardes mais promouvoir les nouvelles formes de vie collective.

Cet ouvrage sur l’architecture stalinienne montre, sur le plan architectural, comment se sont traduites les transformations sociales et politiques survenues à l’époque stalinienne. Après la richesse expérimentale des années 20, vint l’architecture du premier plan quinquennal. L’invention, l’imagination font place au conservatisme, au renoncement, à la répétition monotone des formes anciennes. On abjure le « nihilisme gauchiste  » pour revenir vers l’ »héritage  » et les « traditions nationales  » dans lesquelles on prétend couler un « contenu socialiste « . En même temps que se renforce la famille, s’affirment aussi l’Etat et la « nouvelle architecture  » qui semble revenir vers le style de Pierre le Grand, vers le faux luxe des Palais officiels de l’architecture classique avec ses colonnes qui ne supportent rien, le goût pour le « faux ancien « .

Assurément, ce culte de l’architecture monumentale est en rapport direct avec celui de l’Etat. En lisant le livre d’A. Kopp, on songe souvent à celui d’A. Speer « Au coeur du IIIè Reich « , cet autre « constructeur monumental  » pour cet autre mégalomane, adepte du « Kolossal  » et de l’architecture gréco-romaine, Adolf Hitler. L’étude du réalisme socialiste en architecture invite sans cesse à cette confrontation avec ce que fut le style développé dans le Berlin national-socialiste. Rien d’étonnant à ce que Staline ait tant admiré les sculptures d’Arno Breker et qu’Hitler se soit souvent mis en en colère à l’idée que Staline allait le dépasser dans ses projets de constructions monumentales.

Le volume se termine sur les interviews de plusieurs architectes soviétiques, toutes d’un grand intérêt.

Jean-Michel PALMIER.

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Notes de lecture : Les juifs et l’idéologie.

Dimanche 2 mai 2010

Les juifs et l’idéologie.
d’Henri Arvon – P.U.F. 147 p.,

 questionjuive25.jpg Edition en 10/18 de La Question Juive de Karl Marx

Article paru dans Les Nouvelles Littéraires N° 2671 du 25 janvier au 1er février 1979

Voici un livre dont on ne saurait trop recommander la lecture et qui provoquera de nombreuses polémiques. Spécialiste de l’anarchisme et de la gauche post-hégélienne, Henri Arvon propose peut-être la première analyse rigoureuse de la « question juive  » telle qu’elle a été théorisée par le marxisme mais aussi par tous les  représentants du socialisme, de Bebel à nos jours. Partant de la situation des juifs en U.R.S.S., il trace une vaste fresque historique et politique qui montre comment, depuis la Révolution française jusqu’à la Révolution d’Octobre, puis à travers les écrits de Lénine, de Trotsky, de Staline, a été posé et pensé le problème de leur « assimilation « . A ceux qui brandissent l’image d’un « Marx, juif antisémite », Henri Arvon répond comme Zarathoustra au Naim : « Tais-toi, Esprit de lourdeur, tu simplifies trop les choses « . Il faut repenser l’histoire de la gauche hégélienne, les polémiques avec Bauer pour comprendre ce que signifie l’écrit de Marx sur la Question juive.

Quant à ceux qui sont convaincus que l’émancipation des juifs n’est qu’une partie du problème de l’émancipation du prolétariat, qu’elle ne présente aucune spécificité, il rappelle les hésitations de la Révolution française, comment les intentions de Lénine et de ses successeurs ont conduit à un échec. Ecrit avec la plus grande honnêteté, ce livre, d’une densité extrême, est un apport considérable à l’histoire du socialisme et aussi de la philosophie politique elle-même. Si Henri Arvon dénonce la permanence d’un antisémitisme dans les pays socialistes et chez certains théoriciens de gauche, ce n’est pas pour les discréditer,  mais parce qu’il pense que c’est à la gauche elle-même de se charger de cette « nécessaire exorcisation « .

Jean-Michel PALMIER.

Notes de lecture : Benjamin; correspondance 1910-1928 (Vol. 1)

Dimanche 2 mai 2010

BENJAMIN; Correspondance 1910-1928 (Vol. 1)
de Walter Benjamin
Traduit par Guy Petitdemange -Aubier – 440 p.,

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Article paru dans Les Nouvelles Littéraires, N°2674 du 15 au 22 février 1979.

Ce premier volume de lettres de Walter Benjamin constitue un apport d’une valeur exceptionnelle à la compréhension de son oeuvre. Une double préface de Gershom Scholem et de Theodor Adorno brosse un tableau de sa personnalité, du monde dans lequel il évolua, et retrace les principales difficultés auxquelles se heurtèrent les éditeurs pour rassembler ses lettres. Ecrites entre 1910 et 1928, elles sont adressées à des amis connus et moins connus – G. Scholem, Carla Seligson, Herbert Belmore – mais aussi à Hugo von Hofmansthal, Rainer Maria Rilke. Chez Benjamin, rien n’est gratuit ou anecdotique. Notations fines qui font songer à tel ou tel commentaire ultérieur, comme à celui de l’Angelus Novus de Klee, à ces pages d‘Enfance berlinoise où il évoque son rapport si complexe à la ville, aux objets et aux rêves. A qui le comparer ? Parfois à Proust, mais souvent à Kafka. Il y a dans chaque lettre de Benjamin, une beauté, une profondeur qui bouleversent. Romantisme, expressionnisme, passion de la vie et désespoir se confondent dans cette sensibilité exacerbée unie à une culture immense, à une délicatesse extrême, à une obsession constante de la solitude.

Qu’il raconte une promenade en montagne, sa réaction à la lecture d’un livre, à la vue d’une toile cubiste, Benjamin est là tout entier, dans ce regard, ce goût du rêve, cette élégance parfois maladroite, parfois un peu précieuse. La moindre chose le touche, le blesse, le fait souffrir. Un malentendu semble-t-il se glisser entre son correspondant et lui, il n’a de cesse de tout expliciter en se déchirant encore. Adorno parle de « névrose créatrice « . Peut-être,  au sens où on peut le dire aussi du Journal de Kafka ou des lettres à Miléna. Ce qu’ils ont en commun c’est que chaque chose exige d’être élucidée ou compliquée (les deux en même temps, le plus souvent), et que tout devient prétexte à une expérience métaphysique.

En lisant ce volume,  on éprouve une étrange nostalgie : qui donc aijourd’hui serait capable d’écrire de telles lettres ? A qui même aurait on envie d’en écrire de semblables ?

Jean-Michel PALMIER

P.S : Supplions l’éditeur de ne pas sacrifier l’index général, indispensable, qui figure à la fin du second tome dans l’édition allemande.