« Ni Staline ni Sartre… », un entretien avec Pedrag Matvejevitch.
Article paru dans Les Nouvelles Littéraires N° 2679 du 22 au 29 mars 1979.
Professeur de littérature à l’Université de Zagreb, Pedrag Matvejevitch est actuellement considéré comme l’un des tout premiers spécialistes de la critique marxiste et de l’esthétique dans les pays socialistes. A l’occasion de sa venue à Vincennes, pour un colloque sur Lucien Goldmann, il a accordé à Jean-Michel Palmier son premier entretien à un journal français.
A l’occasion du colloque international organisé par le département d’études des pays anglophones de l’université de Paris VIII-Vincennes et l’École Pratique des Hautes Etudes (groupe de sociologie de la littérature), autour du thème » Lucien Goldmann et la sociologie de la littérature aujourd’hui », l’esthéticien yougoslave Pedrag Matvejevitch, dont le livre » Pour une poétique de l’événement » vient de paraître aux Editions 10/18, précise son itinéraire théorique et sa position par rapport à la vie culturelle yougoslave.
Votre livre s’efforce de confronter deux conceptions de l’engagement : celle issue de la tradition « bourgeoise-libérale » occidentale et celle héritée de la critique russe et soviétique. La conception sartrienne exposée dans « Situations II » en 1948 a-t-elle encore un sens pour vous ?
En tant qu’auteur yougoslave, et romaniste, j’ai été très tôt confronté à une double conception de « la littérature engagée « , celle qui reste attachée au nom de Sartre et celle qui a été développée à l’époque stalinienne par la critique soviétique. Toutes les erreurs et les ambiguïtés véhiculées par cette notion me semblent rendre nécessaire une analyse conceptuelle et historique. A l’époque de Staline, on ne voulait voir dans l’écrivain qu’un « ingénieur des âmes « . On a réduit la littérature à un seul style, le « réalisme socialiste « , l’intrigue à une histoire simpliste qui mettait en opposition un » héros négatif » et un « héros positif « . On a fait de la catégorie du reflet la notion fondamentale de l’esthètique, de l’ »esprit de parti » le critère de l’engagement de l’écrivain. S’engager signifiait alors suivre les idées du parti, ses mots d’ordre. Or, cette notion d’esprit de parti » affirmée par Jdanov et Staline est la caricature des positions léninistes. A l’origine de cette notion, il y a le concept de « littérature de tendance » qui apparaît en Allemagne, à l’époque du romantisme, que l’on retrouve ensuite chez Marx, mais avec un sens péjoratif. Marx se méfie du » roman à thèse « ; il craint que les idées politiques introduites par l’auteur ne transforment l’oeuvre en mauvaise propagande et en mauvaise littérature. On parlera encore d’ »esprit de tendance » chez les critiques russes comme Tchernychevski. Lénine utilise la notion d’ »esprit de parti « , dans un article célèbre « L’organisation du parti et la littérature du parti « , mais ce texte ne concerne pas la littérature de propagande et pas la littérature. Staline en fera un usage répressif et abusif en étendant la notion d’ »esprit de parti » à la littérature et à l’art en dépit des protestations de N. Kroupskaïa. En Occident, le terme d’ »engagement« est étroitement lié au nom de Sartre. C’est lui qui dans Situations II, puis dans les Temps Modernesen a donné la conception la plus élaborée. Mais le terme apparaît bien avant Sartre, dans les années 30 autour d’Emmanuel Mounier. Il est ensuite repris par Nizan au Congrès des écrivains soviétiques.
Poèmes de circonstance
Cette théorie de l’engagement, chez Sartre, n’allait pas sans simplifications. Dans les pays occidentaux où socialistes, pourrait-on la reprendre aujourd’hui ?
Je pense que la distinction « littérature engagée », « littérature non engagée »est un faux problème. C’est l’oeuvre qui compte, pas l’auteur. Et même chez Sartre,la notion d’engagement est trop vague. Ainsi, comment peut-il qualifier par exemple Mallarmé ou Flaubert d’« auteurs engagés » ? L’attitude de Sartre à l’égard de Flaubert est ambiguë. Dostoïevski n’est pas un auteur engagé, au sens de Sartre et portant il reste l’un des plus grands témoins de son temps, au même titre que Zola. A l’époque du Nouveau Roman, on parlera aussi d’ »engagement dans la forme », dans la littérature. Ce qui demeure, c’est cette notion de responsabilité de l’écrivain qui me semble essentielle. Cela n’a rien à voir avec l’ »engagement pétitionnaire« . des intellectuels occidentaux. Il s’agit d’une prise de position par rapport à une réalité. En Allemagne, le terme de littérature engagée est péjoratif. Pourtant Grass et Böll sont des auteurs engagés. Pour nous autres, Yougoslaves, à l’époque de la critique du stalinisme, on ne pouvait se taire. Créer de nouvelles formes artistiques, poétiques, cela avait aussi un sens politique. Il y a toutes sortes d’osmoses par lesquelles des positions politiques s’expriment dans une oeuvre.
Vous avez choisi comme exemple d’engagement, la » poésie de circonstance ». Pourquoi ?
Il y a à cela des raisons personnelles. Mon père a été envoyé par les nazis au service du travail obligatoire en Allemagne. Quand les résistants sont passés dans ma ville natale, Mostar, je suis parti avec eux. J’avais seulement 13 ans et je ne pouvais combattre. Alors, j’ai travaillé comme acteur dans leurs troupes de théâtre. J’ai été confronté aux oeuvres écrites par ces résistants. Il ne s’agissait pas de récits ou de romans mais de poèmes. Cette « poésie engagée » a été diversement appréciée. Certains l’ont louée exagérément car il s’agissait d’une opposition au fascisme, la tentative de recréer un lien entre les hommes. D’autres – les surréalistes – ont accusé ces poètes d’avoir trahi, déshonoré la poésie. Il est certain que ces poèmes étaient parfois faibles, mais il y en eut de très beaux, même si ce fut un grand feu sans lendemain. Cette poésie de la résistance m’a conduit à m’interroger sur le rapport entre la poésie et l’événement. Goethe affirme que tous ses poèmes sont des « poèmes de circonstance « . A côté de la « poésie engagée « , trop simpliste, il y a une dialectique très complexe entre le poème et l’événement. C’est ce que je tente de saisir dans mes recherches, qu’il s’agisse de la poésie yougoslave, russe, soviétique, allemande ou française.
Quelle place ces débats esthétiques ont-ils trouvé en Yougoslavie ?
Il y eut très tôt en Yougoslavie une réflexion approfondie sur cette poésie de la résistance car le mouvement fut très important chez nous. De nombreux débats esthétiques ont suivi la déstalinisation. Notre pays fut le premier à rompre en 1948 avec Staline et l’orthodoxie soviétique, avec les institutions du Kominform. Pourtant, et c’est assez symbolique, il a fallu attendre 1952 pour que le même processus, la même critique se développent dans la culture. Le modèle du « héros positif » et du « héros négatif » a été violemment critiqué. On a fait descendre le héros littéraire de son cheval blanc. Un écrivain yougoslave a même écrit un roman qui s’appelle « Le héros à dos d’âne » ! Lukacs a joué un rôle important en Yougoslavie à cette époque. Il nous a permis de critiquer les aberrations de l’ »esthétique stalinienne « . Pourtant, nous ne pouvions nous en contenter. Il a refusé l’avnt-garde moderne et, surtout, il a rejeté des écrivains comme Proust, Joyce, Kafka, Faulkner. Sartre nous a alors permis de critiquer Lukacs en réintroduisant et en défendant au sein du marxisme la subjectivité. Plus profondément encore, il y a eu chez nous le rôle joué par l’écrivain Miroslav Krleja, qui connaissait très bien l’avant-garde allemande des années 20. Il était proche du futurisme, de l’expressionnisme et aussi des courants prolétariens. dans les années 20, il a voyagé en Union soviétique et il s’est lié avec le commissaire aux Beaux-Arts et à l’Éducation, Lounatcharski, avec Boukharine, Voronski. Ensuite, il a été exclu du parti dans les années 30 comme « trotskyste » et il s’est tu. Son silence était pour nous symbolique. Quand Tito lui a manifesté sa confiance, et que Krleja a critiqué le réalisme socialiste, il nous a permis par ses essais, ses poèmes, ses romans de nous appuyer sur son héritage. Par ailleurs, le fait que la Yougoslavie compte deux écritures, plusieurs langues et plusieurs cultures, entraînait des pratiques spécifiques au niveau de la politique culturelle et de l’autogestion. La particularité d’une culture nationale est toujours une source d’enrichissement si elle ne s’érige pas en particularisme et en nationalisme. Aujourd’hui, chez les dissidents soviétiques, on voit souvent apparaître un dangereux culte de la « slavophilie ».
A travers vos différents écrits se dessine une certaine conception du rôle de l’intellectuel dans les pays socialistes. Votre dernier livre paru en Yougoslavie « Ces moulins à vents » a suscité de violentes polémiques.
Dans ce livre, j’ai voulu critiquer trente trois cas politico-culturels qui me semblent autant d’erreurs et d’exemples à analyser. J’ai posé des questions simples : pourquoi telle pièce de théâtre est-elle interdite ? Pourquoi tel livre médiocre est-il loué ? Pourquoi tel professeur a-t-il perdu son poste à l’université ? Cela m’a valu de sévères attaques, y compris dans la presse du parti. Je ne suis pas un intellectuel dissident. Je pense seulement que c’est notre devoir, à nous intellectuels, de combattre tous les vestiges de pratiques qui pourraient rappeler le stalinisme. C’est pourquoi j’ai intitulé un de mes textes » Qui a tué Maïakovski ? » Les bureaucrates qui ont conduit le poète soviétique au suicide sont toujours vivants, dans beaucoup de pays. J’ai voulu problématiser ces cas, analyser le langage du pouvoir et celui de l’accusé. J’ai pu répondre aux attaques lancées contre moi. Le rôle d’un intellectuel dans un pays socialiste, ce n’est pas de suivre aveuglément le parti, mais d’élaborer des comportements critiques, de les introduire dans la culture. Il n’y a pas de pire malheur pour un pays socialiste que d’avoir une intelligentsia conformiste.
Propos recueillis par Jean-Michel PALMIER.
Lucien Goldmann aujourd’hui.
Plusieurs centaines de personnes ont assisté et participé aux rencontres organisées par le Département d’études des pays anglophones de l’Université de Paris VIII – Vincennes et l’École pratique des Hautes études.Des spécialistes venus d’Angleterre, d’Allemagne, du Canada, des Etats-Unis, de Yougoslavie, d’Italie ont tenté de montrer les multiples carrefours théoriques auxquels débouchaient les recherches de Lucien Goldmann. Sa mort brutale en 1970 a interrompu une oeuvre dont on ne soulignera jamais assez l’importance, la richesse, l’originalité. Lucien Goldmann ne fut pas seulement un philosophe marxiste, ce fut l’initiateur en France de la sociologie de la littérature, l’introducteur des théories de Lukacs, l’auteur d’une série d’essais qui ne cessent aujourd’hui encore de nous questionner.
Le Dieu caché (1955), en proposant une interprétation nouvelle des Pensées de Pascal et des tragédies de Racine, montrait toute la richesse des premiers écrits de Lukacs, en particulier de l’Ame et les formes où figure l’essai sur la Métaphysique de la tragédie.Fondateur d’une nouvelle critique qui tentait de tourner le dos à la fois au sociologisme vulgaire et à la psychologie, Goldmann élabora à partir de la Théorie du romande Lukacs et d’Histoire et conscience de classe, une méthode d’analyse qui renouvela considérablement l’approche du roman, grâce à des concepts tels que « héros problématiques », « structures « , « totalité », « conscience possible », « vision du monde ».Ses essais sur les romans de Robbe-Grillet ou de Malraux, sur les premières pièces de Jean Genet ou sur les toiles de Chagall témoignent d’une capacité d’ouverture assez peu commune.
Se réclamant à la fois de Piaget et de Lukacs, le « structuralisme génétique » élaboré par Lucien Goldmann entendait proposer plus qu’un style d’analyse, de critique littéraire. Il jetait les fondements d’une méthode donnant au marxisme une ouverture dialectique et critique, permettant de saisir la totalité des phénomènes culturels. Généralisant sa méthode, Goldmann tentait de montrer que l’on pouvait déceler dans les oeuvres où le héros semblait disparaître des homologies entre la forme romanesque et la forme sociale, lisant dans les romans de Robbe-Grillet le visage de notre propre aliénation, de la réification du monde où nous vivons.
Par-delà les objections que l’on peut faire à sa démarche et à ses analyses – et elles sont nombreuses – son oeuvre demeure sans aucun doute l’un des apports les plus riches et les plus novateurs, un héritage dont on commence seulement à évaluer la richesse. La variété des problématiques qui se sont rencontrées dans ce colloque, qu’il s’agisse des débats sur Lukacs, Adorno, la critique du réalisme socialiste et de l’esthétique soviétique, les problèmes contemporains de la sociologie du roman et les nouvelles méthodes d’analyse élaborées par les historiens et les sociologues sont là pour en témoigner.
Jean-Michel PALMIER.
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