Heidegger et la politique.
Entretien avec Jean-Michel Palmier; propos recueillis par Frédéric de Towarnicki.
Publié dans le Magazine Littéraire N° 283 de décembre 1990.
Hugo Ott Victor Farias
Le livre de Hugo Ott apporte des éléments décisifs sur ce dossier. Commentaires de Jean-Miche Palmier.
Spécialiste de la culture allemande des années 1920-1930, à laquelle il a consacré de nombreux ouvrages(dont Weimar en exil,récemment réédité chez Payot), Jean-Michel Palmier s’est interrogé très tôt sur l’itinéraire de Martin Heidegger qu’il a rencontré à Fribourg en 1968. Suite à sa postface au livre de Hugo Ott, il fait ici le point sur les recherches concernant l’attitude politique du philosophe de Être et Temps.
- Hugo Ott n’est pas un historien de la philosophie…Vous l’avez rencontré : qu’est-ce qui l’a incité à écrire ce livre ?
Hugo Ott enseigne à l’Université de Fribourg – en Brisgau – l’histoire économique et sociale. Mais il est aussi passionné par l’histoire du pays de Bade, sa vie culturelle et religieuse à laquelle il a consacré des études très érudites. Il n’a pas connu personnellement Heidegger. Étudiant en théologie, il assista cependant à sa conférence Qu’appelle-t-on penser ? L’intérêt que porte Hugo Ott à l’histoire de l’université de Fribourg l’amena tout naturellement à s’intéresser au rectorat de Heidegger en 1933. La version personnelle de Heidegger sur son engagement présentait un certain nombre de contradictions. Hugo Ott a tenté de confronter l’interprétation de Heidegger avec les documents d’archives et certains faits. Comment s’étonner, par ailleurs, de ces contradictions ! En 1945, Heidegger, alors même que son oeuvre était admirée en France, se trouvait dans une situation dramatique, confronté au néant, interrogé par la commission d’épuration de l’armée française d’occupation. Il savait que son Rectorat avait été un échec, une erreur philosophique et politique. L’examen des faits conduisit Hugo Ott à rédiger ses premières études historiques qu’il rassembla dans un livre.
- Cet essai est paru en Allemagne un an après celui de Victor Farias (Heidegger et le nazisme, éd. Verdier). En quoi leurs méthodes vous semblent-elles différentes ?
- Elles n’ont pas grand rapport même si les deux auteurs se rejoignent dans la sévérité de leurs jugements sur l’attitude politique de Heidegger en 1933. L’essai de Farias, qui utilise souvent des documents tronqués, est plus proche du lynchage intellectuel que de l’analyse politique. Il procède par insinuations, approximations. Il trace de Heidegger un portrait extrêmement négatif, soulignant son antisémitisme précoce – d’où cette mise en scène autour de la figure d’Abraham à Santa Clara, présenté comme « antisémite » , ce qui est un contre-sens historique. Pour Farias, Heidegger est un nazi fanatique du début à la fin. Il n’y a dans son livre aucune nuance, pas une seule ligne qui laisse supposer une quelconque connaissance de sa philosophie. Le verdict est prononcé dès la première page. Aussi trace-t-il un portrait assez effrayant du milieu d’où est issu Heidegger, univers provincial et catholique à l’horizon borné, proche du populisme antisémite autrichien. Ott est catholique et connaît admirablement ce monde d’où vient Heidegger. Il en souligne la haute spiritualité. Farias voit dans la démission du rectorat en 1934 la preuve que Heidegger était proche de l’idéologie de la S.A. et il suppose qu’il a pu connaître Roehm. Ott n’a aucun mal à montrer le caractère absurde de ces affirmations. Heidegger a cru pouvoir réformer l’université par un retour à l’élucidation de l’essence des sciences. Il s’est rendu compte que les nazis n’avaient que faire de ses conceptions philosophiques et que l’université allemande sous Hitler marchait au pas du Horst Wessel Lied. Ott, à juste titre, porte un jugement très dur sur le comportement du philosophe. Il se limite aux faits et ne prend pas position sur sa philosophie. Essayer de comprendre comment la conception de l’historicité dans Sein und Zeit a pu conduire Heidegger à s’engager politiquement, à commettre cette erreur impardonnable de mêler les concepts fondamentaux de sa philosophie aux vocables de l’époque, exige une réflexion rigoureuse.
- Ce qui est en tout cas impossible en partant des prémisses de Farias …
- Il y a beaucoup de haine dans le livre de Farias. Je n’en ai pas trouvé chez Ott, seulement une ironie souvent apitoyée devant un homme qui, pensant le destin de l’Occident depuis les Grecs, ne perçoit pas la réalité qui l’entoure et s’aveugle, s’efforçant envers et contre tout de trouver un sens métaphysique au national-socialisme, alors que sa pratique n’était que barbarie. Le mérite de Hugo Ott, c’est de retracer le cheminement de Heidegger dans sa complexité. Il montre que l’attitude politique de Heidegger fut ambiguë, contradictoire. Sans indulgence à l’égard de ses erreurs politiques, il respecte le philosophe. Il n’omet pas de mentionner les attaques haineuses dont Heidegger fut l’objet de la part des nazis qui le qualifiait de « psychopathe ». Au parti pris systématique de Farias s’oppose la volonté de rigueur d’un historien professionnel…
- Quelles sont les sources dans lesquelles Ott a puisé ?
-Hugo Ott a utilisé les archives de l’université de Fribourg et d’autres universités allemandes, la correspondance échangée entre Heidegger, Husserl et Jaspers, mais aussi avec Julius Srenzel, Rudolf Stadelmann,, Ernst Laslowski, personnalités peu connues des non-spécialistes, avec lesquelles Heidegger fut lié pendant de longues années. Il a aussi tiré beaucoup d’éléments du journal du chanoine Sauer, pro-recteur à l’époque où Heidegger exerça la fonction de recteur. Hugo Ott a pu avoir accès au legs Heidegger des archives de Marbuch. Le legs Rudolf Bultmann, par contre, lui a permis d’utiliser la correspondance publiée de Jaspers et de Heidegger.
Il a aussi utilisé les archives nationales, archiépiscopales, les archives Husserl et des legs singuliers comme celui de Dietrich Mahnke à Marburg, le rapport rédigé par Jaspers sur Heidegger, destiné à la commission d’épuration, et demandé par Heidegger lui-même. Certains documents, conservés en R.D.A., et restés inaccessibles aux chercheurs ouest-allemands. Ott, depuis, les a fait photocopier….
Quels éléments de la recherche de Hugo Ott vous paraissent réellement novateurs ?
- Je pense que la formation de Heidegger, son rapport avec son milieu social, sont dépeints avec beaucoup de subtilité car c’est un univers que Hugo Ott connaît très bien. Il y a dans son livre une dimension très personnelle qui, sur certains points, le rapproche de Heidegger : la même origine catholique, l’attachement profond à une région qui a sa sensibilité propre. La question que pose Hugo Ott – il n’a pas cesser de se la poser – c’est bien sûr celle de l’évolution de Heidegger : comment un homme qui se destinait à la prêtrise a-t-il pu rompre aussi radicalement avec le catholicisme ? Une phrase, extraite d’une lettre à Jaspers, sert de leitmotiv à Ott. Heidegger évoque la perte de foi des origines, l’échec de son rectorat comme « deux échardes dans la chair ». Ott prend à la lettre cette expression paulinienne et s’efforce de comprendre le pourquoi de cette évolution. Les trois moments les plus dramatiques de son livre sont sans doute l’évocation de l’effondrement progressif de sa longue amitié avec Husserl, la difficulté du dialogue avec Karl Jaspers après la guerre et la situation paradoxale dans laquelle Heidegger se trouve en 1945 …
- Quel portrait final de Heidegger ressort du livre de Ott au terme de son investigation ?
-Ott ne considère pas sa recherche comme achevée…. Il se déclare prêt à remettre en question ses propres résultats à partir d’éléments nouveaux. Il est évident que l’interrogation sur les liens entre l’engagement politique de Heidegger et sa philosophie reste à entreprendre. Le mérite de son livre, c’est d’avoir tenté de restituer une réalité historique complexe. Le portrait contrasté qu’il trace de Heidegger est nuancé, avec ses zones d’ombre et de lumière.
Il ne cache pas sa perplexité devant certains faits… C’est que nul ne pourra jamais prétendre répondre au nom de Heidegger, expliquer clairement comment il a pu s’aveugler en 1933, ne pas comprendre qu’il était impossible d’attendre quoi que ce soit de positif du national-socialisme, qu’il ne pouvait que susciter que le dégoût. Heidegger n’a jamais nié son erreur. Il a toujours considéré (et Ott le montre très bien) son rectorat comme un échec. Quant à l’attitude qu’il adopta après 1945, Ott la critique…mais il ne répond pas à sa place. La prudence de Ott, lorsqu’on la compare à tant d’affirmations simplistes sur Heidegger, invite à la réflexion.
Propos recueillis par Frédéric de Towarnicki.
Laisser un commentaire
Vous devez être connecté pour rédiger un commentaire.