Archive pour avril 2010

Ni Staline ni Sartre…un entretien avec Pedrag Matvejevitch.

Mardi 27 avril 2010

« Ni Staline ni Sartre… », un entretien avec Pedrag Matvejevitch.

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                                   Pedrag Matvejevitch

Article paru dans Les Nouvelles Littéraires N° 2679 du 22 au 29 mars 1979. 

Professeur de littérature à l’Université de Zagreb, Pedrag Matvejevitch est actuellement considéré comme l’un des tout premiers spécialistes de la critique marxiste et de l’esthétique dans les pays socialistes. A l’occasion de sa venue à Vincennes, pour un colloque sur Lucien Goldmann, il a accordé à Jean-Michel Palmier son premier entretien à un journal français.

A l’occasion du colloque international organisé par le département d’études des pays anglophones de l’université  de Paris VIII-Vincennes et l’École Pratique des Hautes Etudes  (groupe de sociologie de la littérature), autour du thème  » Lucien Goldmann et la sociologie de la littérature aujourd’hui », l’esthéticien yougoslave Pedrag Matvejevitch, dont le livre  » Pour une poétique de l’événement  » vient de paraître aux Editions 10/18, précise son itinéraire théorique et sa position par rapport à la vie culturelle yougoslave.

Votre livre s’efforce de confronter deux conceptions de l’engagement : celle issue de la tradition « bourgeoise-libérale » occidentale et celle héritée de la critique russe et soviétique. La conception sartrienne exposée dans « Situations II » en 1948 a-t-elle encore un sens pour vous ?

En tant qu’auteur yougoslave, et romaniste, j’ai été très tôt confronté à une double conception de « la littérature engagée « , celle qui reste attachée au nom de Sartre et celle qui a été développée à l’époque stalinienne par la critique soviétique. Toutes les erreurs et les ambiguïtés véhiculées par cette notion me semblent rendre nécessaire une analyse conceptuelle et historique. A l’époque de Staline, on ne voulait voir dans l’écrivain qu’un « ingénieur des âmes « . On a réduit la littérature à un seul style, le « réalisme socialiste « , l’intrigue à une histoire simpliste qui mettait en opposition un  » héros négatif  » et un « héros positif « . On a fait de la catégorie du reflet la notion fondamentale de l’esthètique, de l’ »esprit de parti » le critère de l’engagement de l’écrivain. S’engager signifiait alors suivre les idées du parti, ses mots d’ordre. Or, cette notion d’esprit de parti  » affirmée par Jdanov et Staline est la caricature des positions léninistes. A l’origine de cette notion, il y a le concept de « littérature de tendance » qui apparaît en Allemagne, à l’époque du romantisme, que l’on retrouve ensuite chez Marx, mais avec un sens péjoratif. Marx se méfie du  » roman à thèse « ; il craint que les idées politiques introduites par l’auteur ne transforment l’oeuvre en mauvaise propagande et en mauvaise littérature. On parlera encore d’ »esprit de tendance   » chez les critiques russes comme Tchernychevski. Lénine utilise la notion d’ »esprit de parti « , dans un article célèbre « L’organisation du parti et la littérature du parti « , mais ce texte ne concerne pas la littérature de propagande et pas la littérature. Staline en fera un usage répressif et abusif en étendant la notion d’ »esprit de parti  » à la littérature et à l’art en dépit des protestations de N. Kroupskaïa. En Occident, le terme d’ »engagement«  est étroitement lié au nom de Sartre. C’est lui qui dans Situations II, puis dans les Temps Modernesen a donné la conception la plus élaborée. Mais le terme apparaît bien avant Sartre, dans les années 30 autour d’Emmanuel Mounier. Il est ensuite repris par Nizan au Congrès des écrivains soviétiques.

Poèmes de circonstance

Cette théorie de l’engagement, chez Sartre, n’allait pas sans simplifications. Dans les pays occidentaux où socialistes, pourrait-on la reprendre aujourd’hui ?

Je pense que la distinction « littérature engagée », « littérature non engagée »est un faux problème. C’est l’oeuvre qui compte, pas l’auteur. Et même chez Sartre,la notion d’engagement est trop vague. Ainsi, comment peut-il qualifier par exemple Mallarmé ou Flaubert d’« auteurs engagés  » ?  L’attitude de Sartre à l’égard de Flaubert est ambiguë. Dostoïevski n’est pas un auteur engagé, au sens de Sartre et portant il reste l’un des plus grands témoins de son temps, au même titre que Zola. A l’époque du Nouveau Roman, on parlera aussi d’ »engagement dans la forme », dans la littérature. Ce qui demeure, c’est cette notion de responsabilité de l’écrivain qui me semble essentielle. Cela n’a rien à voir avec l’ »engagement pétitionnaire« . des intellectuels occidentaux. Il s’agit d’une prise de position par rapport à une réalité. En Allemagne, le terme de littérature engagée est péjoratif. Pourtant Grass et Böll sont des auteurs engagés. Pour nous autres, Yougoslaves, à l’époque de la critique du stalinisme, on ne pouvait se taire.  Créer de nouvelles formes artistiques, poétiques, cela avait aussi un sens politique. Il y a toutes sortes d’osmoses par lesquelles des positions politiques s’expriment dans une oeuvre.

Vous avez choisi comme exemple d’engagement, la  » poésie de circonstance ». Pourquoi ?

Il y a à cela des raisons personnelles. Mon père a été envoyé par les nazis au service du travail obligatoire en Allemagne. Quand les résistants sont passés dans ma ville natale, Mostar, je suis parti avec eux. J’avais seulement 13 ans et je ne pouvais combattre. Alors, j’ai travaillé comme acteur dans leurs troupes de théâtre. J’ai été confronté aux oeuvres écrites par ces résistants. Il ne s’agissait pas de récits ou de romans mais de poèmes. Cette « poésie engagée » a été diversement appréciée. Certains l’ont louée exagérément car il s’agissait d’une opposition au fascisme, la tentative de recréer un lien entre les hommes. D’autres – les surréalistes – ont accusé ces poètes d’avoir trahi, déshonoré la poésie. Il est certain que ces poèmes étaient parfois faibles, mais il y en eut de très beaux, même si ce fut un grand feu sans lendemain. Cette poésie de la résistance m’a conduit à m’interroger sur le rapport entre la poésie et l’événement. Goethe affirme que tous ses poèmes sont des « poèmes de circonstance « . A côté de la « poésie engagée « , trop simpliste, il y a une dialectique très complexe entre le poème et l’événement. C’est ce que je tente de saisir dans mes recherches, qu’il s’agisse de la poésie yougoslave, russe, soviétique, allemande ou française.

Quelle place ces débats esthétiques ont-ils trouvé en Yougoslavie ?

Il y eut très tôt en Yougoslavie une réflexion approfondie sur cette poésie de la résistance car le mouvement fut très important chez nous. De nombreux débats esthétiques ont suivi la déstalinisation. Notre pays fut le premier à rompre en 1948 avec Staline et l’orthodoxie soviétique, avec les institutions du Kominform. Pourtant, et c’est assez symbolique, il a fallu attendre 1952 pour que le même processus, la même critique se développent dans la culture. Le modèle du « héros positif  » et du « héros négatif  » a été violemment critiqué. On a fait descendre le héros littéraire de son cheval blanc. Un écrivain yougoslave a même écrit un roman qui s’appelle « Le héros à dos d’âne  » ! Lukacs a joué un rôle important en Yougoslavie à cette époque. Il nous a permis de critiquer les aberrations de l’ »esthétique stalinienne « . Pourtant, nous ne pouvions nous en contenter. Il a refusé l’avnt-garde moderne et, surtout, il a rejeté des écrivains comme Proust, Joyce, Kafka, Faulkner. Sartre nous a alors permis de critiquer Lukacs en réintroduisant et en défendant au sein du marxisme la subjectivité. Plus profondément encore, il y a eu chez nous le rôle joué par l’écrivain Miroslav Krleja, qui connaissait très bien l’avant-garde allemande des années 20. Il était proche du futurisme, de l’expressionnisme et aussi des courants prolétariens. dans les années 20, il a voyagé en Union soviétique et il s’est lié avec le commissaire aux Beaux-Arts et à l’Éducation, Lounatcharski, avec Boukharine, Voronski. Ensuite, il a été exclu du parti dans les années 30 comme « trotskyste » et il s’est tu. Son silence était pour nous symbolique. Quand Tito lui a manifesté sa confiance, et que Krleja a critiqué le réalisme socialiste, il nous a permis par ses essais, ses poèmes, ses romans de nous appuyer sur son héritage. Par ailleurs, le fait que la Yougoslavie compte deux écritures, plusieurs langues et plusieurs cultures, entraînait des pratiques spécifiques au niveau de la politique culturelle et de l’autogestion. La particularité d’une culture nationale est toujours une source d’enrichissement si elle ne s’érige pas en particularisme et en nationalisme. Aujourd’hui, chez les dissidents soviétiques, on voit souvent apparaître un dangereux culte de la « slavophilie ».

A travers vos différents écrits se dessine une certaine conception du rôle de l’intellectuel dans les pays socialistes. Votre dernier livre paru en Yougoslavie « Ces moulins à vents » a suscité de violentes polémiques.

Dans ce livre, j’ai voulu critiquer trente trois cas politico-culturels qui me semblent autant d’erreurs et d’exemples à analyser. J’ai posé des questions simples : pourquoi telle pièce de théâtre est-elle interdite ? Pourquoi tel livre médiocre est-il loué ? Pourquoi tel professeur a-t-il perdu son poste à l’université ? Cela m’a valu de sévères attaques, y compris dans la presse du parti. Je ne suis pas un intellectuel dissident. Je pense seulement que c’est notre devoir, à nous intellectuels, de combattre tous les vestiges de pratiques qui pourraient rappeler le stalinisme. C’est pourquoi j’ai intitulé un de mes textes  » Qui a tué Maïakovski ?  » Les bureaucrates qui ont conduit le poète soviétique au suicide sont toujours vivants, dans beaucoup de pays. J’ai voulu problématiser ces cas, analyser le langage du pouvoir et celui de l’accusé. J’ai pu répondre aux attaques lancées contre moi. Le rôle d’un intellectuel dans un pays socialiste, ce n’est pas de suivre aveuglément le parti, mais d’élaborer des comportements critiques, de les introduire dans la culture. Il n’y a pas de pire malheur pour un pays socialiste que d’avoir une intelligentsia conformiste.

Propos recueillis par Jean-Michel PALMIER.

Lucien Goldmann aujourd’hui.

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                         Lucien Goldmann

Plusieurs centaines de personnes ont assisté et participé aux rencontres organisées par le Département d’études des pays anglophones de l’Université de Paris VIII – Vincennes et l’École pratique des Hautes études.Des spécialistes venus d’Angleterre, d’Allemagne, du Canada, des Etats-Unis, de Yougoslavie, d’Italie ont tenté de montrer les multiples carrefours théoriques auxquels débouchaient les recherches de Lucien Goldmann. Sa mort brutale en 1970 a interrompu une oeuvre dont on ne soulignera jamais assez l’importance, la richesse, l’originalité. Lucien Goldmann ne fut pas seulement un philosophe marxiste, ce fut l’initiateur en France de la sociologie  de la littérature, l’introducteur des théories de Lukacs, l’auteur d’une série d’essais qui ne cessent aujourd’hui encore de nous questionner.

Le Dieu caché (1955), en proposant une interprétation nouvelle des Pensées de Pascal et des tragédies de Racine, montrait toute la richesse des premiers écrits de Lukacs, en particulier de l’Ame et les formes où figure l’essai sur la Métaphysique de la tragédie.Fondateur d’une nouvelle critique qui tentait de tourner le dos à la fois au sociologisme vulgaire et à la psychologie, Goldmann élabora à partir de la Théorie du romande Lukacs et d’Histoire et conscience de classe, une méthode d’analyse qui renouvela considérablement l’approche du roman, grâce à des concepts tels que « héros problématiques », « structures « , « totalité », « conscience possible », « vision du monde ».Ses essais sur les romans de Robbe-Grillet ou de Malraux, sur les premières pièces de Jean Genet ou sur les toiles de Chagall témoignent d’une capacité d’ouverture assez peu commune.

Se réclamant à la fois de Piaget et de Lukacs, le « structuralisme génétique  » élaboré par Lucien Goldmann entendait proposer plus qu’un style d’analyse, de critique littéraire. Il jetait les fondements d’une méthode donnant au marxisme une ouverture dialectique et critique, permettant de saisir la totalité des phénomènes culturels. Généralisant sa méthode,  Goldmann tentait de montrer que l’on pouvait déceler dans les oeuvres où le héros semblait disparaître des homologies entre la forme romanesque et la forme sociale, lisant dans les romans de Robbe-Grillet le visage de notre propre aliénation, de la réification du monde où nous vivons.

Par-delà les objections que l’on peut faire à sa démarche et à ses analyses – et elles sont nombreuses – son oeuvre demeure sans aucun doute l’un des apports les plus riches et les plus novateurs, un héritage dont on commence seulement à évaluer la richesse. La variété des problématiques qui se sont rencontrées   dans ce colloque, qu’il s’agisse des débats sur Lukacs, Adorno, la critique du réalisme socialiste et de l’esthétique soviétique, les problèmes contemporains de la sociologie du roman et les nouvelles méthodes d’analyse élaborées par les historiens et les sociologues sont là pour en témoigner.

Jean-Michel PALMIER.

Notes de lecture : Les logiques de l’inconscient de Michel Neyraut

Vendredi 23 avril 2010

Les logiques de l’inconscient de Michel Neyraut
Hachette – 216 p.,

michelneyrault.jpg Michel Neyraut

Article paru dans Les Nouvelles Littéraires N° 2642 du 29 juin au 5 juillet 1978.

Du rêve au mot d’esprit en passant par les fantasmes, l’inconscient ne cesse de se manifester dans une multiplicité de logiques qui semblent défier toute réduction. S’il ignore le temps, la négation, la mort, l’invraisemblance, il est pourtant, le lieu où se produit un sens qu’il donne, comme une énigme, à déchiffrer.

Michel Neyraut a tenté sinon de présenter, du moins de nous rendre sensible cette étrangeté fondamentale en s’interrogeant sur les liens qui existent, dans l’inconscient, entre le sens, la temporalité, la causalité. La construction assez impressionniste de son essai sacrifie souvent la clarté de l’exposé au profit de thèses, d’intuitions d’idées que l’auteur présente dans une logique qui, elle aussi, n’est pas toujours simple à déchiffrer.

En fait, il s’agit d’une promenade philosophique et psychanalytique à travers les objets, les rêves, les souvenirs (y compris ceux de l’auteur), les textes de Freud et les oeuvres littéraires, qui s’efforce de faire sentir les mécanismes fondamentaux de cette pensée inconsciente qui parle en nous plus que nous la parlons. L’auteur insiste sur la pluralité des logiques, le rôle des métaphores et des éléments temporels, essayant de décrire différents modes d’organisation de l’inconscient et leur fonctionnement. Mais aucune affirmation ne se veut définitive, l’analyste, comme le rappelle Michel Neyraut, étant à l’écoute d’un discours « qui s’énonce sur le divan et dont on attend avec une impatience renouvelée qu’il veuille bien confirmer ce qu’on pense de lui « .

L’intérêt du livre tient sans doute à la diversité des approches et des éclairages : psychanalytique, mais aussi philosophique – et à la diversité des objets qu’il se propose d’étudier. On écoute à travers lui non pas une seule voix, mais de multiples voix brisées qui nous parlent à chaque instant de différents lieux, en différentes langues et de différents objets. L’auteur affirme que derrière cette apparente « cacophonie » il est possible de trouver sinon un ordre semblable à celui du discours conscient, du moins « une petite logique de nuit « . On reste pourtant sceptique à l’égard de nombreuses interprétations qu’il propose, en particulier lorsqu’il tente d’élucider son obsession des cadrans solaires et ses propres rêves.

Jean-Michel PALMIER.

Notes de lecture:De l’Etat, Vol. 4: « Les contradictions de l’Etat moderne » de H. Lefebvre

Jeudi 22 avril 2010

De l’Etat.

henrilefebvre.jpgHenri Lefebvre

Vol.4 :  » Les contradictions de l’Etat moderne » de Henri Lefebvre 10/18, 467 p;,

Article paru dans Les Nouvelles Littéraires N° 2635 du 11 au 18 mai 1978.

Avec ce quatrième volume, Henri Lefebvre achève son projet : développer une théorie marxiste de l’Etat à partir des textes fondamentaux de Marx, en suivre les péripéties et les déformations jusqu’à nos jours, monter l’importance de l’Etat à l’échelle mondiale en dégageant l’existence d’un mode de production étatique propre aux sociétés modernes et enfin tracer un bilan des possibilités de luttes, d’analyses, de remises en question qu’impose cette domination étatique.

Cette analyse de l’Etat qu’effectue Lefebvre n’implique ni plus ni moins qu’une redéfinition des concepts fondamentaux, de l’analyse marxiste, la confrontation permanente du marxisme et des données sociologiques de Marx, Lénine, Staline, Trotsky, mais aussi de Hegel et de Nietzsche.

Au terme de ce voyage entre les concepts et les réalités, quel bilan tirer ? Lefebvre se méfie de toute doctrine qui sanctifierait l’Etat, éteindrait ses pouvoirs. L’Etat comme le « divin sur la terre » – cette thèse hégélienne est aussi éloignée de sa pensée que l’idée d’une abolition totale revendiquée par l’anarchisme.

L’Etat « le plus froid des monstres  froids » comme l’affirmait Nietzsche ? sans doute, Mais aussi une réalité quotidienne, omniprésente. Sans doute, Max Stirner pensait-il pouvoir triompher de l’Etat, du monstre sanctifié par Hegel, mais c’est parce qu’il ne le surmontait, comme l’a montré Marx dans la Sainte Famille, qu’en idée. Lefebvre ne croit pas à une victoire possible en ce sens sur l’Etat, surtout pas au niveau d’une théorie. Il s’agit seulement de soulever quelques écailles du monstre, c’est à dire souligner sa fragilité, ses brèches, ses incohérences et ses contradictions.

L’importance du livre de Lefebvre tient à ce qu’à partir de cette analyse de l’Etat, il montre la nécessité de forger de nouveaux concepts – tels ceux qui doivent désigner la manière dont nous vivons et produisons l’espace -, de repenser les formes de luttes et la définition même du socialisme.

Tout cela, Lefebvre l’explique admirablement, avec la richesse, l’intelligence, la générosité qui caractérise tous ses écrits.

Jean-Michel PALMIER.

Notes de lecture :Heinrich Böll; Une mémoire allemande

Jeudi 22 avril 2010

Heinrich Böll; Une mémoire allemande

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Article paru dans Les Nouvelles Littéraires N° 2634 du 4 au 11 mai 1978.

L’ attribution du Prix Nobel de Littérature à Heinrich Böll signifia beaucoup plus que la consécration d’une oeuvre littéraire. A travers lui, c’est une certaine Allemagne qui, brusquement, surgissait des cendres : celle de l’après-guerre, l’Allemagne de l’anéantissement, de la mauvaise conscience,  des villes rasées, des esprits en lambeaux. Le succès rencontré par ses romans, son action en faveur des dissidents, ses mises en garde politiques – que l’on songe simplement à sa lutte contre la grande presse à scandales, thème de l’Honneur perdu de Katharina Blum -ont accrédité l’image de Böll comme « écrivain engagé » voire « Sartre allemand » à la seule différence que le premier continue à se réclamer du christianisme même s’il ne se reconnaît plus dans son Eglise, trop proche de la C.D.U.

Mais que signifie être un écrivain engagé en Allemagne ? Comment se développe, avec toutes ces contradictions, la conscience d’un écrivain qui croit à l’humanisme, au christianisme, qui refusa de hurler avec les loups pendant l’^poque hitlérienne, désapprouva l’anticommunisme viscéral de l’après-guerre, et aujourd’hui encore, combat en solitaire pour une certaine idée qu’il a de la vie, de la justice, des rapports à autrui ?

Les entretiens rassemblés par René Witzen sont excellents à plus  d’un titre. La qualité de l’interviewé d’abord, son intelligence, sa générosité, sa modestie ne cessent de toucher aussi profondément que sa lucidité. Quant à René Witzen, qui dirige la revue Documents, il est assurément l’un des meilleurs connaisseurs de l’Allemagne contemporaine et ses entretiens avec Böll – d’une richesse exemplaire – sont de véritables dialogues. A travers eux , on découvre non seulement la genèse d’une oeuvre, qui s’est imposée comme l’une des plus grandes de notre époque, mais avant tout un homme, un Allemand. Böll a choisi de l’être et d’assumer toutes les contradictions. Il s’exprime sur les questions fondamentales que sa conscience  a rencontrées – le nazisme, la résistance, l’après-guerre, le réarmement, l’évolution politique de l’Allemagne fédérale, le rôle de la religion, les combats dans lesquels il s’est trouvé engagé. Pourtant, il ne prend pas sa plume pour une épée : il lutte au nom d’une certaine éthique, de ce qu’il appelle « la morale du langage » et qui enveloppe aussi bien la vie quotidienne, la littérature, que la politique ou son rapport à ceux qui, comme lui, appartiennent à une nation, à un peuple. 

L’écrivain, comme le dit si bien Böll, n’est pas un phare d’une pureté inaltérable qui éclairerait la boue qui l’entoure : c’est un homme qui a  les pieds dans la boue, comme les autres, et qui essaye de leur parler, de leur tendre la main, non pour les aider mais pour les comprendre.

Ce volume – un film, une mémoire – est l’un des plus passionnants témoignages que l’on puisse lire sur l’Allemagne d’aujourd’hui et sur un homme qu’on ne peut qu’aimer.

Jean-Michel PALMIER.

- Lire également notre entretien avec Heinrich Böll, dans les Nouvelles Littéraires du 30 mars au 6 avril 1978.

Benjamin, Bloch : regards croisés sur deux vies.

Dimanche 18 avril 2010

Article paru dans le Magazine Littéraire N° 284 -Janvier 1991. 

walterbenjamin4.jpg Walter Benjamin.

Dès leur première rencontre, Benjamin et Bloch éprouvèrent une fascination réciproque. Confrontation de deux pensées philosophiques.

Ecrits autobiographiques, Walter Benjamin. Traduit de l’allemand par Christophe Jouanlanne et Jean-François Poirier. Ed. Christian Bourgois.

Ernst Bloch. Messianisme et Utopie, Arno Münster. Ed. P.U.F.

 » Si j’écris un meilleur allemand que la plupart des écrivains de ma génération, je le dois en grande partie à une seule petite règle que j’observe depuis vingt ans. C’est la suivante : ne jamais utiliser le mot « je » sauf dans les lettres. Les exceptions à ce précepte que je me suis autorisées peuvent se compter. » Cet avertissement de Benjamin, extrait de Chronique berlinoise, éclaire tout son style. Usant de l’allemand, selon la remarque d’Alfred Polgar, comme s’il s’agissait d’une langue étrangère, il a systématiquement refoulé une certaine dimension du vécu, ne la retenant que dans des cristallisations littéraires et philosophiques où la forme fait disparaître toute trace de subjectif, même si sa sensibilité y est omniprésente. Par là, il s’écarte de la plupart des écrivains de sa génération, largement marqués par l’expressionnisme et son pathos de la subjectivité. Dans la préface à l’édition de sa correspondance (éd. Aubier, 1979, 2vol.), Theodor Adorno a montré comment sa personnalité n’intervenait qu’ »en tant qu’instrument de son oeuvre ». Il souligne que s’il ne fut jamais porté vers l’ascétisme, ses immenses capacités intellectuelles étaient en conflit avec « l’immédiateté du vécu », ce qui le rendait presque « incorporel », jugement cruel que partagèrent aussi les femmes qui traversèrent sa vie. Soulignant, à tort, nous semble-t-il, un certain aspect pathologique de sa personnalité, Adorno estime qu’à travers son oeuvre, sa névrose est devenue créatrice grâce à son insertion dans l’histoire. Dans son Portrait de Walter Benjamin (Prismes, éd. Payot, 1986), il souligne encore que Benjamin n’accordait de valeur qu’au « soi mystique », que pou lui, « l’intériorité n’est pas seulement le refuge de l’étroitesse d’esprit et de la sombre présomption, mais encore le fantasme qui masque l’image virtuelle de l’homme « . Et il insiste sur une certaine schizoïdie que Benjamin ne peut vaincre que par sa capacité de transformer des fragments en intelligibilité historique.

On possède un assez grand nombre de portraits de Benjamin. Et l’on ne peut s’empêcher de rêver sur eux comme lui-même d’arracher leur secret aux portraits de Kafka enfant. Assis sur une table devant l’imposante figure de son père, tandis que sa mère tient son frère Georg sur les genoux, il surgit comme une image familière de l’ère wilhelminienne. Le kitsch de l’époque a conduit à les représenter en alpinistes sur un décor de vallée. Etudiant, photographié en 1912, il frappe déjà par cette impression de tristesse et de mélancolie qui ne le quittera plus. Les photographies prises à Berlin le montrent, toujours de profil, avec la chevelure embroussaillée, ces lunettes cerclées de fer, l’impressionnante moustache. Que dire de cette photographie prise en 1938, dans la maison de Brecht au Danemark ? A 46 ans, Benjamin apparaît comme un homme précocement vieilli. La tristesse et la mélancolie ont fait place à l’amertume et à la lassitude. Elles se lisent dans les plis du visage et la lourdeur du corps. Le regard est devenu dur, presque hostile. La chevelure abondante a blanchi. Un certain négligé de la tenue contraste avec la chaîne de montre, ultime vestige de l’existence bourgeoise. Ce sont les échecs d’une vie, les souffrances de l’exil qui s’y révèlent.

Peu d’écrivains ont autant disparu derrière leur oeuvre. Benjamin ne fait qu’un avec elle, comme avec sa bibliothèque, sa collection de livres d’enfants, ses florilèges de citations. Il ne dit jamais « je » et pourtant, jusque dans les développements les plus théoriques des Passages parisiens(éd. Cerf, 1989) ou de l’Origine du drame baroque allemand (éd. Flammarion, 1985), sa sensibilité la plus personnelle est présente, avec son attachement à l’enfance, son goût du rêve, sa tristesse. sa vie, il faut la reconstituer à travers sa correspondance, son Journal de Moscou (éd. l’Arche, 1983), où il paraît si proche, si vulnérable et les souvenirs de ceux qui l’ont rencontré. Pourtant on se heurte immédiatement à  d’innombrables obstacles. Marginal, Benjamin n’était connu que d’un petit groupe d’amis et le seul portrait détaillé qui nous soit parvenu est celui de Gerhard Scholem. Encore, celui-ci, après son départ en Palestine, ne l’a-t-il que très rarement revu et il échoue dans son effort de nous restituer son évolution, après leur éloignement. Werner Kraft, son ami d’enfance, ne rapporte rien d’original sur lui. Asja Lacis, dont il fut l’amant, a banni de ses admirables souvenirs (Profession Révolutionnaire, éd. P.U.F., 1989), l’aspect subjectif et dramatique de leur relation. Et ses relations avec Bloch, Adorno ou Brecht exigent un véritable déchiffrement.

Les lettres éditées par Scholem et Adorno comportent tellement de coupures, parfois non signalées, qu’on se demande quelles furent les critères d’édition qui présidèrent à leur choix et aux suppressions d’éléments personnels. La perspective adornienne qui a présidé à l’édition des oeuvres de Benjamin a parfois conduit à proposer de son oeuvre une vision théorique qui n’échappe pas au schématisme. Aussi intéressant que soit l’essai de Rolf Tiedemann Etudes sur la philosophie de Walter Benjamin (éd. Actes Sud, 1987), on ne peut s’empêcher de trouver sa reconstruction de l’itinéraire de Benjamin quelque peu abstraite. Adorno n’hésita pas à rayer carrément la dédicace de Sens Uniqueà Asja Lacis et à prétendre contre toute évidence que le texte que Benjamin déclarait avoir écrit sur Naples, avec elle, n’était que de lui. Et même dans l’appareil critique de ses Ecrits autobiographiques, on peut s’étonner de trouver ce genre d’affirmation :  » De manière générale, on peut douter à bon droit que les détails biographiques soient pertinents pour l’interprétation des textes de Benjamin et même que le lecteur de ceux-ci soit en droit de les connaître ». Le problème, c’est que la genèse de beaucoup de ses textes est inséparable de ses rencontres, de ses lectures, de ses voyages, que peu de choses séparent souvent la forme élaborée qu’il donnera à ses impressions, des « images de pensée » (Denkbilder) qu’il notait spontanément. La manie du secret dont il s’entourait, c’est à ses exégètes de la déconstruire car dans son oeuvre rien n’est insignifiant. Son essai sur les Affinités électives de Goethe est inséparable de la constellation affective qu’il vivait alors. Ses relations personnelles avec Brecht et Adorno sont sans doute d’une grande utilité pour comprendre leurs rapports théoriques. Et c’est en se livrant à ce patient décryptage qu’on peut reconstituer l’évolution de ses idées, la genèse de ses écrits.

La traduction, en tous points remarquable, du volume Ecrits autobiographiques (tome VI des Gesammelte Schriften) est un événement. Car ce sont des pans entiers de la vie de Benjamin qui nous sont ainsi restitués. On ne saurait trop remercier l’éditeur d’avoir conservé l’appareil critique allemand minutieux qui permet de s’orienter dans cet ensemble assez hétéroclite. Tous ces textes sont passionnants, même si l’éclairage qu’ils projettent sur la vie et l’oeuvre de Benjamin est d’inégale importance. Il faut souvent se promener parmi eux comme parmi des ruines, chercher à leur arracher leur poids de vécu et souvent de souffrances, leur secret. C’est d’abord à un inventaire post mortem que le lecteur est convié. Même si les documents les plus importants, Enfance berlinoise (éd. Maurice Nadeau, 1988), la Correspondance, le Journal de Moscou, les notes prises lors des conversations avec Brecht au Danemark, ont déjà été publiés, les textes réunis dans ce volume les éclairent sous de multiples rapports. Les sic curriculum vitae furent rédigés dans des circonstances particulières – le premier accompagnait une demande d’habilitation adressée à l’université de Francfort. Les éditeurs le font suivre du rapport de Hans Cornelius sur la thèse de Benjamin consacrée au Drame baroque, qui justifie sa proposition de lui refuser l’habilitation, et d’intéressantes indications sur le rôle que joua malencontreusement Horkheimer dans cette affaire. Chaque curriculum est un résumé succinct de la formation de Benjamin, de ses intérêts théoriques qu’il reprendra sans grand changement dans les différentes versions. Le second était destiné à obtenir une bourse de l’université de Jérusalem, la destination du troisième est inconnue, le quatrième visait l’obtention d’une aide du gouvernement danois, le cinquième concernait un projet de naturalisation française, le sixième, selon les éditeurs, était destiné sans doute à l’obtention d’une bourse américaine, bien que l’insistance de Benjamin sur ses relations avec les écrivains français, l’exagération de ses rapports avec Rilke, si célèbre en France, fassent plutôt songer à un destinataire français.

Ses journaux intimes sont d’un intérêt très inégal, lié à l’époque de sa vie où il les rédigea, à leur brièveté plus ou moins grande. Le Journal de Pentecôte 1911, le Journal de Wengen, écrits lorsqu’il était élève de l’Haubinda en Thuringe, témoignent déjà d’une étonnante maîtrise du style, d’un goût pour les paysages et les voyages, en dépit de sa faible constitution physique. En lisant ces brèves évocations de la fatigue qui l’assaille après une marche en montagne, comment ne pas songer à son ultime voyage en 1940, pour franchir les Pyrénées, à la description que Lisa Fitko, qui tenta de le sauver, fait de cet homme précocement vieilli, aux lèvres violacées, miné par cette maladie de coeur dont témoignent  déjà ses journaux d’enfant. Le récit du voyage qu’il effectua en 1911 dans les Alpes avec ses parents frappe par cette volonté d’associer étroitement les états d’âme et les paysages. Le Journal de 1912 contient d’admirables évocations de l’Italie, de Venise, qui préfigurent ses futurs portraits de Naples et de Capri. Celui de 1927, avec ses évocations des villes de la Loire et des cathédrales, est un témoignage sur sa solitude et sa volonté d’éviter une rencontre avec Scholem. Si les notes de Juillet-Août 1928 ne comptent que quelques pages, celles de 1930 à 1938 contiennent des informations passionnantes sur ses discussions avec Brecht au Lavandou et en Finlande, notamment sur Kafka. Quant à ses notes de Marseille, elles permettent d’entrevoir la décision du suicide qui lentement mûrit en lui.

Le plus souvent, dans tous ses textes, les personnages s’effacent devant les paysages. Et c’est dans les évocations de lieux, de monuments, d’expériences infimes qu’apparaît tout le génie de Benjamin. Ainsi les portraits qu’il fait d’Ibiza, de l’Espagne en 1932, des villages de Finlande égalent par leur beauté les descriptions des jouets et des confiseries en sucre du Journal de Moscou. Associant étroitement ses propres rêves aux paysages, il crée une véritable mosaïque où sa sensibilité rayonne d’un éclat insolite. Non moins insolites sont les deux esquisses Agesilaus Santander, étrange réflexion sur les Anges de la Kabbale et l’Angelus Novus de Paul Klee, à partir de ses prénoms et d’événements biographiques aussi indéchiffrables que le titre lui-même. Scholem, à juste titre y voyait un anagramme, peut-être de Der Angelus Satanas. Plus prudents, les éditeurs évoquent scrupuleusement la vie d’Agesilaus II, roi de Sparte, d’après l’historiographie antique – de Plutarque à Xénophon – pour conclure qu’il n’y a pas le moindre rapport avec ce qu’on sait de ce roi et le caractère de Benjamin, supposant toutefois que son cargo a pu faire escale dans la ville de Santander, mais qu’il n’existe aucun lien entre la ville et le texte.

L’écrit autobiographique le plus important du volume demeure la Chronique berlinoise. Ce récit linéaire que Benjamin fit de son enfance trouve son origine dans un projet de publication régulière d’impressions sur Berlin, pour la Literarische Welt. Benjamin en abandonna l’idée et composa ce récit, sans doute par blocs, en 1931 et 1932. A partir de novembre, il allait en dégager des fragments qui constitueront la matière d’Enfance berlinoise. La comparaison des deux textes est essentielle. Benjamin a retenu dans la seconde version moins de la moitié du précédent. Son travail littéraire s’élabore ici en pleine lumière. Eliminant le subjectif, il n’a conservé que la trame de Chronique berlinoiseque des images, des fragments, qui constituent d’étonnantes cristallisations. Au caractère proustien d’Enfance berlinoise, même si leur conception du temps, du déjà-vu, de la mémoire sont très différentes, s’oppose la relative linéarité de Chronique berlinoisequi évoque de manière assez précise le rapport de Benjamin à Berlin, au mouvement de jeunesse et surtout à son ami Fritz Heinle, dont le suicide en 1914 fut vécu comme une prémonition de la catastrophe à venir. C’est tout un enracinement sociologique et historique du rapport de Benjamin à Berlin qui nous est ainsi restitué, en particulier les épisodes cruciaux de sa participation au mouvement de jeunesse et son amitié avec Fritz Heinle, dont il comparait les poèmes avec ceux de Hölderlin, jugement qu’il fut le seul à proposer. Etrange Berlin que celui qu’il évoque, limité à un ghetto doré, celui de l’Ouest cossu, symbole de sa propre classe, tandis que le reste de la ville ne lui apparaissait qu’à travers d’étroites interstices – les fêtes de Noël où la séparation des riches et des pauvres devient obsédante, la découverte des gares, des marchés et des prostituées. Avant de devenir une figure centrale de sa vision du Paris de Baudelaire, elle fut dans sa jeunesse la possibilité vivante de transgresser les limites de sa propre classe, rêve qu’il nourrit sans cesse. D’où l’importance qu’il accorda à sa maladresse, au pas en retrait qui le sépare de sa mère, résistance rêveuse qu’il élève au rang d’un acte de sabotage.

 bloch.jpg Ernst Bloch.

L’ouvrage d’Arno Münster consacré aux rapports qui unissent le messianisme et l’utopie chez Ernst Bloch invite à une confrontation évidente de leurs trajectoires et de leurs personnalités. Ce qui les unit est évident : la référence centrale au messianisme et à une philosophie de l’histoire largement marquée par le judaïsme, une lecture « micrologique  » du réel, une problématique philosophique commune qui cherche à surmonter l’opposition du sujet et de l’objet, qui marquera aussi bien les efforts du néo-kantisme, de la phénoménologie (Husserl, Heidegger) et de Lukacs dans Histoire et conscience de classe. Dès leur rencontre en Suisse, pendant la guerre de 1914, par l’intermédiaire du dadaïste Hugo Ball, Bloch et Benjamin éprouvèrent une fascination réciproque. Benjamin, à cette époque est essentiellement marqué par Kant, point de départ pour lui de toute philosophie, ses lectures sur le romantisme – des frères Schlegel à Hölderlin – et s’efforce d’élaborer une philosophie du langage en rapport étroit avec ses préoccupations littéraires et religieuses. L’importance qu’il accordait déjà au messianisme et à la catégorie de l’utopie ne pouvait qu’attiser son intérêt pour l’audace théorique dont fait preuve Bloch dans son Esprit de l’utopie(éd. Gallimard, 1977). En même temps, il se sent agacé par certains aspects du livre. Aussi audacieuse qu’elle soit, la théorie de la connaissance de Bloch lui semble parfois peu rigoureuse. Le climat expressionniste dans lequel baigne l’ouvrage hérisse sa sensibilité tout autant que  les innombrables références aux Evangiles et à la christologie paulinienne. Aussi admire-t-il beaucoup plus la personnalité de Bloch que ses écrits. Il se montrera aussi sévère à l’égard de son essai sur Thomas Münzer (éd. Julliard, 1964) et Héritage de ce temps ‘éd. Payot, 1978), qui contenait à la fois un vibrant éloge de son oeuvre Sens unique, et une distance critique. Marqué en permanence par l’angoisse du plagiat, la personne de Bloch lui paraissait souvent d’autant plus redoutable que leurs positions philosophiques étaient proches, comme l’attestent les Hiéroglyphes du XIXème siècle de Bloch et le projet de Benjamin des Passages parisiens.

C’est un univers fait de proximité et de différences qu’explore admirablement Arno Münster, le meilleur spécialiste en France et en Allemagne d’Ernst Bloch. Dans une première partie, il montre comment s’est formée la conception blochienne de l’utopie dans l’horizon de la rencontre entre la pensée juive et la modernité. La seconde partie s’attache à l’articulation complexe entre l’utopie et le marxisme, étudie minutieusement les liens contradictoires qui unirent Bloch et Lukacs, amis de jeunesse, qui devaient à la fin des années 20 s’opposer sur les questions esthétiques, en particulier sur le sens politique de l’expressionnisme. Si l’on peut regretter qu’Arno Münster n’ait pas repris dans sa thèse les riches analyses qu’il consacre à la formation de la pensée philosophique d’Ernst Bloch dans son essai Utopie, Messianismus and Apokalypse im Frühwerk von Ernst Bloch (éd. Surkhamp, 1982), la confrontation qu’il tente entre la pensée de Bloch et les conceptions de l’Ecole de Francfort est en tous points remarquable et complète ses études antérieures, en particulier celle de son essai Figures de l’utopie dans la pensée d’Ernst Bloch (Aubier, 1985).

Bloch comme Adorno, dans les entretiens où il évoque Benjamin, insiste plus sur les affinités qui existaient entre leurs styles philosophiques que sur les oppositions. C’est tout le mérite d’Arno Münster, d’avoir si patiemment dans les différents écrits qu’il a consacrés à Bloch, mis en relief leur proximité et leurs différences. Et c’est aussi à une confrontation de leurs enfances respectives – telle que Bloch l’évoque dans Traces ( éd. Gallimard, 1968) que ce volume d’Ecrits autobiographiquesde Benjamin nous convie. Aux impressions si fortes qu’il reçut de la réalité sociale de son époque, de sa misère, à ses rêves d’aventures nés des romans de Karl May s’oppose cette aura de tristesse et de mélancolie qui plane sur les souvenirs de Benjamin. Brassée d’images que le Petit Bossu a conservées de son univers d’enfant, pénombre de l’instant vécu, ces lambeaux de rêve, où le bonheur est si rare, la solitude si profonde, donnent de la vie de benjamin un portrait saisissant à qui veut les déchiffrer.

Jean-Michel PALMIER.

Lectures de Benjamin

La réédition du numéro « historique » de la Revue d’Esthétique sur Walter Benjamin est un événement. Initialement publié en 1981, c’était le premier travail d’envergure consacré à Benjamin en France qui, à travers la diversité des collaborateurs, proposait un éclairage nuancé et d’une grande richesse sur une oeuvre aux dimensions multiples. Délaissant l’approche historique, ce recueil d’études se situait au coeur même de sa problématique et tentait de préciser son rapport à la théorie critique de l’Ecole de Francfort. Peter Bürger analysait quelques aspects de la réception de Benjamin en RFA, Rainer Rochlitz, la conception de la critique littéraire chez Lukacs et Benjamin, Marc Jimenez, le meilleur spécialiste de Th. Adorno en France, les liens qui les unirent. Si l’on ajoute les contributions d’I. Wohlfarth sur le rapport de Benjamin au judaïsme, les textes de Benjamin lui-même, les contributions de J. Habermas, H. Marcuse, on aura une idée de l’importance du volume. Sa nouvelle édition a été actualisée et enrichie de nouveaux textes, dont celui de Marc Jimenez sur le retour de l’aura. La qualité des contributions font de ce recueil un instrument de travail indispensable. L’essai de Daniel Bensaïd se situe dans une toute autre dimension. L’expression de « sentinelle messianique », sous-titre du volume, ne rend pas exactement compte de son contenu. Lecture politique de Benjamin, étayée par l’analyse de ses Thèses sur la philosophie de l’histoire et surtout Les Passages parisiens, c’est une tentative pour souligner l’actualité de Benjamin à une époque où l’on proclame la fin de l’histoire et l’effondrement des idéologies. Loin de se limiter à l’oeuvre de Benjamin, D. Bensaïd s’efforce de réaffirmer la primauté du politique. Sa lecture ne se veut pas un exercice d’érudition, même si son essai témoigne d’une connaissance approfondie des écrits de Benjamin. C’est une tentative au moment où certains semblent désireux d’intégrer ce personnage inclassable au panthéon de la culture, de reprendre une exigence fondamentale de son oeuvre : éclairer de manière radicale la signification politique de l’instant et ce qui le menace.

Jean-Michel PALMIER.

Walter Benjamin, Revue d’Esthétique, éd. Jean-Michel Place.
Walter Benjamin, sentinelle messianique, Daniel Bensaïd, éd. Plon.
Signalons aussi la réédition de l’essai de Benjamin, Charles Baudelaire (éd. Payot)
dont la lecture rend seule possible la compréhension du grand livre sur les Passages.

Notes de lecture : Dictionnaire de l’extrême-gauche de 1945 à nos jours.

Dimanche 11 avril 2010

Dictionnaire de l’extrême-gauche de 1945 à nos jours de Roland Biard
Belfond, 411 p,.

dictionnairedelextrmegauchede1945nosjours.jpg

Article paru dans Les Nouvelles Littéraires N° 2647 du 4 au 11 août 1978.

Le  » who’s who  » des organisations et publications d’extrême-gauche depuis 1945. Entreprise difficile, hasardeuse qui prétend constituer autant une géographie politique qu’un alphabet, un miroir de la contestation. La lecture du volume de la première à la dernière page est sans doute aussi fastidieuse que déprimante. Mais ces impressions ne tiennent pas au livre qui est remarquable. Comment ne pas être perplexe devant cet émiettement de périodiques et de groupuscules, de scissions et de réconciliations, de publications durables ou éphémères et surtout face à cette énergie, ces efforts sans cesse repris et toujours en échec ! Groupes, groupuscules, comités, revues, périodiques, tracts, journaux sont là comme dans un musée de cire, figés ou vivants, étiquetés comme des fossiles.

On songe aussi à la somme d’efforts, de documentation, de renseignements rendus nécessaires par cette entreprise. Roland Biard, auteur du volume, n’a pas ménagé sa peine et, même en quelques lignes, il parvient à définir, situer, expliquer ce qu’est telle ou telle publication, son origine, son histoire, sa signification.

L’étiquette d’ »extrême-gauche » demeure vague. L’auteur souligne lui-même qu’on est toujours le gauchiste de quelqu’un. Chaque parti a ses gauchistes, pas seulement le parti communiste. Il en va de même pour le P.S. ou le P.S.U. et de Gaulle fut, remarque l’auteur, le « gauchiste préféré » de Tixier-Vignancour. Soit ! Mais il est quand même difficile de s’orienter à travers cette poussière de faits, ces noms qui ne laissent guère entrevoir la réalité historique derrière la nomenclature. Il en va de même des trois axes fondamentaux du volume : contre-gauche (P.S.U.), extrême-gauche idéologique qui enveloppe aussi bien les anarchistes que les maoïstes ou les trotskystes et la « nouvelle extrême-gauche  » qui, elle, comprend les femmes, les soldats, les prisonniers, les Basques, les Bretons, les Occitans, les fous, les lycéens et même les « historiens et géographes », immigrés, homosexuels et homosexuelles, communautaires, petits paysans, éleveurs de chèvres et bergers bénévoles. On croirait lire un texte de Borghese.

Jean-Michel PALMIER.

Notes de lecture: Libre N° 3.

Dimanche 11 avril 2010

Libre N° 3
Petite Bibliothèque Payot. 246 p.,

pierreclastres.jpg Pierre Clastres

Article paru dans Les Nouvelles Littéraires N° 2645 du 20 au 26 juillet 1978.

Fidèle à son projet de rencontre et de confrontation entre la politique, l’anthropologie et la philosophie, ce nouveau volume de Librenous propose une série de réflexions sur des thèmes très divers, qu’il s’agisse du curieux essai de K. Pomian sur la « Théorie générale de la collection » qui tente une sorte d’archéologie de la collection, du butin, du musée en Occident, des analyses des rites de la mort chez les Yanomani et du mythe de l’Homme-Femme chez les indiens d’Amérique du Nord, de l’analyse de la naissance de l’imaginaire que propose C. Castoriadis à partir d’Aristote, de l’interprétation des écrits de Tocqueville par C. Lefort.

On ne saurait nier pourtant que ces rencontres souvent inattendues soient toujours riches d’aperçus nouveaux et de questions. Libre, assurément correspond à une nécessité par sa volonté d’explorer les articulations fondamentales des problématiques en sciences humaines, leurs frontières, de jeter des ponts entre des disciplines séparées, d’interroger des oeuvres classiques à la lumière du présent, de les réévaluer, de les comprendre avec un regard neuf. C’est cette absence de dogmatisme, cette ouverture conceptuelle qui ont permis la publications d’essais aussi originaux que ceux de l’ethnologue, trop précocement disparu, Pierre Clastres, sur le pouvoir, la guerre dans les sociétés primitives. Dans l’horizon anthropologique, on lira avec beaucoup d’intérêt le texte de Pierrette Désy sur les transvestis chez les Berdaches qui constitue un apport intéressant à la connaissance de l’homosexuelité chez les indiens. L’essai de Pierre Clastres, inachevé à sa mort, sur l’ »anthropologie des marxistes » est par contre assez décevant. Règlement de comptes sommaire autant avec le marxisme qu’avec les anthropologues marxistes, cet essai – texte d’humeur plus qu’analyse théorique – use plus volontiers de l’insulte et de la plaisanterie facile que de la réfutation. Qu’il désapprouve les travaux de M. Godelier, soit. Qu’il se borne à l’insulter est autre chose. Etait-il vraiment nécessaire d’ajouter un texte aussi « inachevé » dans la forme que dans le fond ? Il n’ajoute assurément rien à l’oeuvre de l’ethnologue qui est pourtant souvent passionnante.

Jean-Michel PALMIER.

Heidegger et la politique.

Dimanche 11 avril 2010

Heidegger et la politique.

martinheidegger.jpg

Entretien avec Jean-Michel Palmier; propos recueillis par Frédéric de Towarnicki.
Publié dans le Magazine Littéraire N° 283 de décembre 1990.

hugoott.jpg Hugo Ott  victorfarias.jpg Victor Farias

Le livre de Hugo Ott apporte des éléments décisifs sur ce dossier. Commentaires de Jean-Miche Palmier.

Spécialiste de la culture allemande des années 1920-1930, à laquelle il a consacré de nombreux ouvrages(dont Weimar en exil,récemment réédité chez Payot), Jean-Michel Palmier s’est interrogé très tôt sur l’itinéraire de Martin Heidegger qu’il a rencontré à Fribourg en 1968. Suite à sa postface au livre de Hugo Ott, il fait ici le point sur les recherches concernant l’attitude politique du philosophe de Être et Temps.

- Hugo Ott n’est pas un historien de la philosophie…Vous l’avez rencontré : qu’est-ce qui l’a incité à écrire ce livre ?

Hugo Ott enseigne à l’Université de Fribourg – en Brisgau – l’histoire économique et sociale. Mais il est aussi passionné par l’histoire du pays de Bade, sa vie culturelle et religieuse à laquelle il a consacré des études très érudites. Il n’a pas connu personnellement Heidegger. Étudiant en théologie, il assista cependant à sa conférence Qu’appelle-t-on penser ? L’intérêt que porte Hugo Ott à l’histoire de l’université de Fribourg l’amena tout naturellement à s’intéresser au rectorat de Heidegger en 1933. La version personnelle de Heidegger sur son engagement présentait un certain nombre de contradictions. Hugo Ott a tenté de confronter l’interprétation de Heidegger avec les documents d’archives et certains faits. Comment s’étonner, par ailleurs, de ces contradictions ! En 1945, Heidegger, alors même que son oeuvre était admirée en France, se trouvait dans une situation dramatique, confronté au néant, interrogé par la commission d’épuration de l’armée française d’occupation. Il savait que son Rectorat avait été un échec, une erreur philosophique et politique. L’examen des faits conduisit Hugo Ott à rédiger ses premières études historiques qu’il rassembla dans un livre.

- Cet essai est paru en Allemagne un an après celui de Victor Farias (Heidegger et le nazisme, éd. Verdier). En quoi leurs méthodes vous semblent-elles différentes ?

- Elles n’ont pas grand rapport même si les deux auteurs se rejoignent dans la sévérité de leurs jugements sur l’attitude politique de Heidegger en 1933. L’essai de Farias, qui utilise souvent des documents tronqués, est plus proche du lynchage intellectuel que de l’analyse politique. Il procède par insinuations, approximations. Il trace de Heidegger un portrait extrêmement négatif, soulignant son antisémitisme précoce – d’où cette mise en scène autour de la figure d’Abraham à Santa Clara, présenté comme « antisémite » , ce qui est un contre-sens historique. Pour Farias, Heidegger est un nazi fanatique du début à la fin. Il n’y a dans son livre aucune nuance, pas une seule ligne qui laisse supposer une quelconque connaissance de sa philosophie. Le verdict est prononcé dès la première page. Aussi trace-t-il un portrait assez effrayant du milieu d’où est issu Heidegger, univers provincial et catholique à l’horizon borné, proche du populisme antisémite autrichien. Ott est catholique et connaît admirablement ce monde d’où vient Heidegger. Il en souligne la haute spiritualité. Farias voit dans la démission du rectorat en 1934 la preuve que Heidegger était proche de l’idéologie de la S.A. et il suppose qu’il a pu connaître Roehm. Ott n’a aucun mal à montrer le caractère absurde de ces affirmations. Heidegger a cru pouvoir réformer l’université par un retour à l’élucidation de l’essence des sciences. Il s’est rendu compte que les nazis n’avaient que faire de ses conceptions philosophiques et que l’université allemande sous Hitler marchait au pas du Horst Wessel Lied. Ott, à juste titre, porte un jugement très dur sur le comportement du philosophe. Il se limite aux faits et ne prend pas position sur sa philosophie. Essayer de comprendre comment la conception de l’historicité dans Sein und Zeit a pu conduire Heidegger à s’engager politiquement, à commettre cette erreur impardonnable de mêler les concepts fondamentaux de sa philosophie aux vocables de l’époque, exige une réflexion rigoureuse.

- Ce qui est en tout cas impossible en partant des prémisses de Farias …

- Il y a beaucoup de haine dans le livre de Farias. Je n’en ai pas trouvé chez Ott, seulement une ironie souvent apitoyée devant un homme qui, pensant le destin de l’Occident depuis les Grecs, ne perçoit pas la réalité qui l’entoure et s’aveugle, s’efforçant envers et contre tout de trouver un sens métaphysique au national-socialisme, alors que sa pratique n’était que barbarie. Le mérite de Hugo Ott, c’est de retracer le cheminement de Heidegger dans sa complexité. Il montre que l’attitude politique de Heidegger fut ambiguë, contradictoire. Sans indulgence à l’égard de ses erreurs politiques, il respecte le philosophe. Il n’omet pas de mentionner les attaques haineuses dont Heidegger fut l’objet de la part des nazis qui le qualifiait de « psychopathe ». Au parti pris systématique de Farias s’oppose la volonté de rigueur d’un historien professionnel…

- Quelles sont les sources dans lesquelles Ott a puisé ?

-Hugo Ott a utilisé les archives de l’université de Fribourg et d’autres universités allemandes, la correspondance échangée entre Heidegger, Husserl et Jaspers, mais aussi avec Julius Srenzel, Rudolf Stadelmann,, Ernst Laslowski, personnalités peu connues des non-spécialistes, avec lesquelles Heidegger fut lié pendant de longues années. Il a aussi tiré beaucoup d’éléments du journal du chanoine Sauer, pro-recteur à l’époque où Heidegger exerça la fonction de recteur. Hugo Ott a pu avoir accès au legs Heidegger des archives de Marbuch. Le legs Rudolf Bultmann, par contre, lui a permis d’utiliser la correspondance publiée de Jaspers et de Heidegger.

Il a aussi utilisé les archives nationales, archiépiscopales, les archives Husserl et des legs singuliers comme celui de Dietrich Mahnke à Marburg, le rapport rédigé par Jaspers sur Heidegger, destiné à la commission d’épuration, et demandé par Heidegger lui-même. Certains documents, conservés en R.D.A., et restés inaccessibles aux chercheurs ouest-allemands. Ott, depuis, les a fait photocopier….

Quels éléments de la recherche de Hugo Ott vous paraissent réellement novateurs ?

- Je pense que la formation de Heidegger, son rapport avec son milieu social, sont dépeints avec beaucoup de subtilité car c’est un univers que Hugo Ott connaît très bien. Il y a dans son livre une dimension très personnelle qui, sur certains points, le rapproche de Heidegger : la même origine catholique, l’attachement profond à une région qui a sa sensibilité propre. La question que pose Hugo Ott – il n’a pas cesser de se la poser – c’est bien sûr celle de l’évolution de Heidegger : comment un homme qui se destinait à la prêtrise a-t-il pu rompre aussi radicalement avec le catholicisme ? Une phrase, extraite d’une lettre à Jaspers, sert de leitmotiv à Ott. Heidegger évoque la perte de foi des origines, l’échec de son rectorat comme « deux échardes dans la chair ». Ott prend à la lettre cette expression paulinienne et s’efforce de comprendre le pourquoi de cette évolution. Les trois moments les plus dramatiques de son livre sont sans doute l’évocation de l’effondrement progressif de sa longue amitié avec Husserl, la difficulté du dialogue avec Karl Jaspers après la guerre et la situation paradoxale dans laquelle Heidegger se trouve en 1945 …

- Quel portrait final de Heidegger ressort du livre de Ott au terme de son investigation ?

-Ott ne considère pas sa recherche comme achevée…. Il se déclare prêt à remettre en question ses propres résultats à partir d’éléments nouveaux. Il est évident que l’interrogation sur les liens entre l’engagement politique de Heidegger et sa philosophie reste à entreprendre. Le mérite de son livre, c’est d’avoir tenté de restituer une réalité historique complexe. Le portrait contrasté qu’il trace de Heidegger est nuancé, avec ses zones d’ombre et de lumière.

Il ne cache pas sa perplexité devant certains faits… C’est que nul ne pourra jamais prétendre répondre au nom de Heidegger, expliquer  clairement comment il a pu s’aveugler en 1933, ne pas comprendre qu’il était impossible d’attendre quoi que ce soit de positif du national-socialisme, qu’il ne pouvait que susciter que le dégoût. Heidegger n’a  jamais nié son erreur. Il a toujours considéré (et Ott le montre très bien) son rectorat comme un échec. Quant à l’attitude qu’il adopta après 1945, Ott la critique…mais il ne répond pas à sa place. La prudence de Ott, lorsqu’on la compare à tant d’affirmations simplistes sur Heidegger, invite à la réflexion.

Propos recueillis par Frédéric de Towarnicki.