Adorno : les mots et la musique.

Article paru dans le Magazine Littéraire N° 262 – Février 1989.

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Une critique virulente d’un certain discours philosophique et un splendide éloge d’Alban Berg : deux essais traduits de Theodor Adorno.

Il y a vingt ans, la traduction du célèbre Jargon de l’authenticité de Theodor Adorno aurait été un événement. Non qu’il s’agisse de l’un des meilleurs de ses livres, mais sans doute du plus passionnel, d’une oeuvre qui, plus que toute autre, a fait l’objet de nombreuses polémiques. Aujourd’hui, sa lecture risque de déconcerter les lecteurs habitués à la finesse de ses analyses. L’admirable collection de Miguel Abensour, aux éditions Payot,, a permis de rattraper un retard théorique, marqué par l’ignorance des ouvrages les plus fondamentaux aussi bien de l’Ecole de Francfort que d’Ernst Bloch. Aussi convient-il de lire cet essai comme un document d’époque.

Conçu comme une partie de la Dialectique négative, le Jargon de l’authenticité en élargit considérablement l’horizon même s’il nous semble en émousser parfois l’esprit. Règlement de compte avec les philosophies qui triomphaient alors en Allemagne – celles de l’existence inspirées de Kierkegaard et l’ontologie de Heidegger – le Jargon de l’authenticité s’attaque à un certain type de discours  philosophique régnant, dont Adorno entreprend de  démasquer les significations idéologiques.

Comme Hölderlin, Adorno considère le langage comme le plus dangereux des biens. Il n’est permis à personne de le galvauder et d’en méduser. Aussi la première partie de l’essai qui s’attache à montrer comment le jargon s’oppose à toute langue philosophique véritable, ruinant tout espoir de compréhension, de dialogue, de communication est-elle la plus remarquable. Reprenant certaines intuitions de Benjamin, il dénonce dans le jargon un langage pour initiés qui, sur les décombres de la théologie, s’arroge le droit de jouer avec la langue, les concepts pour les livrer à l’emprise de la magie. Le jargon qu’il entreprend de dénoncer a comme envers l’impossibilité  de toute langue philosophique, marquée du sceau du silence. Le jargon n’énonce pas, il suggère une transcendance, un absolu de pacotille toujours remisés dans l’au-delà. En termes marxistes traditionnels, Adorno le définit comme  » une apparence socialement nécessaire ». Il véhicule l’illusion, use d »images-écrans », de « mots-vedettes » qui fonctionnent par leur pouvoir d’incantation. L’idéologie ne se dissimule pas dans le mot lui-même, souvent nanti de significations quotidiennes, mais dans la constellation où il s’inscrit. Il procède à la fois de la réification du langage, de l’incantation vide, de l’enflure. Que recouvre ce « jargon de l’authenticité « ? Avant tout un certain nombre de vocables qui ont trouvé leur consécration chez Heidegger et Jaspers, mais aussi chez leurs disciples. Adorno se réfère au théoricien R. Bultmann, au vocabulaire de la pédagogie et des mouvements de jeunes. Ces vocables, souvent inspirés de Kierkegaard, se cristallisent autour de mots fondamentaux : Dasein, être-pour-la-mort, authentique, engagement, rencontre, appel, dialogue, mission.  Leur inspiration religieuse est indéniable: ils sont ce qui reste de l’âme immortelle quand on a supprimé l’âme et l’immortalité.

Quand ce jargon a-t-il été créé ? Adorno semble sur ce point hésitant. Il évoque la seconde partie des années vingt, mentionne Max Weber, la philosophie de la vie, s’en prend surtout à Heidegger et à Rilke, accusé d’être le véritable fondateur du « jargon « et, dans un raccourci aussi brutal qu’injuste, il écrit : « Le langage de Rilke se tient sur la crête comme beaucoup d’éléments irrationalistes de l’époque qui précède le fascisme. » (p.99). Il reproche à sa « religiosité art-déco », son lyrisme néo-romantique d’avoir préparé ce galvaudage de la langue philosophique. A quoi sert ce jargon ? Quelle fonction idéologique remplit-il ? Ici les analyses d’Adorno demeurent étonnamment floues. Il répète sans cesse que ce jargon est un  signe d’enfermement, qu’il fait disparaître la réalité sociale, que son formalisme est « favorable à des buts démagogiques »(p. 48). Il est lié à un certain visage de la société moderne, à ses angoisses et à ses crises. Il incarne « le phénomène allemand du ressentiment par excellence ». Méprisant le quotidien, il remplace des situations réelles par des abstractions fantomatiques, toujours disponibles, comme tout langage administratif, à une violence cachée et inhumaine. Historiquement, il est devenu omniprésent quand le langage nazi est devenu inadmissible, thèse d’une rare gravité qu’il n’explicite jamais. A une minorité, qu’Adorno nomme ironiquement « les Authentiques », il donne la certitude qu’ils sont les meilleurs et il rapproche ce phénomène de la « culture des employés » analysés par S. Kracauer dans les années 20-30. Le jargon de l’authenticité lui aussi sert « le narcissisme collectif des classes moyennes « : » C’est à celui qui jacasse le jargon qu’on peut se fier, on porte le jargon à la boutonnière, à la place de l’insigne du parti, pour l’heure peu recommandable »(p.63).

C’est naturellement à Heidegger qu’Adorno destine ses attaques les plus violentes car il incarne à ses yeux le pardigme du « jargon de l’authenticité ». N’évoquant curieusement jamais son rectorat de 1933, il n’a pas de mots assez durs pour stigmatiser une pensée qu’il réduit à « un verbiage Blubo » (Blubo abréviation de Blut-und-Boden, sang et sol, désignant le langae nazi). Un texte comme « Expérience de la pensée » lui semble un florilège de « pensée gnomique ». Il raille sa « prétentieuse « Lettre sur l’Humanisme  » et souligne le caractère insupportable  de sa recherche de l’originaire, son archaïsme et son provincialisme, opposant à l’appel silencieux du « chemin de campagne », le fait qu’en Amérique du Nord, il n’y a ni village, ni chemin de campagne. Rebut du romantisme, le langage heideggerien porte en lui « les instincts moisis du kitsch petit bourgeois allemand ». Mais c’est dans le démantèlement de Sein un Zeit (l’Etre et le Temps, 1927) que réside l’essentiel de son attaque. sans jamais en entrevoir la problèmatique réelle, extrayant des phrases, des mots de leur contexte, il s’efforce de prouver que sa conception du Dasein, d’où est exclu tout élément historique, fait qu’ » être-homme devient la forme la plus générale et la plus vide du privilège » (p.86). Il ignore dans cette caricature de l’égalité les différences humaines de la faim et de la surabondance. Sa détermination de la mort méconnaît la division de la société en classes, l’analyse du bavardage et du « on » semble justifier l’irresponsabilité nazie, la notion de rencontre oublie la réalité d’une société où l’on donne les rendez-vous par téléphone.

Quand à sa conception de l’homme comme « être-pour-la-mort », elle oublie que « même la mort est traitée avec un manuel, dans les ordonnances SS et dans les philosophies existentiales »(p.100)

A partir d’une telle méthode, on peut tout prouver car ce type d’analyse est une caricature du langage philosophique qu’il prétend préserver. Autant rattraper des paillons avec un lance-flammes. Dans les pires excès, le livre n’est pas sans évoquer les analyses de Lukacs de la Destruction de  la raison, auteur qu’Adorno n’affectionne pourtant pas. Car de même que Lukacs semblait amalgamer dans son concept d’irrationalisme toute la philosophie post-hégélienne, Adorno s’en prend avec la même violence à Karl Jaspers, auteur éminemment respectable, dont les positions à l’égard du national-socialisme furent sans faille et qui incarna dans l’Allemagne d’après-guerre l’une des rares consciences démocratiques. On reste perplexe devant cette injustice, cet immense travail de démolition malheureusement à peu près complètement inutile car comme le reconnaît Guy Petitdemange dans son excellente postface « la mauvaise humeur frise la mauvaise foi ». Utilisant l’Aufklärung comme repoussoir, Adorno ne semble pas une seule fois entrevoir les questions réelles posées par les auteurs qu’il pourfend, faisant de l’Etre et le Temps une nébuleuse si banale et si stupide qu’on se demande comment d’authentiques philosophes comme Emmanuel Lévinas et Franz Rosenzweig, qui tous deux assistèrent aux rencontres de Davos où s’affrontèrent, en 1929, Heidegger et Cassirer, purent prendre parti pour Heidegger, saluant dans son Sein und Zeit l’aube d’une ère nouvelle de la philosophie, Rosenzweig allant même jusqu’à voir dans Heidegger le véritable successeur de la pensée ontologique de Hermann Cohen. Par ailleurs, Adorno ne dit rien de Sartre et de l’existentialisme français, contre lesquels valent aussi la plupart des de ses critiques. L’introduction aux existentialismes d’Emmanuel Mounier est-elle aussi une oeuvre proto-fasciste ? Relu vingt ans après sa publication, l’essai d’Adorno, aussi passionnant soit-il porte beaucoup de coups qui frappent dans le vide. L’essai de Victor Klemperer, malheureusement peu connu en France, « Die unbewältigte Sprache « (DTV,1969), véritable analyse sociologique du langage nazi, lui n’a rien perdu de sa virulence. En se trompant d’adversaires, en traitant avec un tel mépris Jaspers, en ridiculisant Heidegger avec une mentalité de béotien, Adorno n’a rien ajouté à  sa gloire philosophique.

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Lulu d’Alban Berg à l’Opéra de Lyon

Son livre sur Alban Berg, s’il ne compte pas parmi ses plus grands essais, témoigne par contre de son réel génie, quand il s’exprime sur des oeuvres qui le touchent et qu’il connaît en profondeur. Il s’agit moins d’une étude théorique, d’une monographie comme celle sur Wagner que d’un témoignage polyphonique sur un musicien auquel l’unissaient des liens privilégiés, contrastant avec sa relation difficile avec Schönberg, bien avant la rédaction du Docteur Faustus  de Thomas Mann. Depuis sa rencontre avec Berg en 1924, Adorno lui a consacré de nombreux textes. Ceux qu’il a retenus, dans ce volume, s’étalent sur plusieurs époques : aux analyses d’oeuvres élaborées avant 1937 succèdent les chapitres consacrés au « ton » et à Wozzek, rédigés dans les années 50. Les derniers précèdent de peu sa mort. L’interprétation qu’il propose de Berg est d’une surprenante unité. Dès 1929, Adorno s’attachait à caractériser le style de ses oeuvres, soulignant leur « caractère expressif », mettant en valeur la sensibilité, l’humanité d’un musicien qui lui était proche. L’anathème lancé par les nazis contre lui ne fit que renforcer l’admiration d’Adorno, qui l’amena à prendre sa défense contre l’Ecole de musiciens de Darmstadt, plus attirés par le radicalisme de Webern. Et jusqu’à sa mort, Adorno insistera sur la modernité du compositeur.

L’analyse du ton de la musique de Berg, qu’Adorno rapproche de la Symphonie des adieux de Haydn, où les différents instruments cessent de jouer et partent l’un après l’autre, s’appuie sur cette idée que le compositeur s’est efforcé « de transformer la musique elle-même en image de la disparition, de dire adieu à la vie au moyen de la musique. » Pourtant il décèle en permanence dans sa musique « un mélange de tendresse, de nihilisme et de confiance dans l’éphémère ». Il y a en elle quelque chose de typiquement viennois, du ton de la résignation découvert par Schubert. Etranger à la lutte contre Wagner, il a intégré à sa musique beaucoup d’éléments empruntés non seulement à la première école viennoise, mais aussi à Debussy et à l’expressionnisme. Ce qui sépare Berg de Wagner, souligne Adorno, c’est l’absence de glorification de soi-même. Sa musique a pris parti pour les faibles, les victimes, qu’il s’agisse de Wozzeck, conduit au meurtre par le sadisme des autres ou Lulu, dont toute la société bourgeoise souhaite la disparition.

Utilisant ses souvenirs personnels, Adorno, qui fut l’élève de Berg à Vienne en 1925, souligne sa douceur, sa modestie et son ironie macabre. Politiquement peu engagé, son américanophilie le séparait complètement de Schönberg. Lecteur de la Fackel de Karl Kraus, il s’était identifié à l’Autriche même si, par son père, il était d’origine bavaroise. Alors que Malher pouvait s’inspirer d’un paysage réel « jusqu’à l’épuiser », Berg était tourné vers son paysage intérieur. Et Adorno souligne à juste titre son fantastique sens littéraire, même si sa passion pour Karl Kraus l’amena à partager ses injustices, y compris à l’égard de Hofmannsthal. Faisant revivre leur amitié, Adorno trace un portrait tout en nuance de Berg, d’une réelle richesse, qui nous renseigne en même temps sur la relation profonde que lui-même entretint à la composition musicale, même s’il n’évoque le détail de leurs relations de maître à disciple qu’avec infiniment de pudeur.

Les analyses qu’il consacre aux oeuvres de berg témoignent de la même virtuosité et complètent ses autres écrits sur la nouvelle musique. Ils permettent de mieux cerner son rapport à l’expressionnisme musical. Ce qu’il dit de Wozzek et de Lulu est souvent admirable. Dès lors, comment ne pas s’interroger sur ce qui sépare le style d’analyse d’Adorno dans ses deux essais, que le hasard de l’édition nous offre en même temps? Comment le même homme peut-il s’exprimer avec une constante profondeur sur un musicien comme Berg et faire preuve de tant de mauvaise foi quand il analyse l’oeuvre philosophique de Jaspers ou de Heidegger? L’acharnement contre Heidegger est un symptôme d’époque en Allemagne, mais comment rapprocher sérieusement les Élégies de Duino de vocables fascistes ? Ce qui ne cesse de surprendre chez Adorno, c’est la difficulté extrême qu’il semble éprouver à saisir d’autres sensibilités que la sienne. Ses lettres à Walter Benjamin et ses critiques sur son essai sur Baudelaire en témoignent tout autant que certaines expressions vengeresses sur Brecht, plusieurs jugements expéditifs sur Kurt Weill, tout aussi peu fondés. pourtant, il est certain que ses partis pris, ses engagements passionnels conditionnent la fécondité de ses analyses. Le balancement de la théorie critique qui semble réfuter à l’avance toute objection, sa virtuosité hégélienne, sa négativité créatrice ont des limites. Elles font partie de l’oeuvre d’Adorno. Et le pessimisme fondamental qui caractérise le tourbillon destructeur du Jargon de l’authenticité, trouve sa correspondance dans ce splendide éloge qu’il faisait de Berg dans une lettre adressée à Benjamin, alors que le musicien venait de mourir : « Il a surpassé la négativité du monde avec le désespoir de son imagination ».

Jean-Michel PALMIER.

Jargon de l’authenticité, Theodor Adorno.
Traduit de l’allemand et préfacé par Eliane Escoubas.
Postface de Guy Petitdemange. Editions Payot.

Alban Berg, le maître de la transition infime, Theodor Adorno.
Traduit de l’Allemand par Rainer Rochlitz. Editions Gallimard

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