Heinrich von Kleist : une vie jalonnée d’adieux
Article paru dans les Nouvelles littéraires N° 284 d’Avril 1989
Etrange destin que celui d’Heinrich von Kleist, dont la vie tout entière semble traversée par une insondable tristesse et l’obsession de la mort. Les phrases gravées sur sa tombe » Il vécût, chanta et souffrit en une époque trouble et difficile. Il vint y chercher la mort et y trouva l’immortalité » la résument admirablement. Si on a longtemps disserté sur son rapport au romantisme, sa parenté avec Kafka, la complexité de ses drames et la beauté de sa langue, aucune étude biographique approfondie n’était encore accessible en français. Aussi, l’ouvrage de Joachim Mass comble-t-il une lacune. Erudit, précis, il restitue admirablement la vie du poète, même si l’on regrette qu’il n’évoque que si peu son oeuvre.
Né en 1777, Kleist frappe dès son enfance par son sérieux et sa tristesse. A 15 ans, il entre au régiment de la Garde à Postdam et participe, sans enthousiasme, aux combats contre la Révolution française. A partir de 1800, il fréquente les salons littéraires de Berlin, en y demeurant étranger. Dès sa jeunesse – mais fut-il un jour réellement jeune ? – il s’efforce de tracer le portrait de l’épouse idéale. A peine songe-t-il à un mariage avec Wilhelmine qu’il effectue un mystérieux voyage à Würzburg où il subit sans doute une opération chirurgicale. Mythomane, il excelle à brouiller les pistes. Pauvre, il est hostile à toute activité salariée et rêve de devenir écrivain. Mystique, il croit à un perfectionnisme éternel. Aussi, la lecture de la Critique de la raison pure de Kant le désespère: dans cette vie on ne peut cerner l’absolu. Alors sa vie se transforme en une fuite perpétuelle : dans les voyages, les villes, les activités, pressentant que l’ultime issue ne peut être que la mort. Tout son itinéraire est jalonné d’adieux. Il s’éloigne de Wilhelmine, sa fiancée, fait la connaissance d’autres jeunes filles, accompagné dans ses errances par Ulrike, sa soeur. Il séjourne avec elle à Paris en 1801. Prussien romantique, il trouve que les français sont trop frivoles. Et Paris lui semble laid. Aussi rêve-t-il de devenir paysan en Suisse, si Wilhelmine consent à le suivre. Elle refuse, mais il s’obstine, se réfugie dans une île travaillant avec acharnement à ses drames. Il finira par accepter un emploi dans l’administration des domaines de Könisberg où Ulrike le rejoint. Au cours de ses voyages, il est même arrêté et emprisonné par l’armée française comme espion.
Après sa libération, il se lie avec les plus grands écrivains de son temps et fait la connaissance de Ludwig Tieck. Goethe désire faire jouer La Cruche cassée à Weimar. Penthésilée, La Marquise d’O, déconcertent. Sa langue scandalise par son audace. Il se tourne vers la politique et rêve de liberté en Allemagne. Ses rêves s’effondrent avec la bataille de Wagram, et il disparaît à nouveau. On le croit mort. C’est ainsi qu’il achève Le Prince de Hombourg. Mais son oeuvre, admirée par quelques-uns, continue à éveiller la haine et le scandale. Taciturne, autodestructeur, il se réfugie auprès d’Henriette Vogel dont la vitalité le surprend : elle comble l’absence de Marie von Kleist, que Heinrich, de quinze ans plus jeune, aime d’un amour platonique. Henriette préfère la mort brutale à une longue agonie. Tous deux s’élancent dans cette exaltation pathologique qui marque les « litanies funèbres » qu’ils écrivirent. Le 20 novembre 1811, ils descendent à l’auberge et y rédigent des lettres annonçant qu’ils ont décidé de se tuer. On retrouvera Henriette, les yeux grands ouverts, le corsage taché de sang. Kleist était à genoux devant elle, serrant entre ses dents le pistolet.
Sa mort fut son premier succès.
Jean-Michel PALMIER.
Heinrich von Kleist, Joachim Mass.
Traduit de l’allemand par Jean Ruffet
Editions Payot
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Joachim Maass est né à Hambourg en 1901. Il émigre en 1939 aux Etats-Unis où il enseigne la langue et la littérature allemandes. De 1945 à 1952, il est rédacteur en chef de la Neue Rundschau. Il meurt à New York en 1972. |
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«Il vécut, chanta et souffrit en une époque trouble et difficile. II vint ici chercher la mort et y trouva l’immortalité.» : ces deux phrases gravées sur sa tombe illustrent bien la vie de Heinrich von Kleist (1777-1841). En proie au mal de vivre, ses voyages incessants sont autant de tentatives pour s’évader d’une réalité qu’il supporte de moins en moins. Son errance s’achève sur les bords du Wannsee. C’est là qu’il se donne la mort, en compagnie d’une jeune femme, à l’âge de trente-quatre ans. Contemporain des romantiques, né dans un siècle soumis à la double dictature de Goethe et de Schiller, Kleist échappe à l’influence des uns et des autres. Son oeuvre – une mosaïque de drames, de nouvelles et de courts essais – témoigne du combat qu’il poursuit sans trêve. Cet effort de libération qui traverse tous ses textes en fait un auteur toujours d’actualité. Parmi tous les ouvrages consacrés à Kleist, la biographie de Joachim Maass constitue une oeuvre majeure. Elle réussit à cerner au plus près le cheminement de ce génie de la langue allemande et donne les clés d’un destin lourd en drames et en mystères. |
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