Article paru dans le Magazine Littéraire N° 265 de Mai 1989.
Le travailleur nous parvient enfin en français, précédé d’une sorte d’aura maléfique. Un brûlot ? Non, plutôt un obus désamorcé.
Peu de livres ont été aussi souvent cités et aussi peu lus que Le travailleur d’Ernst Jünger (1). Il est vrai que l’édition originale, parue à l’automne 1932, était devenue une rareté et que l’ouvrage ne fut réédité que tardivement, en 1963, lorsque Jünger, cédant aux conseils de Heidegger, en prit le risque. La traduction française, longtemps différée, constitue donc un événement. Avec Le travailleur, c’est le coeur de l’oeuvre d’Ernst Jünger qui nous est enfin accessible mais aussi l’un des brûlots théoriques les plus intéressants pour comprendre la complexité des idéologies de l’Allemagne des années 20-30 et, plus particulièrement, celles qui s’inscrivent dans la mouvance de la droite révolutionnaire et du national-bolchevisme. Le livre nous parvient, précédé d’une sorte d’aura maléfique: oeuvre théorique importante pour certains, il a été aussi considéré par d’autres comme la matrice idéologique d’un bon nombre d’idées national-socialistes. Autant de raisons pour le lire sérieusement.
Lorsqu’à la suite de discussions avec Heidegger, nous eûmes l’occasion d’interroger Jünger sur certaines thèses du Travailleur, ayant retrouvé par hasard un exemplaire de l’édition originale, il inscrivit sur la première page de l’ouvrage – inquiétant dans sa présentation, avec le titre en caractères gothiques blancs sur fond noir – ces simples mots en latin : « les écrits ont leurs destins …comme les balles ! ». Le destin de cet essai est si étrange qu’il confine au mythe. Dès 1943, Jünger dans son Journal, s’inquiétait des partisans et des adversaires qu’il rencontrait. Il avait le sentiment que son oeuvre, comme un automate, menait sa vie propre. Aussi ne peut-on s’étonner des interprétations contradictoires qu’il a suscitées. Le philosophe marxiste hongrois Georg Lukacs l’exécute en quelques lignes dans La destruction de la raison (Ed. l’Arche, 1959). Pour lui, Le travailleur est l’une des racines idéologiques les plus évidentes de la « philosophie du national-socialisme », la justification de son pseudo-révolutionnarisme. Dès les années 20, Walter Benjamin avait consacré un essai aux « théories du fascisme allemand » qui s’en prenait à la vision de la guerre chez Jünger. L’ennui, c’est que le rapport de Jünger au national-socialisme est infiniment plus complexe. Adepte du prussianisme, partisan de la droite révolutionnaire, hostile à la République de Weimar, il l’était assurément. Mais s’il accepta de servir comme officier, il refusa les « honneurs » encombrants que voulaient lui décerner les nazis, qu’il s’agisse d’un mandat de député ou d’une place à l’académie de poésie. Il protesta quand un de ses textes fut repris, en 1934, par l’organe hitlérien, le Völkischer Beobachter, ne voulant pas passer pour un collaborateur du journal. S’il s’intéressa à Hitler, voyant en lui un fossoyeur de la République, il ne lui porta jamais de réelle sympathie. Publié en 1932, Le travailleur, n’a pas joué le moindre rôle dans la formation de l’idéologie nazie. Goebbels salua sa parution en affirmant que Jünger se rapprochait « de la zone des balles dans la tête ». Les quelques portraits de Goebbels, exécutés au vitriol, que l’on trouve dans les journaux de Jünger montrent la haine qu’il lui vouait.Par contre, dès sa parution, le livre éveilla un intérêt profond aussi bien à droite qu’à gauche. Cette réception paradoxale reflète la complexité des idéologies de la République de Weimar et un phénomène qu’il est aujourd’hui difficile de se représenter : la passion pour les débats d’idées. L’historien anglais Walter Laqueur simplifie considérablement cette situation lorsqu’il affirme dans son essai Weimar (Ed. Laffont, 1978) qu’il n’existait aucun rapport entre écrivains de droite et écrivains de gauche à cette époque. C’est oublier que Brecht dinait chez l’éditeur Rowohlt avec Arnold Bronnen et Ernst von Saloman, partisans des Corps – Francs d’extrême-droite, que le représentant du Komintern, Karl Radek, et Moeller van der Bruck, chef de la « révolution conservatrice », polémiquèrent ensemble, que le communiste Piscator fit un débat à la radio avec Goebbels. En dépit des oppositions idéologiques qui séparent les intellectuels, leur passion pour les débats d’idées les unit souvent. Elles les oppose aux nazis qui, eux, méprisent ceux que Hitler nomme dans Mein Kampf » les chevaliers de l’encrier ».
Le Travailleur, dès sa parution, séduit la droite révolutionnaire. Ernst von Salomon, écrivain nationaliste qui participa à l’assassinat du ministre Walter Rathenau, raconte dans sa biographie Le questionnaire (Ed. Gallimard, 1953) la révélation que constitua pour lui la lecture des premiers essais de Jünger, en particulier La mobilisation totale. L’affirmation d’un « nihilisme héroïque », l’exaltation du nationalisme et de la guerre, les soldats tombés au front érigés en martyrs, la haine de l’esprit bourgeois ne pouvaient que les séduire. Seulement, dans les idéologiees de droite de l’époque, il n’existe pas d’opposition radicale entre « nationalisme » et « socialisme ». Aussi, » la gauche de la droite » fut-elle aussi attirée par le Travailleur. Son représentant le plus intéressant est sans doute Ernst Niekisch, figure de proue du national-bolchevisme, mouvement qui rêve d’unir le prussianisme et la Russie, et dont le sigle est un aigle brandissant dans ses serres, une faucille et une épée. Dissident social-démocrate, partisan d’une révolution nationale (il a même pris part à la république des Conseils de Bavière), Niekisch organisera un groupe de réflexion sur le Travailleur de Jünger auquel assista son ami Lukacs. Il était aussi lié au dramaturge expressionniste et pacifiste Ernst Toller, qui se suicida en exil, à New York. Opposant au national-socialisme, Niekisch fut envoyé en 1937 dans un camp de concentration où il devint presque aveugle. Après la guerre, il enseignera à Berlin-Est. Pendant sa captivité, ce fut Jünger qui vint en aide à sa famille. Si l’on ajoute qu’en 1929, Jünger considérait que toutes les » forces révolutionnaires »étaient des « alliés invisibles », y compris les nationaux-socialistes et communistes, en tant qu’ennemis de l’ordre et attachés à une « conception héroïque » du prolétaire et qu’en 1932, Niekisch voyait dans le national-bolchevisme et le communisme les véritables adversaires du national-socialisme, on aura quelque idée de la constellation inextricable dans laquelle s’insère Le travailleur.
La genèse des thèses principales du livre est facilement décelable. De 1920 à 1923, Jünger fut l’un des écrivains politiques les plus brillants de la droite révolutionnaire. Ses articles paraissaient dans des revues comme Die Standarte (L’Etendard), Arminius, expressions de pointe du nationalisme allemand. Il collabora aussi à Widerstand, l’organe du national-bolchevisme d’ Ernst Niekisch. De sa rencontre avec la guerre de 1914, il a gardé la certitude quasi dostoievkienne que tous ceux qui sont morts au front ne furent pas tués en vain, que leur sacrifice fécondera l’avenir. Hostile à l’esprit petit-bourgeois – et à la république, issue de la défaite – marqué par un anticapitalisme romantique, il exalte l’héroïsme de ces soldats, confrontés à la puissance de la technique la plus meurtrière et en tire au moins deux concepts théoriques. Tout d’abord celui de la figure du Travailleur. Jünger affirme qu’il est impossible de la saisir en termes économiques, limités à la notion de classe. Le Travailleur n’est pas un simple ouvrier. C’est pour lui une véritable figure métaphysique, qu’il assimile à une idée platonicienne et qu’il comprend à partir des interrogations du Zarathoustra de Nietszche: » Qui donc aura assez de courage pour cela, qui sera la maître de la terre ? » Nietzsche, pour Jünger, a clairement posé la question fondamentale des temps modernes, marqués par le règne de la volonté de puissance. Dans un monde où l’être est devenu travail (Hegel) et volonté (Nietzsche), Le Travailleur est seul capable d’assumer la domination planétaire de la terre, face au nihilisme. Cette domination s’accomplit par la maîtrise de la technique et, à travers son concept de « mobilisation totale », Jünger extrapole un terme militaire pour lui donner un sens métaphysique : c’est la terre tout entière qui est mobilisée par la technique. Alors que la « guerre de matériel », suscitera en Allemagne un pessimisme romantique à l’égard du règne industriel (de Spengler à l’expressionnisme), Jünger prend au sérieux la question de la technique et s’efforce de comprendre le lien qu’elle entretient avec l’essence de l’homme et du politique. Les analyses touffues et parfois difficiles du Travailleur s’efforcent de répondre à cette unique question : dans un monde qui, au-delà des divisions politiques, est régi par la montée grandissante d’une même figure, qu’en est-il de l’essence même de la vie et du politique ?
Hostile à la démocratie, Jünger l’est encore plus à l’égard de l’esprit bourgeois, qu’il exècre. Sa figure du travailleur en est l’antidote. En lui se recueillent les plus hautes valeurs de l’humanité laborieuse et créatrice. Lui seul peut donner son vrai visage à l’individu moderne, dans une conception héroïque du travail, aussi opposée au capitalisme qu’au marxisme, qui imprimera sa marque au monde à venir.
Le Travailleur suscita l’intérêt mitigé de la gauche allemande. Il influença profondément le national-bolchevisme, comme le montre l’essai que Niekisch lui consacrera dès sa parution dans sa revue Widerstand (Résistance). On ne peut nier que les analyses de Jünger apparaissent, rétrospectivement, comme singulièrement ambigües. Leur abstraction philosophique – qui en détermine aussi la valeur – est suceptible d’interprétations antagonistes. L’hostilité à la République de Weimar, à sa démocratie, l’exaltation de l’héroïsme des tranchées, sont caractéristiques de la droite révolutionnaire de l’époque. Certains de ces thèmes seront repris par les nazis : l’insistance sur la valeur du « danger », du « destin », de la « mort », du retour à l’ »élémentaire ». Plusieurs phrases du Travailleur – on ne saurait le nier – pourraient figurer dans des textes nationaux-socialistes. Citons au hasard : « A l’extrême proximité de la mort, du sang et de la terre, l’esprit revêt des traits plus durs et des couleurs plus profondes. » (P.91) ou encore : « Plus la flamme sera pitoyable et plus elle détruira en profondeur le legs du passé, plus la nouvelle offensive sera mobile, allègre et sans scrupules. » Par ailleurs, cette volonté de dissocier le travailleur de l’économie et de la lutte des classes n’est pas sans rappeler nombre de manifestes, postérieurs à 1933, sur le travail. L’ouvrier n’est plus un exploité. C’est un membre de la « Volksgemeinschaft » (communauté raciale populaire). Et l’on songe alors aux files d’ouvriers défilant la pelle sur l’épaule dans les films de propagande de Leni Riefensthal, à la construction d’un « syndicat » unique Kraft durch Freude (la Force par la joie). Jünger est trop intelligent pour ne pas s’en rendre compte et l’on comprend son hésitation à laisser rééditer un livre qui ne pouvait échapper à cet éclairage rétrospectif superficiel et erroné. Heureusement, les idéologues nazis étaient trop ignares pour exploiter les thèses du Travailleur. L’eusent-ils tenté, le livre leur aurait posé de singuliers problèmes. Non seulement Jünger méprise l’idéologie völkisch (raciale-populaire) – il ne s’y réfère jamais, sauf pour critiquer le concept de Volksgemeinschaft – mais son anarchisme, sa valorisation du chaos, son individualisme révolutionnaire, et sa conception radicale de l’éthique ne pouvaient que leur apparaître comme singulièrement dangereux. Hostile à toute anthropologie raciale, la mystique des masses ne trouve pas plus grâce à ses yeux que la détermination des classes. Aussi ce livre, qui se tient sur le fil du rasoir, est-il un chef d’ouevre d’ambiguïtés qui nous donne à voir celles qui marquaient les idéologies de Weimar.
Témoignage sur une époque, Le travailleur est aussi l’une des premières réflexions radicales sur la technique moderne. C’est à ce titre qu’il intéressa très tôt Heidegger et qu’il n’a rien perdu de son importance, même si son contexte idéologique nous est devenu étranger. Au cours de l’hiver 1939-1940, Heidegger fit un commentaire du Travailleur davant un petit cercle d’universitaires. Les nazis y mirent rapidement fin. Dans l’écrit qu’il a consacré à Jünger, en 1955, De la » ligne « (repris dans Questions I, sous le titre Contribution à la question de l’être), Heidegger évoque les grands moments de son interprétation. Il s’agissait de comprendre la figure du Travailleur dans l’horizon du nihilisme planétaire, à partir de la métaphysique de la volonté de puissance de Nietzsche, comme une figure possible du dépassement. Que la conception jüngerienne de la technique ait profondément marqué Heidegger, c’est ce dont témoignent encore les références au Travailleur que l’on trouve dans le texte de Heidegger Dépassement de la métaphysique (rédigé entre 1936 et 1946), mais aussi dans la conférence sur La question de la technique (1953). Ce lien à Jünger permet d’entrevoir le sens que Heidegger crut trouver au mouvement national-socialiste à ses débuts : une possibilité de maîtriser la technique dans cette problèmatique du nihilisme. D’où son obstination à donner une » vérité » au mouvement, alors que dès le début Heidegger s’est complètement aveuglé sur la réalité du nazisme.
Quant à Jünger, il s’était déjà éloigné de la problématique du Travailleur. La figure héroïque et prométhéenne qu’il avait érigée en emblême – à partir de son expérience de la guerre de 1914 comme de sa réflexion sur la planification soviétique – avait fait place à celle du Rebelle, de celui qui, face au même nihilisme, tente de » passer la ligne « , et qui, proscrit ou énarque, appartient à un autre monde. Si l’on ajoute que la traduction française est remarquable par sa précision et sa clarté, que ce livre, par son importance historique, est l’une des clefs pour comprendre tant de phénomènes idéologiques qui précédèrent le national-socialisme, il est clair que cette publication est un événement.
Le livre existe comme un palais en ruines qu’il faut visiter à la manière d’un labyrinthe. C’est un obus désamorcé. Et si certains étaient tentés de s’amuser avec, rappelons-leur cette réponse que nous fit Jünger, lorsque nous évoquions le danger d’une mystique romantique de la « droite révolutionnaire » allemande des années 20, qui surgit cà et là, comme un feu follet : » Ils montent dans un train dont je suis descendu depuis longtemps. »
Jean-Michel PALMIER.
(1) Le Travailleur, Ernst Jünger. traduit et présenté par Julien Hervier (Ed; Christian Bourgois)