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Jünger et le national-socialisme

Dimanche 28 mars 2010

Article paru dans le Magazine Littéraire N° 265 de Mai 1989.

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Le travailleur nous parvient enfin en français, précédé d’une sorte d’aura maléfique. Un brûlot ? Non, plutôt un obus désamorcé.

Peu de livres ont été aussi souvent cités et aussi peu lus que Le travailleur d’Ernst Jünger (1). Il est vrai que l’édition originale, parue à l’automne 1932, était devenue une rareté et que l’ouvrage ne fut réédité que tardivement, en 1963, lorsque Jünger, cédant aux conseils de Heidegger, en prit le risque. La traduction française, longtemps différée, constitue donc un événement. Avec Le travailleur, c’est le coeur de l’oeuvre d’Ernst Jünger qui nous est enfin accessible mais aussi l’un des brûlots théoriques les plus intéressants pour comprendre la complexité des idéologies de l’Allemagne des années 20-30 et, plus particulièrement, celles qui s’inscrivent dans la mouvance de la droite révolutionnaire et du national-bolchevisme. Le livre nous parvient, précédé d’une sorte d’aura maléfique: oeuvre théorique importante pour certains, il a été aussi considéré par d’autres comme la matrice idéologique d’un bon nombre d’idées national-socialistes. Autant de raisons pour le lire sérieusement.

Lorsqu’à la suite de discussions avec Heidegger, nous eûmes l’occasion d’interroger Jünger sur certaines thèses du Travailleur, ayant retrouvé par hasard un exemplaire de l’édition originale, il inscrivit sur la première page de l’ouvrage – inquiétant dans sa présentation, avec le titre en caractères gothiques blancs sur fond noir – ces simples mots en latin : « les écrits ont leurs destins …comme les balles ! ». Le destin de cet essai est si étrange qu’il confine au mythe. Dès 1943, Jünger dans son Journal, s’inquiétait des partisans et des adversaires qu’il rencontrait. Il avait le sentiment que son oeuvre, comme un automate, menait sa vie propre. Aussi ne peut-on s’étonner des interprétations contradictoires qu’il a suscitées. Le philosophe marxiste hongrois Georg Lukacs l’exécute en quelques lignes dans La destruction de la raison (Ed. l’Arche, 1959). Pour lui, Le travailleur est l’une des racines idéologiques les plus évidentes de la « philosophie du national-socialisme », la justification de son pseudo-révolutionnarisme. Dès les années 20, Walter Benjamin avait consacré un essai aux « théories du fascisme allemand » qui s’en prenait à la vision de la guerre chez Jünger. L’ennui, c’est que le rapport de Jünger au national-socialisme est infiniment plus complexe. Adepte du prussianisme, partisan de la droite révolutionnaire, hostile à la République de Weimar, il l’était assurément. Mais s’il accepta de servir comme officier, il refusa les « honneurs » encombrants que voulaient lui décerner les nazis, qu’il s’agisse d’un mandat de député ou d’une place à l’académie de poésie. Il protesta quand un de ses textes fut repris, en 1934, par l’organe hitlérien, le Völkischer Beobachter, ne voulant pas passer pour un collaborateur du journal. S’il s’intéressa à Hitler, voyant en lui un fossoyeur de la République, il ne lui porta jamais de réelle sympathie. Publié en 1932, Le travailleur, n’a pas joué le moindre rôle dans la formation de l’idéologie nazie. Goebbels salua sa parution en affirmant que Jünger se rapprochait « de la zone des balles dans la tête ». Les quelques portraits de Goebbels, exécutés au vitriol, que l’on trouve dans les journaux de Jünger montrent la haine qu’il lui vouait.Par contre, dès sa parution, le livre éveilla un intérêt profond aussi bien à droite qu’à gauche. Cette réception paradoxale reflète la complexité des idéologies de la République de Weimar et un phénomène qu’il est aujourd’hui difficile de se représenter : la passion pour les débats d’idées. L’historien anglais Walter Laqueur simplifie considérablement cette situation lorsqu’il affirme dans son essai Weimar (Ed. Laffont, 1978) qu’il n’existait aucun rapport entre écrivains de droite et écrivains de gauche à cette époque. C’est oublier que Brecht dinait chez l’éditeur Rowohlt avec Arnold Bronnen et Ernst von Saloman, partisans des Corps – Francs d’extrême-droite, que le représentant du Komintern, Karl Radek, et Moeller van der Bruck, chef de la « révolution conservatrice », polémiquèrent ensemble, que le communiste Piscator fit un débat à la radio avec Goebbels. En dépit des oppositions idéologiques qui séparent les intellectuels, leur passion pour les débats d’idées les unit souvent. Elles les oppose aux nazis qui, eux, méprisent ceux que Hitler nomme dans Mein Kampf  » les chevaliers de l’encrier ».

Le Travailleur, dès sa parution, séduit la droite révolutionnaire. Ernst von Salomon, écrivain nationaliste qui participa à l’assassinat du ministre Walter Rathenau, raconte dans sa biographie Le questionnaire (Ed. Gallimard, 1953) la révélation que constitua pour lui la lecture des premiers essais de Jünger, en particulier La mobilisation totale. L’affirmation d’un « nihilisme héroïque », l’exaltation du nationalisme et de la guerre, les soldats tombés au front érigés en martyrs, la haine de l’esprit bourgeois ne pouvaient que les séduire. Seulement, dans les idéologiees de droite de l’époque, il n’existe pas d’opposition radicale entre « nationalisme » et « socialisme ». Aussi,  » la gauche de la droite  » fut-elle aussi attirée par le Travailleur. Son représentant le plus intéressant est sans doute Ernst Niekisch, figure de proue du national-bolchevisme, mouvement qui rêve d’unir le prussianisme et la Russie, et dont le sigle est un aigle brandissant dans ses serres, une faucille et une épée. Dissident social-démocrate, partisan d’une révolution nationale (il a même pris part à la république des Conseils de Bavière), Niekisch organisera un groupe de réflexion sur le Travailleur de Jünger auquel assista son ami Lukacs. Il était aussi lié au dramaturge expressionniste et pacifiste Ernst Toller, qui se suicida en exil, à New York. Opposant au national-socialisme, Niekisch fut envoyé en 1937 dans un camp de concentration où il devint presque aveugle. Après la guerre, il enseignera à Berlin-Est. Pendant sa captivité, ce fut Jünger qui vint en aide à sa famille. Si l’on ajoute qu’en 1929, Jünger considérait que toutes les  » forces révolutionnaires »étaient des « alliés invisibles », y compris les nationaux-socialistes et communistes, en tant qu’ennemis de l’ordre et attachés à une « conception héroïque » du prolétaire et qu’en 1932, Niekisch voyait dans le national-bolchevisme et le communisme les véritables adversaires du national-socialisme, on aura quelque idée de la constellation inextricable dans laquelle s’insère Le travailleur.

La genèse des thèses principales du livre est facilement décelable. De 1920 à 1923, Jünger fut l’un des écrivains politiques les plus brillants de la droite révolutionnaire. Ses articles paraissaient dans des revues comme Die Standarte (L’Etendard), Arminius, expressions de pointe du nationalisme allemand. Il collabora aussi à Widerstand, l’organe du national-bolchevisme d’ Ernst Niekisch. De sa rencontre avec la guerre de 1914, il a gardé la certitude quasi dostoievkienne que tous ceux qui sont morts au front ne furent pas tués en vain, que leur sacrifice fécondera l’avenir. Hostile à l’esprit petit-bourgeois – et à la république, issue de la défaite – marqué par un anticapitalisme romantique, il exalte l’héroïsme de ces soldats, confrontés à la puissance de la technique la plus meurtrière et en tire au moins deux concepts théoriques. Tout d’abord celui de la figure du Travailleur. Jünger affirme qu’il est impossible de la saisir en termes économiques, limités à la notion de classe. Le Travailleur n’est pas un simple ouvrier. C’est pour lui une véritable figure métaphysique, qu’il assimile à une idée platonicienne et qu’il comprend à partir des interrogations du Zarathoustra de Nietszche:  » Qui donc aura assez de courage pour cela, qui sera la maître de la terre ? » Nietzsche, pour Jünger, a clairement posé la question fondamentale des temps modernes, marqués par le règne de la volonté de puissance. Dans un monde où l’être est devenu travail (Hegel) et volonté (Nietzsche), Le Travailleur est seul capable d’assumer la domination planétaire de la terre, face au nihilisme. Cette domination s’accomplit par la maîtrise de la technique et, à travers son concept de « mobilisation totale », Jünger extrapole un terme militaire pour lui donner un sens métaphysique : c’est la terre tout entière qui est mobilisée par la technique. Alors que la « guerre de matériel », suscitera en Allemagne un pessimisme romantique à l’égard du règne industriel (de Spengler à l’expressionnisme), Jünger prend au sérieux la question de la technique et s’efforce de comprendre le lien qu’elle entretient avec l’essence de l’homme et du politique. Les analyses touffues et parfois difficiles du Travailleur s’efforcent de répondre à cette unique question : dans un monde qui, au-delà des divisions politiques, est régi par la montée grandissante d’une même figure, qu’en est-il de l’essence même de la vie et du politique ?

Hostile à la démocratie, Jünger l’est encore plus à l’égard de l’esprit bourgeois, qu’il exècre. Sa figure du travailleur en est l’antidote. En lui se recueillent les plus hautes valeurs de l’humanité laborieuse et créatrice. Lui seul peut donner son vrai visage à l’individu moderne, dans une conception héroïque du travail, aussi opposée au capitalisme qu’au marxisme, qui imprimera sa marque au monde à venir.

Le Travailleur suscita l’intérêt mitigé de la gauche allemande. Il influença profondément le national-bolchevisme, comme le montre l’essai que Niekisch lui consacrera dès sa parution dans sa revue Widerstand (Résistance). On ne peut nier que les analyses de Jünger apparaissent, rétrospectivement, comme singulièrement ambigües. Leur abstraction philosophique – qui en détermine aussi la valeur – est suceptible d’interprétations antagonistes. L’hostilité à la République de Weimar, à sa démocratie, l’exaltation de l’héroïsme des tranchées, sont caractéristiques de la droite révolutionnaire de l’époque. Certains de ces thèmes seront repris par les nazis : l’insistance sur la valeur du « danger », du « destin », de la « mort », du retour à l’ »élémentaire ». Plusieurs phrases du Travailleur – on ne saurait le nier – pourraient figurer dans des textes nationaux-socialistes. Citons au hasard : « A l’extrême proximité de la mort, du sang et de la terre, l’esprit revêt des traits plus durs et des couleurs plus profondes. » (P.91) ou encore : « Plus la flamme sera pitoyable et plus elle détruira en profondeur le legs du passé, plus la nouvelle offensive sera mobile, allègre et sans scrupules. » Par ailleurs, cette volonté de dissocier le travailleur de l’économie et de la lutte des classes n’est pas sans rappeler nombre de manifestes, postérieurs à 1933, sur le travail. L’ouvrier n’est plus un exploité. C’est un membre de la « Volksgemeinschaft » (communauté raciale populaire). Et l’on songe alors aux files d’ouvriers défilant la pelle sur l’épaule dans les films de propagande de Leni Riefensthal, à la construction d’un « syndicat  » unique Kraft durch Freude (la Force par la joie). Jünger est trop intelligent pour ne pas s’en rendre compte et l’on comprend son hésitation à laisser rééditer un livre qui ne pouvait échapper à cet éclairage rétrospectif superficiel et erroné. Heureusement, les idéologues nazis étaient trop ignares pour exploiter les thèses du Travailleur. L’eusent-ils tenté, le livre leur aurait posé de singuliers problèmes. Non seulement Jünger méprise l’idéologie völkisch (raciale-populaire) – il ne s’y réfère jamais, sauf pour critiquer le concept de Volksgemeinschaft – mais son anarchisme, sa valorisation du chaos, son individualisme révolutionnaire, et sa conception radicale de l’éthique ne pouvaient que leur apparaître comme singulièrement dangereux. Hostile à toute anthropologie raciale, la mystique des masses ne trouve pas plus grâce à ses yeux que la détermination des classes. Aussi ce livre, qui se tient sur le fil du rasoir, est-il un chef d’ouevre d’ambiguïtés qui nous donne à voir celles qui marquaient les idéologies de Weimar.

Témoignage sur une époque, Le travailleur est aussi l’une des premières réflexions radicales sur la technique moderne. C’est à ce titre qu’il intéressa très tôt Heidegger et qu’il n’a rien perdu de son importance, même si son contexte idéologique nous est devenu étranger. Au cours de l’hiver 1939-1940, Heidegger fit un commentaire du Travailleur davant un petit cercle d’universitaires. Les nazis y mirent rapidement fin. Dans l’écrit qu’il a consacré à Jünger, en 1955, De la  » ligne «  (repris dans Questions I, sous le titre Contribution à la question de l’être), Heidegger évoque les grands moments de son interprétation. Il s’agissait de comprendre la figure du Travailleur dans l’horizon du nihilisme planétaire, à partir de la métaphysique de la volonté de puissance de Nietzsche, comme une figure possible du dépassement. Que la conception jüngerienne de la technique ait profondément marqué Heidegger, c’est ce dont témoignent encore les références au Travailleur que l’on trouve dans le texte de Heidegger Dépassement de la métaphysique (rédigé entre 1936 et 1946), mais aussi dans la conférence sur La question de la technique (1953). Ce lien à Jünger permet d’entrevoir le sens que Heidegger crut trouver au mouvement national-socialiste à ses débuts : une possibilité de maîtriser la technique dans cette problèmatique du nihilisme. D’où son obstination à donner une  » vérité  » au mouvement, alors que dès le début Heidegger s’est complètement aveuglé sur la réalité du nazisme.

Quant à Jünger, il s’était déjà éloigné de la problématique du Travailleur. La figure héroïque et prométhéenne qu’il avait érigée en emblême – à partir de son expérience de la guerre de 1914 comme de sa réflexion sur la planification soviétique – avait fait place à celle du Rebelle, de celui qui, face au même nihilisme, tente de  » passer la ligne « , et qui, proscrit ou énarque, appartient à un autre monde. Si l’on ajoute que la  traduction française est remarquable par sa précision et sa clarté, que ce livre, par son importance historique, est l’une des clefs pour comprendre tant de phénomènes idéologiques qui précédèrent le national-socialisme, il est clair que cette publication est un événement.

Le livre existe comme un palais en ruines qu’il faut visiter à la manière d’un labyrinthe. C’est un obus désamorcé. Et si certains étaient tentés de s’amuser avec, rappelons-leur cette réponse que nous fit Jünger, lorsque nous évoquions le danger d’une mystique romantique de la « droite révolutionnaire » allemande des années 20, qui surgit cà et là, comme un feu follet :  » Ils montent dans un train dont je suis descendu depuis longtemps. »

Jean-Michel PALMIER.

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(1) Le Travailleur, Ernst Jünger. traduit et présenté par Julien Hervier (Ed; Christian Bourgois)

Adorno : les mots et la musique.

Mercredi 24 mars 2010

Article paru dans le Magazine Littéraire N° 262 – Février 1989.

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Une critique virulente d’un certain discours philosophique et un splendide éloge d’Alban Berg : deux essais traduits de Theodor Adorno.

Il y a vingt ans, la traduction du célèbre Jargon de l’authenticité de Theodor Adorno aurait été un événement. Non qu’il s’agisse de l’un des meilleurs de ses livres, mais sans doute du plus passionnel, d’une oeuvre qui, plus que toute autre, a fait l’objet de nombreuses polémiques. Aujourd’hui, sa lecture risque de déconcerter les lecteurs habitués à la finesse de ses analyses. L’admirable collection de Miguel Abensour, aux éditions Payot,, a permis de rattraper un retard théorique, marqué par l’ignorance des ouvrages les plus fondamentaux aussi bien de l’Ecole de Francfort que d’Ernst Bloch. Aussi convient-il de lire cet essai comme un document d’époque.

Conçu comme une partie de la Dialectique négative, le Jargon de l’authenticité en élargit considérablement l’horizon même s’il nous semble en émousser parfois l’esprit. Règlement de compte avec les philosophies qui triomphaient alors en Allemagne – celles de l’existence inspirées de Kierkegaard et l’ontologie de Heidegger – le Jargon de l’authenticité s’attaque à un certain type de discours  philosophique régnant, dont Adorno entreprend de  démasquer les significations idéologiques.

Comme Hölderlin, Adorno considère le langage comme le plus dangereux des biens. Il n’est permis à personne de le galvauder et d’en méduser. Aussi la première partie de l’essai qui s’attache à montrer comment le jargon s’oppose à toute langue philosophique véritable, ruinant tout espoir de compréhension, de dialogue, de communication est-elle la plus remarquable. Reprenant certaines intuitions de Benjamin, il dénonce dans le jargon un langage pour initiés qui, sur les décombres de la théologie, s’arroge le droit de jouer avec la langue, les concepts pour les livrer à l’emprise de la magie. Le jargon qu’il entreprend de dénoncer a comme envers l’impossibilité  de toute langue philosophique, marquée du sceau du silence. Le jargon n’énonce pas, il suggère une transcendance, un absolu de pacotille toujours remisés dans l’au-delà. En termes marxistes traditionnels, Adorno le définit comme  » une apparence socialement nécessaire ». Il véhicule l’illusion, use d »images-écrans », de « mots-vedettes » qui fonctionnent par leur pouvoir d’incantation. L’idéologie ne se dissimule pas dans le mot lui-même, souvent nanti de significations quotidiennes, mais dans la constellation où il s’inscrit. Il procède à la fois de la réification du langage, de l’incantation vide, de l’enflure. Que recouvre ce « jargon de l’authenticité « ? Avant tout un certain nombre de vocables qui ont trouvé leur consécration chez Heidegger et Jaspers, mais aussi chez leurs disciples. Adorno se réfère au théoricien R. Bultmann, au vocabulaire de la pédagogie et des mouvements de jeunes. Ces vocables, souvent inspirés de Kierkegaard, se cristallisent autour de mots fondamentaux : Dasein, être-pour-la-mort, authentique, engagement, rencontre, appel, dialogue, mission.  Leur inspiration religieuse est indéniable: ils sont ce qui reste de l’âme immortelle quand on a supprimé l’âme et l’immortalité.

Quand ce jargon a-t-il été créé ? Adorno semble sur ce point hésitant. Il évoque la seconde partie des années vingt, mentionne Max Weber, la philosophie de la vie, s’en prend surtout à Heidegger et à Rilke, accusé d’être le véritable fondateur du « jargon « et, dans un raccourci aussi brutal qu’injuste, il écrit : « Le langage de Rilke se tient sur la crête comme beaucoup d’éléments irrationalistes de l’époque qui précède le fascisme. » (p.99). Il reproche à sa « religiosité art-déco », son lyrisme néo-romantique d’avoir préparé ce galvaudage de la langue philosophique. A quoi sert ce jargon ? Quelle fonction idéologique remplit-il ? Ici les analyses d’Adorno demeurent étonnamment floues. Il répète sans cesse que ce jargon est un  signe d’enfermement, qu’il fait disparaître la réalité sociale, que son formalisme est « favorable à des buts démagogiques »(p. 48). Il est lié à un certain visage de la société moderne, à ses angoisses et à ses crises. Il incarne « le phénomène allemand du ressentiment par excellence ». Méprisant le quotidien, il remplace des situations réelles par des abstractions fantomatiques, toujours disponibles, comme tout langage administratif, à une violence cachée et inhumaine. Historiquement, il est devenu omniprésent quand le langage nazi est devenu inadmissible, thèse d’une rare gravité qu’il n’explicite jamais. A une minorité, qu’Adorno nomme ironiquement « les Authentiques », il donne la certitude qu’ils sont les meilleurs et il rapproche ce phénomène de la « culture des employés » analysés par S. Kracauer dans les années 20-30. Le jargon de l’authenticité lui aussi sert « le narcissisme collectif des classes moyennes « : » C’est à celui qui jacasse le jargon qu’on peut se fier, on porte le jargon à la boutonnière, à la place de l’insigne du parti, pour l’heure peu recommandable »(p.63).

C’est naturellement à Heidegger qu’Adorno destine ses attaques les plus violentes car il incarne à ses yeux le pardigme du « jargon de l’authenticité ». N’évoquant curieusement jamais son rectorat de 1933, il n’a pas de mots assez durs pour stigmatiser une pensée qu’il réduit à « un verbiage Blubo » (Blubo abréviation de Blut-und-Boden, sang et sol, désignant le langae nazi). Un texte comme « Expérience de la pensée » lui semble un florilège de « pensée gnomique ». Il raille sa « prétentieuse « Lettre sur l’Humanisme  » et souligne le caractère insupportable  de sa recherche de l’originaire, son archaïsme et son provincialisme, opposant à l’appel silencieux du « chemin de campagne », le fait qu’en Amérique du Nord, il n’y a ni village, ni chemin de campagne. Rebut du romantisme, le langage heideggerien porte en lui « les instincts moisis du kitsch petit bourgeois allemand ». Mais c’est dans le démantèlement de Sein un Zeit (l’Etre et le Temps, 1927) que réside l’essentiel de son attaque. sans jamais en entrevoir la problèmatique réelle, extrayant des phrases, des mots de leur contexte, il s’efforce de prouver que sa conception du Dasein, d’où est exclu tout élément historique, fait qu’ » être-homme devient la forme la plus générale et la plus vide du privilège » (p.86). Il ignore dans cette caricature de l’égalité les différences humaines de la faim et de la surabondance. Sa détermination de la mort méconnaît la division de la société en classes, l’analyse du bavardage et du « on » semble justifier l’irresponsabilité nazie, la notion de rencontre oublie la réalité d’une société où l’on donne les rendez-vous par téléphone.

Quand à sa conception de l’homme comme « être-pour-la-mort », elle oublie que « même la mort est traitée avec un manuel, dans les ordonnances SS et dans les philosophies existentiales »(p.100)

A partir d’une telle méthode, on peut tout prouver car ce type d’analyse est une caricature du langage philosophique qu’il prétend préserver. Autant rattraper des paillons avec un lance-flammes. Dans les pires excès, le livre n’est pas sans évoquer les analyses de Lukacs de la Destruction de  la raison, auteur qu’Adorno n’affectionne pourtant pas. Car de même que Lukacs semblait amalgamer dans son concept d’irrationalisme toute la philosophie post-hégélienne, Adorno s’en prend avec la même violence à Karl Jaspers, auteur éminemment respectable, dont les positions à l’égard du national-socialisme furent sans faille et qui incarna dans l’Allemagne d’après-guerre l’une des rares consciences démocratiques. On reste perplexe devant cette injustice, cet immense travail de démolition malheureusement à peu près complètement inutile car comme le reconnaît Guy Petitdemange dans son excellente postface « la mauvaise humeur frise la mauvaise foi ». Utilisant l’Aufklärung comme repoussoir, Adorno ne semble pas une seule fois entrevoir les questions réelles posées par les auteurs qu’il pourfend, faisant de l’Etre et le Temps une nébuleuse si banale et si stupide qu’on se demande comment d’authentiques philosophes comme Emmanuel Lévinas et Franz Rosenzweig, qui tous deux assistèrent aux rencontres de Davos où s’affrontèrent, en 1929, Heidegger et Cassirer, purent prendre parti pour Heidegger, saluant dans son Sein und Zeit l’aube d’une ère nouvelle de la philosophie, Rosenzweig allant même jusqu’à voir dans Heidegger le véritable successeur de la pensée ontologique de Hermann Cohen. Par ailleurs, Adorno ne dit rien de Sartre et de l’existentialisme français, contre lesquels valent aussi la plupart des de ses critiques. L’introduction aux existentialismes d’Emmanuel Mounier est-elle aussi une oeuvre proto-fasciste ? Relu vingt ans après sa publication, l’essai d’Adorno, aussi passionnant soit-il porte beaucoup de coups qui frappent dans le vide. L’essai de Victor Klemperer, malheureusement peu connu en France, « Die unbewältigte Sprache « (DTV,1969), véritable analyse sociologique du langage nazi, lui n’a rien perdu de sa virulence. En se trompant d’adversaires, en traitant avec un tel mépris Jaspers, en ridiculisant Heidegger avec une mentalité de béotien, Adorno n’a rien ajouté à  sa gloire philosophique.

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Lulu d’Alban Berg à l’Opéra de Lyon

Son livre sur Alban Berg, s’il ne compte pas parmi ses plus grands essais, témoigne par contre de son réel génie, quand il s’exprime sur des oeuvres qui le touchent et qu’il connaît en profondeur. Il s’agit moins d’une étude théorique, d’une monographie comme celle sur Wagner que d’un témoignage polyphonique sur un musicien auquel l’unissaient des liens privilégiés, contrastant avec sa relation difficile avec Schönberg, bien avant la rédaction du Docteur Faustus  de Thomas Mann. Depuis sa rencontre avec Berg en 1924, Adorno lui a consacré de nombreux textes. Ceux qu’il a retenus, dans ce volume, s’étalent sur plusieurs époques : aux analyses d’oeuvres élaborées avant 1937 succèdent les chapitres consacrés au « ton » et à Wozzek, rédigés dans les années 50. Les derniers précèdent de peu sa mort. L’interprétation qu’il propose de Berg est d’une surprenante unité. Dès 1929, Adorno s’attachait à caractériser le style de ses oeuvres, soulignant leur « caractère expressif », mettant en valeur la sensibilité, l’humanité d’un musicien qui lui était proche. L’anathème lancé par les nazis contre lui ne fit que renforcer l’admiration d’Adorno, qui l’amena à prendre sa défense contre l’Ecole de musiciens de Darmstadt, plus attirés par le radicalisme de Webern. Et jusqu’à sa mort, Adorno insistera sur la modernité du compositeur.

L’analyse du ton de la musique de Berg, qu’Adorno rapproche de la Symphonie des adieux de Haydn, où les différents instruments cessent de jouer et partent l’un après l’autre, s’appuie sur cette idée que le compositeur s’est efforcé « de transformer la musique elle-même en image de la disparition, de dire adieu à la vie au moyen de la musique. » Pourtant il décèle en permanence dans sa musique « un mélange de tendresse, de nihilisme et de confiance dans l’éphémère ». Il y a en elle quelque chose de typiquement viennois, du ton de la résignation découvert par Schubert. Etranger à la lutte contre Wagner, il a intégré à sa musique beaucoup d’éléments empruntés non seulement à la première école viennoise, mais aussi à Debussy et à l’expressionnisme. Ce qui sépare Berg de Wagner, souligne Adorno, c’est l’absence de glorification de soi-même. Sa musique a pris parti pour les faibles, les victimes, qu’il s’agisse de Wozzeck, conduit au meurtre par le sadisme des autres ou Lulu, dont toute la société bourgeoise souhaite la disparition.

Utilisant ses souvenirs personnels, Adorno, qui fut l’élève de Berg à Vienne en 1925, souligne sa douceur, sa modestie et son ironie macabre. Politiquement peu engagé, son américanophilie le séparait complètement de Schönberg. Lecteur de la Fackel de Karl Kraus, il s’était identifié à l’Autriche même si, par son père, il était d’origine bavaroise. Alors que Malher pouvait s’inspirer d’un paysage réel « jusqu’à l’épuiser », Berg était tourné vers son paysage intérieur. Et Adorno souligne à juste titre son fantastique sens littéraire, même si sa passion pour Karl Kraus l’amena à partager ses injustices, y compris à l’égard de Hofmannsthal. Faisant revivre leur amitié, Adorno trace un portrait tout en nuance de Berg, d’une réelle richesse, qui nous renseigne en même temps sur la relation profonde que lui-même entretint à la composition musicale, même s’il n’évoque le détail de leurs relations de maître à disciple qu’avec infiniment de pudeur.

Les analyses qu’il consacre aux oeuvres de berg témoignent de la même virtuosité et complètent ses autres écrits sur la nouvelle musique. Ils permettent de mieux cerner son rapport à l’expressionnisme musical. Ce qu’il dit de Wozzek et de Lulu est souvent admirable. Dès lors, comment ne pas s’interroger sur ce qui sépare le style d’analyse d’Adorno dans ses deux essais, que le hasard de l’édition nous offre en même temps? Comment le même homme peut-il s’exprimer avec une constante profondeur sur un musicien comme Berg et faire preuve de tant de mauvaise foi quand il analyse l’oeuvre philosophique de Jaspers ou de Heidegger? L’acharnement contre Heidegger est un symptôme d’époque en Allemagne, mais comment rapprocher sérieusement les Élégies de Duino de vocables fascistes ? Ce qui ne cesse de surprendre chez Adorno, c’est la difficulté extrême qu’il semble éprouver à saisir d’autres sensibilités que la sienne. Ses lettres à Walter Benjamin et ses critiques sur son essai sur Baudelaire en témoignent tout autant que certaines expressions vengeresses sur Brecht, plusieurs jugements expéditifs sur Kurt Weill, tout aussi peu fondés. pourtant, il est certain que ses partis pris, ses engagements passionnels conditionnent la fécondité de ses analyses. Le balancement de la théorie critique qui semble réfuter à l’avance toute objection, sa virtuosité hégélienne, sa négativité créatrice ont des limites. Elles font partie de l’oeuvre d’Adorno. Et le pessimisme fondamental qui caractérise le tourbillon destructeur du Jargon de l’authenticité, trouve sa correspondance dans ce splendide éloge qu’il faisait de Berg dans une lettre adressée à Benjamin, alors que le musicien venait de mourir : « Il a surpassé la négativité du monde avec le désespoir de son imagination ».

Jean-Michel PALMIER.

Jargon de l’authenticité, Theodor Adorno.
Traduit de l’allemand et préfacé par Eliane Escoubas.
Postface de Guy Petitdemange. Editions Payot.

Alban Berg, le maître de la transition infime, Theodor Adorno.
Traduit de l’Allemand par Rainer Rochlitz. Editions Gallimard

Inventaire de la culture viennoise.

Samedi 20 mars 2010

Vienne au tournant du siècle.
Sous la direction de François Latraverse
et Walter Moser.
Editions Albin Michel.

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     Catalogue de l’exposition Vienne, la joyeuse apocalypse, Centre G. Pompidou

Article paru dans le Magazine Littéraire N° 264 – Avril 1989 

Depuis plus de quinze ans, la vieille monarchie des Habsbourg et sa capitale ne cessent de susciter  ouvrages et expositions. Loin de constituer une mode passagère, il s’agit d’un véritable domaine de recherches, parcouru par des spécialistes de toutes disciplines, soucieux d’en analyser la richesse et d’en inventorier l’héritage culturel. Après le catalogue de l’exposition Vienne  au Centre Georges Pompidou (1985), les ouvrages de Carl E. Schorske Vienne, fin de siècle (éd. Seuil, 1983) et de William M. Johnston L’Esprit viennois (éd P.U.F., 1985), une nouvelle étude collective propose d’autres regards, d’autres points de  vue sur l’époque. L’originalité de ce volume, c’est qu’il ne se limite pas à prolonger le travail de documentation déjà entrepris mais soumet aussi la réception des oeuvres et des mythes viennois à une sévère critique : Vienne n’est pas seulement le « laboratoire de la modernité », mais la fabrique permanente de lieux communs et de nostalgies faciles.

Aborder les créations viennoises exige une vision résolument interdisciplinaire. La prodigieuse richesse de cette culture semble défier les historiens. Comment expliquer une telle concentration, une telle diversité, un niveau aussi élevé des productions culturelles. Nul doute que seule une analyse sociale et politique de cette bourgeoisie autrichienne, de ses formes de vie et de culture, mais aussi de l’Empire tout entier pourrait éclairer le phénomène. A moins d’y consacrer une vie, toute étude de cette culture viennoise suppose une recherche collective. Rien d’étonnant donc, si ce volume Vienne au tournant du siècle est issu d’un colloque organisé à Montréal, par l’université du Québec en 1985.

Fin de siècle ou début de siècle ? Peu de participants osent trancher. La plupart préfèrent, à juste titre, souligner l’ambivalence de la culture autrichienne. Et c’est dans la description de cette ambivalence, de ses mécanismes, que le livre est passionnant. On ne saurait trop souligner en particulier la valeur des réflexions de Michaël Pollak sur les origines de la modernité viennoise, d’André Rezler et de Régine Robin sur le mythe de Vienne, de Marc Angenot sur le drame de Mayerling et la production narrative. Les ombres de cette époque – notamment l’antisémitisme – sont clairement mises en évidence par Jacques Le Rider, spécialiste d’Otto Weininger, qui propose de remarquables analyses du thème de l’identité déchirée chez Karl Kraus, et par Régine Robin. On y trouve aussi des aperçus souvent passionnants sur le rôle des revues littéraires à Vienne, la crise de l’éthique et de l’esthétique, l’épistémologie, les relations entre Vienne et Budapest. Il est si rare de voir s’exprimer en France, à propos de Vienne, des auteurs qui connaissent réellement sa culture, que ce volume, clair, dense et précis, mérite qu’on en salue la parution.

Jean-Michel PALMIER.

Heinrich von Kleist : une vie jalonnée d’adieux.

Vendredi 19 mars 2010

Heinrich von Kleist : une vie jalonnée d’adieux
Article paru dans les Nouvelles littéraires N° 284 d’Avril 1989

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Etrange destin que celui d’Heinrich von Kleist, dont la vie tout entière semble traversée par une insondable tristesse et l’obsession de la mort. Les phrases gravées sur sa tombe  » Il vécût, chanta et souffrit en une époque trouble et difficile. Il vint y chercher la mort et y trouva l’immortalité  » la résument admirablement. Si on a longtemps disserté sur son rapport au romantisme, sa parenté avec Kafka, la complexité de ses drames et la beauté de sa langue, aucune étude biographique approfondie n’était encore accessible en français. Aussi, l’ouvrage de Joachim Mass comble-t-il une lacune. Erudit, précis, il restitue admirablement la vie du poète, même si l’on regrette qu’il n’évoque que si peu son oeuvre. 

Né en 1777, Kleist frappe dès son enfance par son sérieux et sa tristesse. A 15 ans, il entre au régiment de la Garde à Postdam et participe, sans enthousiasme, aux combats contre la Révolution française. A partir de 1800, il fréquente les salons littéraires de Berlin, en y demeurant étranger. Dès sa jeunesse – mais fut-il un jour réellement jeune ? – il s’efforce de tracer le portrait de l’épouse idéale. A peine songe-t-il à un mariage avec Wilhelmine qu’il effectue un mystérieux voyage à Würzburg où il subit sans doute une opération chirurgicale. Mythomane, il excelle à brouiller les pistes. Pauvre, il est hostile à toute activité salariée et rêve de devenir écrivain. Mystique, il croit à un perfectionnisme éternel. Aussi, la lecture de la Critique de la raison pure  de Kant le désespère: dans cette vie on ne peut cerner l’absolu. Alors sa vie se transforme en une fuite perpétuelle : dans les voyages, les villes, les activités, pressentant que l’ultime issue ne peut être que la mort. Tout son itinéraire est jalonné d’adieux. Il s’éloigne de Wilhelmine, sa fiancée, fait la connaissance d’autres jeunes filles, accompagné dans ses errances par Ulrike, sa soeur. Il séjourne avec elle à Paris en 1801. Prussien romantique, il trouve que les français sont trop frivoles. Et Paris lui semble laid. Aussi rêve-t-il de devenir paysan en Suisse, si Wilhelmine  consent à le suivre. Elle refuse, mais il s’obstine, se réfugie dans une île travaillant avec acharnement à ses drames. Il finira par accepter un emploi dans l’administration des domaines de Könisberg où Ulrike le rejoint. Au cours de ses voyages, il est même arrêté et emprisonné par l’armée française comme espion.

Après sa libération, il se lie avec les plus grands écrivains de son temps et fait la connaissance de Ludwig Tieck. Goethe désire faire jouer La Cruche cassée  à Weimar. Penthésilée, La Marquise d’O, déconcertent. Sa langue scandalise par son audace. Il se tourne vers la politique et rêve de liberté en Allemagne. Ses rêves s’effondrent avec la bataille de Wagram, et il disparaît à nouveau. On le croit mort. C’est ainsi qu’il achève Le Prince de Hombourg. Mais son oeuvre, admirée par quelques-uns, continue à éveiller la haine et le scandale. Taciturne, autodestructeur, il se réfugie auprès d’Henriette Vogel dont la vitalité le surprend : elle comble l’absence de Marie von Kleist, que Heinrich, de quinze ans plus jeune, aime d’un amour platonique. Henriette préfère la mort brutale à une longue agonie. Tous deux s’élancent dans cette exaltation pathologique qui marque les « litanies funèbres » qu’ils écrivirent. Le 20 novembre 1811, ils descendent à l’auberge et y rédigent des lettres annonçant qu’ils ont décidé de se tuer. On retrouvera  Henriette, les yeux grands ouverts, le corsage taché de sang. Kleist était à genoux devant elle, serrant entre ses dents le pistolet.

Sa mort fut son premier succès.

Jean-Michel PALMIER.

Heinrich von Kleist, Joachim Mass.
Traduit de l’allemand par Jean Ruffet
Editions Payot

 

 

 

 

Joachim Maass est né à Hambourg en 1901. Il émigre en 1939 aux Etats-Unis où il enseigne la langue et la littérature allemandes. De 1945 à 1952, il est rédacteur en chef de la Neue Rundschau. Il meurt à New York en 1972.

 

«Il vécut, chanta et souffrit en une époque trouble et difficile. II vint ici chercher la mort et y trouva l’immortalité.» : ces deux phrases gravées sur sa tombe illustrent bien la vie de Heinrich von Kleist (1777-1841). En proie au mal de vivre, ses voyages incessants sont autant de tentatives pour s’évader d’une réalité qu’il supporte de moins en moins. Son errance s’achève sur les bords du Wannsee. C’est là qu’il se donne la mort, en compagnie d’une jeune femme, à l’âge de trente-quatre ans. Contemporain des romantiques, né dans un siècle soumis à la double dictature de Goethe et de Schiller, Kleist échappe à l’influence des uns et des autres. Son oeuvre – une mosaïque de drames, de nouvelles et de courts essais – témoigne du combat qu’il poursuit sans trêve. Cet effort de libération qui traverse tous ses textes en fait un auteur toujours d’actualité.

Parmi tous les ouvrages consacrés à Kleist, la biographie de Joachim Maass constitue une oeuvre majeure. Elle réussit à cerner au plus près le cheminement de ce génie de la langue allemande et donne les clés d’un destin lourd en drames et en mystères.

 

 

 

 

 

Béla Balazs, un itinéraire (5/5)

Dimanche 14 mars 2010

Béla Balazs, Théoricien marxiste du cinéma.

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Exil en Union Soviétique

Balazs avait commencé à publier des textes dans des revues soviétiques bien avant son exil. Kino, Kino Journal, Ark, Kinc y Kultura avaient fait connaître certains de ses essais et il fut, à Berlin, le défenseur passionné du cinéma soviétique. En 1928, il avait même demandé au comité central du Parti communiste hongrois, dont plusieurs membres étaient à Moscou, la permission de tourner un film sur la République des conseils. Aussi, après l’invitation de se rendre en Union Soviétique en 1931, décida-t-il d’y rester et il s’intégra aux studios soviétiques. Il enseignera ses théories et pronocera de nombreuses conférences réunies dans le volume Iskusstvo Kino, paru à Moscou en 1945 et traduit jusqu’à ce jour en plus de vingt langues.

Il est d’ailleurs étonnant que Balazs, qui n’avait rien d’un marxiste orthodoxe, ait pu s’établir en Union Soviétique et jouir jusqu’à son retour en Hongrie d’un grand prestige. On sait, en effet, que l’émigration allemande en URSS fut loin d’être considérée par Staline avec toujours beaucoup de sympathie, tout comme l’émigration hongroise, mais pour la plupart des écrivains communistes, l’exil en URSS était la seule possibilité de continuer à  travailler et d’échapper aux camps de concentration qui existaient en Allemagne, faut-il le rappeler, dès 1933. De nombreux écrivains socialistes et communistes avaient été les victimes de persécutions policières et administratives tout au long de l’époque de Weimar : Grosz, Toller, Mühsam avaient été inquiétés pour leurs idées. Ces mesures frappaient aussi bien les socialistes et les communistes et plus particulièrement ceux qui avaient été liés avec Spartakus ou les conseils de Bavière. Becher comme Toller, le premier communiste, le second « socialiste messianique « , firent l’objet de procès retentissants. Le prestige de l’Union Soviétique, la passion qu’éprouvaient les écrivains allemands pour l’avant-garde russe, les incitaient à s’y réfugier. Dès l’époque de Weimar, certains comme Joseph Schneider avaient émigré pour échapper à la peine de mort (1). D’autres avaient été invités en Union Soviétique et y étaient demeurés, tels Balazs, Georg Lukacs et Herwarth Walden. L’année 1933 amena une nouvelle vague d’émigrants qui étaient menacés d’arrestation : Piscator, Berta Lask, Ottwalt. En 1934 arrivèrent Willi Bredel, Andor Gabor: en 1935 Alfred Kurella et Johannes R. Becher; en 1939 Ernst Fischer. On estime qu’environ trente-cinq écrivains allemands émigrèrent vers l’Union Soviétique, souvent en passant par Prague. Pour certains – Brecht, Piscator, – ce ne fut qu’une étape; pour d’autres, l’exil fut définitif.

Il faut d’ailleurs souligner que c’est à Moscou que paraissaient les revues anti-fascistes comme Das Wort, Deutsche Zentral Zeitung. Lukacs travailla à l’Institut Marx – Engels et prépara ses ouvrages d’esthétique qui seront publiés au lendemain de la Seconde Guerre mondiale ( 2). La plupart trouvèrent du travail dans différents instituts ou comme lecteurs dans les universités. Certains parvinrent même à occuper des postes importants : Alfred Kurella dirigea la section bibliographique de la Bibliothèque nationale de Moscou pour la littérature étrangère; Béla Balazs devint professeur à l’Académie du cinéma. MAis les tentatives d’établir des contacts entre artistes allemands et soviétiques furent difficiles. Presque tous les projets de Piscator échouèrent et Brecht, dès cette époque, fit des réserves très sévères sur le régime et fut sans doute l’un des plus pertinenets et l’un des premiers critiques du stalinisme. Il estimait qu’il s’agissait non d’une dictature du prolétariat, mais d’une dictature sur le prolétariat et ne cessait de railler tous ces poèmes qui n’étaient acceptables qu’avec un hommage à Staline. Il savait que son amie Carola Neher, la Polly Peachum de l’Opéra de Quat’sous, avait été exécutée, semble-t-il, parce que son mari aurait sympathisé à Prague avec des « trotskistes », Tetriakov était violemment attaqué, ses amis, Eisenstein, Meyerhold sévèrement critiqués. Par ailleurs, les textes de Lukacs sur l’Expressionnisme et l’opposition réalisme / formalisme lui déplaisaient. Dans ses conversations avec Walter Benjamin, il ne cache pas son amertume et ses doutes sur la démocratie qui règne en Union Soviétique à l’époque de Staline, et le notes de Brecht sur les procès de Moscou montrent qu’il ne croyait pas aux accusations délirantes de Vichynski. Toutefois, si Brecht s’abstint de répondre officiellement à Lukacs, c’est qu’il craignait des désagréments en retour, s’imaginant à tort que Lukacs et Kurella avaient un pouvoir très grand. Herwarth Walden, directeur et fondateur du Sturm, fut exécuté en 1941. Quant à Lukacs, il fut luiaussi arrêté.(3)

Balazs  ne semble avoir eu aucun déboire avec le régime soviétique à l’époque stalinienne (4). MAis à partir de 1938, la Hongrie prend une place de plus en plus importante dans son oeuvre. Ses poèmes seront réunis à Moscou sous le titre Que mon verbe vole et Près du feu de camp. Il évoque dans de nombreux textes  son itinéraire, sa rencontre avec Bartok, l’ère du Nuygat, la guerre. Ses poèmes de 1943-1944 sont pleins d’une profonde nostalgie pour la Hongrie. Après la défaite du fascisme, il décide de rentrer.

(1) Nous empruntons de nombreux renseignemennts historiques sur la situation des émigrés allemands au numéro 14/15 de la revue Europäische Ideen, hrsg. Andreas W. Mytze.
(2) Nous renvoyons à l’excellente introduction de Claude Prévost aux Ecrits de Moscou de Lukacs (Editions sociales).
(3) Cette arrestation de Lukacs es d’ailleurs assez étrange et il nous a été impossible d’en connaître les raisons véritables. Lukacs lui-même, après son retour en Hongrie, en a peu parlé. Claude Prévost n’en fait pas mention dans son introduction extrêmement documentée, aux Ecrits de Moscou de Lukacs. Par contre Julius Hay est formel : émigré lui aussi à Moscou, il se rendit immédiatement chez Rakosi, Gabor et Balazs pour leur demander d’intervenir en sa faveur. Rakosi promis d’intervenir en faveur de Lukacs qui fut finalement libéré. Les arrestations de communistes hongrois et allemands, réfugiès en U.R.S.S., défient toute interprétation. Dans le cas de Lukacs, on serait tenté d’y voir la reprise des polémiques qui accompagnèrent la parution d’ Histoire et Conscience de classe ou l’annonce des attaques que subira Lukacs après son retour en Hongrie. Un telle hypothèse est assez peu probable, Lukacs ayant fait son auto-critique. Par ailleurs, il est certain que ses travaux d’esthétique  allaient à l’ encontre des thèses de Jdanov et du sociologisme vulgaire alors prôné par la critique soviétique. Si Lukacs cite en effet Staline dans ses Ecrits de Moscou, c’est pour justifier une critique et une analyse qui sont à l’opposé des théories staliniennes. Les citations de Marx, Engels, Lénine sont d’ailleurs, comme le remarque Claude Prévost, infiniment plus nombreuses que les citations de Staline. Certains ont nié cette arrestation de Lukacs<<<; en fait, plusieurs témoignages que nous avons recueillis parmi des militants hongrois refugiés en U.R.S.S. semblent prouver qu'elle a bien eu lieu. Selon certains, Lukacs fut libéré grace à Dimitrov qui aurait affirmé : " Impossible de gagner l'intelligentsia allemande sans Lukacs.". Le fils de Lukacs fut déporté en Sibérie pour d'autres raisons encore plus mystérieuses. Quant à l'arrestation de Lukacs elle-même, elle demeure incompréhensible. La seule explication plausible qui nous a été fournie par des compagnons d'exil de Lukacs est la suivante : Il s'agirait d'une simple erreur d'homonyme : un autre Georg Lukacs, écrivain réactionnaire hongrois, auteur d'essais dont La Hongrie et la civilisation, aurait été à l’origine de l’erreur.
(4) Ces théories étaient pourtant parfaitement « formalistes » et absolument inutilisables pour des films inspirés du réalisme-socialiste.

Retour en Hongrie

« Je n’ai besoin d’autre chose.
Je me présente, me voici.
Je souhaite un bonsoir silencieux
Et je prends les bras de la charrue. »

C’est ce qu’écrit Balazs dans Conquête de la Patrie, après son retour en 1945. Il allait immédiatement mettre ses connaissances et son expérience au service de la nouvelle Hongrie. A partir de 1945, il est rédacteur en chef d’une revue de théâtre et de film, Le Projecteur. Il paricipe avec beaucoup d’enthousiasme au nouveau cinéma hongrois. Il enseigne à l’Ecole supérieure du théâtre, dirige l’Institut filmologique. En 1948 paraît en hongrois Culture cinématographique. Il donne des conférences dans toute l’Europe, à Prague, à Varsovie, à Rome et à Paris. Il est conseiller de plusieurs films et on l’invite à enseigner en Tchécoslovaquie et en Yougoslavie. LA notice biographique qui précède le recueil d’articles de Balazs édité par la cinémathèque de Berlin se termine comme un conte de fées. Fêté, honoré de tous, Balazs, dès son retour en Hongrie, aurait été à la tête du développement cinématographique hongrois, dépensant ses forces, couronné par le prix Kossuth ; » Sein Leben War erfolgreich ».

En fait, cette vision de l’activié de balazs ne nous paraît pas très exacte et se trouve contredite par toutes les sources hongroises. Il est vrai que Balazs fonda l’institut filmique, qu’il enseigna ses théories du cinéma. Mais il fut rapidement mis à l’écart du développement du cinéma hongroius par les éléments staliniens. Comme le reconnaissent aujourd’hui les cinéastes et les historiens hongrois, le cinéma de cette époque a sans doute beaucoup perdu à ne pas prendre en considération l’apport de Béla Balasz. Balazs écrivit le script du film Quelque part en Europe et tenta de mettre en pratique dans ce film les techniques du cinéma soviétique. Produit par la parti communiste hongrois, ce film montrait la difficulté de faire entrer dans la société des orphelins qui étaient devenus des vagabonds, comme dans le film Chemins de la vie de Nicolai Ekk, qui inspira profondément Béla balazs. Victimes de la guerre, ces enfants se défendent comme ils le peuvent. Ils forment un gang et deviennent un danger pour la société. Ils se réfigieront dans un château en ruine et les autorités du district veulent prndre des mesures sévères contre eux. mais aux enfenats s’est joint un musicien qui a fui, lui aussi, les horreurs de la guerre et c’est lui qui parviendra à les conduire vers une autre sensibilité.

A partir des années cinquantes, les théories de Balazs furent sévèrement critiquées – Balazs mourut en 1949 – et tout son héritage renié. Le cinéma devait montrer le présent et le futur sous un jour heureux, les problèmes débattus dans la presse devaient devenir aussi les thèmes des films : on vouait que le cinéma joue un rôle de propagande, et la théorie du « héros positif » s’implanta dans les films hongrois. C’est en vain qu’en 1951, Poudovkine, invité en Hongrie, critiqua le schématisme des films réalisés par le parti communiste. Le Procès Rajk avait créé un climat de uspicion. Eisenstein était réfuté comme « formaliste ». On en venait à considérer le script comme l’essentiel. Dès 1945, Balazs avait réagi vigoureusement dans sa revue contre la « fétichisation du script ». Non seulement Eisenstein mais aussi Dovchenko, Poudovkine étaient violemment attaqués et les théories de Balazs étaient réfutées comme théories formalistes. Dans un entretien paru dans le Bulletin (76/3) de la Hungaro film, le réalisateur Tamas Féjer évoque sa formation et le rôle que joua l’enseignement de Béla Balazs, tout en soulignant  » qu’il n’obtint guère de soutien de la part du dirigeant de l’école supérieure (de cinéma), bien au contraire… Cette circonstance regrettable priva certainement d’une grande possibilité la formation hongroise des experts du cinéma ».

Sur le plan du théâtre non plus Balazs n’eut guère de succès, ses trois pièces jouées en Hongrie, Mozart, danses de sorcières, Lulu et Beata, n’auront qu’une audience limitée, son drame Cinka Panna, accompagné d’une musique de Zoltan Kodaly, fut un échec complet. En 1946, Balazs était retourné dans sa ville natale, Szegeld, et c’est là qu’il écrivit sa très belle biographie Jeunesse rêveuse, qui évoque son enfance et son adolescence avec une extraordinaire sensibilité. Sa mort l’empêcha de la terminer.

Aujourd’hui, tout son oeuvre est réédité à Budapest et connaît un grand succès. De nombreux travaux lui sont consacrés, ses théories sont toujours discutées et un studio porte son nom. Enfin, il faut signaler comme dernier hommage à la gloire posthume de Balazs en Hongrie, le film qui a été tiré, en 1974, de son autobiographie Jeunesse rêveuse ( « Almodo ifjusag »), d’après un scénario de Janos Rossa et Itsvan Kardos, qui retrace l’enfance pauvre et triste de celui qui s’appelait alors Herbert Bauer.

Jean-Michel PALMIER.