Béla Balazs, un itinéraire (3)

Béla Balazs, théoricien marxiste du cinéma.

lajoskassak.jpg Lajos Kassak

Balazs et la commune de Budapest.

Car c’est là le paradoxe le plus étonnant : cette génération idéaliste et mystique qui rêve de réconcilier l’irrationalisme allemand et Dostoïevski, qui veut fuir le monde dans la bohème ou la métaphysique de l’art, va adhérer au parti communiste hongrois. Quand on relit le témoignage de J. Lengyel sur la Vissegrader Strasse, les souvenirs d’Erwin Sinko et les premiers textes de Lukacs, on est confondu: tous ont adhéré au communisme comme on se convertit à une religion, il y ont transporté leur conscience messianique et apocalyptique et n’ont pratiquement jamais lu Marx. C’est Dostoïevski et Tolstoï, les Mémoires des anarchistes russes comme Sawinkow qui les ont poussés vers le parti communiste, plutôt qu’une claire conscience politique. On comprend l’embarras que dut ressentir Béla Kun face à ces « intellectuels communistes  » qui discutaient toute la journée de Kierkegaard et de Dostoïevski alors que la Hongrie menaçait d’être étranglée par la misère, la contre-révolution et les armées étrangères.

Vers la fin de la guerre de 1914, Balazs s’intéresse de plus en plus aux questions politiques. Il s’enthousiasme pour la révolution bourgeoise en Hongrie et participe aux travaux du conseil national, organe officieux du gouvernement et se rapproche des positions socialistes. En février 1919, quand Béla Kun et les membres du comité central sont arrêtés, c’est grâce aux relations de Balazs que leurs remplaçants sont cachés et le comité central se réunit plus d’une fois à son domicile. Pendant la commune de Budapest, il n’est pas encore membre du parti mais collabore avec la section des écrivains et il s’occupe de l’organisation des théâtres au commissariat de l’Instruction publique. Comme Lukacs, il partira sur le front défendre la jeune République des Conseils contre les troupes royales de la Roumanie.

On imagine mal, en France, la richesse extraordinaire de cette avant-garde hongroise qui s’épanouit à l’époque de la commune de Béla Kun. Toute une génération de poètes, de peintres, d’écrivains – la plupart ayant une trentaine d’années – vont essayer de développer un art révolutionnaire autour de Lajos Kassak, tandis que les marxistes révolutionnaires fondent en 1919 le Parti communiste hongrois. Mécontents de l’orientation du Nuygat, la revue qui avait été le symbole du renouveau hongrois, ils veulent dépasser le symbolisme et l’impressionnisme en créant des revues activistes comme A Tett (l’Action, 1915-1916) puis Ma (Aujourd’hui, 1916 -1926). Ils se veulent révolutionnaires dans l’art comme dans la politique (1). Il ne s’agit plus d’introduire en Hongrie, Baudelaire, Verlaine et Manet, mais le Futurisme, l’Expressionnisme, le Constructivisme et Dada.

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la revue Ma

Lajos Kassak est la personnalité la plus extraordinaire de cette avant-garde (2). Il incarne les attitudes les plus avancées de l’époque, aussi bien dans le domaine artistique que politique. Né à Ersekujvar d’un père slovaque et d’une mère hongroise, il tourne le dos aux études et veut devenir travailleur manuel. Ouvrier d’usine, il prendra part aux mouvements ouvriers et aux grèves. Sur le plan poétique, il suit attentivement le courant du Nuygat et surtout s’enthousiasme pour Endre Ady. Il voyage ensuite à pied à travers l’Europe, voyages qu’il racontera dans son autobiographie et en particulier dans Vagabondages (3).

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Au cours de cette errance à travers l’Europe, il entend parler d’Apollinaire, de Blaise Cendrars, de Picasso, fréquente des anarchistes russes à Bruxelles et, à son retour en Hongrie,il publie des poèmes dans les journaux du parti socialiste (Népszava) et dans Renaissance. Dégoûté par la politique du parti social-démocrate, il se rapproche des cercles anti-militaristes et des idées syndicalistes d’Erwin Szabo. Lorsqu’éclate la guerre, il se révolte contre elle. Déjà après l’assassinat de Zarajevo, il écrivait : « Je ne veux pas la guerre, je proteste avec tout ce qui est humain en moi, avec ma conscience de classe, avec mon amour fraternel, contre le bain de sang qui approche. » Bientôt, en 1915, il crée sa propre revue, A Tett, où se rassemblent les socialistes de gauche. A Tett sera interdite en novembre 1916 pour avoir publié un numéro « internationaliste ». Kassak lance alors une autre revue, Ma, qui allait devenir le lieu de rencontre et d’expression de toute l’avant-garde européenne. Il accueillera en 1917 la révolution russe avec sympathie et il soutiendra le parti communiste tout en refusant d’en devenir membre.

On se doute que la conjugaison de la turbulence de Kassak et du jeune parti communiste hongrois n’alla pas sans heurt. Refusant de s’inscrire au parti, Kassak et son groupe furent attaqués dès avril 1919 par certains sociaux-démocrates qui refusaient les innovations communistes du Commissariat à l’éducation et déclaraient par ailleurs l’art de Kassak incompréhensible pour les masses. Béla Kun et les communistes polémiquèrent aussi contre Kassak et ses partisans activistes. Béla Kun lui-même qualifia l’art de Kassak et les thèses de la revue Ma de « produit de la décadence bourgeoise », d’autant plus que Kassak refusait l’idée d’un art socialiste. Balazs, quant à lui, semble s’être tenu en retrait par rapport à ces polémiques, tandis que Lukacs essaya plus ou moins de jouer le rôle d’arbitre entre l’avant-garde et le parti. Toutefois, il faut aussi mentionner un phénomène important qui marqua la vie culturelle de la République des Conseils et qui prend tout son sens quand on considère l’ensemble de l’itinéraire de Béla Balazs : le développement d’un cinéma communiste.

La Hongrie fut non seulement l’un des premiers pays à se passionner pour le cinéma – le premier studio de tournage fut construit en 1911 -, mais c’est aussi en Hongrie que naquirent les premières théories du cinéma. Dès 1907 paraissait A Kinematograf, premier journal de cinéma, suivi en 1908 de Mozgofénykép Hirado. Alexander Korda éditera lui-même plusieurs revues cinématographiques et, dès 1911, certains critiques songeaient à élaborer une esthétique cinématographique. En 1915 Cecil Bognar analyse le film comme moyen d’expression et on ne peut écrire sur Balazs sans mentionner son génial précurseur Jenö Török, jeune critique hongrois mort tuberculeux en 1918, qui anticipe déjà sur certaines idées d’Eisenstein et de Balazs, en particulier sur le rôle du temps. On trouve même chez lui une première approche des thèmes du montage. De 1911 à 1917 se développa en Hongrie une abondante littérature sur le cinéma (4).

Le 12 avril 1919 le cinéma hongrois fut nationalisé (le cinéma soviétique ne le fut qu’en août 1919). D’avril à août 1919, trente et un films furent tournés. L’Association du film comprenait des auteurs dramatiques, des scénaristes, des journalistes, des directeurs et des acteurs, en particulier Béla Blasko, plus connu sous le nom de Béla Lugosi. Cet acteur du théâtre National de Budapest joua un très grand rôle dans le cinéma communiste de la jeune République des conseils avant de hanter les cauchemars de la bourgeoisie américaine, comme vampire puisqu’il se spécialisa dans ce rôle à Hollywood, devenant le premier grand interprète de Dracula. On édita même une revue, Cinéma Rouge, et on envisagea de tourner des films sur toutes les grandes oeuvres de la littérature mondiale, de Jules Verne à Gorki.

Bien que Balazs n’ait pas participé, semble-t-il à cette activité cinématographique, il est probable qu’il en reçu une forte impression. La terreur blanche qui s’abattit ensuite sur la Hongrie après la chute de la République des Conseils entraîna une vague de répression sur le jeune cinéma. Tous ses participants durent prendre le chemin de l’exil; ceux qui demeurèrent en Hongrie furent arrêtés, torturés et exécutés.

Jean-Michel PALMIER.

(1) Pour cette étude de l’avant-garde hongroise, je suis reconnaissant à Viola Gombas de m’avoir communiqué son manuscrit sur Les courants intellectuels dans les révolutions hongroises de 1918 et 1919, et à Arpad Szelpal, compagnon de Kassak, qui m’a longuement parlé de son amitié pour le fondateur de Ma et ses rencontres avec Béla Balazs.
(2) L’essentiel de l’oeuvre de Kassak est inaccessible en français. Un numéro de la revue Action poétique (N°49) a été consacré à la Commune de Budapest et contient des manifestes et des documents du plus grand intérêt.
(3) Traduit en français (Korvina, Budapest)
(4) Sur l’histoire du cinéma hongrois, cf. Istvan Nemeskürty, A Magyar Film Történette, Corvina 1968.

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Exil à Vienne

Comme Lukacs et de nombreux communistes hongrois, Béla Balazs émigra à Vienne et c’est là, semble-t-il, qu’il commença à travailler réellement sur le cinéma. En Hongrie l’esthétique du cinéma continuait à se développer. C’est presqu’en même temps que l’Homme visible de Balazs que fut publié Esthétique et structure du film dramatique d’Ivan Hevesy. C’est à Vienne que Balazs commence à écrire de nombreuses critiques de film et surtout Der Sichtbare Mensch (1924), première tentative d’analyse du cinéma muet et expressionniste. Il collabore à des journaux bourgeois autrichiens mais approfondit sa connaissance du marxisme, fréquente le groupe de Lukacs, alors en polémique avec Béla Kun. Il a brisé son isolement et écrit à présent des poèmes socialistes qui expriment sa nostalgie de la Hongrie. L’influence d’Ady est toujours sensible avec ce goût des décors, des couleurs, si particuliers à Balazs. Ses Chansons de Noël évoquent la grande plaine hongroise et son foyer éteint. Il s’intéresse de plus en plus aux questions esthétiques et continue à écrire un roman racontant l’histoire de sa génération. Dès 1910, il avait songé à décrire la vie de son cercle d’amis. Il commença son travail pendant la guerre et en 1919, le Nuygat publia deux chapitres de son roman Sur la main de Dieu, qui paraît pendant son exil à Kolozsvar. On y retrouve tous les personnages  » fin de siècle  » de la vie bourgeoise hongroise et de la bohème artistique.

Les années de Vienne vont mettre définitivement fin à sa solitude. Il se rapproche du prolétariat, conscient que la révolte artistique individuelle aboutit à une impasse. Mais ses romans n’échapent pas à un certain schématisme. Pourtant, les années de Vienne marquent un gigantesque tournant dans l’itinéraire de Balazs : il s’éloigne de la littérature bourgeoise, se rapproche du communisme, étudie le marxisme et surtout se passionne pour le cinéma. Dès 1920, il est responsable de la critique cinématographique de Der Tag, se documente abondamment sur le cinéma muet et son livre L’homme visible constitue la première tentative d’esthétique cinématographique systématique. L’ouvrage connaît immédiatement un immense succès, est traduit en russe et semble avoir exercé une influence sur Poudovkine et Eisenstein. Il analyse les techniques expressives de la caméra en accordant une place capitale au montage et au gros plan. Cet art nouveau, encore très discuté, lui semble capable de réaliser tous les rêves. Balazs est persuadé qu’il s’agit là d’un mode d’expression unique qui, dans sa théorie symboliste, doit permettre une rencontre directe de l’ »âme et de l’image » sans passer par le langage, tout en s’adressant aux masses. Mais Balazs est conscient en même temps que le cinéma constitue « l’enfant chéri du capitalisme « . Il semblerait aussi que dès cette époque, Balazs ait travaillé dans des théâtres prolétariens comme poète et comme dramaturge. Toutefois l’étape décisive de son évolution théorique allait être son séjour à Berlin.

Jean-Michel PALMIER.

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