Béla Balazs, théoricien marxiste du cinéma.
La guerre de 1914 et l’amitié avec Lukacs
La guerre de 1914 fut vécue par une grande partie de la jeunesse allemande et d’Europe centrale comme une véritable apocalypse. L’Esprit de l’utopie d’Ernst Bloch, avec son espoir messianique (1), la Théorie du roman de Lukacs et le désespoir tranquille qu’il affiche quant à l’issue du conflit, permettent de comprendre l’état psychologique de toute cette génération qui correspond en Allemagne à la naissance puis à l’apogée de l’Expressionnisme. L’atmosphère « fin de siècle » prend l’aspect de la fin d’un monde, même si personne ne sait exactement lequel. Dans la préface à l’édition de 1962, de la Théorie du roman, Lukacs écrit :
« Lorsque, dans ces temps là, j’essayais de prendre plus clairement conscience de ma position, qui était purement affective, voici à peu près à quelles conclusions j’aboutissais : les puissances centrales battront vraisemblablement la Russie; le résultat, sera, peut-être la chute du tsarisme – d’accord. Il existe une certaine probabilité pour que les puissances occidentales l’emportent sur l’Allemagne; si leur victoire aboutit au renversement des Hohenzollern et des Habsbourg, là aussi je suis d’accord. Mais la question est de savoir QUI nous sauvera de la civilisation occidentale.(La perspective d’une victoire définitive de l’Allemagne d’alors me faisait l’effet d’un cauchemar.) (2) »
Aussi Lukacs conclut-il la Théorie du roman (rédigée pendant l’hiver 1914-15) comme une série de dialogues entre des jeunes gens qui avaient échappé à la psychose de la guerre comme ceux du Décaméron échappent à la peste. Balazs, contrairement à Lukacs et Bloch, ne réagit pas par ce pacifisme qui caractérise la Théorie du roman comme l’Esprit de l’utopie. A l’annonce de la guerre, il fit preuve d’un esprit nationaliste à l’image d’une partie de la jeunesse de l’Empire. Il publiera dans le Nuygat des articles défendant la culture allemande, s’engagea en 1914 comme volontaire pour le front et devint même officier. Dans son livre, l’Ame pendant la guerre, il tente de justifier son engagement. En fait, celui-ci ne peut seulement s’expliquer par une chute dans le chauvinisme. Il y a aussi dans la conduite de Balazs des éléments dostoïevskiens. Il pense « qu’il faut partager les souffrances car c’est la seule communauté ». Balazs se sent coupable de ne pas partir au front avec le peuple. Et surtout il veut partir à la guerre pour échapper à son isolement. Il l’avoue lui-même : » Il ne s’agit pas de la guerre, mais de quelque chose de plus important : ma solitude. »
Il est certain que la guerre brisa la solitude mystique où Balazs se tenait, comme en retrait par rapport à la vie et à la société, depuis son adolescence. Elle allait être l’occasion d’une prise de conscience politique radicale qui le ramène sur les positions de Lukacs. La solitude désespérée qu’il exalte dans ses drames fait place à un sentiment de compassion : « La terrible souffrance de l’humanité m’a retiré de ma solitude confortable grâce à mon sens éthique qui aurait condamné la théorie de la tour d’ivoire. Aussi curieux que cela puisse paraître et aussi sot que fût mon volontariat à la guerre, ce fut quand même le premier pas qui me sortit d’une erreur fondamentale, car c’était chez moi la première apparition de la solidarité humaine », écrira-t-il en 1938. Après la guerre, Balazs s’intégra au cercle de philosophes auquel appartenait Lukacs et parmi lesquels on rencontre Emma Ritok, Anna Leznai, Béla Forgarasi, Karl Mannheim, Arnold Hauser, Friedyes Antal. Il est toujours lié avec Béla Bartok, prend contact avec le syndicaliste Erwin Zsabo et participe à l’agitation anti-militariste. En 1917, il travaille activement comme organisateur à l’Ecole libre des sciences sociales dans laquelle Lukacs et ses amis donnent des conférences publiques. Ses pièces acquièrent une certaine célébrité, bien qu’il soit toujours aussi peu estimé par la critique hongroise, ce qui conduit Lukacs à prendre sa défense dans une série d’essais parus en 1918 sous le titre Béla Balazs : ceux qui n’en veulent pas (3). En fait, Lukacs admire chez Balazs ce qu’il loue chez Paul Ernst : la profondeur philosophique, l’opposition au mode moderne, l’exigence de l’Absolu, l’ambition d’un art « monumental ». Il voit dans les pièces de Balazs le développement d’une nouvelle vision tragique du monde.
Il semble qu’au cours des années 1908-1919, les relations de Lukacs et de Balazs, aient été, tant sur le plan personnel que théorique, très fructueuses. Sa première critique des poèmes de Balazs parut en 1908 et jusqu’en 1919, il n’a cessé d’insister sur l’originalité de son oeuvre. l’un des documents les plus intéressants pour comprendre le rapport entre Lukacs et Balazs est sans doute le journal que tint Balazs entre 1911 et 1921 et qui a été retrouvé parmi ses papiers aux Archives de l’Académie des sciences. Nous y découvrons, de même que chez Bloch, l’une des plus fines analyses de la personnalité du « jeune Lukacs ».
Ils se fréquenteront souvent à Budapest et se rencontreront encore en 1911 à Florence où résidait alors Balazs. Cette année 1911 fut pour Lukacs particulièrement éprouvante. Il perdit ses deux amis les plus intimes, Irma Seidler et Léo Popper. Irma Seidler à qui est dédié l’Ame et les formes, fut d’abord très liée à Lukacs avant de devenir la femme de Balazs. Après une liaison brève et désespérée, elle se suicida. L’essai de Lukacs, De la pauvreté de l’ âme (A lelki szegénysédröl »), semble être étroitement associé à cette aventure. Quant à Léo Popper (1886-1911), mort tuberculeux, il joua un rôle très important dans le développement esthétique de Lukacs. Le premier essai de l’Ame et les formes est une lettre à Léo Popper sur le genre de l’essai et, jusque dans Die Eigenart des Aesthetischen, Lukacs rendra hommage à son ami d’enfance en évoquant son étude sur Bruegel.
Sur quoi portaient alors les discussions de Balazs et Lukacs à Florence ? Sur l’âme, sur Dieu, sur le sens de la vie. Balazs semble effrayé de la capacité de Lukacs de vivre uniquement d’après ses écrits. Il semble parfois lui reprocher une certaine insensibilité. Dieu apparaît dans leurs discussions comme celui qui élève la vie du chaos à la forme. Balazs comme Lukacs s’interrogent sur la nature du mal en des termes qui rappellent à la fois Schelling et Dostoïevski. Ce que Balazs semble admirer le plus chez Lukacs, c’est cette esthétique messianique qu’il ne cesse d’évoquer à propos des Frères Karamazov. La rencontre de Lukacs avec Ljena Grabenko en 1913 n’a fait que renforcer cette passion mystique de Lukacs pour la Russie. Lorsque Lukacs et Balazs se retrouvent à Budapest en 1915, ils discutent toujours de religion, de théosophie et d’esthétique. Pourtant leurs préoccupations deviennent de plus en plus sociales, comme en témoignent les notes de Balazs sur le célèbre Cercle du samedi auquel ils appartenaient et qui réunissait des écrivains, des philosophes et des sociologues – autour de sujets d’esthétique et d’éthique (4), tirés des romans de Dostoïevski et des écrits de Kierkegaard ou des mystiques allemands. A cette époque encore, bien que la plupart des membres du « Cercle du samedi » appartiennent au groupe des radicaux, la politique est bannie de leurs discussions.
Le 25 décembre 1915, nous apprend le Journal de Balazs, ils discutèrent encore la possibilité d’une vie adéquate, sur Don Quichotte et la figure du saint. Balazs affirme qu’il n’est possible d’atteindre une existence authentique que dans la sphère de l’âme, en refusant la réalité. Lukacs et Anna Leznai semblent partisans, au contraire, d’un affrontement avec le monde. C’est là, chez Lukacs, le passage fondamental de la vision tragique de l’Ame et les formes à la vision messianique de la Théorie du roman. Lukacs, Balazs et sa compagne Anna Slamadinger discutent aussi du sens de l’attitude aristocratique. pour Balazs, l’attitude aristocratique consiste à se réfugier dans le silence et la solitude car une telle attitude résulte d’un sentiment d’inadéquation entre l’âme et le monde. Abordant les problèmes de l’esthétique, en particulier du rapport de la forme et du monde, Balazs remarque :
« Gyuri (Lukacs) dit que l’art est luciférien. Il crée un monde meilleur que celui que Dieu a créé. Il crée de manière anticipée la perfection, l’harmonie avant le salut. Jusqu’à maintenant cette pensée me mettait mal à l’aise, mais je pensais que c’était inévitable. Hier, en quelque sorte, j’ai réalisé que ce n’était pas ainsi. Les formes de l’art sont complexes et enfermées sur elles-mêmes, mais leur matière, ce n’est pas le bronze ou le marbre, c’est le désir. »
Si Balazs n’a écrit que peu de textes sur l’activité de Lukacs et la sienne au cours de la Commune de Budapest, c’est que l’urgence du travail politique refoulait toutes ces préoccupations esthétiques au second plan, comme le montrent aussi les lettres de Lukacs à Paul Ernst. Pourtant ces discussions métaphysiques et religieuses renaîtront au cours de leur exil à Vienne. Ainsi, Balazs évoque-t-il avec beaucoup d’émotion le discours que fit Lukacs à la mémoire d’Otto Korvin (5), au café Neue Wiener Bühne :
» Cherchons en nous-mêmes : pourrions-nous faire la même chose ? Travailler pour la révolution et un jour, accidentellement, mourir pour elle ? Parce qu’il n’y a rien en nous, pas une pensée, pas un sentiment, pas une joie, pas une peine, une humeur que nous ne voudrions pas sacrifier. »
Balazs ajoute : « Et il ferma les yeux, le visage révulsé. Je n’avais jamais pensé qu’il fut un tel orateur. » Mais même dans leurs discussions de Vienne, si le communisme y occupe une grande place, leurs préoccupations originelles n’ont pas disparu pour autant. On voit toujours réapparaître certains aspects de la vision tragique du monde de l’Ame et les formes avec de nouvelles questions, en particulier le mal, la violence et l’éthique révolutionnaire. Lukacs pense que les communistes sont condamnés à porter le poids des péchés du monde. Il médite sur la Judith de Hebbel et la Légende du grand Inquisiteur. Entre Lukacs et Balazs sans cesse surgit la figure du vieil Aliocha. Ils se demandent seulement ce que sera le destin de l’âme individuelle dans la société sans classes.
Jean-Michel PALMIER.
(1) En particulier la célèbre lettre à Léo Popper sur l’essai comme genre littéraire, qui ouvre le volume.
(2) Rappelons que Bloch, dans le même chapitre, tente d’unir le Capital, l’Apocalypse et la Mort.
(3) La Théorie du roman (Médiations, 1963). Il est à noter que l’édition française comporte dans l’avant-dernière phrase un contresens qui dénature totalement la pensée de LuKacs. La question de Lukacs : « Qui nous sauvera de la civilisation occidentale » est traduite par : « Qui sauvera la civilisation occidentale », phrase impossible sous la plume de Lukacs. A une époque où il exécrait la réalité tout entière, et vivait dans un désespoir constant, il serait quand même paradoxal qu’il songe à sauver la culture occidentale qu’il rejette en bloc. La version hongroise de la Théorie du roman ou d’autres préfaces où cette phrase est citée reprennent la même idée en demandant qui nous délivrera de la civilisation occidentale. Rappelons que ce fut l’époque où Lukacs se passionnait de plus en plus pour la Russie de Dostoïevski et où, comme le montre la fin de la Théorie du roman, il attendait une sorte de salut de la Russie, non pas au sens d’une révolution mais d’une éthique messianique et apocalyptique qui se situe dans le prolongement de Tolstoï et Dostoïevski.
(4) Dans un article consacré à la mort de Lukacs : Georg Lukacs ou la fin d’un esthète (in Les Nouveaux cahiers, n° 27, hiver 1971-1972, p 10), Nicolas Baudy écrit : » D’un an l’aîné de Lukacs, Balazs était fils d’un professeur de lettres du lycée de Szeged. Il était aussi hongrois (juif particulièrement assimilé) que Lukacs allemand. Il portait chemise noire avant tout le monde, écrivait des poèmes que Lukacs devait mal comprendre sous l’émail d’une langue ampoulée, mais surtout il écrivait des pièces de théâtre pastichées de Strindberg. Il y témoigne d’un psychisme compliqué, de femmes incalculables, séduisantes et faciles, vicieuses d’une attente hallucinatoire… Lukacs publia même un volume intitulé Béla Balazs et ceux qui n’en veulent pas, qu’on avait baptisé dans les cafés littéraires de Budapest l’Annuaire des téléphones. »
(5) Le Journal de Balazs indique que ces discussions duraient de 3 h de l’après-midi à 3 h du matin.
(6) Otto Korvin (1894-1919), l’un des fondateurs du parti communiste hongrois, chef de la Sûreté rouge sous Béla Kun, refusa d’émigrer après la chute de la République des conseils et fut pendu.
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