Béla Balazs, théoricien marxiste du cinéma
Balazs:Du romantisme anti-capitaliste au communisme
Enfance à Budapest et premières œuvres
La vie de Béla Balazs est peu connue. Elle mérite pourtant qu’on l’évoque afin de mieux comprendre l’itinéraire qui devait le conduire de la bohème bourgeoise hongroise à l’engagement politique, au romantisme anti-capitaliste allemand qui domine toute la génération intellectuelle de Lukacs vers le marxisme, puis le communisme.
Béla Balazs naquit en 1884 à Szeged,comme Lukacs lui-même. Son nom véritable, qui devait lui servir quelque temps de nom de plume, était Herbert Bauer. Son œuvre Jeunesse rêveuse (1) nous renseigne assez bien sur son enfance et son rapport à la Hongrie encore féodale. Fils d’un professeur de lycée, déplacé à Löcsé pour ses idées politiques et son conflit avec les autorités, il fut élevé par une gouvernante allemande.
L’ensemble de son itinéraire intellectuel est assez caractéristique de sa génération et n’est pas sans évoquer celui de Lukacs. Dans sa préface au volume hongrois, Trente ans comme sentinelle rouge, il écrit que cet itinéraire fut » un chemin intérieur, difficile, douloureux et même dangereux « . Après la mort de son père la famille vécut presque dans la misère et revint à Szeged où se passa toute son adolescence, non loin de la grande plaine hongroise, parmi les ouvriers agricoles. Après des études au collège de Eötvös, il se passionna pour la philosophie, se liant avec Zoltan Kodaly, Dezsö Szabö, Géza Laczkö. Face au positivisme qui régnait alors dans la philosophie hongroise, il éprouvait un sentiment de révolte qui le poussait vers la philosophie allemande et les courants irrationalistes qui ne cessaient de se développer depuis Dilthey, en particulier la « philosophie de la vie » dont le grand représentant était alors Georg Simmel auteur de la célèbre » Philosophie de l’argent « , et d’essais sur l’esthétique de la peinture qui exercèrent une influence durable sur toute la jeunesse philosophique allemande et même celle d’Europe centrale (2). Balazs dès cette époque rêvait de devenir poète, écrivain, philosophe. Il obtint une bourse pour étudier à Berlin et c’est là qu’il se lia avec le musicien Zoltan Kodaly dont il restera l’ami toute sa vie. Il partage l’existence des étudiants allemands, de la bohème berlinoise, fréquente les cafés où se réunissent écrivains et poètes, en particulier Arno Holz et Richard Dehmel, précurseurs de l’Expressionnisme littéraire. Le livre de Balazs Aventures et figures, reflète le climat de ces années. Lukacs rêve alors de construire une esthétique systématique à la suite de ses premiers essais parus dans le Nyugat et plus tard réunis dans le volume l’Ame et les Formes. Balazs lui aussi s’oriente vers l’esthétique, dans une direction assez voisine de celle de Lukacs. Comme lui, il sera profondément marqué par l’écrivain Paul Ernst auquel Lukacs consacre l’essai le plus important de l’Ame et les formes : La Métaphysique de la tragédie. Si la catégorie du tragique occupe dans l’esthétique du jeune Lukacs une place fondamentale, la mort tient dans l’esthétique de Balazs la première place, comme en témoigne l’Esthétique de la mort, qu’il publie en 1908. (3)
L’irrationalisme allemand issu de Schelling et Dilthey exerce sur Balazs une profonde influence. L’art est pour lui la manifestation d’un instinct métaphysique, d’une puissance transcendante. Dans tous ses premiers écrits, Balazs accorde une place capitale à l’intuition, au sentiment, à l’angoisse et à la mort. L’univers social et politique n’apparaît pratiquement pas. La nature elle même est considérée comme une simple apparence. Sa philosophie, difficile à saisir conceptuellement, débouche sur une sorte de panthéisme religieux alors que l’esthétique de Lukacs n’admet aucune réconciliation et voit dans le refus du monde la seule possibilité de vie authentique. Balazs affirme que la vraie réalité est en nous-même, le monde extérieur n’est qu’une illusion, une apparence qui se dissout dans le rêve. Lui-même écrit : « les racines du véritable art sont le panthéisme conscient et inconscient, c’est à dire l’expérience religieuse.» En 1909, il publie ses Fragments de Philosophie de l’art où l’art apparaît comme un moment de la vie. Il se veut, en Hongrie, le porte-parole de l’irrationalisme allemand, puisant sa pensée aussi bien chez Dilthey, Simmel que chez Paul Ernst et Kassner.
Si les premiers essais esthétiques de Lukacs, repris dans l’Ame et les formes n’avaient guère soulevé d’enthousiasme de la part de la critique hongroise, ceux de Balazs éveillent une vive réprobation. Le poète hongrois M. Babits, tout en admirant chez Balazs la révolte contre l’esthétique traditionnelle et la volonté de donner à l’art une base philosophique, l’attaque violemment. Ses premiers essais publiés dans deux anthologies de Holnap (Demain) puis dans le Nyugat, feront l’objet de nombreuses discussions parmi les intellectuels hongrois. Tout l’élan poétique de Balazs et sa vision du monde sont contenus dans ces vers du Chant du pèlerin (A vandor énekel), qui annonce les grands principes de son esthétique:
« Le rideau de notre œil, plus haut.
Où est la scène, dehors ou dedans ?
Messieurs, Mesdames,
Des choses remarquables, pénibles et heureuses.
Le monde dehors est plein d’armées,
Mais ce n’est pas cela qui nous fera mourir. »
Toutes les premières œuvres de Balazs sont marquées par ce climat de désespoir, d’angoisse et de solitude. Balazs fut sans doute l’un des poètes les plus mélancoliques de sa génération. Tous ses poèmes sont hantés par la fuite du temps et des choses. Son style emprunte beaucoup au symbolisme français et autrichien. L’apparence est un voile qui dissimule une réalité plus profonde et plus archaïque. Aussi se passionne-t-il pour la vieille chanson populaire hongroise qui le séduit, à l’inverse de Béla Bartok, plus par son côté archaïque que par son côté populaire. Profondément impressionné par l’œuvre poétique d’Endre Ady, le grand poète révolutionnaire hongrois du début du siècle, il tente une synthèse de l’archaïque et du moderne, synthèse qui atteindra son apogée dans la musique de Béla Bartok pour lequel il écrira des livrets.
Balazs publie de nombreux poèmes, des essais philosophiques et esthétiques mais aussi des drames. Sa pièce, Docteur Margerit Szelpal, écrite en 1906, est influencée par Ibsen, Hebbel et Dostoïevski. Mais la technique de Balazs, sur le plan dramatique, est assez discutée. Il est difficile de se passionner pour cette intrigue, et l’oeuvre sera jugée férocement par la critique hongroise, sauf par Lukacs qui retrouvait dans les drames de Balazs ses propres préoccupations. A partir de 1908, Balazs participa à toute l’effervescence artistique groupée autour du Nyugat, sans véritablement appartenir à son cercle. En fait les hongrois le jugeaient trop théorique et trop germanique. Balazs lui-même considère la vision du monde des écrivains du Nuygat comme quelque chose de superficiel et de trop impressionniste. Aussi est-ce Lukacs qui est son interlocuteur privilégié et qui tient une place importante dans son Journal (4). Il se lie étroitement avec Endre Adry, Marguerite Kaffka, quelques historiens de l’art comme Lajos Fülep, créant aussi un cercle de réflexion sur les problèmes esthétiques.
Mais Balazs dans ce contexte hongrois, fait figure d’isolé. Il n’appartient pas au groupe du Nyugat, se distingue des intellectuels radicaux par son peu d’intérêt pour la politique. Seul Kodaly semble se rapprocher de ses positions théoriques. Il mettra d’ailleurs en musique plusieurs poèmes de Balazs et c’est par lui que Balazs fit la connaissance de Béla Bartok qui composera la musique pour plusieurs de ses drames : Le prince en bois et Le château de Barbe-Bleue. Dans toutes ses œuvres, on retrouve la question lukacsienne de l’Ame et les Formes : Que peut faire un artiste solitaire face à un monde qu’il exècre ? « Qu’était cette vie de brouillard suspendu dans le vide, dans le vide essentiel où mon désir a projeté un dieu car une réalité devait bien exister quelque part ? » demande Balazs. Face au monde, il n’éprouve qu’un sentiment de douloureuse nostalgie. Ne pouvant le transformer, il cherche à le fuir dans la bohème littéraire de Budapest et aussi dans des voyages qu’il accomplit avec Lukacs en Allemagne et en Italie. Sa poésie, faite d’ornementations, de panthéisme, est toujours d’une profonde tristesse :
« Je ne sais qui vous êtes, vous autres hommes, mais je dois mourir pour vous ici même », s’écrie-t-il encore.
Poésie tantôt proche de la ballade populaire, souvent mystique et désespérée, qui suscite plus de haine que d’admiration parmi l’intelligentsia hongroise. Dans toutes ces oeuvres de jeunesse, seul le désir sexuel et l’amour peuvent s’opposer au désespoir et à la mort. Il exalte aussi la mystique de la nature (Envoûtements d’automne ), la profondeur de l’âme et le mystère, thèmes qui culminent dans Le château de Barbe Bleue,qui deviendra grâce à la musique de Bartok un chef d’œuvre de l’opéra mondial. Barbe-Bleue est, dans la mythologie de Balazs, le symbole de la jeunesse avide, de l’adolescent qui désire toutes les femmes et ne peut s’attacher à aucune, une version plus sombre et plus tragique du mythe de Don Juan ou de Faust. C’est une figure éthique presque dostoïevskienne. Les vieux contes qui l’enchantent sont autant d’allégories de la douleur moderne. Kodaly lui-même reconnaîtra qu’il y a quelque chose de terrifiant dans la vision du monde du jeune Balazs. Tous ses personnages, pris entre l’apparence et l’essence, ne sont que de pauvres créatures brisées par la réalité qui les entoure. En tant qu’ artiste, Balazs veut échapper au monde bourgeois, mais il ne trouve aucun chemin sinon la fuite dans l’irrationalisme et dans l’art.
Tous ces thèmes, assurément, ce sont ceux qui hantent aussi le jeune Lukacs. Dans les articles que Balazs publie dans Nyugat, Aurora, Vilag, de même que dans son Esthétique de la mort, il ne cesse de décrire sa solitude et sa haine du monde où il vit. En 1912, il publie Dialogue sur le Dialogue, qui est sans doute en rapport avec l’Ame et les Formes de Lukacs (5). Jusqu’en 1914, il restera prisonnier de sa solitude et de son désespoir, étranger à toute préoccupation sociale, fasciné par l’irrationnel et la mort.
Jean-Michel PALMIER.
(1) En hongrois.
(2) L’influence de Simmel fut profonde en Allemagne. Cet auteur aujourd’hui injustement oublié joua un rôle capital dans la formation philosophique et esthétique de Bloch, de Lukacs et même de Heidegger. Théoricien du romantisme anti-capitaliste, auteur d’études intéressantes sur l’esthétique et la philosophie de la mort, il sombra dans le chauvinisme – comme Max Weber – en 1914, ce qui entraîna la rupture entre Simmel et ses deux élèves enthousiastes, Bloch et Lukacs.
(3) Rappelons que Simmel lui-même avait écrit une Philosophie de la mort. Ce climat de pessimisme et d’idéalisme à la fois messianique et apocalyptique se retrouvera aussi bien dans les premiers écrits de Lukacs (L’Ame et le formes et la Théorie du roman), mais aussi chez Ernst Bloch dans Der Geist der Utopieet dans les premiers essais et poèmes de Balazs. Lucien Goldmann, qui a développé les intuitions de jeunesse de Lukacs dans son étude Le Dieu caché, semble considérer qu’il s’agit là d’oeuvres animées par un espoir révolutionnaire. En fait, la fascination qu’exercent alors Paul Ernst et Dostoïevski sur l’ensemble de la jeunesse littéraire allemande, est bien plutôt le signe de ce climat d’apocalypse, de pessimisme, de refus du monde qui éclatera dans l’Expressionnisme. Toute la génération de Lukacs, hantée par la Russie de Dostoïevski, ne trouvait dans l’Europe capitaliste et surtout la bourgeoisie allemande wilhelmienne aucun moyen d’exprimer ses aspirations. Le succès de l’irrationalisme s’explique en grande partie par ce malaise de la jeunesse bourgeoise en révolte contre le monde dont elle est issue et qui ne trouve aucune solution à ses conflits. La révolution soviétique puis la révolution hongroise leur montreront dans le communisme la seule issue à leur révolte. Mais ils y transporteront le même esprit messianique et apocalyptique qui culmine chez Lukacs dans la Théorie du romanet ses premiers essais politiques, mais surtout chez Erwin Sinko dans Les Optimistes (en hongrois).
(4) La place nous manque ici pour étudier les rapports entre les récits de jeunesse de Lukacs et ceux de Balazs et en particulier les différences fondamentales que l’on y trouve. Je tiens à remercier Ferenc Feher pour m’avoir communiqué certains de ses manuscrits inédits sur ces problèmes.
(5) En partie inédit. Nous en avons pris connaissance à Budapest. Intéressant sur le plan de la sociologie de l’intelligentsia hongroise des années 14-20, c’est aussi un témoignage étrange sur la personnalité de Balazs, et ses relations avec Lukacs. Ainsi l’essai de Lukacs sur Kierkegaard, publié dans l’Ame et les formes, semble lui avoir été inspiré par sa rupture avec Irma Seidler, future amie de Balazs qui se suicida en se jetant dans le Danube.
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