Béla Balazs, théoricien marxiste du cinéma.

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Béla Balazs, poète, dramaturge, auteur de livrets d’opéras de Béla Bartok, scénariste, théoricien du montage et écrivain révolutionnaire, est surtout connu pour ses ouvrages de théorie du cinéma, dont cet Esprit du cinéma paru pour la première fois en France, aux éditions Payot, en 1977. C’est l’une des premières grandes synthèses écrites, au coeur des années vingt, par un homme qui n’a cessé de se passionner pour le cinéma expressionniste aussi bien que soviétique et toutes les expériences de l’avant-garde.

Ami d’enfance de Lukacs, interlocuteur privilégié de ses écrits de jeunesse, Balazs occupe, en Hongrie comme en Allemagne et en Union Soviétique, une place fondamentale dans toutes les discussions théoriques de cette époque.

Ses écrits sur le cinéma ne sont pas seulement l’une des premières approches rigoureuses et systématiques d’un art dont beaucoup contestaient l’importance, mais ils sont aussi un pont jeté entre l’avant-garde allemande et soviétique, le cinéma communiste et les expériences de Bunuel ou  de Viking Eggeling.

L’essai de Jean-Michel Palmier qui précéde cette édition de l’Esprit du cinéma, situe cette oeuvre dans le contexte des polémiques artistiques d’une époque marquée par l’évolution du cinéma allemand, la naissance du cinéma prolétarien, la rencontre du théâtre et du cinéma telle qu’elle s’effectue à travers Piscator et Brecht.

Nous ne publierons ici que quelques extraits de cet essai écrit en 1976 par Jean-Michel Palmier : Béla Balazs, théoricien marxiste du cinéma.

L’ouvrage est aujourd’hui épuisé et introuvable en occasion. Les seules éditions accessibles figurent aux fonds  de certaines  bibliothèques universitaires ou municipales.

BELA BALAZS, THÉORICIEN MARXISTE DU CINEMA.

Par son oeuvre, ses essais, ses critiques cinématographiques, ses poèmes et ses pièces de théâtre, sa collaboration à certains films les plus importants des années 20, Béla Balazs est sans doute l’une des personnalités les plus remarquables de l’Allemagne de Weimar. D’emblée, nous sommes confrontés à une oeuvre qui surprend tant par sa richesse que par sa diversité. S’il fut l’un des écrivains qui grandirent à l’ombre du Nyugat, la revue hongroise qui, par son orientation occidentaliste fut non seulement le symbole du renouveau culturel et littéraire du début du siècle mais l’organe de tous les écrivains les plus marquants de cette génération, il s’en sépare par de nombreux points. Sa poésie symboliste mais surtout néo-romantique, intimiste, ses drames « fin de siècle » trouvent peu d’admirateurs hormis son ami d’enfance et défenseur passionné Georg Lukacs. Après la guerre de 1914, Balazs évoluera vers le communisme comme beaucoup de jeunes intellectuels de sa génération et participera à la commune de Budapest. Mais si ce Balazs qui évolua du néo-romantisme, de l’idéalisme apocalyptique propre à Lukacs et à Bloch, vers le communisme est peu connu en Occident, bien qu’en Hongrie il éveille un intérêt croissant, c’est surtout le Balazs des années vingt, l’intellectuel révolutionnaire, le théoricien du cinéma muet puis du cinéma parlant, qui vécut à Vienne, à Berlin, à Moscou dont l’oeuvre fut admirée, discutée par toute une génération de critiques et de cinéastes qui nous intéresse le plus.

L’Homme visible et l’Esprit du cinéma ne sont pas seulement les deux ouvrages les plus importants de Balazs : il s’agit moins d’oeuvres de pionnier que de synthèses et d’interrogations qui constituent le premier effort pour élaborer une théorie marxiste du cinéma. D’une culture cinématographique et littéraire exceptionnelle, Balazs a tenté non seulement de dresser l’inventaire des possibilités d’un art nouveau, mais de confronter le cinéma à la sphère politique, au théâtre, aux capacités d’invention qui lui semblaient en faire une des formes d’expression les plus passionnantes et les plus riches de l’art moderne. Si les références de Balazs sont surtout empruntées au cinéma expressionniste et aux films de la « Nouvelle Objectivité », il se passionna également pour les films soviétiques, correspondit avec Eisenstein auquel il proposa même des scénarios et son oeuvre témoigne d’un intérêt profond pour toutes les tentatives de films d’avant-garde, qu’il s’agisse du film abstrait ou du film surréaliste. S’il a été marqué par l’Expressionnisme et le film muet, il fut aussi l’un des plus ardents défenseurs du jeune cinéma communiste et s’est enthousiasmé pour Eisenstein, Vertov et Poudovkine. L’Esprit du cinéma est la somme de réflexions sur les théories du montage qui étaient alors débattues en Allemagne et en Union Soviétique à partir des films d’Eisenstein comme de Dziga Vertov et Walter Ruttmann. En lisant aujourd’hui les essais de Balazs, on est autant frappé par leur richesse théorique que par leur actualité. Souvent, des problèmes que nous ne faisons qu’entrevoir ont déjà fait l’objet d’analyses et de  controverses dont on soupçonne à peine l’existence. Aussi, n’est-ce pas seulement Balazs qu’il faut découvrir mais de nombreux théoriciens des années 20-30 – de Brecht à Tetriakov en passant par Piscator, Lukacs, Mihail Lifschitz, car ils constituent aujourd’hui encore une étape fondamentale de toute réflexion marxiste sur l’art et leurs écrits sont le sol théorique d’où naissent aussi toutes nos controverses (1).

Assurément, L’Esprit du cinéma, paru en 1930, prolongement des recherches que Balazs avaient déjà commencées en 1924 dans Der sichtbare Mensch, n’est pas une découverte pour les spécialistes : la plupart  des critiques sérieux ne manquent jamais de le citer et de lui rendre hommage (2), mais seuls les germanistes pouvaient avoir une idée précise de l’étendue et de la richesse de l’oeuvre. En Hongrie comme en Allemagne, plusieurs cinéastes s’inspirent directement de son esthétique. Le Requiem pour un roi Vierge  de H.J. Syberberg, l’un des films les plus intéressants de la nouvelle génération de cinéastes allemands, est impensable sans l’influence conjuguée de Brecht et de Balazs. Le réalisateur nous a lui même confirmé que L’Esprit du cinéma avait été, alors qu’il était étudiant en D.D.R., sa référence principale avec les mises en scènes de Brecht.

C’est pourquoi la traduction de L’Esprit du cinéma , presque un demi-siècle après sa parution, constitue un événement pour la critique cinématographique. C’est d’un seul coup une partie de l’univers théorique du cinéma des années 20-30 qui nous est restituée. Loin de ne voir dans le livre de Balazs qu’un témoignage historique, il est certain qu’une relecture moderne est enrichissante à de nombreux égards et l’on cherche en vain quel ouvrage de théorie du cinéma pourrait lui être comparé. Car Balazs ne nous propose pas seulement une analyse globale du cinéma comme mode d’expression, mais une réflexion extrêmement approfondie sur ses moyens techniques et leur utilisation.

Considéré en Hongrie comme l’un des auteurs les plus intéressants du XXè siècle, étudié en Allemagne Démocratique comme le théoricien le plus important du cinéma, Balazs, s’il n’est pas en France un inconnu, est rarement présent dans les débats théoriques (3). Ses livres comme le nombre impressionnant de critiques cinématographiques qu’il publia dans les années 20 et dont certaines ont été reprises en volume sur l’initiative de la cinémathèque de Berlin-Est, constituent pourtant une contribution fondamentale à l’approche marxiste du cinéma. L’introduction que nous proposons à son oeuvre ne prétend pas expliciter le livre lui-même, d’une clarté exemplaire, mais retracer l’itinéraire de Balazs et surtout évoquer le climat dans lequel il a vécu et travaillé. Car ce n’est que par une mise en rapport de ses écrits et des problèmes artistiques et politiques débattus au sein du parti communiste allemand et des intellectuels qui s’y rallièrent ou collaborèrent avec lui, que ses thèses prennent leur véritable signification.

(1) Mihail Lifschitz fut l’ami et le collaborateur de Lukacs au cours de son exil à Moscou. Ses essais théoriques les plus importants ont été récemment repris en hongrois : Mihail Lifsci, Valogatott Esztétikai Irasok (Kossuth, 1973). Il convient de rendre hommage à Claude Prévost, traducteur des Ecrits de Moscou de Lukacs qui, à peu près seul en France, a commencé à défricher ce champ de recherches théoriques.

(2) Citons seulement S. Kracauer dans De Caligari à Hitler, où les thèses de Balazs sont sans cesse discutées; Lotte Eisner dans l’Ecran Démoniaque; Marcel Martin dans Le langage cinématographique; B. Amengual dans sa monographie sur Pabst; Henri Agel consacre un chapitre à Balazs dans son Esthétique du cinéma et Dominique Noguez a publié un extrait de Balazs (Der Film) dans le n° spécial de la Revue d’Esthétique consacrée au cinéma (1973). Enfin, en Italie, Guido Aristarco a souvent exposé les théories de Balazs comme celles de Lukacs.

(3) Selon certains critiques, Balazs exerça une influence profonde par ses théories du montage sur le cinéma soviétique. Les cinéastes soviétiques, eux, semblent plutôt considérer qu’il s’inspira de leurs films.

Jean-Michel PALMIER – 1976 -

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