Béla Balazs, Théoricien marxiste du cinéma.
Béla Balazs, scénariste de l’Opéra de Quat’sous de Pabst
Travail au sein du K.P.D.
En 1926, Balazs se rend à Berlin où il restera jusqu’en 1931. Il entre en contact presque immédiatement avec le parti communiste, devient membre de l’Association des écrivains révolutionnaires, collaborateur permanent des journaux communistes, et prend conscience de l’importance politique du cinéma.
Cette activité de Balazs au sein du parti communiste allemand mériterait à elle seule une étude. Berlin est alors la ville où se joue le destin politique de l’Allemagne depuis la fondation de la République de Weimar. C’est aussi la ville qui constitue la plate-forme de toute l’avant-garde européenne. Tous les courants : l’Expressionnisme, le cubisme, le constructivisme, le futurisme, Dada y sont représentés. Depuis l’ouverture de la galerie Der Sturm d’Herwarth Walden et la création de sa revue du même nom, Berlin est devenu le symbole de tout ce qui se fait de nouveau en Allemagne sur le plan artistique. Tout au long des années 20, presque tous les artistes importants y séjourneront, se mêlant à la vie politique, à la vie littéraire, à la bohème des cafés. L’Expressionnisme y triomphe comme style, bien que la génération expressionniste ait déjà été durement décimée par la guerre (1). Le film comme le cabaret sont néanmoins marqués par ce style. Presque dans tous les arts on assiste à une fantastique effervescence. Avec la création de l’U.F.A., pendant la guerre de 1914, le développement du cinéma expressionniste, Berlin est la ville où se rassemblent les plus grands studios, les critiques influents, les acteurs. Le théâtre connaît alors un essor sans précédent avec le triomphe de Max Reinhardt au Deutsches Theater, les premières pièces de Piscator et le début de Bertolt Brecht. Dans le domaine littéraire l’activité n’est pas moins grande. Depuis le début du siècle, Berlin a fasciné la plupart des poètes et des écrivains. C’est, avec Munich, la ville où la bohème artistique a réussi à affirmer son style. Les cafés littéraires sont le symbole de cette poésie expressionniste qui, de Benn à Else Lasker-Schüler, devient le style et la sensibilité dans lesquels se reconnaît toute une génération. Les cabarets enfin, qui se sont développés à un rythme accéléré depuis la fin de la guerre, ont donné à Berlin un style particulier fait d’agressivité et de tendresse, de désespoir et d’ironie.
Si l’Expressionnisme correspond à la génération de 1914, son utopisme, son pacifisme et son socialisme messianique tendent à s’estomper. Beaucoup d’artistes sont morts à la guerre et ceux qui vivent dans l’Allemagne de Weimar prennent conscience de l’incapacité de ce pathos à agir et à transformer la réalité. Ils n’exaltent plus désormais une humanité abstraite mais se rapprochent du prolétariat. Toller a fait partie de la République des Conseils de Bavière, Müsham a évolué de l’anarchisme au bolchevisme. La révolution russe les captive. C’est ce qui explique la politisation croissante des arts et surtout le ralliement de nombreux intellectuels au parti communiste.
Le K.P.D. lui-même a pris conscience de l’importance de la lutte au niveau des superstructures culturelles et tente d’y développer différentes formes d’action. Non seulement il soutient l’art d’avant-garde, respecte les initiatives des artistes, mais s’efforce d’utiliser l’art comme moyen de propagande. Balazs écrira lui-même :
» En ces années -là, il y avait en Allemagne un théâtre qui ignorait les premières à sensation, le despotisme de ces régisseurs livrant sur scène des batailles artistiques éblouissantes, un théâtre sans grands critiques dithyrambiques et sans grands comédiens. Sans comédiens du tout, sans vraies scènes ! C’était un théâtre d’amateurs si l’on veut, bien qu’ils n’eussent pas pour mobile le jeu avant tout, mais l’amour et la haine.
Un théâtre de combat qui exigea un sacrifice immense, qui eut nombre de héros et de martyrs, dont l’histoire héroïque sera apprise un jour par les écoliers allemands. Car ce qu’ils voulaient transformer, ce n’était pas l’art du théâtre, mais le monde. »
L’Agit-prop et ses manifestations constituent effectivement l’une des réalités artistiques les plus étonnantes des années 20. Il s’agit dans l’esprit des communistes de gagner les masses à la révolution en utilisant l’art, mais un art intégré à la vie quotidienne, qui descende dans la rue, à l’usine, et dans les quartiers populaires. L’Agit-Prop, tout au long des années 20, dénoncera l’exploitation capitaliste, la terreur policière, le nationalisme et le militarisme allemands. Il s’agissait le plus souvent de troupes aux effectifs restreints, composés essentiellement d’ouvriers mais auxquelles participaient aussi des écrivains et des metteurs en scène communistes. Ces spectacles de l’Agit-prop (2) utilisaient aussi bien la musique, les disques, les chansons, le théâtre, la poésie que le cinéma, comme moyens d’action. Des revues éditent ces pièces, les diffusent. Piscator prendra une part active à cette forme de travail théâtral. A mesure que l’on s’avance vers 1930 l’activité de ces troupes deviendra plus importante et la répression plus féroce. Surveillées par la police, ces troupes faisaient l’objet d’arrestations et de tracasseries continuelles. Aussi les acteurs étaient-ils contraints de se disperser parmi le public dès l’arrivée de la police. A l’intérieur de la plupart de ces troupes le travail était élaboré collectivement. Il s’agissait souvent de sketches, de pantomimes prenant l’actualité politique pour thème. Ce théâtre de rue connut tout au long de la République de Weimar un grand succès. Il se déplaçait dans toutes les villes allemandes avec la plus extrême facilité, séjournait dans les usines et les quartiers ouvriers.
Piscator y prit une part active. Dès la guerre de 1914, ses convictions le poussèrent à rallier le parti communiste. Aussi tout son théâtre se voulait-il politique. Rejetant l’Expressionnisme, il monta non seulement des pièces de plus en plus politisées mais organisa aussi ce théâtre de rues, créant non seulement son célèbre théâtre prolétarien mais encore des revues pour le théâtre de propagande. Ainsi se constituèrent les troupes de l’Agit-Prop, La forge rouge, Colonne gauche, Le marteau rouge, Les éclairs rouges, Les hérétiques, les moineaux rouges, les plus célèbres des quelques cinq cents troupes qui existèrent à l’époque de Weimar et dont certaines furent invitées en Union Soviétique. Il faut d’ailleurs noter que ces troupes ne montaient pas seulement des oeuvres de propagande mais aussi les pièces dont le contenu politique était important, telle La Mère de Brecht, d’après le roman de M. Gorki. Jusqu’à la montée des nazis, ces troupes se produisirent, en particulier le Wedding rouge, du nom du plus célèbre quartier ouvrier de Berlin, et c’st pour cette troupe qu’Erich Weinert composa certaines de ses plus célèbres chansons:
« Wedding rouge » vous salue camarades
Gardez vos poings bien fermés !
Serrez les rangs rouges,
Car notre jour n’est pas loin !
Les fascistes se dressent menaçants
Là-bas à l’horizon !
Prolétaires, il faut vous mobiliser !
Front rouge ! Front rouge ! »(…) Le visage sanglant de la classe dominante,
Le Wedding rouge ne l’oublie pas,
Ni l’infâmie du S.P.D. !
Ils veulent nous tromper et nous tailler en pièces,
Mais nous défendrons le Berlin rouge.
L’avant-garde de l’Armée rouge.
Wedding, congrès du K.P.D., 1929
A travers toute l’Allemagne, les troupes de l’Agit-prop donneront leurs représentations, s’efforçant de politiser chaque aspect de la vie quotidienne. Beaucoup de romanciers communistes essaieront également d’élaborer au niveau de la littérature de nouveaux types d’expression. Ottwal et Bredel, romanciers prolétariens, seront les porte-parole du « roman-reportage » auquel s’opposera violemment Lukacs, partisan du réalisme.
Il serait en effet totalement faux de croire que la vie artistique de l’Allemagne de Weimar se limite, du côté des communistes, à faire simplement de l’art une arme politique, un instrument de propagande. Quiconque fait l’effort de relire les revues de la gauche allemande et du K.P.D., en particulier la Rote Fahne ou la Linkskurve, ne peut qu’être frappé par le haut niveau théorique de toutes les discussions qui opposent non seulement Lukacs, Bredel, Ottwalt, mais aussi Döblin, Becher, Brecht et Piscator. L’ignorance dans laquelle on tient aujourd’hui ces polémiques a quelque chose de tragique : on ne fait souvent, dans toutes les discussions qui concernent l’art et la politique, le cinéma et la propagande, les techniques littéraires apparentées à la Nouvelle Objectivité ou à la littérature prolétarienne, qu’entrevoir des questions fondamentales qui ont été discutées tout au long des années 20-30 sans même les soupçonner. Arguer que telles discussions sont passéistes, dénuées d’actualité est aussi erroné. Toutes ces controverses concernent des aspects essentiels de la théorie esthétique et du marxisme. (3)
Dans toutes ces discussions, le cinéma prend une place capitale. Non seulement la critique du sens politique des films expressionnistes ou de ceux de la Nouvelle Objectivité, mais aussi le rapport entre le cinéma et le théâtre, sa place parmi les autres arts et surtout les possibilités d’action qu’il permet sur le plan politique. Comme nous le verrons plus loin, il ne s’agissait pas seulement de créer un cinéma militant mais de lutter contre l’influence des productions de l’U.F.A. sur les masses allemandes. Enfin, les premiers films soviétiques, importés et distribués par les communistes allemands, posaient une foule de problèmes théoriques et politiques qui passionnaient tous les intellectuels révolutionnaires.
Balazs allait prendre une part active à ces discussions sur le cinéma et on estime qu’il écrivit au moins une centaine de critiques de films au cours des années 20-30. L’Esprit du cinéma sera l’aboutissement de ces recherches et de ces débats. Balazs se passionne pour le cinéma parlant et surtout, contrairement à beaucoup de critiques de cette époque, il s’intéresse vivement aux effets de masse du cinéma, notamment à propos des films soviètiques. Pendant son séjour à Berlin, il travaille activement à l’Association du film prolétarien et participe à la plupart des associations de films où militaient des communistes, tout en continuant à s’intéresser au théâtre. Il réalisera même plusieurs films qui comptent parmi les plus remarquables des années 30 . Balazs écrira aussi des pièces pour l’Agit-Prop et les théâtres ouvriers, des contes pour enfants. De Berlin, il continue à adresser des articles aux journaux hongrois paraissant en exil, notamment en Tchécoslovaquie et en Roumanie. En 1931, il fera plusieurs conférences en Tchécoslovaque.
La même année, il fut invité à Moscou par l’Académie cinématographique. Filmkultura sera l’aboutissement de cette étude du cinéma soviétique. En Union Soviétique, il rencontra la plupart des grands metteurs en scène avec lesquels il entretiendra des contacts personnels. C’est aussi en 1931 qu’il adhéra au K.P.D., bien que depuis plusieurs années il ait travaillé en étroite collaboration avec le parti. Son activité en Allemagne est assez difficile à reconstituer (4), d’autant plus que la plupart de ses critiques furent publiées sans sa signature. Le seul recueil d’articles de Balazs : Béla Balazs Essay. Kritik 1922-1932, fut édité par la cinémathèque de Berlin à l’occasion d’une rétrospective du cinéma prolétarien avant Hitler. Il semble que ce soient les films soviétiques qui, après la République des Conseils, aient joué un rôle déterminant dans son évolution vers le communisme et le conduisirent à polémiquer en particulier contre les partisans de l’Expressionnisme et de la Nouvelle Objectivité. Son premier livre sur le cinéma avait exercé sur de nombreux intellectuels une réelle influence. L’écrivain Robert Musil lui-même, pourtant assez éloigné du cinéma, y verra l’un des essais les plus pénétrants de toute sa génération. De 1926 à 1931, Balazs a multiplié en Allemagne les conférences sur le cinéma et pris une part de plus en plus active à la politique culturelle du Parti comme membre de la ligue des écrivains prolétariens révolutionnaires. Il publiera plusieurs manifestes tout en enseignant à l’université ouvrière, écrivant les scénarios de Narcose, Mademoiselle Else, Les aventures d’un billet de dix marks et l’Opéra de Quat’sous. Dès son arrivée à Berlin, Balazs avait été invité à réaliser des films. L’U.F.A. lui offrit un contrat qu’il refusa pour des raisons politiques. En fait, Balazs se tiendra à l’écart de toutes les grandes productions, préférant collaborer avec Elizabeth Bergner et Lupu Pick.
Par sa participation à la République des Conseils, Balazs avait acquis une expérience extrêmement précieuse dans le domaine de l’organisation et de l’agitation culturelle. Bien qu’il ne fut pas membre du parti, on lui confia la direction d’une brigade d’acteurs de l’Agit-Prop, « Die Ketzer », et il travaillera ainsi dans plusieurs théâtres prolétariens de Berlin, tout en écrivant des articles pour la Weltbühne aussi bien sur le théâtre que sur le cinéma. On lui doit en particulier plusieurs pièces écrites pour l’Agit-Prop, Menschen auf den Barrikaden, une pièce sur la Commune de Paris pour l’opéra de Francfort, Achtung Aufnahme pour le théâtre de Dresde. Tout en effectuant ce travail d’agitation culturelle, Balazs publie des articles sur le cinéma soviétique afin d’en faire découvrir l’importance au public allemand. On ne saurait d’ailleurs énumérer toutes les activités de Balazs à Berlin: il se lia avec Piscator et Max Reinhardt, travailla comme décorateur, écrivit des pantomimes et des pièces pour marionnettes. Parmi les films qu’il tourna, certains ont été complètement interdits, comme un documentaire réalisé sur le colonialisme français, saisi par les autorités françaises et détruit. A partir de 1931, Balazs prit une part active à la lutte anti-fasciste en Allemagne, puis il émigra en Union Soviétique.
(1) Pour une étude détaillée des courants artistiques des années 20 en Allemagne nous renvoyons à notre propre étude, L’Expressionnisme comme révolte. Editions Payot.
(2) Il existe une abondante bibliographie en allemand sur ces thèmes. En France, l’étude la plus exhaustive est le volume Agit-Prop. Littérature ouvrière en Allemagne, Action Poétique N° 51 et 52.
(3) Ceci vaut essentiellement pour la France où la recherche dans le domaine de l’esthétique, et surtout de l’approche marxiste de l’esthétique, présente un retard considérable sur l’Allemagne, où les polémiques de la Linkskurve, de Das Wort, les conflits entre Brecht et Lukacs, Becher et Döblin, ont fait l’objet de nombreuses études.
(4) Tous les éléments biographiques utilisés dans cette introduction sont tirés de publications hongroises ou de revues éditées en Allemagne Démocratique. Comme il n’existe à notre connaissance aucune étude consacrée à l’itinéraire de Béla Balazs, en langue française, nous avons tenté de rendre le maximum d’informations accessibles au lecteur français.