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Archive pour février 2010

Béla Balazs, un itinéraire (4)

Jeudi 25 février 2010

Béla Balazs, Théoricien marxiste du cinéma.

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Béla Balazs, scénariste de l’Opéra de Quat’sous de Pabst

Travail au sein du K.P.D.

En 1926, Balazs se rend à Berlin où il restera jusqu’en 1931. Il entre en contact presque immédiatement avec le parti communiste, devient membre de l’Association des écrivains révolutionnaires, collaborateur permanent des journaux communistes, et prend conscience de l’importance politique du cinéma.

Cette activité de Balazs au sein du parti communiste allemand mériterait à elle seule une étude. Berlin est alors la ville où se joue le destin politique de l’Allemagne depuis la fondation de la République de Weimar. C’est aussi la ville qui constitue la plate-forme de toute l’avant-garde européenne. Tous les courants : l’Expressionnisme, le cubisme, le constructivisme, le futurisme, Dada y sont représentés. Depuis l’ouverture de la galerie Der Sturm d’Herwarth Walden et la création de sa revue du même nom, Berlin est devenu le symbole de tout ce qui se fait de nouveau en Allemagne sur le plan artistique. Tout au long des années 20, presque tous les artistes importants y séjourneront, se mêlant à la vie politique, à la vie littéraire, à la bohème des cafés. L’Expressionnisme y triomphe comme style, bien que la génération expressionniste ait déjà été durement décimée par la guerre (1). Le film comme le cabaret sont néanmoins marqués par ce style. Presque dans tous les arts on assiste à une fantastique effervescence. Avec la création de l’U.F.A., pendant la guerre de 1914, le développement du cinéma expressionniste, Berlin est la ville où se rassemblent les plus grands studios, les critiques influents, les acteurs. Le théâtre connaît alors un essor sans précédent avec le triomphe de Max Reinhardt au Deutsches Theater, les premières pièces de Piscator et le début de Bertolt Brecht. Dans le domaine littéraire l’activité n’est pas moins grande. Depuis le début du siècle, Berlin a fasciné la plupart des poètes et des écrivains. C’est, avec Munich, la ville où la bohème artistique a réussi à affirmer son style. Les cafés littéraires sont le symbole de cette poésie expressionniste qui, de  Benn à Else Lasker-Schüler, devient le style et la sensibilité dans lesquels se reconnaît toute une génération. Les cabarets enfin, qui se sont développés à un rythme accéléré depuis la fin de la guerre, ont donné à Berlin un style particulier fait d’agressivité et de tendresse, de désespoir et d’ironie.

Si l’Expressionnisme correspond à la génération de 1914, son utopisme, son pacifisme et son socialisme messianique tendent à s’estomper. Beaucoup d’artistes sont morts à la guerre et ceux qui vivent dans l’Allemagne de Weimar prennent conscience de l’incapacité de ce pathos à agir et à transformer la réalité. Ils n’exaltent plus désormais une humanité abstraite mais se rapprochent du prolétariat. Toller a fait partie de la République des Conseils de Bavière, Müsham a évolué de l’anarchisme au bolchevisme. La révolution russe les captive. C’est ce qui explique la politisation croissante des arts et surtout le ralliement de nombreux intellectuels au parti communiste.

Le K.P.D. lui-même a pris conscience de l’importance de la lutte au niveau des superstructures culturelles et tente d’y développer différentes formes d’action. Non seulement il soutient l’art d’avant-garde, respecte les initiatives des artistes, mais s’efforce d’utiliser l’art comme moyen de propagande. Balazs écrira lui-même :

 » En ces années -là, il y avait en Allemagne un théâtre qui ignorait les premières à sensation, le despotisme de ces régisseurs livrant sur scène des batailles artistiques éblouissantes, un théâtre sans grands critiques dithyrambiques et sans grands comédiens. Sans comédiens du tout, sans vraies scènes ! C’était un théâtre d’amateurs si l’on veut, bien qu’ils n’eussent pas pour mobile le jeu avant tout, mais l’amour et la haine.
Un théâtre de combat qui exigea un sacrifice immense, qui eut nombre de héros et de martyrs, dont l’histoire héroïque sera apprise un jour par les écoliers allemands. Car ce qu’ils voulaient transformer, ce n’était pas l’art du théâtre, mais le monde. »

L’Agit-prop et ses manifestations constituent effectivement l’une des réalités artistiques les plus étonnantes des années 20. Il s’agit dans l’esprit des communistes de gagner les masses à la révolution en utilisant l’art, mais un art intégré à la vie quotidienne, qui descende dans la rue, à l’usine, et dans les quartiers populaires. L’Agit-Prop, tout au long des années 20, dénoncera l’exploitation capitaliste, la terreur policière, le nationalisme et le militarisme allemands. Il s’agissait le plus souvent de troupes aux effectifs restreints, composés essentiellement d’ouvriers mais auxquelles participaient aussi des écrivains et des metteurs en scène communistes. Ces spectacles de l’Agit-prop (2) utilisaient aussi bien la musique, les disques, les chansons, le théâtre, la poésie que le cinéma, comme moyens d’action. Des revues éditent ces pièces, les diffusent. Piscator prendra une part active à cette forme de travail théâtral. A mesure que l’on s’avance vers 1930 l’activité de ces troupes deviendra plus importante et la répression plus féroce. Surveillées par la police, ces troupes faisaient l’objet d’arrestations et de tracasseries continuelles. Aussi les acteurs étaient-ils contraints de se disperser parmi le public dès l’arrivée de la police. A l’intérieur de la plupart de ces troupes le travail était élaboré collectivement. Il s’agissait souvent de sketches, de pantomimes prenant l’actualité politique pour thème. Ce théâtre de rue connut tout au long de la République de Weimar un grand succès. Il se déplaçait dans toutes les villes allemandes avec la plus extrême facilité, séjournait dans les usines et les quartiers ouvriers.

Piscator y prit une part active. Dès la guerre de 1914, ses convictions le poussèrent à rallier le parti communiste. Aussi tout son théâtre se voulait-il politique. Rejetant l’Expressionnisme, il monta non seulement des pièces de plus en plus politisées mais organisa aussi ce théâtre de rues, créant non seulement son célèbre théâtre prolétarien mais encore des revues pour le théâtre de propagande. Ainsi se constituèrent les troupes de l’Agit-Prop, La forge rouge, Colonne gauche, Le marteau rouge, Les éclairs rouges, Les hérétiques, les moineaux rouges, les plus célèbres des quelques cinq cents troupes qui existèrent à l’époque de Weimar et dont certaines furent invitées en Union Soviétique. Il faut d’ailleurs noter que ces troupes ne montaient pas seulement des oeuvres de propagande mais aussi les pièces dont le contenu politique était important, telle La Mère de Brecht, d’après le roman de M. Gorki. Jusqu’à la montée des nazis, ces troupes se produisirent, en particulier le Wedding rouge, du nom du plus célèbre quartier ouvrier de Berlin, et c’st pour cette troupe qu’Erich Weinert composa certaines de ses plus célèbres chansons:

« Wedding rouge » vous salue camarades
Gardez vos poings bien fermés !

Serrez les rangs rouges,
Car notre jour n’est pas loin !
Les fascistes se dressent menaçants
Là-bas à l’horizon !
Prolétaires, il faut vous mobiliser !
Front rouge ! Front rouge ! »
(…) Le visage sanglant de la classe dominante,
Le Wedding rouge ne l’oublie pas,
Ni l’infâmie du S.P.D. !
Ils veulent nous tromper et nous tailler en pièces,
Mais nous défendrons le Berlin rouge.
L’avant-garde de l’Armée rouge.
congrsdukpdmai1929.jpg Wedding, congrès du K.P.D., 1929

A travers toute l’Allemagne, les troupes de l’Agit-prop donneront leurs représentations, s’efforçant de politiser chaque aspect de la vie quotidienne. Beaucoup de romanciers communistes essaieront également d’élaborer au niveau de la littérature de nouveaux types d’expression. Ottwal et Bredel, romanciers prolétariens, seront les porte-parole du « roman-reportage » auquel s’opposera violemment Lukacs, partisan du réalisme.

Il serait en effet totalement faux de croire que la vie artistique de l’Allemagne de Weimar se limite, du côté des communistes, à faire simplement de l’art une arme politique, un instrument de propagande. Quiconque fait l’effort de relire les revues de la gauche allemande et du K.P.D., en particulier la Rote Fahne ou la Linkskurve, ne peut qu’être frappé par le haut niveau théorique de toutes les discussions qui opposent non seulement Lukacs, Bredel, Ottwalt, mais aussi Döblin, Becher, Brecht et Piscator. L’ignorance dans laquelle on tient aujourd’hui ces polémiques a quelque chose de tragique : on ne fait souvent, dans toutes les discussions qui concernent l’art et la politique, le cinéma et la propagande, les techniques littéraires apparentées à la Nouvelle Objectivité ou à la littérature prolétarienne, qu’entrevoir des questions fondamentales qui ont été discutées tout au long des années 20-30 sans même les soupçonner. Arguer que telles discussions sont passéistes, dénuées d’actualité est aussi erroné. Toutes ces controverses concernent des aspects essentiels de la théorie esthétique et du marxisme. (3)

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Dans toutes ces discussions, le cinéma prend une place capitale. Non seulement la critique du sens politique des films expressionnistes ou de ceux de la Nouvelle Objectivité, mais aussi le rapport entre le cinéma et le théâtre, sa place parmi les autres arts et surtout les possibilités d’action qu’il permet sur le plan politique. Comme nous le verrons plus loin, il ne s’agissait pas seulement de créer un cinéma militant mais de lutter contre l’influence des productions de l’U.F.A. sur les masses allemandes. Enfin, les premiers films soviétiques, importés et distribués par les communistes allemands, posaient une foule de problèmes théoriques et politiques qui passionnaient tous les intellectuels révolutionnaires.

Balazs allait prendre une part active à ces discussions sur le cinéma et on estime qu’il écrivit au moins une centaine de critiques de films au cours des années 20-30. L’Esprit du cinéma sera l’aboutissement de ces recherches et de ces débats. Balazs se passionne pour le cinéma parlant et surtout, contrairement à beaucoup de critiques de cette époque, il s’intéresse vivement aux effets de masse du cinéma, notamment à propos des films soviètiques. Pendant son séjour à Berlin, il travaille activement à l’Association du film prolétarien et participe à la plupart des associations de films où militaient des communistes, tout en continuant à s’intéresser au théâtre. Il réalisera même plusieurs films qui comptent parmi les plus remarquables des années 30 . Balazs écrira aussi des pièces pour l’Agit-Prop et les théâtres ouvriers, des contes pour enfants. De Berlin, il continue à adresser des articles aux journaux hongrois paraissant en exil, notamment en Tchécoslovaquie et en Roumanie. En 1931, il fera plusieurs conférences en Tchécoslovaque.

La même année, il fut invité à Moscou par l’Académie cinématographique. Filmkultura sera l’aboutissement de cette étude du cinéma soviétique. En Union Soviétique, il rencontra la plupart des grands metteurs en scène avec lesquels il entretiendra des contacts personnels. C’est aussi en 1931 qu’il adhéra au K.P.D., bien que depuis plusieurs années il ait travaillé en étroite collaboration avec le parti. Son activité en Allemagne est assez difficile à reconstituer (4), d’autant plus que la plupart de ses critiques furent publiées sans sa signature. Le seul recueil d’articles de Balazs : Béla Balazs Essay. Kritik 1922-1932, fut édité par la cinémathèque de Berlin à l’occasion d’une rétrospective du cinéma prolétarien avant Hitler. Il semble que ce soient les films soviétiques qui, après la République des Conseils, aient joué un rôle déterminant dans son évolution vers le communisme et le conduisirent à polémiquer en particulier contre les partisans de l’Expressionnisme et de la Nouvelle Objectivité. Son premier livre sur le cinéma avait exercé sur de nombreux intellectuels une réelle influence. L’écrivain Robert Musil lui-même, pourtant assez éloigné du cinéma, y verra l’un des essais les plus pénétrants de toute sa génération. De 1926 à 1931, Balazs a multiplié en Allemagne les conférences sur le cinéma et pris une part de plus en plus active à la politique culturelle du Parti comme membre de la ligue des écrivains prolétariens révolutionnaires. Il publiera plusieurs manifestes tout en enseignant à l’université ouvrière, écrivant les scénarios de Narcose, Mademoiselle Else, Les aventures d’un billet de dix marks et l’Opéra de Quat’sous. Dès son arrivée à Berlin, Balazs avait été invité à réaliser des films. L’U.F.A. lui offrit un contrat qu’il refusa pour des raisons politiques. En fait, Balazs se tiendra à l’écart de toutes les grandes productions, préférant collaborer avec Elizabeth Bergner et Lupu Pick.

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Par sa participation à la République des Conseils, Balazs avait acquis une expérience extrêmement précieuse dans le domaine de l’organisation et de l’agitation culturelle. Bien qu’il ne fut pas membre du parti, on lui confia la direction d’une brigade d’acteurs de l’Agit-Prop, « Die Ketzer », et il travaillera ainsi dans plusieurs théâtres prolétariens de Berlin, tout en écrivant des articles pour la Weltbühne aussi bien sur le théâtre que sur le cinéma. On lui doit en particulier plusieurs pièces écrites pour l’Agit-Prop, Menschen auf den Barrikaden, une pièce sur la Commune de Paris pour l’opéra de Francfort, Achtung Aufnahme pour le théâtre de Dresde. Tout en effectuant ce travail d’agitation culturelle, Balazs publie des articles sur le cinéma soviétique afin d’en faire découvrir l’importance au public allemand. On ne saurait d’ailleurs énumérer toutes les activités de Balazs à Berlin: il se lia avec Piscator et Max Reinhardt, travailla comme décorateur, écrivit des pantomimes et des pièces pour marionnettes. Parmi les films qu’il tourna, certains ont été complètement interdits, comme un documentaire réalisé sur le colonialisme français, saisi par les autorités françaises et détruit. A partir de 1931, Balazs prit une part active à la lutte anti-fasciste en Allemagne, puis il émigra en Union Soviétique.

(1) Pour une étude détaillée des courants artistiques des années 20 en Allemagne nous renvoyons à notre propre étude, L’Expressionnisme comme révolte. Editions Payot.
(2) Il existe une abondante bibliographie en allemand sur ces thèmes. En France, l’étude la plus exhaustive est le volume Agit-Prop. Littérature ouvrière en Allemagne, Action Poétique N° 51 et 52.
(3) Ceci vaut essentiellement pour la France où la recherche dans le domaine de l’esthétique, et surtout de l’approche marxiste de l’esthétique, présente un retard considérable sur l’Allemagne, où les polémiques de la Linkskurve, de Das Wort, les conflits entre Brecht et Lukacs, Becher et Döblin, ont fait l’objet de nombreuses études.
(4) Tous les éléments biographiques utilisés dans cette introduction sont tirés de publications hongroises ou de revues éditées en Allemagne Démocratique. Comme il n’existe à notre connaissance aucune étude consacrée à l’itinéraire de Béla Balazs, en langue française, nous avons tenté de rendre le maximum d’informations accessibles au lecteur français.

 

Béla Balazs, un itinéraire (3)

Lundi 22 février 2010

Béla Balazs, théoricien marxiste du cinéma.

lajoskassak.jpg Lajos Kassak

Balazs et la commune de Budapest.

Car c’est là le paradoxe le plus étonnant : cette génération idéaliste et mystique qui rêve de réconcilier l’irrationalisme allemand et Dostoïevski, qui veut fuir le monde dans la bohème ou la métaphysique de l’art, va adhérer au parti communiste hongrois. Quand on relit le témoignage de J. Lengyel sur la Vissegrader Strasse, les souvenirs d’Erwin Sinko et les premiers textes de Lukacs, on est confondu: tous ont adhéré au communisme comme on se convertit à une religion, il y ont transporté leur conscience messianique et apocalyptique et n’ont pratiquement jamais lu Marx. C’est Dostoïevski et Tolstoï, les Mémoires des anarchistes russes comme Sawinkow qui les ont poussés vers le parti communiste, plutôt qu’une claire conscience politique. On comprend l’embarras que dut ressentir Béla Kun face à ces « intellectuels communistes  » qui discutaient toute la journée de Kierkegaard et de Dostoïevski alors que la Hongrie menaçait d’être étranglée par la misère, la contre-révolution et les armées étrangères.

Vers la fin de la guerre de 1914, Balazs s’intéresse de plus en plus aux questions politiques. Il s’enthousiasme pour la révolution bourgeoise en Hongrie et participe aux travaux du conseil national, organe officieux du gouvernement et se rapproche des positions socialistes. En février 1919, quand Béla Kun et les membres du comité central sont arrêtés, c’est grâce aux relations de Balazs que leurs remplaçants sont cachés et le comité central se réunit plus d’une fois à son domicile. Pendant la commune de Budapest, il n’est pas encore membre du parti mais collabore avec la section des écrivains et il s’occupe de l’organisation des théâtres au commissariat de l’Instruction publique. Comme Lukacs, il partira sur le front défendre la jeune République des Conseils contre les troupes royales de la Roumanie.

On imagine mal, en France, la richesse extraordinaire de cette avant-garde hongroise qui s’épanouit à l’époque de la commune de Béla Kun. Toute une génération de poètes, de peintres, d’écrivains – la plupart ayant une trentaine d’années – vont essayer de développer un art révolutionnaire autour de Lajos Kassak, tandis que les marxistes révolutionnaires fondent en 1919 le Parti communiste hongrois. Mécontents de l’orientation du Nuygat, la revue qui avait été le symbole du renouveau hongrois, ils veulent dépasser le symbolisme et l’impressionnisme en créant des revues activistes comme A Tett (l’Action, 1915-1916) puis Ma (Aujourd’hui, 1916 -1926). Ils se veulent révolutionnaires dans l’art comme dans la politique (1). Il ne s’agit plus d’introduire en Hongrie, Baudelaire, Verlaine et Manet, mais le Futurisme, l’Expressionnisme, le Constructivisme et Dada.

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la revue Ma

Lajos Kassak est la personnalité la plus extraordinaire de cette avant-garde (2). Il incarne les attitudes les plus avancées de l’époque, aussi bien dans le domaine artistique que politique. Né à Ersekujvar d’un père slovaque et d’une mère hongroise, il tourne le dos aux études et veut devenir travailleur manuel. Ouvrier d’usine, il prendra part aux mouvements ouvriers et aux grèves. Sur le plan poétique, il suit attentivement le courant du Nuygat et surtout s’enthousiasme pour Endre Ady. Il voyage ensuite à pied à travers l’Europe, voyages qu’il racontera dans son autobiographie et en particulier dans Vagabondages (3).

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Au cours de cette errance à travers l’Europe, il entend parler d’Apollinaire, de Blaise Cendrars, de Picasso, fréquente des anarchistes russes à Bruxelles et, à son retour en Hongrie,il publie des poèmes dans les journaux du parti socialiste (Népszava) et dans Renaissance. Dégoûté par la politique du parti social-démocrate, il se rapproche des cercles anti-militaristes et des idées syndicalistes d’Erwin Szabo. Lorsqu’éclate la guerre, il se révolte contre elle. Déjà après l’assassinat de Zarajevo, il écrivait : « Je ne veux pas la guerre, je proteste avec tout ce qui est humain en moi, avec ma conscience de classe, avec mon amour fraternel, contre le bain de sang qui approche. » Bientôt, en 1915, il crée sa propre revue, A Tett, où se rassemblent les socialistes de gauche. A Tett sera interdite en novembre 1916 pour avoir publié un numéro « internationaliste ». Kassak lance alors une autre revue, Ma, qui allait devenir le lieu de rencontre et d’expression de toute l’avant-garde européenne. Il accueillera en 1917 la révolution russe avec sympathie et il soutiendra le parti communiste tout en refusant d’en devenir membre.

On se doute que la conjugaison de la turbulence de Kassak et du jeune parti communiste hongrois n’alla pas sans heurt. Refusant de s’inscrire au parti, Kassak et son groupe furent attaqués dès avril 1919 par certains sociaux-démocrates qui refusaient les innovations communistes du Commissariat à l’éducation et déclaraient par ailleurs l’art de Kassak incompréhensible pour les masses. Béla Kun et les communistes polémiquèrent aussi contre Kassak et ses partisans activistes. Béla Kun lui-même qualifia l’art de Kassak et les thèses de la revue Ma de « produit de la décadence bourgeoise », d’autant plus que Kassak refusait l’idée d’un art socialiste. Balazs, quant à lui, semble s’être tenu en retrait par rapport à ces polémiques, tandis que Lukacs essaya plus ou moins de jouer le rôle d’arbitre entre l’avant-garde et le parti. Toutefois, il faut aussi mentionner un phénomène important qui marqua la vie culturelle de la République des Conseils et qui prend tout son sens quand on considère l’ensemble de l’itinéraire de Béla Balazs : le développement d’un cinéma communiste.

La Hongrie fut non seulement l’un des premiers pays à se passionner pour le cinéma – le premier studio de tournage fut construit en 1911 -, mais c’est aussi en Hongrie que naquirent les premières théories du cinéma. Dès 1907 paraissait A Kinematograf, premier journal de cinéma, suivi en 1908 de Mozgofénykép Hirado. Alexander Korda éditera lui-même plusieurs revues cinématographiques et, dès 1911, certains critiques songeaient à élaborer une esthétique cinématographique. En 1915 Cecil Bognar analyse le film comme moyen d’expression et on ne peut écrire sur Balazs sans mentionner son génial précurseur Jenö Török, jeune critique hongrois mort tuberculeux en 1918, qui anticipe déjà sur certaines idées d’Eisenstein et de Balazs, en particulier sur le rôle du temps. On trouve même chez lui une première approche des thèmes du montage. De 1911 à 1917 se développa en Hongrie une abondante littérature sur le cinéma (4).

Le 12 avril 1919 le cinéma hongrois fut nationalisé (le cinéma soviétique ne le fut qu’en août 1919). D’avril à août 1919, trente et un films furent tournés. L’Association du film comprenait des auteurs dramatiques, des scénaristes, des journalistes, des directeurs et des acteurs, en particulier Béla Blasko, plus connu sous le nom de Béla Lugosi. Cet acteur du théâtre National de Budapest joua un très grand rôle dans le cinéma communiste de la jeune République des conseils avant de hanter les cauchemars de la bourgeoisie américaine, comme vampire puisqu’il se spécialisa dans ce rôle à Hollywood, devenant le premier grand interprète de Dracula. On édita même une revue, Cinéma Rouge, et on envisagea de tourner des films sur toutes les grandes oeuvres de la littérature mondiale, de Jules Verne à Gorki.

Bien que Balazs n’ait pas participé, semble-t-il à cette activité cinématographique, il est probable qu’il en reçu une forte impression. La terreur blanche qui s’abattit ensuite sur la Hongrie après la chute de la République des Conseils entraîna une vague de répression sur le jeune cinéma. Tous ses participants durent prendre le chemin de l’exil; ceux qui demeurèrent en Hongrie furent arrêtés, torturés et exécutés.

Jean-Michel PALMIER.

(1) Pour cette étude de l’avant-garde hongroise, je suis reconnaissant à Viola Gombas de m’avoir communiqué son manuscrit sur Les courants intellectuels dans les révolutions hongroises de 1918 et 1919, et à Arpad Szelpal, compagnon de Kassak, qui m’a longuement parlé de son amitié pour le fondateur de Ma et ses rencontres avec Béla Balazs.
(2) L’essentiel de l’oeuvre de Kassak est inaccessible en français. Un numéro de la revue Action poétique (N°49) a été consacré à la Commune de Budapest et contient des manifestes et des documents du plus grand intérêt.
(3) Traduit en français (Korvina, Budapest)
(4) Sur l’histoire du cinéma hongrois, cf. Istvan Nemeskürty, A Magyar Film Történette, Corvina 1968.

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Exil à Vienne

Comme Lukacs et de nombreux communistes hongrois, Béla Balazs émigra à Vienne et c’est là, semble-t-il, qu’il commença à travailler réellement sur le cinéma. En Hongrie l’esthétique du cinéma continuait à se développer. C’est presqu’en même temps que l’Homme visible de Balazs que fut publié Esthétique et structure du film dramatique d’Ivan Hevesy. C’est à Vienne que Balazs commence à écrire de nombreuses critiques de film et surtout Der Sichtbare Mensch (1924), première tentative d’analyse du cinéma muet et expressionniste. Il collabore à des journaux bourgeois autrichiens mais approfondit sa connaissance du marxisme, fréquente le groupe de Lukacs, alors en polémique avec Béla Kun. Il a brisé son isolement et écrit à présent des poèmes socialistes qui expriment sa nostalgie de la Hongrie. L’influence d’Ady est toujours sensible avec ce goût des décors, des couleurs, si particuliers à Balazs. Ses Chansons de Noël évoquent la grande plaine hongroise et son foyer éteint. Il s’intéresse de plus en plus aux questions esthétiques et continue à écrire un roman racontant l’histoire de sa génération. Dès 1910, il avait songé à décrire la vie de son cercle d’amis. Il commença son travail pendant la guerre et en 1919, le Nuygat publia deux chapitres de son roman Sur la main de Dieu, qui paraît pendant son exil à Kolozsvar. On y retrouve tous les personnages  » fin de siècle  » de la vie bourgeoise hongroise et de la bohème artistique.

Les années de Vienne vont mettre définitivement fin à sa solitude. Il se rapproche du prolétariat, conscient que la révolte artistique individuelle aboutit à une impasse. Mais ses romans n’échapent pas à un certain schématisme. Pourtant, les années de Vienne marquent un gigantesque tournant dans l’itinéraire de Balazs : il s’éloigne de la littérature bourgeoise, se rapproche du communisme, étudie le marxisme et surtout se passionne pour le cinéma. Dès 1920, il est responsable de la critique cinématographique de Der Tag, se documente abondamment sur le cinéma muet et son livre L’homme visible constitue la première tentative d’esthétique cinématographique systématique. L’ouvrage connaît immédiatement un immense succès, est traduit en russe et semble avoir exercé une influence sur Poudovkine et Eisenstein. Il analyse les techniques expressives de la caméra en accordant une place capitale au montage et au gros plan. Cet art nouveau, encore très discuté, lui semble capable de réaliser tous les rêves. Balazs est persuadé qu’il s’agit là d’un mode d’expression unique qui, dans sa théorie symboliste, doit permettre une rencontre directe de l’ »âme et de l’image » sans passer par le langage, tout en s’adressant aux masses. Mais Balazs est conscient en même temps que le cinéma constitue « l’enfant chéri du capitalisme « . Il semblerait aussi que dès cette époque, Balazs ait travaillé dans des théâtres prolétariens comme poète et comme dramaturge. Toutefois l’étape décisive de son évolution théorique allait être son séjour à Berlin.

Jean-Michel PALMIER.

Béla Balazs, un itinéraire (2)

Dimanche 21 février 2010

Béla Balazs, théoricien marxiste du cinéma.

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La guerre de 1914 et l’amitié avec Lukacs

 

La guerre de 1914 fut vécue par une grande partie de la jeunesse allemande et d’Europe centrale comme une véritable apocalypse. L’Esprit de l’utopie d’Ernst Bloch, avec son espoir messianique (1), la Théorie du roman de Lukacs et le  désespoir tranquille qu’il affiche quant à l’issue du conflit, permettent de comprendre l’état psychologique de toute cette génération qui correspond en Allemagne à la naissance puis à l’apogée de l’Expressionnisme. L’atmosphère « fin de siècle » prend l’aspect de la fin d’un monde, même si personne ne sait exactement lequel. Dans la préface à l’édition de 1962, de la Théorie du roman, Lukacs écrit :

« Lorsque, dans ces temps là, j’essayais de prendre plus clairement conscience de ma position, qui était purement affective, voici à peu près à quelles conclusions j’aboutissais : les puissances centrales battront vraisemblablement la Russie; le résultat, sera, peut-être la chute du tsarisme – d’accord. Il existe une certaine probabilité pour que les puissances occidentales l’emportent sur l’Allemagne; si leur victoire aboutit au renversement des Hohenzollern et des Habsbourg,  là aussi je suis d’accord. Mais la question est de savoir QUI nous sauvera de la civilisation occidentale.(La perspective d’une victoire définitive de l’Allemagne d’alors me faisait l’effet d’un cauchemar.) (2) »

Aussi Lukacs conclut-il la Théorie du roman (rédigée pendant l’hiver 1914-15) comme une série de dialogues entre des jeunes gens qui avaient échappé à la psychose de la guerre comme ceux du Décaméron échappent à la peste. Balazs, contrairement à Lukacs et Bloch, ne réagit pas par ce pacifisme qui caractérise la Théorie du roman comme l’Esprit de l’utopie. A l’annonce de la guerre, il fit preuve d’un esprit nationaliste à l’image d’une partie de la jeunesse de l’Empire. Il publiera dans le Nuygat des articles défendant la culture allemande, s’engagea en 1914 comme volontaire pour le front et devint même officier. Dans son livre, l’Ame pendant la guerre, il tente de justifier son engagement. En fait, celui-ci ne peut seulement s’expliquer par une chute dans le chauvinisme. Il y a aussi dans la conduite de Balazs des éléments dostoïevskiens. Il pense « qu’il faut partager les souffrances car c’est la seule communauté ». Balazs se sent coupable de ne pas partir au front avec le peuple. Et surtout il veut partir à la guerre pour échapper à son isolement. Il l’avoue lui-même :  » Il ne s’agit pas de la guerre, mais de quelque chose de plus important : ma solitude. »

Il est certain que la guerre brisa la solitude mystique où Balazs se tenait, comme en retrait par rapport à la vie et à la société, depuis son adolescence. Elle allait être l’occasion d’une prise de conscience politique radicale qui le ramène sur les positions de Lukacs. La solitude désespérée qu’il exalte dans ses drames  fait place à un sentiment de compassion : « La terrible souffrance de l’humanité m’a retiré de ma solitude confortable grâce à mon sens éthique qui aurait condamné la théorie de la tour d’ivoire. Aussi curieux que cela puisse paraître et aussi sot que fût mon volontariat à la guerre, ce fut quand même le premier pas qui me sortit d’une erreur fondamentale, car c’était chez moi la première apparition de la solidarité humaine », écrira-t-il en 1938. Après la guerre, Balazs s’intégra au cercle de philosophes auquel appartenait Lukacs et parmi lesquels on rencontre Emma Ritok, Anna Leznai, Béla Forgarasi, Karl Mannheim, Arnold Hauser, Friedyes Antal. Il est toujours lié avec Béla Bartok, prend contact avec le syndicaliste Erwin Zsabo et participe à l’agitation anti-militariste. En 1917, il travaille activement comme organisateur à l’Ecole libre des sciences sociales dans laquelle Lukacs et ses amis donnent des conférences publiques. Ses pièces acquièrent une certaine célébrité, bien qu’il soit toujours aussi peu estimé par la critique hongroise, ce qui conduit Lukacs à prendre sa défense dans une série d’essais parus en 1918 sous le titre Béla Balazs : ceux qui n’en veulent pas (3). En fait, Lukacs admire chez Balazs ce qu’il loue chez Paul Ernst : la profondeur philosophique, l’opposition au mode moderne, l’exigence de l’Absolu, l’ambition d’un art « monumental ». Il voit dans les pièces de Balazs le développement d’une nouvelle vision tragique du monde.

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Il semble qu’au cours des années 1908-1919, les relations de Lukacs et de Balazs, aient été, tant sur le plan personnel que théorique, très fructueuses. Sa première critique des poèmes de Balazs parut en 1908 et jusqu’en 1919, il n’a cessé d’insister sur l’originalité de son oeuvre. l’un des documents les plus intéressants pour comprendre le rapport entre Lukacs et Balazs est sans doute le journal que tint Balazs entre 1911 et 1921 et qui a été retrouvé parmi ses papiers aux Archives de l’Académie des sciences. Nous y découvrons, de même que chez Bloch, l’une des plus fines analyses de la personnalité du « jeune Lukacs ».

Ils se fréquenteront souvent à Budapest  et se rencontreront encore en 1911 à Florence où résidait alors Balazs. Cette année 1911 fut pour Lukacs particulièrement éprouvante. Il perdit ses deux amis les plus intimes, Irma Seidler et Léo Popper. Irma Seidler à qui est dédié l’Ame et les formes, fut d’abord très liée à Lukacs avant de devenir la femme de Balazs. Après une liaison brève et désespérée, elle se suicida. L’essai de Lukacs, De la pauvreté de l’ âme (A lelki szegénysédröl »), semble être étroitement associé à cette aventure. Quant à Léo Popper (1886-1911), mort tuberculeux, il joua un rôle très important dans le développement esthétique de Lukacs. Le premier essai de l’Ame et les formes est une lettre à Léo Popper sur le genre de l’essai et, jusque dans Die Eigenart des Aesthetischen, Lukacs rendra hommage à son ami d’enfance en  évoquant son étude sur Bruegel.

Sur quoi portaient alors les discussions de Balazs et Lukacs à Florence ? Sur l’âme, sur Dieu, sur le sens de la vie. Balazs semble effrayé de la capacité de Lukacs de vivre uniquement d’après ses écrits. Il semble parfois lui reprocher une certaine insensibilité. Dieu apparaît dans leurs discussions comme celui qui élève la vie du chaos à la forme. Balazs comme Lukacs s’interrogent sur la nature du mal en des termes qui rappellent à la fois Schelling et Dostoïevski. Ce que Balazs semble admirer le plus chez Lukacs, c’est cette esthétique messianique qu’il ne cesse d’évoquer à propos des Frères Karamazov. La rencontre de Lukacs avec Ljena Grabenko en 1913 n’a fait que renforcer cette passion mystique de Lukacs pour la Russie. Lorsque Lukacs et Balazs se retrouvent à Budapest en 1915, ils discutent toujours de religion, de théosophie et d’esthétique. Pourtant leurs préoccupations deviennent de plus en plus sociales, comme en témoignent les notes de Balazs sur le célèbre Cercle du samedi auquel ils appartenaient et qui réunissait des écrivains, des philosophes et des sociologues – autour de sujets d’esthétique et d’éthique (4), tirés des romans de Dostoïevski et des écrits de Kierkegaard ou des mystiques allemands. A cette époque encore, bien que la plupart des membres du « Cercle du samedi » appartiennent au groupe des radicaux, la politique est bannie de leurs discussions.

Le 25 décembre 1915, nous apprend le Journal de Balazs, ils discutèrent encore la possibilité d’une vie adéquate, sur Don Quichotte et la figure du saint. Balazs affirme qu’il n’est possible d’atteindre une existence authentique que dans la sphère de l’âme, en refusant la réalité. Lukacs et Anna Leznai semblent partisans, au contraire, d’un affrontement avec le monde. C’est là, chez Lukacs, le passage fondamental de la vision tragique de l’Ame et les formes à la vision messianique de la Théorie du roman. Lukacs, Balazs et sa compagne Anna Slamadinger discutent aussi du sens de l’attitude aristocratique. pour Balazs, l’attitude aristocratique consiste à se réfugier dans le silence et la solitude car une telle attitude résulte d’un sentiment d’inadéquation entre l’âme et le monde. Abordant les problèmes de l’esthétique, en particulier du rapport de la forme et du monde, Balazs remarque :

« Gyuri (Lukacs) dit que l’art est luciférien. Il crée un monde meilleur que celui que Dieu a créé. Il crée de manière anticipée la perfection, l’harmonie avant le salut. Jusqu’à maintenant cette pensée me mettait mal à l’aise, mais je pensais que c’était inévitable. Hier, en quelque sorte, j’ai réalisé que ce n’était pas ainsi. Les formes de l’art sont complexes et enfermées sur elles-mêmes, mais leur matière, ce n’est pas le bronze ou le marbre, c’est le désir. »

Si Balazs n’a écrit que peu de textes sur l’activité de Lukacs et la sienne au cours de la Commune de Budapest, c’est que l’urgence du travail politique refoulait toutes ces préoccupations esthétiques au second plan, comme le montrent aussi les lettres de Lukacs à Paul Ernst. Pourtant ces discussions métaphysiques et religieuses renaîtront au cours de leur exil à Vienne. Ainsi, Balazs évoque-t-il avec beaucoup d’émotion le discours que fit Lukacs à la mémoire d’Otto Korvin (5), au café Neue Wiener Bühne :

 » Cherchons en nous-mêmes : pourrions-nous faire la même chose ? Travailler pour la révolution et un jour, accidentellement, mourir pour elle ? Parce qu’il n’y a rien en nous, pas une pensée, pas un sentiment, pas une joie, pas une peine, une humeur que nous ne voudrions pas sacrifier. »

Balazs ajoute : « Et il ferma les yeux, le visage révulsé. Je n’avais jamais pensé qu’il fut un tel orateur. » Mais même dans leurs discussions de Vienne, si le communisme y occupe une grande place, leurs préoccupations originelles n’ont pas disparu pour autant. On voit toujours réapparaître certains aspects de la vision tragique du monde de l’Ame et les formes avec de nouvelles questions, en particulier le mal, la violence et l’éthique révolutionnaire. Lukacs pense que les communistes sont condamnés à porter le poids des péchés du monde. Il médite sur la Judith de Hebbel et la Légende du grand Inquisiteur. Entre Lukacs et Balazs sans cesse surgit la figure du vieil Aliocha. Ils se demandent seulement ce que sera le destin de l’âme individuelle dans la société sans classes.

Jean-Michel PALMIER.

 

(1) En particulier la célèbre lettre à Léo Popper sur l’essai comme genre littéraire, qui ouvre le volume.
(2) Rappelons que Bloch, dans le même chapitre, tente d’unir le Capital, l’Apocalypse et la Mort.
(3) La  Théorie du roman (Médiations, 1963). Il est à noter que l’édition française comporte dans l’avant-dernière phrase un contresens qui dénature totalement la pensée de LuKacs. La question de Lukacs : « Qui nous sauvera de la civilisation occidentale  » est traduite par : « Qui sauvera la civilisation occidentale », phrase impossible sous la plume de Lukacs. A une époque où il exécrait la réalité tout entière, et vivait dans un désespoir constant, il serait quand même paradoxal qu’il songe à sauver la culture occidentale qu’il rejette en bloc. La version hongroise de la Théorie du roman  ou d’autres préfaces où cette phrase est citée reprennent la même idée en demandant qui nous délivrera de la civilisation occidentale. Rappelons que ce fut l’époque où Lukacs se passionnait de plus en plus pour la Russie de Dostoïevski et où, comme le montre la fin de la Théorie du roman, il attendait une sorte de salut de la Russie, non pas au sens d’une révolution mais d’une éthique messianique et apocalyptique qui se situe dans le prolongement de Tolstoï et Dostoïevski.
(4) Dans un article consacré à la mort de Lukacs : Georg Lukacs ou la fin d’un esthète (in Les Nouveaux cahiers, n° 27, hiver 1971-1972, p 10), Nicolas Baudy écrit : » D’un an l’aîné de Lukacs, Balazs était fils d’un professeur de lettres du lycée de Szeged. Il était aussi hongrois (juif particulièrement assimilé) que Lukacs allemand. Il portait chemise noire avant tout le monde, écrivait des poèmes que Lukacs devait mal comprendre sous l’émail d’une langue ampoulée, mais surtout il écrivait des pièces de théâtre pastichées de Strindberg. Il y témoigne d’un psychisme compliqué, de femmes incalculables, séduisantes et faciles, vicieuses d’une attente hallucinatoire… Lukacs publia même un volume intitulé Béla Balazs et ceux qui n’en veulent pas, qu’on avait baptisé dans les cafés littéraires de Budapest l’Annuaire des téléphones. »
(5) Le Journal de Balazs indique que ces discussions duraient de 3 h de l’après-midi à 3 h du matin.
(6) Otto Korvin (1894-1919), l’un des fondateurs du parti communiste hongrois, chef de la Sûreté rouge sous Béla Kun, refusa d’émigrer après la chute de la République des conseils et fut pendu.

 

Béla Balazs, un itinéraire (1)

Samedi 13 février 2010

Béla Balazs, théoricien marxiste du cinéma 

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Balazs:Du romantisme anti-capitaliste au communisme

Enfance à Budapest et premières œuvres

La vie de Béla Balazs est peu connue. Elle mérite pourtant qu’on l’évoque afin de mieux comprendre l’itinéraire qui devait le conduire de la bohème bourgeoise hongroise à l’engagement politique, au romantisme anti-capitaliste allemand qui domine toute la génération intellectuelle de Lukacs vers le marxisme, puis le communisme.

Béla Balazs naquit en 1884 à Szeged,comme Lukacs lui-même. Son nom véritable, qui devait lui servir quelque temps de nom de plume, était Herbert Bauer. Son œuvre Jeunesse rêveuse (1) nous renseigne assez bien sur son enfance et son rapport à la Hongrie encore féodale. Fils d’un professeur de lycée, déplacé à Löcsé pour ses idées politiques et son conflit avec les autorités, il fut élevé par une gouvernante allemande.

L’ensemble de son itinéraire intellectuel est assez caractéristique de sa génération et n’est pas sans évoquer celui de Lukacs. Dans sa préface au volume hongrois, Trente ans comme sentinelle rouge, il écrit que cet itinéraire fut  » un chemin intérieur, difficile, douloureux et même dangereux « . Après la mort de son père la famille vécut presque dans la misère et revint à Szeged où se passa toute son adolescence, non loin de la grande plaine hongroise, parmi les ouvriers agricoles. Après des études au collège de Eötvös, il se passionna pour la philosophie, se liant avec Zoltan Kodaly, Dezsö Szabö, Géza Laczkö. Face au positivisme qui régnait alors dans la philosophie hongroise, il éprouvait un sentiment de révolte qui le poussait vers la philosophie allemande et les courants irrationalistes qui ne cessaient de se développer depuis Dilthey, en particulier la « philosophie de la vie » dont le grand représentant était alors Georg Simmel auteur de la célèbre  » Philosophie de l’argent « , et d’essais sur l’esthétique de la peinture qui exercèrent une influence durable sur toute la jeunesse philosophique allemande et même celle d’Europe centrale (2). Balazs dès cette époque rêvait de devenir poète, écrivain, philosophe. Il obtint une bourse pour étudier à Berlin et c’est là qu’il se lia avec le musicien Zoltan Kodaly dont il restera l’ami toute sa vie. Il partage l’existence des étudiants allemands, de la bohème berlinoise, fréquente les cafés où se réunissent écrivains et poètes, en particulier Arno Holz et Richard Dehmel, précurseurs de l’Expressionnisme littéraire. Le livre de Balazs Aventures et figures, reflète le climat de ces années. Lukacs rêve alors de construire une esthétique systématique à la suite de ses premiers essais parus dans le Nyugat et plus tard réunis dans le volume l’Ame et les Formes. Balazs lui aussi s’oriente vers l’esthétique, dans une direction assez voisine de celle de Lukacs. Comme lui, il sera profondément marqué par l’écrivain Paul Ernst auquel Lukacs consacre l’essai le plus important de l’Ame et les formes : La Métaphysique de la tragédie. Si la catégorie du tragique occupe dans l’esthétique du jeune Lukacs une place fondamentale, la mort tient dans l’esthétique de Balazs la première place, comme en témoigne l’Esthétique de la mort, qu’il publie en 1908. (3)

L’irrationalisme allemand issu de Schelling et Dilthey exerce sur Balazs une profonde influence. L’art est pour lui la manifestation d’un instinct métaphysique, d’une puissance transcendante. Dans tous ses premiers écrits, Balazs accorde une place capitale à l’intuition, au sentiment, à l’angoisse et à la mort. L’univers social et politique n’apparaît pratiquement pas. La nature elle même est considérée comme une simple apparence. Sa philosophie, difficile à saisir conceptuellement, débouche sur une sorte de panthéisme religieux alors que l’esthétique de Lukacs n’admet aucune réconciliation et voit dans le refus du monde la seule possibilité de vie authentique. Balazs affirme que la vraie réalité est en nous-même, le monde extérieur n’est qu’une illusion, une apparence qui se dissout dans le rêve. Lui-même écrit : «  les racines du véritable art sont le panthéisme conscient et inconscient, c’est à dire l’expérience religieuse.» En 1909, il publie ses Fragments de Philosophie de l’art où l’art apparaît comme un moment de la vie. Il se veut, en Hongrie, le porte-parole de l’irrationalisme allemand, puisant sa pensée aussi bien chez Dilthey, Simmel que chez Paul Ernst et Kassner.

Si les premiers essais esthétiques de Lukacs, repris dans l’Ame et les formes n’avaient guère soulevé d’enthousiasme de la part de la critique hongroise, ceux de Balazs éveillent une vive réprobation. Le poète hongrois M. Babits, tout en admirant chez Balazs la révolte contre l’esthétique traditionnelle et la volonté de donner à l’art une base philosophique, l’attaque violemment. Ses premiers essais publiés dans deux anthologies de Holnap (Demain) puis dans le Nyugat, feront l’objet de nombreuses discussions parmi les intellectuels hongrois. Tout l’élan poétique de Balazs et sa vision du monde sont contenus dans ces vers du Chant du pèlerin (A vandor énekel), qui annonce les grands principes de son esthétique:

« Le rideau de notre œil, plus haut.
Où est la scène, dehors ou dedans ?
Messieurs, Mesdames,
Des choses remarquables, pénibles et heureuses.
Le monde dehors est plein d’armées,
Mais ce n’est pas cela qui nous fera mourir. »

Toutes les premières œuvres de Balazs sont marquées par ce climat de désespoir, d’angoisse et de solitude. Balazs fut sans doute l’un des poètes les plus mélancoliques de sa génération. Tous ses poèmes sont hantés par la fuite du temps et des choses. Son style emprunte beaucoup au symbolisme français et autrichien. L’apparence est un voile qui dissimule une réalité plus profonde et plus archaïque. Aussi se passionne-t-il pour la vieille chanson populaire hongroise qui le séduit, à l’inverse de Béla Bartok, plus par son côté archaïque que par son côté populaire. Profondément impressionné par l’œuvre poétique d’Endre Ady, le grand poète révolutionnaire hongrois du début du siècle, il tente une synthèse de l’archaïque et du moderne, synthèse qui atteindra son apogée dans la musique de Béla Bartok pour lequel il écrira des livrets.

Balazs publie de nombreux poèmes, des essais philosophiques et esthétiques mais aussi des drames. Sa pièce, Docteur Margerit Szelpal, écrite en 1906, est influencée par Ibsen, Hebbel et Dostoïevski. Mais la technique de Balazs, sur le plan dramatique, est assez discutée. Il est difficile de se passionner pour cette intrigue, et l’oeuvre sera jugée férocement par la critique hongroise, sauf par Lukacs qui retrouvait dans les drames de Balazs ses propres préoccupations. A partir de 1908, Balazs participa à toute l’effervescence artistique groupée autour du Nyugat, sans véritablement appartenir à son cercle. En fait les hongrois le jugeaient trop théorique et trop germanique. Balazs lui-même considère la vision du monde des écrivains du Nuygat comme quelque chose de superficiel et de trop impressionniste. Aussi est-ce Lukacs qui est son interlocuteur privilégié et qui tient une place importante dans son Journal  (4). Il se lie étroitement avec Endre Adry, Marguerite Kaffka, quelques historiens de l’art comme Lajos Fülep, créant aussi un cercle de réflexion sur les problèmes esthétiques.

Mais Balazs dans ce contexte hongrois, fait figure d’isolé. Il n’appartient pas au groupe du Nyugat, se distingue des intellectuels radicaux par son peu d’intérêt pour la politique. Seul Kodaly semble se rapprocher de ses positions théoriques. Il mettra d’ailleurs en musique plusieurs poèmes de Balazs et c’est par lui que Balazs fit la connaissance de Béla Bartok qui composera la musique pour plusieurs de ses drames : Le prince en bois  et Le château de Barbe-Bleue. Dans toutes ses œuvres, on retrouve la question lukacsienne de l’Ame et les Formes : Que peut faire un artiste solitaire face à un monde qu’il exècre ? «  Qu’était cette vie de brouillard suspendu dans le vide, dans le vide essentiel où mon désir a projeté un dieu car une réalité devait bien exister quelque part ? » demande Balazs. Face au monde, il n’éprouve qu’un sentiment de douloureuse nostalgie. Ne pouvant le transformer, il cherche à le fuir dans la bohème littéraire de Budapest et aussi dans des voyages qu’il accomplit avec Lukacs en Allemagne et en Italie. Sa poésie, faite d’ornementations, de panthéisme, est toujours d’une profonde tristesse :
« Je ne sais qui vous êtes, vous autres hommes, mais je dois mourir pour vous ici même  », s’écrie-t-il encore.

Poésie tantôt proche de la ballade populaire, souvent mystique et désespérée, qui suscite plus de haine que d’admiration parmi l’intelligentsia hongroise. Dans toutes ces oeuvres de jeunesse, seul le désir sexuel et l’amour peuvent s’opposer au désespoir et à la mort. Il exalte aussi la mystique de la nature (Envoûtements d’automne ), la profondeur de l’âme et le mystère, thèmes qui culminent dans Le château de Barbe Bleue,qui deviendra grâce à la musique de Bartok un chef d’œuvre de l’opéra mondial. Barbe-Bleue est, dans la mythologie de Balazs, le symbole de la jeunesse avide, de l’adolescent qui désire toutes les femmes et ne peut s’attacher à aucune, une version plus sombre et plus tragique du mythe de Don Juan ou de Faust. C’est une figure éthique presque dostoïevskienne. Les vieux contes qui l’enchantent sont autant d’allégories de la douleur moderne. Kodaly lui-même reconnaîtra qu’il y a quelque chose de terrifiant dans la vision du monde du jeune Balazs. Tous ses personnages, pris entre l’apparence et l’essence, ne sont que de pauvres créatures brisées par la réalité qui les entoure. En tant qu’ artiste, Balazs veut échapper au monde bourgeois, mais il ne trouve aucun chemin sinon la fuite dans l’irrationalisme et dans l’art.

Tous ces thèmes, assurément, ce sont ceux qui hantent aussi le jeune Lukacs. Dans les articles que Balazs publie dans Nyugat, Aurora, Vilag, de même que dans son Esthétique de la mort, il ne cesse de décrire sa solitude et sa haine du monde où il vit. En 1912, il publie Dialogue sur le Dialogue, qui est sans doute en rapport avec l’Ame et les Formes de Lukacs (5). Jusqu’en 1914, il restera prisonnier de sa solitude et de son désespoir, étranger à toute préoccupation sociale, fasciné par l’irrationnel et la mort.

Jean-Michel PALMIER.

(1) En hongrois.
(2) L’influence de Simmel fut profonde en Allemagne. Cet auteur aujourd’hui injustement oublié joua un rôle capital dans la formation philosophique et esthétique de Bloch, de Lukacs et même de Heidegger. Théoricien du romantisme anti-capitaliste, auteur d’études intéressantes sur l’esthétique et la philosophie de la mort, il sombra dans le chauvinisme – comme Max Weber – en 1914, ce qui entraîna la rupture entre Simmel et ses deux élèves enthousiastes, Bloch et Lukacs.
(3) Rappelons que Simmel lui-même avait écrit une Philosophie de la mort. Ce climat de pessimisme et d’idéalisme à la fois messianique et apocalyptique se retrouvera aussi bien dans les premiers écrits de Lukacs (L’Ame et le formes et la Théorie du roman), mais aussi chez Ernst Bloch dans Der Geist der Utopieet dans les premiers essais et poèmes de Balazs. Lucien Goldmann, qui a développé les intuitions de jeunesse de Lukacs dans son étude Le Dieu caché, semble considérer qu’il s’agit là d’oeuvres animées par un espoir révolutionnaire. En fait, la fascination qu’exercent alors Paul Ernst et Dostoïevski sur l’ensemble de la jeunesse littéraire allemande, est bien plutôt le signe de ce climat d’apocalypse, de pessimisme, de refus du monde qui éclatera dans l’Expressionnisme. Toute la génération de Lukacs, hantée par la Russie de Dostoïevski, ne trouvait dans l’Europe capitaliste et surtout la bourgeoisie allemande wilhelmienne aucun moyen d’exprimer ses aspirations. Le succès de l’irrationalisme s’explique en grande partie par ce malaise de la jeunesse bourgeoise en révolte contre le monde dont elle est issue et qui ne trouve aucune solution à ses conflits. La révolution soviétique puis la révolution hongroise leur montreront dans le communisme la seule issue à leur révolte. Mais ils y transporteront le même esprit messianique et apocalyptique qui culmine chez Lukacs dans la Théorie du romanet ses premiers essais politiques, mais surtout chez Erwin Sinko dans Les Optimistes (en hongrois).
(4) La place nous manque ici pour étudier les rapports entre les récits de jeunesse de Lukacs et ceux de Balazs et en particulier les différences fondamentales que l’on y trouve. Je tiens à remercier Ferenc Feher pour m’avoir communiqué certains de ses manuscrits inédits sur ces problèmes.
(5) En partie inédit. Nous en avons pris connaissance à Budapest. Intéressant sur le plan de la sociologie de l’intelligentsia hongroise des années 14-20, c’est aussi un témoignage étrange sur la personnalité de Balazs, et ses relations avec Lukacs. Ainsi l’essai de Lukacs sur Kierkegaard, publié dans l’Ame et les formes, semble lui avoir été inspiré par sa rupture avec Irma Seidler, future amie de Balazs qui se suicida en se jetant dans le Danube.

Béla Balazs, théoricien marxiste du cinéma.

Samedi 6 février 2010

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Béla Balazs, poète, dramaturge, auteur de livrets d’opéras de Béla Bartok, scénariste, théoricien du montage et écrivain révolutionnaire, est surtout connu pour ses ouvrages de théorie du cinéma, dont cet Esprit du cinéma paru pour la première fois en France, aux éditions Payot, en 1977. C’est l’une des premières grandes synthèses écrites, au coeur des années vingt, par un homme qui n’a cessé de se passionner pour le cinéma expressionniste aussi bien que soviétique et toutes les expériences de l’avant-garde.

Ami d’enfance de Lukacs, interlocuteur privilégié de ses écrits de jeunesse, Balazs occupe, en Hongrie comme en Allemagne et en Union Soviétique, une place fondamentale dans toutes les discussions théoriques de cette époque.

Ses écrits sur le cinéma ne sont pas seulement l’une des premières approches rigoureuses et systématiques d’un art dont beaucoup contestaient l’importance, mais ils sont aussi un pont jeté entre l’avant-garde allemande et soviétique, le cinéma communiste et les expériences de Bunuel ou  de Viking Eggeling.

L’essai de Jean-Michel Palmier qui précéde cette édition de l’Esprit du cinéma, situe cette oeuvre dans le contexte des polémiques artistiques d’une époque marquée par l’évolution du cinéma allemand, la naissance du cinéma prolétarien, la rencontre du théâtre et du cinéma telle qu’elle s’effectue à travers Piscator et Brecht.

Nous ne publierons ici que quelques extraits de cet essai écrit en 1976 par Jean-Michel Palmier : Béla Balazs, théoricien marxiste du cinéma.

L’ouvrage est aujourd’hui épuisé et introuvable en occasion. Les seules éditions accessibles figurent aux fonds  de certaines  bibliothèques universitaires ou municipales.

BELA BALAZS, THÉORICIEN MARXISTE DU CINEMA.

Par son oeuvre, ses essais, ses critiques cinématographiques, ses poèmes et ses pièces de théâtre, sa collaboration à certains films les plus importants des années 20, Béla Balazs est sans doute l’une des personnalités les plus remarquables de l’Allemagne de Weimar. D’emblée, nous sommes confrontés à une oeuvre qui surprend tant par sa richesse que par sa diversité. S’il fut l’un des écrivains qui grandirent à l’ombre du Nyugat, la revue hongroise qui, par son orientation occidentaliste fut non seulement le symbole du renouveau culturel et littéraire du début du siècle mais l’organe de tous les écrivains les plus marquants de cette génération, il s’en sépare par de nombreux points. Sa poésie symboliste mais surtout néo-romantique, intimiste, ses drames « fin de siècle » trouvent peu d’admirateurs hormis son ami d’enfance et défenseur passionné Georg Lukacs. Après la guerre de 1914, Balazs évoluera vers le communisme comme beaucoup de jeunes intellectuels de sa génération et participera à la commune de Budapest. Mais si ce Balazs qui évolua du néo-romantisme, de l’idéalisme apocalyptique propre à Lukacs et à Bloch, vers le communisme est peu connu en Occident, bien qu’en Hongrie il éveille un intérêt croissant, c’est surtout le Balazs des années vingt, l’intellectuel révolutionnaire, le théoricien du cinéma muet puis du cinéma parlant, qui vécut à Vienne, à Berlin, à Moscou dont l’oeuvre fut admirée, discutée par toute une génération de critiques et de cinéastes qui nous intéresse le plus.

L’Homme visible et l’Esprit du cinéma ne sont pas seulement les deux ouvrages les plus importants de Balazs : il s’agit moins d’oeuvres de pionnier que de synthèses et d’interrogations qui constituent le premier effort pour élaborer une théorie marxiste du cinéma. D’une culture cinématographique et littéraire exceptionnelle, Balazs a tenté non seulement de dresser l’inventaire des possibilités d’un art nouveau, mais de confronter le cinéma à la sphère politique, au théâtre, aux capacités d’invention qui lui semblaient en faire une des formes d’expression les plus passionnantes et les plus riches de l’art moderne. Si les références de Balazs sont surtout empruntées au cinéma expressionniste et aux films de la « Nouvelle Objectivité », il se passionna également pour les films soviétiques, correspondit avec Eisenstein auquel il proposa même des scénarios et son oeuvre témoigne d’un intérêt profond pour toutes les tentatives de films d’avant-garde, qu’il s’agisse du film abstrait ou du film surréaliste. S’il a été marqué par l’Expressionnisme et le film muet, il fut aussi l’un des plus ardents défenseurs du jeune cinéma communiste et s’est enthousiasmé pour Eisenstein, Vertov et Poudovkine. L’Esprit du cinéma est la somme de réflexions sur les théories du montage qui étaient alors débattues en Allemagne et en Union Soviétique à partir des films d’Eisenstein comme de Dziga Vertov et Walter Ruttmann. En lisant aujourd’hui les essais de Balazs, on est autant frappé par leur richesse théorique que par leur actualité. Souvent, des problèmes que nous ne faisons qu’entrevoir ont déjà fait l’objet d’analyses et de  controverses dont on soupçonne à peine l’existence. Aussi, n’est-ce pas seulement Balazs qu’il faut découvrir mais de nombreux théoriciens des années 20-30 – de Brecht à Tetriakov en passant par Piscator, Lukacs, Mihail Lifschitz, car ils constituent aujourd’hui encore une étape fondamentale de toute réflexion marxiste sur l’art et leurs écrits sont le sol théorique d’où naissent aussi toutes nos controverses (1).

Assurément, L’Esprit du cinéma, paru en 1930, prolongement des recherches que Balazs avaient déjà commencées en 1924 dans Der sichtbare Mensch, n’est pas une découverte pour les spécialistes : la plupart  des critiques sérieux ne manquent jamais de le citer et de lui rendre hommage (2), mais seuls les germanistes pouvaient avoir une idée précise de l’étendue et de la richesse de l’oeuvre. En Hongrie comme en Allemagne, plusieurs cinéastes s’inspirent directement de son esthétique. Le Requiem pour un roi Vierge  de H.J. Syberberg, l’un des films les plus intéressants de la nouvelle génération de cinéastes allemands, est impensable sans l’influence conjuguée de Brecht et de Balazs. Le réalisateur nous a lui même confirmé que L’Esprit du cinéma avait été, alors qu’il était étudiant en D.D.R., sa référence principale avec les mises en scènes de Brecht.

C’est pourquoi la traduction de L’Esprit du cinéma , presque un demi-siècle après sa parution, constitue un événement pour la critique cinématographique. C’est d’un seul coup une partie de l’univers théorique du cinéma des années 20-30 qui nous est restituée. Loin de ne voir dans le livre de Balazs qu’un témoignage historique, il est certain qu’une relecture moderne est enrichissante à de nombreux égards et l’on cherche en vain quel ouvrage de théorie du cinéma pourrait lui être comparé. Car Balazs ne nous propose pas seulement une analyse globale du cinéma comme mode d’expression, mais une réflexion extrêmement approfondie sur ses moyens techniques et leur utilisation.

Considéré en Hongrie comme l’un des auteurs les plus intéressants du XXè siècle, étudié en Allemagne Démocratique comme le théoricien le plus important du cinéma, Balazs, s’il n’est pas en France un inconnu, est rarement présent dans les débats théoriques (3). Ses livres comme le nombre impressionnant de critiques cinématographiques qu’il publia dans les années 20 et dont certaines ont été reprises en volume sur l’initiative de la cinémathèque de Berlin-Est, constituent pourtant une contribution fondamentale à l’approche marxiste du cinéma. L’introduction que nous proposons à son oeuvre ne prétend pas expliciter le livre lui-même, d’une clarté exemplaire, mais retracer l’itinéraire de Balazs et surtout évoquer le climat dans lequel il a vécu et travaillé. Car ce n’est que par une mise en rapport de ses écrits et des problèmes artistiques et politiques débattus au sein du parti communiste allemand et des intellectuels qui s’y rallièrent ou collaborèrent avec lui, que ses thèses prennent leur véritable signification.

(1) Mihail Lifschitz fut l’ami et le collaborateur de Lukacs au cours de son exil à Moscou. Ses essais théoriques les plus importants ont été récemment repris en hongrois : Mihail Lifsci, Valogatott Esztétikai Irasok (Kossuth, 1973). Il convient de rendre hommage à Claude Prévost, traducteur des Ecrits de Moscou de Lukacs qui, à peu près seul en France, a commencé à défricher ce champ de recherches théoriques.

(2) Citons seulement S. Kracauer dans De Caligari à Hitler, où les thèses de Balazs sont sans cesse discutées; Lotte Eisner dans l’Ecran Démoniaque; Marcel Martin dans Le langage cinématographique; B. Amengual dans sa monographie sur Pabst; Henri Agel consacre un chapitre à Balazs dans son Esthétique du cinéma et Dominique Noguez a publié un extrait de Balazs (Der Film) dans le n° spécial de la Revue d’Esthétique consacrée au cinéma (1973). Enfin, en Italie, Guido Aristarco a souvent exposé les théories de Balazs comme celles de Lukacs.

(3) Selon certains critiques, Balazs exerça une influence profonde par ses théories du montage sur le cinéma soviétique. Les cinéastes soviétiques, eux, semblent plutôt considérer qu’il s’inspira de leurs films.

Jean-Michel PALMIER – 1976 -