Carl Heil, speaker contre Hitler.
Eveline et Yvan Brès – Préface de Jean-Michel Palmier
Les Editions de Paris -1994 -
Carl Heil vers 1930
Etrange destin que celui de Carl Heil, homme de radio, réalisateur de pièces radiophoniques de Brecht, Schiller; acteur, notamment dans la Grande Illusion, qui, ayant fui le nazisme en 1933, devient speaker à la radiodiffusion française entre 1937 et 1939. Il y assure des émissions régulières en langue allemande contre Hitler et son régime, ce qui le fera condamner à mort par Goebbels. Ce dévouement ne sera guère récompensé puisque, en février 1940, au moment de la « drôle de guerre », il est interné comme « citoyen ennemi » et envoyé vers le camp de Langlade, près de Nîmes. C’est là que les nazis, passés en zone sud, l’arrêtent en juillet 1943. Envoyé à Buchenwald dont il réchappera, il réintégrera, après la guerre, la radiodiffusion française. Ami de Jean Vilar, du mime Marceau, de Roger Planchon qu’il contribuera à faire connaître en Allemagne, il mourra en 1983.
Eveline et Yvan Brès, qui ont publié précédemment un ouvrage sur un Maquis d’antifascistes allemands en France (1942-44), ont bien connu Carl Heil en 1942 et l’ont retrouvé en 1982. Pour écrire ce livre, ils l’ont longuement questionné, ainsi que certains de ses amis, et ont aussi largement consulté les archives et la presse du temps. (Quatrième de couverture).
Hommage à Carl Heil
La construction polyphonique de l’Esthétique de la Résistance de Peter Weiss la place au rang des plus grandes épopées modernes. Le sujet qui s’exprime dans cette vaste fresque, écrite de 1975 à 1981, est un sujet collectif. Il n’a pas de visage. Même s’il dit « Je », il n’est que le réceptacle de l’expérience des autres, les milliers de combattants célèbres ou anonymes qui formèrent l’émigration et la résistance anti-nazie de 1933 à 1945. Fresque gigantesque, cette Esthétique de la Résistance est inséparable du commentaire de plusieurs œuvres d’art, qu’il s’agisse de l’Autel de Pergame, du Radeau de la Méduse ou de Guernica. Œuvres symboles sans doute, mais aussi constellation de signes qu’il est difficile d’embrasser d’un seul regard. Les yeux s’y perdent, à la recherche des éléments qui les constituent. Chaque vie est un détail qui ne prend son sens que par rapport aux autres. Le nom de l’homme – ouvrier, syndicaliste, militant, écrivain, journaliste, artiste – compte moins que l’idéal qu’il incarne, l’image du futur, dont il est porteur, le présent qu’il combat. Ce que raconte Peter Weiss, c’est l’histoire, notre histoire, à travers sa mémoire, la mémoire des autres, pour qu’on ne puisse plus jamais l’oublier, pour qu’elle acquière la densité de la fresque, sculptée dans la pierre, pour qu’elle perpétue à son tour la tradition dont elle porte témoignage.
De quelle tradition s’agit-il ? De celle que Walter Benjamin nomme dans ses Thèses sur la philosophie de l’histoire « la tradition des opprimés ». Comment nier que tous ces émigrés allemands ou autrichiens, chassés de leur patrie par la venue de Hitler au pouvoir, appartiennent aux vaincus de l’histoire ? C’est par milliers qu’ils quittèrent l’Allemagne, sans que leur vie ne soit forcément menacée. Ils refusaient de pactiser avec la barbarie. Juifs, catholiques, protestants, socialistes, républicains, pacifistes ou communistes, ils ne reconnaissaient plus, dans le régime qui légalisait la terreur et la barbarie, leur pays. Dispersés aux quatre coins du monde, ceux que Goebbels nommait des « cadavres en sursis » vécurent leur exil comme une « tâche » – mot si fréquent chez Henrich Mann – une « mission » . La parole libre était devenue impossible en Allemagne. Alors, ils dénonçaient dans leurs journaux, leurs articles, leurs livres, leurs poèmes ou leurs pièces de théâtre le vrai visage du national -socialisme. Malheureuses Cassandres, ils tentaient d’avertir les démocraties occidentales que, si on laissait faire Hitler, bientôt, en Europe, il n’y aurait plus de démocraties. Ces hommes remportèrent bien peu de victoires, connurent beaucoup de défaites. Mais leurs moyens, confrontés à l’immense machine de propagande du Reich, étaient si pauvres… Ils n’avaient que leurs mains nues, les traces de leurs blessures, leur récit de la terreur qui sévissait à Berlin ou ailleurs et leurs pauvres écrits. Sans doute, dans les premières années du Reich, parvinrent-ils à faire circuler à l’étranger nombre d’informations. Sans doute le Livre Brun de Willi Münzenberg et de ses amis prit-il les nazis de court et ridiculisa leur prétention d’attribuer l’incendie du Reichstag aux communistes. Mais la Sarre redevint allemande, l’Autriche, la Pologne et la Tchécoslovaquie furent envahies par les armées nazies. Toute l’Europe ne fut plus qu’une peau de chagrin, et eux-mêmes, lorsqu’ils n’étaient pas assassinés par les agents de la Gestapo, furent contraints de fuir toujours plus loin. On connaît leurs destins, presque tous tragiques. Internés dans des camps en France comme « étrangers ennemis », ceux qui ne purent gagner l’Amérique seront livrés à Hitler par le gouvernement de Pétain, tomberont entre les mains des nazis, rejoindront la Résistance ou se suicideront – comme Walter Benjamin, Carl Einstein, Walter Hasenclever – n’ayant pu être libérés à temps, réunir les documents, les billets qui leur auraient permis de quitter la France, devenue une souricière. En URSS, beaucoup furent victimes de la terreur stalinienne, assassinés ou livrés à Hitler. Aux États-Unis, acceptés du bout des lèvres, la plupart vécurent dans la misère à New York ou en Californie, étrangers au paradis, continuant leur lutte ou maintenant vivante la tradition culturelle de la République de Weimar qui incarnait à leurs yeux un certain idéal de la culture allemande, une autre « germanité ».
Les historiens de l’émigration allemande anti-nazie ont depuis plusieurs dizaines d’années reconstitué leur histoire, leurs combats, leurs pauvres rêves. Mais souvent ces travaux viennent trop tard. Les figures importantes de l’émigration sont mortes depuis longtemps; nombre de documents, de lettres, de journaux ont disparu, et leurs témoignages, si précieux pour faire revivre cette fantastique mémoire, le sujet collectif de Peter Weiss, se raréfient. Ayant consacré ma thèse Weimar en Exil (Payot, 1988) à cette histoire de l’émigration anti-nazie, dans le sillage des travaux de Gilbert Badia à qui reviennent le courage et le mérite d’avoir été, en France, le pionnier de ces recherches, j’ai retrouvé en lisant ces feuillets sur Carl Heil tous les tourments de ceux qui s’attachèrent à retracer les vies et les activités des exilés. Le temps de localiser les survivants, on apprend leur mort. Les archives que l’on recherche sont introuvables. Les témoins qui fréquentèrent telle ou telle figure de l’émigration ont eux aussi disparu. Et, de toutes façons, comment connaître les visages de ces milliers de combattants anonymes ? Aucun travail historique ne pourra sauver leur mémoire. Un jour, plus personne ne se souviendra d’eux.
Pourtant, il se produit parfois un miracle. Grâce aux efforts, à l’acharnement, à la générosité de quelques-uns, un visage se dessine, une existence prend forme. Parce qu’ils l’ont connu, parce qu’il a traversé leurs vies, un homme, un détail de la fresque, acquiert un relief insolite. Il redevient presque vivant, car ceux qui l’ont aimé ne veulent pas qu’il soit mort à jamais. Bien sûr, ce n’est qu’un petit miracle. Mais s’il s’en produit plusieurs autres, c’est peu à peu un linceul d’oubli qui se déchire, un pan de l’histoire qui nous est restitué. C’est le sentiment que j’ai eu en recevant le manuscrit qu’Eveline et Yvan Brès ont consacré à Carl Heil et qu’ils me demandaient de préfacer. Je ne les connaissais pas et j’ignorais tout de Carl Heil. Au fil des lettres qu’ils m’adressaient de Valence, j’ai compris que ces pages presque calligraphiées, c’était les dernières traces d’un homme qui aurait pu être un personnage de l’Esthétique de la Résistance de Peter Weiss, un homme dont ils ne pouvaient supporter que la vie disparaisse avec leurs propres souvenirs. Alors ils avaient imaginé qu’un livre serait le lieu le plus sûr pour conserver ces instants et ces images.
I
Ce livre existe à présent. Et il fait partie de leur histoire à tous trois. Eveline et Yvan étaient encore des adolescents, unis par une lointaine parenté, lorsque la guerre éclata. Issus de familles protestantes, les hasards de l’histoire firent qu’ils se retrouvèrent dans le sud de la France, à Nîmes. C’est le hasard qui fit rencontrer Carl Heil à Eveline. Elle le présenta à Yvan. Ils étaient unis par une même haine de la guerre et du fascisme. Ainsi naquit leur amitié. En février 1943, Eveline et ses parents regagnèrent le nord de la France, Carl Heil fut arrêté par la Gestapo. Eveline apprit en 1945 qu’envoyé au camp de concentration, il avait survécu. Ils le perdirent de vue, elle n’ayant plus son adresse, se retrouvèrent après un échange de correspondances. Mais ce n’est qu’en 1982 qu’ils le revirent : l’allemand Carl Heil était devenu le français Charles Hébert. C’était un vieil homme malade et solitaire qu’ils fréquentèrent jusqu’à sa mort, recueillant ses souvenirs afin de garder un témoignage de son existence.
Qui est Carl Heil ? D’abord un visage : celui de l’officier qui se trouvait aux côtés d’Erich von Stroheim et transmettait ses instructions aux officiers français dans La Grande Illusion de Renoir. Son nom ne figure pas au générique : à la veille de la guerre, speaker des émissions en langue allemande à la radio française contre Hitler, il avait été condamné à mort par Goebbels.
Carl Heil naquit le 15 février 1901, à Eberfeld, dans la vallée de la Wupper. C’est dans cette petite ville tranquille qu’en 1869 naquit aussi la poétesse expressionniste Else Lasker-Schüler. La famille de Carl était d’origine modeste. Issu d’une lignée d’agriculteurs, son père préféra devenir maçon que curé – la tradition accordait les champs au fils aîné. La mère, d’origine prussienne, était luthérienne. Il fut élevé dans le protestantisme par un père syndicaliste gagné aux idées socialistes. Après avoir fréquenté l’école d’Eberfeld, il fut inscrit à l’école protestante de Metman, près de Düsseldorf, voulant devenir instituteur, trop jeune pour être mobilisé lors du conflit de 1914.
Tandis que le chômage et l’inflation ravageaient l’Allemagne, en cette République de Weimar naissante, il s’inscrivit à l’université de Cologne et étudia la philosophie auprès de Max Scheller, la littérature allemande avec Ernst Bertram, le célèbre germaniste proche du cercle de Stefan George, ami de Thomas Mann, et qui devait ensuite se rallier au national-socialisme. Passionné par le théâtre, il entra dans la troupe de la Freie Volksbühne, scène progressiste comme il en existait dans beaucoup de villes allemandes, à Berlin notamment où s’était établi Erwin Piscator. Il jouera aussi bien dans des pièces de Schiller que de Wedekind ou de Shakespeare. Heil n’avait encore aucune idée politique précise et, à côté d’un répertoire progressiste, il participait aussi à la mise en scène de Mystères dans la très catholique Cologne.
En 1927, il commença à collaborer à la radio, la Westdeutscher Rundfunk, et fut engagé pour les pièces radiophoniques, puis comme « aide-metteur en ondes ». Il est difficile, dans un monde aujourd’hui sursaturé par les média, d’imaginer l’impact qu’eut alors la radio. En Allemagne, elle suscita les plus grands espoirs, les plus grandes attentes auprès des intellectuels. Moyens de communication, de récréation, c’était aussi un instrument de création culturelle, de diffusion d’idées. Il faut relire les écrits de Bertolt Brecht, Théorie de la Radio, les textes des émissions que Walter Benjamin enregistra à Francfort et à Berlin pour réaliser l’impact qu’elle possédait alors. Carl Heil, pas plus que Benjamin, ne considérait sa collaboration à la radio comme un simple travail alimentaire. Il était conscient de la nouveauté du procédé, de tout ce qu’il y avait encore à inventer pour en faire un véritable instrument de culture.
Lui-même se passionna pour la création de décors sonores qui soient l’équivalent des décors de théâtre. Le récit de ces expériences sur la réalisation de bruitages ou la voix humaine est un véritable morceau d’anthologie. Son esprit inventif, son talent lui valurent assez vite une certaine célébrité.
Bientôt, il travailla pour le cinéma parlant. En 1930 avait été tourné Prix de Beauté, avec Louise Brooks, sur un scénario de René Clair, Heil fut engagé pour en effectuer la postsynchronisation : il prêtera sa voix à trois acteurs du film, pour la version allemande. Le résultat ne fut pas à la hauteur des espoirs. Carl Heil renonça à ce type d’expérimentations. Mais la radio le passionnait toujours. En 1931, il séjourna à nouveau à Paris pour la diffusion sur Radio-Paris, encore privée à l’époque, d’une pièce du médecin et auteur communiste Friedrich Wolf, dont il avait fait la connaissance à la radio. A Cologne, en 1929, il avait participé à la création radiophonique de la pièce de Brecht, Le vol des Lindbergh. Heil, qui s’intéressait aussi aux émissions de radio pour enfants, fut amené à réaliser des émissions – comment s’en étonner ? – à partir de textes de Walter Benjamin. Il participera aussi à une série d’émissions Mensch und Welt, destinées aux chômeurs.
Pendant longtemps – en particulier grâce à des directeurs et à des responsables gagnés aux idées progressistes – la radio allemande, à Cologne, à Francfort comme à Berlin, demeura un espace de création libre et même d’engagement politique face à la mise au pas progressive de la vie culturelle par les nationaux-socialistes. Benjamin fut congédié de ses activités radiophoniques de Francfort et de Berlin. Heil connut le même destin. Privé de son travail, il reprit ses études universitaires et prépara un doctorat sur les différentes versions de Samson et Dalila.
II
Communiste, il ne le fut jamais, incapable de se départir de son sens critique, d’accepter les directives d’un parti. Mais ses convictions pacifistes et socialistes, la conscience de la situation tragique que connaissait l’Allemagne, de la nécessité d’en transformer les structures avaient fait de lui sinon un « compagnon de route », du moins un sympathisant des idéaux progressistes. Très tôt, il fut conscient que ce qui poussait les masses vers Hitler, c’était leur désespoir et leur effroyable misère. Sa participation à des pièces « engagées » l’avait fait désigner par les nazis comme « juif ». Dès le 15 février 1933 son domicile fut perquisitionné. On l’accusait d’avoir brouillé les émissions national-socialistes. Des acteurs qui comptaient parmi ses amis comme Wolfgang Langhoff, l’auteur des Soldats du marais, l’un des premiers récits sur l’internement des opposants au régime dans les camps de concentration, avaient été arrêtés et matraqués par les S.A. Pourtant il ne songeait pas encore à l’exil. Le nazisme faisait rage à Berlin. Il croyait que Cologne resterait épargné par la barbarie. Ayant obtenu un poste d’instituteur dans sa ville natale, après avoir modifié son prénom en « Charles », il renonça à l’occuper, conscient du danger. A la fin du mois d’avril, il quitta l’Allemagne. Il ne voulait pas « se laisser mettre au pas ».
La France avait alors la réputation d’un pays d’asile. Les opposants au national-socialisme s’y réfugièrent tout naturellement. Les intellectuels français apportaient leur soutien aux victimes du régime, organisaient des meetings et des comités de défense. Cela n’empêchait pas les émigrés d’être confrontés à la misère la plus sordide, en dépit de l’aide des organisations de secours aux réfugiés. C’est en vain que Carl Heil contacta ses anciens employeurs. La Tobis était devenue nazie, Radio-Paris une radio d’État. Alors, il fit la queue pour obtenir quelques subsides, travailla comme plongeur, comme distributeur de prospectus. Il se lia avec d’autres émigrés antifascistes dont le journaliste communiste Alfred Kantorowicz et certains écrivains jadis fréquentés en Allemagne, comme Friedrich Wolf. Le hasard fit que la fille de l’historien du cinéma Georges Sadoul avait épousé l’ingénieur du son de la Tobis et que la fiancée de Carl Heil connaissait les Sadoul. Il put ainsi reprendre son travail de spécialiste du bruitage pour les films et de postsynchronisation. Il obtiendra même de petits rôles dans la Kermesse Héroïque et la Grande Illusion. S’il lisait les revues de l’émigration, il s’abstint de participer aux querelles entre groupes d’émigrés.
En 1937, il fut engagé comme speaker en langue allemande pour la radiodiffusion française. Le service, créé en 1935 sur une idée du journaliste Pascal Copeau, devait répondre aux émissions de propagande allemande diffusées en langue française par le ministère de Goebbels. Le germaniste Pierre Berteaux supervisait ces émissions qui transitaient par l’émetteur de Strasbourg et suscitaient la colère des nazis. Tout ce que nous apprennent Eveline et Yvan Brès sur cette propagande radiophonique, le rôle qu’y tinrent des émigrés allemands est passionnant. La presse de droite se déchaîna contre ces « étrangers qui s’étaient emparés de la radio française ». On accusait notamment Willi Münzenberg, qui avait joué un rôle si important dans la propagande communiste sous la République de Weimar, d’y participer, ce qui était faux. L’intensification des campagnes de presse fit que Carl Heil perdit bientôt son emploi. De speaker, il devint simple traducteur-rédacteur d’informations. A la déclaration de guerre, alors que les émigrés allemands étaient tenus de se présenter dans des « centres de rassemblement », il fut réintégré en septembre 1939, pour participer à la « guerre des ondes ». Il n’échappa pas à la nouvelle convocation de tous les émigrés par voie d’affiche et dut se rendre en mai au stade Buffalo à Montrouge. Les speakers et les rédacteurs de la radio de langue allemande faisaient partie des « suspects », bien qu’ils se fussent consacrés, depuis plusieurs années, à la dénonciation du national-socialisme.
C’est ainsi que Carl Heil fut dirigé vers Nîmes, puis interné au camp de Langlade, avec d’autres « prestataires » parmi lesquels figuraient des combattants des Brigades Internationales, beaucoup de juifs allemands, autrichiens et même hongrois, et le peintre Robert Liebknecht, fils de Karl Liebknecht. Les détenus, qui pouvaient néanmoins circuler dans les villages voisins, bénéficièrent de l’aide des organisations protestantes. Fin 1941, le camp de Langlade fut dissous et les prestataires transférés au camp de Beaucaire. Carl Heil trouva un emploi chez un pasteur suisse vivant à Nîmes. Et c’est dans la cantine des réfugiés qu’il fit la connaissance d’Eveline Humez, réfugiée du Nord avec ses parents, une lycéenne française dont les parents étaient pacifistes. Elle lui présenta Yvan Brès. Les deux familles protestantes sympathisèrent avec cet Allemand peu ordinaire.
La vie de Carl Heil, dans la France occupée, se laisse facilement imaginer à partir des récits, des correspondances des autres émigrés, du roman d’Anna Seghers : Transit. Les antifascistes allemands, sans cesse menacés d’être reconnus, arrêtés, déportés en Allemagne, cherchaient désespérément un moyen de quitter la France et devaient se cacher de la police de Vichy : aucune de ces expériences ne lui fut épargnée. Muni d’une « vraie fausse carte d’identité », il devint « Charles Hébert », citoyen français originaire de Dunkerque : la mairie et ses archives ayant brûlé, une vérification était difficile. Il fut pourtant arrêté le 22 juillet 1943 et dirigé vers Buchenwald et ensuite à Ellrich, au sud du Hartz. Il ne recouvra la liberté qu’en avril 1945, lorsque les Américains atteignirent le camp. De retour à Paris, naturalisé français, il reprit son activité sous le nom de Charles Hébert. Il deviendra même le présentateur attitré, en langue allemande, des concerts de la radiodiffusion française. Il renoua avec son ancienne patrie, revit sa famille, et continua à se passionner pour le théâtre, contribuant à faire connaître en Allemagne Jean Vilar et le mime Marceau.
Atteint de la maladie de Parkinson, Carl Heil s’est éteint le 19 novembre 1983, dans son petit appartement parisien. Il n’avait sans doute pas le sentiment d’avoir vécu une vie extraordinaire. Ce sont les événements plus que lui-même, sans doute, qui en dessinèrent les contours. Eveline et Yvan Brès n’ont pas voulu que le souvenir de cet homme disparaisse à jamais, que ses traces soient effacées. Alors ils ont imaginé cet étonnant dialogue entre la mémoire et l’histoire. A entendre Carl Heil raconter ses souvenirs, on comprend l’attachement indéfectible de ses amis français : cet homme fut d’une rare générosité. Et les commentaires en voix off qui accompagnent ses paroles ont quelque chose de poignant. Les deux narrateurs – au sens ou l’entend Benjamin dans son essai sur Nikolaï Leskov, ceux qui transmettent les expériences d’une vie – s’effacent sans cesse pour laisser place à une ombre. Et si Carl Heil continue d’exister dans la mémoire de quelques-uns, si son nom est cité dans les travaux consacrés à l’émigration allemande anti-nazie, à ses activités en France, c’est grâce à eux, à leurs efforts, à leur acharnement pour que des pages de souvenirs, recueillis puis rassemblés avec une étrange piété, deviennent un livre. Cette longue amitié entre un Allemand presque anonyme et un couple de protestants pacifistes, a rendu possible ce mausolée. Derrière la pudeur des auteurs, on sent confusément ce qui les a rapprochés tous les trois : la certitude qu’une vie ne prend vraiment son sens que par rapport aux autres. C’est sans doute aussi ce qui fit qu’Erika Mann demanda que soit gravée sur la tombe de son frère Klaus, comme épitaphe, l’admirable parole : « Celui qui veut sauver sa vie la perdra. »
Jean-Michel PALMIER
Professeur d’Esthétique
à l’Université de Paris I Panthéon Sorbonne