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Archive pour janvier 2010

L’Allemagne en exil.

Lundi 11 janvier 2010

Article paru dans les Nouvelles Littéraires N° 2688 du 23 au 31 mai 1978.

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Deux documents témoignent aussi de l’émigration allemande antifasciste.

Ils furent des centaines, des milliers d’intellectuels, d’écrivains et d’artistes à fuir en 1933 la dictature nazie. L’incendie du Reichstag, la vague de terreur et d’actes de barbarie, d’arrestations arbitraires qui le suivirent furent pour l’intelligentsia progressiste allemande le signal de l’exode. Ils se trouvèrent brusquement jetés sur les chemins de l’exil, tandis qu’on brûlait leurs livres devant les universités dans des cérémonies d’un mysticisme moyenâgeux, que les S.A. lynchaient leurs familles et leurs amis. Sans doute y-avait-il, parmi eux, beaucoup de communistes, de juifs, de démocrates, de républicains sincères. Mais tous ne quittèrent pas l’Allemagne simplement pour sauver leur vie. Ils ne reconnaissaient plus ,dans ces lois qui légalisaient la haine et le sadisme, leur pays. Ils incarnaient, comme le rappellera souvent Heinrich Mann, non seulement la dignité de la culture allemande, son honneur, mais aussi « la meilleure Allemagne », celle du coeur, celle de l’esprit.

Le témoignage d’Hanna Schramm -Vivre à Gurs – nous rappelle quel fut le destin de la plupart des adversaires du nazisme réfugiés en France, d’origine allemande et cela fait mal aujourd’hui encore. Ces hommes et ces femmes qui s’étaient réfugiés chez nous, au péril de leur vie, qui tentèrent d’éveiller les Français au danger que représentait l’Allemagne hitlérienne, qui ne cessèrent d’annoncer l’issue fatale des discours d’Hitler, non seulement ils ne furent pas écoutés, mais on tenta de les faire taire : on les assigna à résidence avant de les interner à partir de 1939 dans des camps. Leur liste est longue. Ils reçurent aussi bien des réfugiés espagnols, des juifs polonais que des écrivains anti-fascistes allemands. Hanna Schramm décrit ce que fut la vie à Gurs, que les réfugiés appelaient alors « l’enfer de Gurs ». Barbara Vormeier analyse quelques aspects de la politique française à l’égard des émigrés et publie, en annexe, des documents sur les autres camps, les arrestations, etc.

Le volume publié par le groupe de recherches sur l’émigration, animé par Gilbert Badia constitue beaucoup plus qu’un témoignage: c’est un chapître d’histoire de l’émigration antinazie qui n’avait encore jamais été écrit, et même de l’histoire tout court. Même en langue allemande, on ne trouve aucune étude aussi approfondie sur tous les opposants au régime hitlèrien qui trouvèrent refuge en France. Badia retrace dans une très longue introduction, ce que fut l’émigration antifasciste en France. Il analyse aussi bien sa composition sociologique, que sa diversité politique, l’activité de ces intellectuels en faveur du Front populaire anti-fasciste, leurs publications, la réaction des écrivains français à leur égard, l’éternelle quête après une carte de séjour, un visa, de quoi survivre, un peu d’affection, d’amitié.

Loin de se limiter à l’aspect historique et sociologique de l’émigration, les Barbelés de l’exil étudie aussi leurs activités théoriques, littéraires, qu’il s’agisse de la presse antifasciste, des maisons d’édition, des manifestations culturelles et politiques organisées à Paris, parfois en collaboration avec des intellectuels français. Ingrid Lederer analyse les réactions des émigrés au pacte germano-soviétique. Joseph Rovan trace un portrait de l’émigration monarchiste autrichienne en France. Un remarquable équilibre est atteint entre le témoignage vécu, l’analyse politique et le rappel des règlements administratifs, juridiques, auxquels ces émigrés ne cessèrent de se heurter. On lit ces quelques quatre cents pages denses et touffues avec un mélange de tristesse et de sympathie pour tous ces hommes connus ou moins connus, parfois complètement anonymes, qui vinrent en France avec autant de courage que d’espoir pour y poursuivre la lutte contre Hitler.

Le lecteur se représentera-t-il ce que fut le destin de chacun ? Sans doute les portes s’ouvrirent-elles toujours devant un Thomas Mann, mais tout au long de son exil, Brecht vivra dans une semi-misère, sa valise toujours prête pour un nouveau départ. Que dire de ces militants communistes, de ces journalistes qui, outre les difficultés psychologiques, linguistiques, économiques, durent souvent affronter une véritable haine ? Certains vivent encore parmi nous. Ils ont appris le français et francisé leurs prénoms : Heinz est devenu Henri, Ernst est devenu Guy. Assimilés, ils ne cessent pas pour autant de se souvenir qu’ils ont dû tout quitter pour sauver leur vie. Que dire enfin de ceux qui se suicidèrent, qui moururent en exil, ne revirent jamais l’Allemagne ?

Comment nous acquitter de la dette que nous avons contracter à leur égard ? Comment réparer le mal, l’injustice que l’on a commis envers ceux qui tentèrent, en vain, d’ouvrir les yeux de chacun sur la réalité de l’Allemagne hitlérienne. Que signifièrent alors toutes ces petites brochures publiées par le bureau d’édition, le Secours rouge international, s’efforçant de créer un courant de solidarité pour que tel ou tel antifasciste allemand ne finisse pas comme les communistes de Berlin et Hambourg : la tête tranchée à la hache, levant le poing et criant « A bas, Hitler ! «  avant qu’on ne les assassine.

Jean-Michel PALMIER

LES BARBELES DE L’EXIL
Etudes sur l’émigration allemande
et autrichienne (1938-1940)
Collectif, 443 P.,
Presses Universitaires de Grenoble

VIVRE A GURS
de Hanna Schramm et Barbara Vormeier
Maspéro
380 P., 60 F.,

Ariane Mnouchkine, Méphisto et le diable nazi

Dimanche 10 janvier 2010

Article paru dans Les Nouvelles Littéraires N° 2688 du 23 au 31 mai 1979

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Le spectacle inspiré à Ariane Mnouchkine par le Méphisto de Klaus Mann est plus qu’un reflet du monde théâtral de Weimar à la veille du fascisme. C’est une fable sur « l’émigration intérieure « .

Un visage blafard, le crâne rasé, lui aussi maquillé de blanc, un sourire sardonique qui déforme les traits, des cernes noirs qui soulignent les yeux tandis que des paillettes d’argent émaillent les tempes : images parmi d’autres qu’il est fréquent de retrouver dans les histoires du théâtre allemand ou les monographies consacrées à l’acteur Gustav Gründgens. C’est ainsi qu’il triompha sur scène dans les années trente, c’est ainsi qu’il apparaît encore dans sa version filmée du Faust de Goethe. Je me souviens aussi de l’impression de malaise ressentie en regardant d’autres photographies sur de vieux programmes de théâtre datant de l’époque hitlérienne. Le maquillage est identique, les traits moins sévères. Au-dessous de sa photographie, une immense croix gammée. Méphisto, Gustav Gründgens a toujours aimé jouer avec ses images et sa légende. Cet acteur compte assurément parmi les plus grands de sa génération. Même pour ceux qui ne l’ont jamais vu sur scène, on ne peut nier l’étrange fascination qu’exerce son personnage. Né le 21 décembre 1899, celui qu’on appelait familièrement « G.G. » étudia le théâtre à Düsseldorf, connut d’abord des débuts difficiles dans les théâtres de province avant d’être engagé à Hambourg en 1923, faute d’avoir pu s’établir à Berlin. C’est au Kammerspiel d’Erich Ziegel que s’affirme sa carrière comme acteur et comme régisseur. Connu, il le devint assez vite dans le petit monde où il vit. Parmi ses amis, il compte Pamela Wedekind, Erika et Klaus Mann. Ces derniers rêvent aussi de théâtre et de littérature. Klaus veut devenir comme son père un « grand écrivain ». Erika se prend pour une actrice. Gründgens s’est-il sincèrement épris d’Erika ou a-t-il vu dans un mariage avec le fille de Thomas Mann une possibilité d’ascension sociale ? Nul ne pourra l’établir vraiment. Ce qui est certain, c’est qu’il l’épouse, est introduit chez les Mann. Ses idées politiques sont progressistes. sans être communiste, il sympathise avec eux. Par ailleurs, son talent comme acteur et metteur en scène est indéniable. Pourtant en 1926, il quitte Erika et ne reviendra plus. Depuis 1926, il peut se vanter d’avoir été invité chez Max Reinhardt et à partir de 1927, il est engagé dans son théâtre de Berlin. Lui, l’acteur de province, peut désormais se mêler aux grands acteurs de la capitale allemande : il se veut l’égal de Werner Krauss, Peter Lorre, Fritz Kortner, Hans Albers, Alexandre Cranach. A force de travail, il est vite remarqué par la critique et, en 1932, il incarne dans Faust, Méphisto. Ce n’est, bien sûr, pas le rôle le plus important. C’est Werner Krauss qui joue le vieux docteur. Mais l’interprétation qu’il donne du diable est surprenante et saluée par les critiques.

Une irrésistible ascension

Sept semaines plus tard, Adolf Hitler devient chancelier du Reich. Alors que de nombreux acteurs comme Kortner prennent le chemin de l’exil, sont exclus des théâtres comme juifs ou sympathisants communistes, Gustav Gründgens poursuit son irrésistible ascension. Il s’identifie à Méphisto. Mais c’est lui qui, en fait, signera le pacte avec le diable. Hermann Göring est tellement séduit par son interprétation, qu’il tient à le féliciter en personne. Bientôt, il sera nommé intendant des théâtres de Prusse. Méphisto, le rôle qui le rendit populaire à Berlin, il continue à l’interpréter sous le IIIè Reich.

Le cas de Gründgens n’a rien d’exceptionnel. De tous ceux qui se compromirent avec le régime nazi, il fut peut-être l’un des rares à garder une certaine honnêteté. Si on lui reproche d’avoir accepté les honneurs des mains des bourreaux, nul ne peut l’accuser de dénonciations. Après la guerre, certains exilés ou opposants antinazis prendront sa défense. Brecht lui gardera son estime. Si l’on examine la compromission d’un Emil Jännings, le professeur Unrath de l’Ange Bleu, d’un Heinrich George, contre-maître dans Métropolis de Fritz Lang, qui hurlèrent avec les loups par conviction (George) ou intérêt personnel (Jännings), leur cas est infiniment plus infamant que celui de Grundgens. Pourquoi est-il donc devenu une figure légendaire ?  A cause de son interprétation géniale de Méphisto sans doute, de son talent, de son ambiguïté, mais surtout par un roman : celui que lui consacra son beau-frère Klaus Mann, Méphisto (1).

Klaus Mann ne fut pas seulement ce « fils à papa » doué, infantile et vaniteux que l’on présente souvent. Enfant de la bourgeoisie dorée, écrasé par son père Thomas Mann et son oncle Heinrich, c’est aussi un être torturé par son identité – et comment s’en étonner ! – qui écrira rien moins que deux autobiographies, et qui se suicidera à quarante -trois ans. Hypersensible, Klaus Mann fut aussi un grand écrivain, auteur de plusieurs romans, pièces de théâtre, essais dont on ne saurait assez regretter l’absence de traduction comme celle de son admirable autobiographie, écrite en Amérique, Wendepunkt, en exil. Même si Méphiston’est pas une très grande oeuvre littéraire, c’est plus un cri de vengeance contre celui qui épousa sa soeur bien-aimée. Etonnant roman à clefs, il fait surgir le monde du théâtre de Weimar, plus particulièrement berlinois à la veille de la montée des nazis au pouvoir. C’est un acte d’accusation porté par l’un des plus célèbres émigrés antinazis contre tous ceux qui demeurèrent en Allemagne, choisissant le destin si ambigu de l’ »émigration intérieure » ou qui collaborèrent avec les nazis. Faut-il rappeler que la plus célèbre polémique autour de l’expressionnisme, celle qui opposa, en 1938-1939, dans Das Wort, partisans et adversaires du mouvement, eut comme point de départ immédiat la lettre adressée par Klaus Mann au poète Gottfried Benn, lui demandant s’il était vraiment rangé du côté de la barbarie.

On retrouve dans Méphisto,la description assez précise de la carrière de Gründgens, et Klaus Mann fait surgir beaucoup de personnalités intellectuelles de l’époque sous des noms déguisés et que l’on déchiffre assez facilement : Höfgen (Gründgens), von Muck (Hanns Johst), Lotte Lindenthal (un mélange de Léni Riefensthal et d’Emmy Sonnemann), Rachel Mohrenwitz (Mirjam Horwitz), Barbara Brukner (Erica Mann), le  » Professeur  » (Max Reinhardt) et Otto Ulrichs (Hans Otto) acteur communiste , révolutionnaire assassiné par la Gestapo en novembre 1933. Le roman de Klaus Mann n’est pas seulement fondé sur la description de l’itinéraire de Gründgens mais sur l’opposition entre deux destins : celui de Méphisto qui triomphe devant les nazis et celui de son ami, Hans Otto, torturé, assassiné par la Gestapo, qui refusera de  renoncer à ses convictions. Quoi de plus symbolique que les dernières phrases du roman. Un communiste évadé vient apprendre à Höfgen la mort de son ami Otto Ulrich et lui apporte son ultime salut. Höfgen s’effondre en pleurnichant : « Que me veulent les hommes ? Pourquoi me poursuivent-ils ? Pourquoi sont-ils si durs ? Je ne suis pourtant qu’un comédien tout à fait ordinaire !…Même si Höfgen n’est pas totalement Gründgens, la ressemblance était si frappante que le roman fut saisi sur l’ordre des héritiers de l’acteur en Allemagne fédérale.

Thomas Mann lui-même

Transformer ce roman d’un destin et d’une génération en oeuvre dramatique était une entreprise d’une rare difficulté. Ariane Mnouchkine l’a réussie admirablement. Dans l’immense salle, deux théâtres se font face : celui où triomphe Höfgen (Hambourg, Berlin) avec son lourd rideau écarlate et doré et sa rampe de lumières, les cris des admirateurs et celui qu’anime Otto Ulrich, le théâtre révolutionnaire, puis, plus tard, le cabaret antinazi animé par Erika Mann et connu sous le nom du Moulin à poivre. Dans un cadre de formes Kitsch qui semblent ridiculiser les décors montagneux qui rappellent les peintures « classiques » , un autre langage se fait jour, celui dont parle Brecht dans ses Cinq difficultés d’écrire la vérité. Le personnage d’Höfgen/Gründgens est d’un réalisme saisissant, la trame du roman, son émotion, son tragique nous sont restitués avec autant de sensibilité que de beauté. Lorsqu’apparaît le vieux Brukner, on croit réellement voir Tomas Mann lui-même. Ariane Mnouchkine, avec autant d’érudition que de sensibilité est parvenue à recréer un portrait de Klaus Mann étonnamment contrasté et véridique, avec sa grandeur, sa faiblesse, son éternelle adolescence qui est une façon de n’en avoir jamais eue. Certains personnages ont leur nom transformé pour rendre hommage à d’autres victimes du nazisme. Derrière les figures présentes sur la scène surgissent les ombres de Carola Neher, l’actrice qui immortalisa la Poly Peachum de l’Opéra de quat’sous, victime des purges staliniennes au cours de son exil en URSS, Therese Giese, actrice de Brecht aussi qui participa au Moulin à poivre, Elisabeth Bergner, symbole du théâtre des années vingt, Pamela Wedekind, J. Gottschalk qui connu comme tant d’acteurs et de metteurs en scène anti-nazis une mort tragique. Grâce à Ariane Mnouchkine, il reprennent vie, sortent de la nuit, l’espace d’un instant.

On ne sait ce qu’il faut le plus admirer et saluer dans son spectacle : son intelligence, sa puissance d’évocation, sa générosité, son courage, son actualité. Plus que l’adaptation d’un roman, c’est un travail étonnant effectué au niveau du langage qui permet à ce pauvre livre d’éclater avec autant de force et de beauté. Tandis que Höfgen s’effondre et se lamente, et que la nuit envahit la salle, un mur s’illumine d’images grises et de noms : images des camps de la mort où périrent tant d’artistes allemands et rappel de tous ceux qui furent assassinés par les nazis, qui incarnèrent la grandeur de la vie artistique des années vingt et l’honneur de l’Allemagne.

Une réflexion sur Toller

Après la première, un vieil homme venu de Berlin-Est prend la parole pour remercier la troupe. Il s’appelle Kurt Trepke. Jadis acteur de Piscator et membre du théâtre de rues à Berlin dans les années vingt, il partagea le destin des émigrés antinazis, s’exila en Union soviétique, puis en Suède. Avec des mots simples, ému d’être invité, il rappelle ce que signifia leur combat et il remercie ceux qui ont fait revivre sur la scène la tragédie de sa génération. L’alerte septuagénaire (?) veut parler à l’acteur qui joue le rôle de Hans Otto. Il le regarde longuement et me demande de traduire en français ses souvenirs qu’il raconte lentement d’une voix grave. Hans Otto avait été torturé pendant dix jours par les S.A. Son visage était méconnaissable. A la fin, ne pouvant le faire parler, ils le jetèrent par la fenêtre du second étage. Agonisant, couvert de sang, Hans Otto sourit faiblement à un autre acteur communiste arrêté en même temps que lui. Il mourut en disant ;  » Tu vois, c’est le plus beau rôle que l’on ait joué dans toute notre carrière. »

Il est plus de deux heures du matin quand Kurt Trepke accepte d’être ramené chez lui. Il serre les mains, souriant et toujours ému, achevant avec regret une réflexion sur Toller, un souvenir sur Piscator en URSS, le récit d’une visite à Brecht. On salue le vieil acteur qui n’avait pas revu Paris depuis les années trente et qui dans sa simplicité a quelque chose de bouleversant, comme le spectacle lui-même.

Jean-Michel PALMIER

(1) Editions Denoël.

MEPHISTO
d’après Klaus Mann
Mise en scène d’Ariane Mnouchkine -Cartoucherie

Walter Benjamin, métaphysicien sauvage.

Samedi 9 janvier 2010

Article paru dans les Nouvelles Littéraires N° 2668 du 4 au 11 janvier 1979

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Il y a quarante ans mourrait Walter Benjamin. Aujourd’hui, la France commence à peine à découvrir ce penseur allemand hors du commun.

Au lendemain de la seconde guerre mondiale, l’oeuvre de Walter Benjamin était presque inconnue. Comme son auteur, elle avait été engloutie par l’ouragan hitlérien. Seul, l’acharnement de quelques-uns de ses amis – ceux de l’Ecole de Francfort et de Theodor Adorno en particulier -, de Gershom Scholem, son confident de longue date, permit de rassembler ses textes épars, de les rééditer et d’éveiller parmi les germanistes et les philosophes un intérêt nouveau pour ce poète-métaphysicien hors du commun.

Trois volume d’essais traduits en français dans la collection les Lettres Nouvelles (Oeuvres choisies 1959, Mythe et violence 1971, Poésie et Révolution, 1971) ont déjà révélé en Benjamin l’un des auteurs les plus passionnants et les plus profonds de l’Allemagne de Weimar. Mais l’homme disparaît facilement derrière ses aphorismes, ses notations aiguës, ses fragments de prose poétique. Seules des notices biographiques, des introductions, le faisaient revivre. Aussi la traduction que propose Jean Lacoste de Sens Unique et Enfance Berlinoise comble-t-elle une lacune considérable : c’est Benjamin avec ses rêves, ses désirs, ses souvenirs les plus secrets qui nous est dévoilé ; une vie qui tente de se regarder, de se ressaisir au moment où l’Europe ressemble à un champ de ruines.

Il naquit le 15 juillet 1892 à Berlin, fils d’un banquier devenu antiquaire et marchand d’objets d’art. Dans les années 20, il se lia avec les personnalités les plus diverses, d’Hofmannstahl à Brecht. Au cours de l’été 1924, il fit la connaissance de Asja Acis, qui dirigeait un théâtre à Moscou, future amie de Brecht et de Piscator. C’est sans doute sous son influence qu’il se mit à lire Marx et Lukacs, évoluant d’un esthétisme raffiné vers « un communisme radical « . Benjamin se rendra même à Moscou en 1926 – 1927 et en reviendra avec des impressions fort mitigées. Sa thèse sur l’Origine du drame allemand dut paraître si étrange qu’elle ne fut pas agréée par l’université allemande et il dut survivre comme « écrivain indépendant « , soutenu par ses amis de l’Ecole de Francfort, en particulier Horkheimer et Adorno.

Quand Hitler prit le pouvoir, Benjamin ne voulut pas se réfugier aux Etats-Unis. Il vint à Paris, estimant qu’il y avait encore en Europe des positions à défendre. En 1940, Horkheimer parvint à lui envoyer un visa américain; l’Espagne demeurait la seule possibilité de fuite. Un policier espagnol le menaça de le livrer à la Gestapo. Il s’empoisonna et refusa qu’on le sauve. Il mourut dans la nuit du 26 septembre 1938.

Des pôles contradictoires

Les précédents volumes d’écrits  de Benjamin ont révélé la multiplicité des dimensions de son oeuvre. Cet homme à la sensibilité exacerbée était capable d’ écrire avec la même pertinence sur des auteurs aussi différents que Hölderlin, Goethe, Baudelaire, Proust, Gide, Brecht et Kafka. Essayiste, il exprimait ses idées sur le langage, la philosophie de l’histoire, la violence avec une surprenante maîtrise, dans des formulations qui ne cessent d’intriguer. Esthéticien, il pouvait commenter les oeuvres de Paul Klee – tel cet Angelus Novus qui ne cessa de le fasciner -, écrire sur la photographie, le théâtre, l’expressionnisme ou le baroque avec une grande sûreté. Ce nouveau volume d’écrits de Benjamin révèle son sens du secret, du rêve, son lien à la ville moderne, ses désirs et ses mythes, son enracinement dans son enfance. Apocalyptiques, messianiques, utopistes ou désespérés, les textes de Benjamin, curieux mélange de culture classique, de marxisme, de judaïsme et de tradition berlinoise, oscillent entre des pôles contradictoires : Kafka, Brecht, Bloch, Tucholsky. De Kafka, il a le côté secret, sibyllin, extraordinairement introverti. De Brecht, le style incisif, ironique. De Bloch, ce goût pour les histoires qui ressemblent à des paraboles pour enfants. De Tucholsky, cette sensibilité berlinoise qui sait apprendre à rire sans pleurer. Etrange, lointain, il est là, présent dans chacun de ses aphorismes, errant parmi les rues, les livres, les choses, avec ce regard myope, aux lunettes cerclées de fer, et qui vous interroge.

Pour Benjamin, la ville est un monde à déchiffrer. Tout y est signe. Une vitrine, un mendiant, une arrière-cour, une prostituée, une vieille façade ou un matin d’hiver sont prétextes à poésie. Peu d’hommes ont aussi passionnément aimé les villes que lui. Sur les trottoirs glacés de Moscou, dans les passages parisiens ou les ruelles berlinoises, il se sent parfaitement heureux. Lui même affirme :  » Ne pas trouver son chemin dans une ville, ça ne signifie pas grand’chose. Mais s’égarer dans une ville comme on s’égare dans une forêt demande toute une éducation. Il faut alors que les noms de rues parlent à celui qui s’égare le langage des rameaux secs qui craquent et les petites rues au coeur de la ville doivent pour lui refléter les heures du jour aussi nettement qu’un vallon de montagne. Cet art, je l’ai tardivement appris : il a exaucé le rêve dont les premières traces furent des labyrinthes sur les buvards de mes cahiers. »

Sans doute Berlin est-il omniprésent dans cette enfance berlinoise avec les arbres du Tiergarten, la colonne de la Victoire, les marchés couverts, les théâtres et les bibliothèques, les mille petits détails qui font que la capitale allemande ne ressemble à aucune autre ville au monde. Mais derrière toutes ces évocations, ce n’est pas seulement une enfance au tournant du siècle que l’on déchiffre, mais bien Benjamin lui-même, lui et non la ville qui est un labyrinthe.

Un « bazar » philosophique

Sens Unique évoque encore la ville, mais les mille notations insolites ou familières prennent place dans une réflexion sur l’espace. Rues à sens uniques,  » passages parisiens « , galeries couvertes, lieux de désirs et de rêve, de consommation et de prostitution. Benjamin ne cesse d’être séduit par le Paris de Baudelaire, celui du capitalisme naissant. Il aime se perdre parmi les objets : il retrouve à leur égard la passion d’un enfant pour ses jouets ou celle d’un collectionneur. Ce qui le retient dans l’objet ce n’est pas l’étrangeté surréaliste, mais une aura de désir. De ce Paris, capitale du XIXème siècle, au Berlin de l’inflation, la vitrine, le désir et le rêve ne font qu’un. Ces paysages urbains sont le milieu naturel sur lequel a grandi Benjamin, son humus. Monde du chômage, de l’inflation, de la guerre. Eternel enfant ou n’ayant jamais été vraiment enfant, il erre dans les paysages, au gré des rencontres, des livres, des amitiés jusqu’à Port Bou pour s’y suicider.

Bloch parle à propos de Benjamin de « bazar philosophique « . Le mot sonne mal en français. On songe plutôt à ces Trödelkeller berlinoises, anciennes caves à charbon qui abritent à présent des chiffonniers-antiquaires, où, dans un amoncellement d’objets hétéroclites, on peut aussi bien découvrir une Bible qu’une poupée cassée, des assiettes en porcelaine bleue que des programmes de théâtre ou  des cartes postales.

Chaque phrase de Benjamin est une énigme. A peine lue, elle se retourne et demande à être encore interprétée. Unissant un espoir messianique à un pessimisme radical, il parvient à voir des signes de progrès là où on ne voit que le chaos, à se passionner pour l’art et la littérature tout en affirmant qu’ « il n’est pas un document de culture qui ne soit aussi un document de barbarie. »

Ni vraiment militant – bien qu’il se passionnât pour le communisme radical -, ni théoricien, ni esthète : c’est une sorte de métaphysicien sauvage pour qui chaque chose est un signe à déchiffrer car elle nous dévoile notre propre vie. Entre le surréalisme et l’expressionnisme, l’Allemagne et la France, Kafka et Brecht, le judaïsme et le marxisme, il est là, avec ses contradictions. Conscience toujours malheureuse, il voit s’accumuler en Europe les charniers en croyant toujours à de nouvelles possibilités. Herbert Marcuse termine l’Homme unidimensionnel par une phrase de Benjamin : « C’est seulement à cause de ceux qui sont sans espoir que l’espoir nous est donné. »

Cette phrase est plus qu’un symbole. Si Benjamin est un penseur radical, c’est que pour lui, les dés ne sont jamais jetés, rien n’est vraiment donné. Ni enfer, ni paradis, l’histoire est peut-être une accumulation de catastrophes et de crimes : mais il flotte toujours au-dessus des pires charniers une petite flamme de liberté.

Jean-Michel PALMIER

SENS UNIQUE
(précédé de ENFANCE BERLINOISE)
de Walter Benjamin
Trad. Jean Lacoste
Lettres Nouvelles. 331 p.,

Benjamin – Lukacs; Les amitiés philosophiques

Samedi 9 janvier 2010

 Article paru dans Les Nouvelles Littéraires N° 2779 du 19 au 26 mars 1981    

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Deux regards nouveaux sur Georg Lukacs et Walter Benjamin

Amitié et philosophie vont parfois bien ensemble. Deux essais récents consacrés à deux penseurs majeurs de ce siècle -Georg Lukacs et Walter Benjamin – ont été écrits par deux philosophes qui ont respectivement entretenu avec ces penseurs disparus de très longues relations amicales. Aujourd’hui, Lukacs et Benjamin ne sont plus. C’est pourquoi j’essaie que le philosophe roumain, Nicolas Tertulian, a consacré à son ami hongrois et celui que Gershom Scholem, le célèbre philosophe israélien, vient de publier sur son ami de jeunesse Benjamin, ont une valeur inestimable. Loin de l’hagiographie, ces deux livres font exceptionnellement rimer ferveur avec rigueur.

Georg Lukacs appartient à ces penseurs connus et inconnus que l’on ne cesse de redécouvrir. Sans doute, certaines de ses œuvres, les plus essentielles sont-elles accessibles au lecteur français: elles ont même marqué autant de moments importants de notre vie intellectuelle. Sans les premiers essais de Georg Lukacs comme l’Ame et les Formes, la Théorie du roman, il n’y aurait jamais eu la sociologie de la littérature de Lucien Goldmann ni cet admirable livre, le Dieu caché (Gallimard, 1956) où il tentait d’établir un lien entre la vision tragique du monde chez Pascal et Racine et le déclin de la noblesse de robe. Rappelons que l’Histoire et conscience de classe, publié en France en 1960, devient le point de départ d’un renouveau de la réflexion marxiste dans toute l’Europe. Il suffit de relire les premiers essais de Merleau-Ponty qui ouvrent les Aventures de la dialectique pour se rendre compte du parti qu’il en tira. L’essai d’Henri Arvon – Lukacs ou le Front populaire en littérature (Seghers, 1968) – l’étude de Michaël Löwy Pour une sociologie des intellectuels révolutionnaires (PUF, 1976) donnèrent, pour la première fois, du philosophe marxiste hongrois un portrait nuancé, retraçant l’itinéraire qui le conduisit au communisme.

On ne soulignera jamais assez ce que Lukacs doit à Goldmann, son interprète et son disciple en France. C’est à travers les essais qu’il lui a consacrés, les prolongements qu’il a donné à son oeuvre – de l’ analyse des tragédies de Racine, à celle des romans de Robbe-Grillet que les travaux de Lukacs, ont été connus et reconnus. L’originalité de l’œuvre de Goldmann a même failli éclipser l’itinéraire réel de Lukacs. Nombre de disciples ont développé, avec plus ou moins de bonheur, les thèses goldmanniennes. Lukacs est devenu ainsi un être hybride dont l’œuvre est traversée par un mur : on opposa désormais un « jeune Lukacs » génial et révolutionnaire, porte-parole de toute une génération intellectuelle, hongroise et allemande, hanté par l’attente d’une impossible révolution, au « vieux Lukacs » dont la sénilité théorique mise en lumière par son Histoire et conscience de classe le disputait à son scepticisme politique.

Loin des approximations

Deux ouvrages bouleversent aujourd’hui cette perspective. Tout d’abord une thèse de Jacques Brun, Un germaniste engagé, Georg Lukacs (librairie Honoré-Champion), qui nous propose une relecture minutieuse et détaillée de ses positions littéraires, mais surtout l’excellent recueil d’essais du philosophe roumain, Nicolas Tertulian, Georg Lukacs, qui constitue peut-être la première approche exhaustive du penseur hongrois. Plus qu’une étude critique, c’est un dialogue avec un homme qu’il a personnellement connu et dont la fréquentation théorique de l’œuvre s’étend sur de nombreuses années. Nicolas Tertulian appartient à cette espèce rarissime de spécialistes modestes, d’érudits lisibles, qui se font une joie d’introduire le lecteur au coeur des vrais problèmes.

Si la plupart des adversaires de Lukacs refusent de prendre en considération son oeuvre de maturité et sa grande Esthétique de 1963, se contentant généralement d’approximations, Tertulian n’a cessé, lui, de parcourir en tous sens l’œuvre de Lukacs, d’étudier les moindres détails de ses ultimes travaux. Ecrits après dix ans de recherche, ces essais constituent autant d’approches successives et variées de l’œuvre de Lukacs, dont Tertulian a lu aussi bien la totalité publiée que les manuscrits inédits. Il étudie minutieusement sa jeunesse en Hongrie, ses premières œuvres marquées par le climat de néo-romantisme qui règne alors en Allemagne, sa participation à la commune de Budapest en 1919, sa traversée des avant-gardes des années vingt, son exil en URSS et son retour en Hongrie. Il nous montre également comment chaque oeuvre, chaque débat théorique et politique ne prend son sens que par rapport à un itinéraire global. Sans nier les partis pris de Lukacs, les à-priori de sa démarche esthétique qui enveloppent à la fois un certain « classicisme » de goût et une conception fortement hégelianisée du marxisme, il casse patiemment l’image du Lukacs dogmatique et sectaire que l’on se plaît souvent à dresser comme un épouvantail face à Adorno.

Dogmatique, Lukacs qui se nommait ironiquement « le moins lukacsien de ses disciples »? En confrontant son itinéraire, ses relations théoriques, à ceux d’Adorno, de Marcuse, de Bloch, Tertulian souligne la richesse d’une oeuvre qui su allier l’intelligence théorique au courage politique. Jamais Lukacs ne défendit le réalisme socialiste. Le vieux Lukacs s’enthousiasma au contraire, pour le jeune cinéma hongrois qu’il défendit et fut l’un des critiques les plus rigoureux de la bureaucratie nationale. Il désapprouva l’invasion de la Tchécoslovaquie et forma des élèves – dont beaucoup sont, malheureusement aujourd’hui, contraints d’enseigner à l’étranger – et qui ont apporté à la pensée marxiste, dans les pays socialistes, une contribution essentielle. Tertulian détruit ces clichés. En quelques trois cents pages, l’oeuvre de Lukacs nous est restituée dans la pluralité de ses dimensions. L’amitié philosophique que Tertulian porte à Lukacs ne l’aveugle pas mais, au contraire, le guide dans sa quête rigoureuse. On ne peut que s’en féliciter et souhaiter que le prochain recueil de ses essais , consacré à la pensée philosophique de Lukacs, soit également publié en français, car sa démarche est, à plus d’un égard, exemplaire.

Entre le sionisme et la révolution

Le livre que Gershom Scholem consacre à Walter Benjamin s’inscrit dans un tout autre contexte, même s’il est porté par la même acuité théorique et la même chaleur de l’amitié. La traduction récente de sa correspondance (Aubier) nous a rendu familière la figure de ce philosophe poète, produit typique de la bourgeoisie juive berlinoise des années 1920.

Tiraillé entre la poésie et la théorie, entre le judaïsme et le marxisme, autant fasciné par Kafka que par Brecht, dont il fut l’ami intime,Walter Benjamin se suicida en 1940 dans les Pyrénées, au terme d’une fuite désespérée pour échapper à la Gestapo. Révélée en France de manière fragmentaire, l’oeuvre de Benjamin est, sans doute, l’une des plus éblouissantes créations intellectuelles de la République de Weimar. Pendant longtemps, la bourgeoisie juive allemande défendit le libéralisme, consciente qu’il avait permis, non seulement son assimilation réussie – trop bien réussie, affirmerait Scholem – mais aussi sa participation active à la vie sociale et culturelle de l’Allemagne. Elle réagit à la guerre de 1914 avec le même nationalisme que les Allemands non-juifs, en multipliant les proclamations patriotiques. Le conflit de générations qui traverse l’Expressionnisme n’épargne pas la communauté juive. Avertie des dangers de cette assimilation à la bourgeoisie nationale, la jeunesse juive sera attirée par une double tentation : le sionisme et l’idéal révolutionnaire. Kafka à Prague, qui rêve d’apprendre l’hébreu et rédige un discours sur la langue yiddish en est un bon exemple. Ernst Toller, qui deviendra le porte-parole de la République des conseils de Bavière, illustre l’autre tendance. Aucun des deux ne parvient vraiment à rallier le sionisme ou le communisme : ils ne feront qu’un bout de chemin.

Walter Benjamin et Gershom Scholem sont tous deux des juifs berlinois. Mais Scholem quitte Berlin dès 1923 pour Jérusalem, alors que Benjamin, lui, hésite à s’installer en Palestine. Il ne consentirait à y aller qu’en dernière extrémité. Scholem y édifiera une oeuvre philosophique de grande valeur. Benjamin vivra jusqu’au bout, dans ses écrits comme dans sa vie, son perpétuel déchirement. Sans doute est-il séduit par le sionisme, mais il ne peut se séparer de Berlin ni de la culture allemande. Ne pouvant avoir accès à la carrière universitaire, il vivra comme écrivain indépendant, confiant à Scholem, qui fut à la fois son double et son frère, ses hésitations et ses tourments. Sans doute, celui-ci rêve-t-il de convaincre Benjamin de s’installer en Palestine et d’opter pour un sionisme militant. Mais Benjamin est aussi déchiré que Kafka. Et puis, c’est finalement Brecht qui le fascine le plus. Leur amitié se poursuivra à travers le Berlin d’avant-guerre, les années vingt, l’exil en Suisse et le Paris de 1917, puis, plus sinistre, de 1938.

L’homme aux pas légers

C’est à Scholem que Benjamin, éternel déraciné, confie le double de ses textes. D’autres figures, proches ou lointaines traversent cette amitié : Ernst Bloch, Adorno, Max Horkheimer, Martin Buber. Assurément avec Scholem, Benjamin partage les idéaux pacifistes, l’attirance pour une certaine culture juive d’Europe centrale. C’est elle qui, pour Benjamin, incarne véritablement le judaïsme, beaucoup plus que ce qu’il appelle ironiquement « le sionisme agricole ». Scholem parvient, dans l’essai qu’il consacre à son ami, à retracer avec beaucoup de sensibilité la formation des théories esthétiques de Benjamin. Expressionnisme, dadaïsme, attirance pour un « communisme radical » s’unissent étroitement chez Benjamin sans que celui-ci ne puisse véritablement se décider à adopter une position définitive.

Mais au fond, l’étrange beauté de son oeuvre ne tient-elle pas justement à ces hésitations perpétuelles, à une incertitude fondamentale ? Scholem ne manque pas de regretter la trop grande influence que Brecht eut sur son ami, tout comme Brecht fut sceptique sur l’attirance de Benjamin pour les allégories judaïques. La profondeur de Benjamin, ce fut sa capacité de pouvoir vivre toutes ces contradictions sans céder à la facilité. Il fut cet homme aux pas légers qui promenait son regard triste et profond sur la vie et sur l’Allemagne de son temps. Lui qui aimait trop Berlin ne put choisir entre Jérusalem et Moscou.

A travers l’histoire d’une amitié, ce n’est pas seulement la vie la plus intime de Benjamin qui nous est restituée – Scholem est un étonnant observateur à qui rien n’échappe, pas même un geste, une parole, un sourire – mais la trame de son oeuvre de penseur. Ce livre est aussi un éblouissant document sur la jeunesse allemande d’origine juive au coeur des années vingt. Etranges Juifs allemands qui avaient tant donné à cette culture qu’ils n’auraient jamais pu imaginer qu’on pu, un jour, ne plus les considérer comme des Allemands. Historiquement, Scholem a eu raison. Mais c’est aujourd’hui le doute de Benjamin, sa conscience malheureuse et sa sensibilité de poète qui nous bouleversent.

Jean-Michel PALMIER

GEORG LUKACS

de Nicolas Tertulian

(Le Sycomore, 296 p.)WALTER BENJAMIN

Histoire d’une amitié

de Gershom Scholem

(Calmann-Lévy, 264 P.)

Kracauer : Le philosophe mène l’enquête.

Jeudi 7 janvier 2010

Article paru dans Les Nouvelles Littéraires N° 2779 du 19 au 26 mars 1981

 kracauer2.jpg Siegfried Kracauer

Kracauer est un philosophe inclassable. Disciple à la fois de Lukacs et de Benjamin, il a tenté de réconcilier le polar et la philosophie. Intellectuel-détective, il mène allègrement l’enquête avec des concepts en guise de loupe.

Siegfried Kracauer est avant tout connu comme historien du cinéma. Sa monumentale étude, De Caligari à Hitler (l’Age d’Homme, 1973), constitua la première tentative d’envergure d’élaboration d’une sociologie du cinéma allemand d’entre les deux guerres, même si l’on peut mettre en doute le détail de ses analyses, et surtout la possibilité de lire à travers des films aussi différents que Mabuse, Nosfératu le Vampire, Caligari, Ivan le Terrible ou Jack l’Eventreur, l’annonce du danger nazi.

Pourtant, ce livre si célèbre a masqué à la fois l’étrangeté et la diversité de l’oeuvre de Kracauer. Ce critique, de la Frankfurter Zeitung, grand journal libéral des années vingt-trente, fut aussi un romancier novateur (Genêt fut même traduit en 1933 par Clara Malraux), doublé d’un sociologue remarquable, comme en témoigne la belle étude qu’il écrivit sur le Paris de Napoléon III, Jacques Offenbach ou le secret du Second Empire, (1937) ou encore ses essais l’Ornement de la foule (1927) et les Employés (1930). La traduction de son étude sur le Roman policier permet aujourd’hui de découvrir en lui un philosophe, souvent proche de la sensibilité d’Ernst Bloch, de Theodor Adorno, de Walter Benjamin et de Georg Lukacs. Architecte avant de devenir sociologue, Kracauer étudia les sciences sociales à Berlin chez Georg Simmel, comme Bloch et Lukacs. Avec Adorno, il a lu la Critique de la raison pure de Kant, et il s’est passionné pour Kierkegaard et la théologie négative. Le Roman policier fit l’objet, dans les années vingt-trente, d’un véritable culte de la part des intellectuels les plus divers. Si, en France, Roger Caillois fut l’un des premiers à s’y intéresser, en Allemagne, il fut très tôt pris au sérieux par Ernst Bloch qui lui consacra un essai (repris dans Héritage de ce temps, Payot). Le théoricien du cinéma Bela Balazs , tenta de son côté de le cerner comme genre littéraire. Fritz Lang s’en inspira pour son film Mabuse le Joueur, et Bertolt Brecht y chercha la possibilité d’un nouveau réalisme. Pourtant, c’est une tout autre approche que tente Siegfried Kracauer. Il s’efforce de lire le roman policier à travers des schémas d’interprétations philosophiques principalement hérités de Lukacs, Kierkegaard et surtout Kant. A la manière de Lukacs qui analysa l’épopée ou le roman historique, il se propose d’étudier le roman policier comme un genre qu’il faut prendre au sérieux. L’approche impressionniste qu’il en tente rappelle cependant beaucoup plus le style de Bloch ou la sensibilité de Benjamin que la rigueur du philosophe hongrois. A travers le roman policier, Kracauer s’efforce de déchiffrer à la fois une situation métaphysique et sociologique. Loin d’être un « genre vulgaire », un phénomène marginal de la culture, il permet au contraire d’entrevoir la vie moderne dans son ensemble.

Le détective-philosophe

Le roman policier ne trouvera sa théorie qu’au lendemain de la guerre de 1914. Son épanouissement est lié à la crise du capitalisme. Le détective, à sa manière, est un philosophe. Il est l’héritier de la souveraineté de l’intellect kantien, de la lutte des Lumières contre l’obscurantisme. Prolongeant les intuitions de Lukacs concernant les romans de Dostoïevski, Kracauer montre que dans une société bourgeoise, l’aventure se déplace vers les marges : le roman exotique et historique, mais aussi l’exploration des abîmes psychologiques des personnages. Le roman policier est l’envers de l’intérieur bourgeois, l’irruption de la foule, l’effondrement des conventions. Il suppose comme envers une société parfaitement institutionnalisée. Le triomphe du détective n’est pas seulement l’aboutissement ou l’effondrement du héros romanesque : il suppose aussi le triomphe d’une certaine intellectualité abstraite. Kracauer voit dans cet intellectualisme l’image même de la société moderne. Dans la Sainte Famille, Marx ridiculisait un certain Szeliga qui voyait dans les Mystères de Paris, d’Eugène Sue, une transposition des idées philosophiques de Kant. Kracauer se venge en lisant la Critique de la raison pure comme un roman policier dont le héros n’est personne d’autre que l’intellect lui-même. Le détective est le génie de l’hypothético-déductif. C’est un sujet transcendantal qui organise tout le donné et déploie à la recherche du crime une véritable intelligence scientifique. Une investigation policière.

Un goût des paradoxes

La théologie elle-même n’est pas étrangère au roman policière : Kracauer oppose, dans une étonnante analyse, l’Eglise et le hall de l’hôtel. Son néant s’est substitué à Dieu. A la communauté chrétienne s’oppose désormais la grande solitude moderne. Le mystère profane a remplacé le mystère divin. Quant au détective, il semble parfois prendre le visage du prêtre. Le criminel qu’il recherche est un pêcheur en quête de rédemption. Il est à la police ce que le prêtre est à l’Eglise. Don Quichotte rassurant, il doit être seul, célibataire, aussi ascétique qu’un curé.

Assurément, cet ouvrage de Kracauer nous renseigne plus sur le panorama intellectuel de sa génération que sur le roman policier contemporain. S’il cherche à découvrir dans le roman policier le reflet de notre existence quotidienne, celui-ci est fortement médiatisé par ses lectures de Kierkegaard et de Dostoïevski. On y trouve sans cesse la trace de l’influence de la Théorie du roman de Lukacs, des essais de Benjamin et de sa sensibilité si particulière. Il y a un goût du montage, des paradoxes, qui n’est pas non plus sans rappeler le style magnifique d’Ernst Bloch. Et d’ailleurs, n’est-ce pas lui qui proposa que la chanson – Jenny, la fiancée du corsaire – chantée par Polly Peachum, la fille du roi des mendiants dans l’Opéra de quat’sous de Brecht, devienne l’hymne national, « car c’est une musique qui tient le milieu entre le bar et la cathédrale ».

Jean-Michel PALMIER

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Carl Heil, speaker contre Hitler.

Jeudi 7 janvier 2010

Carl Heil, speaker contre Hitler. 
Eveline et Yvan Brès – Préface de Jean-Michel Palmier

Les Editions de Paris -1994 -

heilcarl.jpgCarl Heil vers 1930

Etrange destin que celui de Carl Heil, homme de radio, réalisateur de pièces radiophoniques de Brecht, Schiller; acteur, notamment dans la Grande Illusion, qui, ayant fui le nazisme en 1933, devient speaker à la radiodiffusion française entre 1937 et 1939. Il y assure des émissions régulières en langue allemande contre Hitler et son régime, ce qui le fera condamner à mort par Goebbels. Ce dévouement ne sera guère récompensé puisque, en février 1940, au moment de la « drôle de guerre », il est interné comme « citoyen ennemi » et envoyé vers le camp de Langlade, près de Nîmes. C’est là que les nazis, passés en zone sud, l’arrêtent en juillet 1943. Envoyé à Buchenwald dont il réchappera, il réintégrera, après la guerre, la radiodiffusion française. Ami de Jean Vilar, du mime Marceau, de Roger Planchon qu’il contribuera à faire connaître en Allemagne, il mourra en 1983.

Eveline et Yvan Brès, qui ont publié précédemment un ouvrage sur un Maquis d’antifascistes allemands en France (1942-44), ont bien connu Carl Heil en 1942 et l’ont retrouvé en 1982. Pour écrire ce livre, ils l’ont longuement questionné, ainsi que certains de ses amis, et ont aussi largement consulté les archives et la presse du temps. (Quatrième de couverture).

Hommage à Carl Heil

La construction polyphonique de l’Esthétique de la Résistance de Peter Weiss la place au rang des plus grandes épopées modernes. Le sujet qui s’exprime dans cette vaste fresque, écrite de 1975 à 1981, est un sujet collectif. Il n’a pas de visage. Même s’il dit « Je », il n’est que le réceptacle de l’expérience des autres, les milliers de combattants célèbres ou anonymes qui formèrent l’émigration et la résistance anti-nazie de 1933 à 1945. Fresque gigantesque, cette Esthétique de la Résistance est inséparable du commentaire de plusieurs œuvres d’art, qu’il s’agisse de l’Autel de Pergame, du Radeau de la Méduse ou de Guernica. Œuvres symboles sans doute, mais aussi constellation de signes qu’il est difficile d’embrasser d’un seul regard. Les yeux s’y perdent, à la recherche des éléments qui les constituent. Chaque vie est un détail qui ne prend son sens que par rapport aux autres. Le nom de l’homme – ouvrier, syndicaliste, militant, écrivain, journaliste, artiste – compte moins que l’idéal qu’il incarne, l’image du futur, dont il est porteur, le présent qu’il combat. Ce que raconte Peter Weiss, c’est l’histoire, notre histoire, à travers sa mémoire, la mémoire des autres, pour qu’on ne puisse plus jamais l’oublier, pour qu’elle acquière la densité de la fresque, sculptée dans la pierre, pour qu’elle perpétue à son tour la tradition dont elle porte témoignage.

De quelle tradition s’agit-il ? De celle que Walter Benjamin nomme dans ses Thèses sur la philosophie de l’histoire « la tradition des opprimés ». Comment nier que tous ces émigrés allemands ou autrichiens, chassés de leur patrie par la venue de Hitler au pouvoir, appartiennent aux vaincus de l’histoire ? C’est par milliers qu’ils quittèrent l’Allemagne, sans que leur vie ne soit forcément menacée. Ils refusaient de pactiser avec la barbarie. Juifs, catholiques, protestants, socialistes, républicains, pacifistes ou communistes, ils ne reconnaissaient plus, dans le régime qui légalisait la terreur et la barbarie, leur pays. Dispersés aux quatre coins du monde, ceux que Goebbels nommait des « cadavres en sursis » vécurent leur exil comme une « tâche » – mot si fréquent chez Henrich Mann – une « mission » . La parole libre était devenue impossible en Allemagne. Alors, ils dénonçaient dans leurs journaux, leurs articles, leurs livres, leurs poèmes ou leurs pièces de théâtre le vrai visage du national -socialisme. Malheureuses Cassandres, ils tentaient d’avertir les démocraties occidentales que, si on laissait faire Hitler, bientôt, en Europe, il n’y aurait plus de démocraties. Ces hommes remportèrent bien peu de victoires, connurent beaucoup de défaites. Mais leurs moyens, confrontés à l’immense machine de propagande du Reich, étaient si pauvres… Ils n’avaient que leurs mains nues, les traces de leurs blessures, leur récit de la terreur qui sévissait à Berlin ou ailleurs et leurs pauvres écrits. Sans doute, dans les premières années du Reich, parvinrent-ils à faire circuler à l’étranger nombre d’informations. Sans doute le Livre Brun de Willi Münzenberg et de ses amis prit-il les nazis de court et ridiculisa leur prétention d’attribuer l’incendie du Reichstag aux communistes. Mais la Sarre redevint allemande, l’Autriche, la Pologne et la Tchécoslovaquie furent envahies par les armées nazies. Toute l’Europe ne fut plus qu’une peau de chagrin, et eux-mêmes, lorsqu’ils n’étaient pas assassinés par les agents de la Gestapo, furent contraints de fuir toujours plus loin. On connaît leurs destins, presque tous tragiques. Internés dans des camps en France comme « étrangers ennemis », ceux qui ne purent gagner l’Amérique seront livrés à Hitler par le gouvernement de Pétain, tomberont entre les mains des nazis, rejoindront la Résistance ou se suicideront – comme Walter Benjamin, Carl Einstein, Walter Hasenclever – n’ayant pu être libérés à temps, réunir les documents, les billets qui leur auraient permis de quitter la France, devenue une souricière. En URSS, beaucoup furent victimes de la terreur stalinienne, assassinés ou livrés à Hitler. Aux États-Unis, acceptés du bout des lèvres, la plupart vécurent dans la misère à New York ou en Californie, étrangers au paradis, continuant leur lutte ou maintenant vivante la tradition culturelle de la République de Weimar qui incarnait à leurs yeux un certain idéal de la culture allemande, une autre « germanité ».

Les historiens de l’émigration allemande anti-nazie ont depuis plusieurs dizaines d’années reconstitué leur histoire, leurs combats, leurs pauvres rêves. Mais souvent ces travaux viennent trop tard. Les figures importantes de l’émigration sont mortes depuis longtemps; nombre de documents, de lettres, de journaux ont disparu, et leurs témoignages, si précieux pour faire revivre cette fantastique mémoire, le sujet collectif de Peter Weiss, se raréfient. Ayant consacré ma thèse Weimar en Exil (Payot, 1988) à cette histoire de l’émigration anti-nazie, dans le sillage des travaux de Gilbert Badia à qui reviennent le courage et le mérite d’avoir été, en France, le pionnier de ces recherches, j’ai retrouvé en lisant ces feuillets sur Carl Heil tous les tourments de ceux qui s’attachèrent à retracer les vies et les activités des exilés. Le temps de localiser les survivants, on apprend leur mort. Les archives que l’on recherche sont introuvables. Les témoins qui fréquentèrent telle ou telle figure de l’émigration ont eux aussi disparu. Et, de toutes façons, comment connaître les visages de ces milliers de combattants anonymes ? Aucun travail historique ne pourra sauver leur mémoire. Un jour, plus personne ne se souviendra d’eux.

Pourtant, il se produit parfois un miracle. Grâce aux efforts, à l’acharnement, à la générosité de quelques-uns, un visage se dessine, une existence prend forme. Parce qu’ils l’ont connu, parce qu’il a traversé leurs vies, un homme, un détail de la fresque, acquiert un relief insolite. Il redevient presque vivant, car ceux qui l’ont aimé ne veulent pas qu’il soit mort à jamais. Bien sûr, ce n’est qu’un petit miracle. Mais s’il s’en produit plusieurs autres, c’est peu à peu un linceul d’oubli qui se déchire, un pan de l’histoire qui nous est restitué. C’est le sentiment que j’ai eu en recevant le manuscrit qu’Eveline et Yvan Brès ont consacré à Carl Heil et qu’ils me demandaient de préfacer. Je ne les connaissais pas et j’ignorais tout de Carl Heil. Au fil des lettres qu’ils m’adressaient de Valence, j’ai compris que ces pages presque calligraphiées, c’était les dernières traces d’un homme qui aurait pu être un personnage de l’Esthétique de la Résistance de Peter Weiss, un homme dont ils ne pouvaient supporter que la vie disparaisse avec leurs propres souvenirs. Alors ils avaient imaginé qu’un livre serait le lieu le plus sûr pour conserver ces instants et ces images.

I

Ce livre existe à présent. Et il fait partie de leur histoire à tous trois. Eveline et Yvan étaient encore des adolescents, unis par une lointaine parenté, lorsque la guerre éclata. Issus de familles protestantes, les hasards de l’histoire firent qu’ils se retrouvèrent dans le sud de la France, à Nîmes. C’est le hasard qui fit rencontrer Carl Heil à Eveline. Elle le présenta à Yvan. Ils étaient unis par une même haine de la guerre et du fascisme. Ainsi naquit leur amitié. En février 1943, Eveline et ses parents regagnèrent le nord de la France, Carl Heil fut arrêté par la Gestapo. Eveline apprit en 1945 qu’envoyé au camp de concentration, il avait survécu. Ils le perdirent de vue, elle n’ayant plus son adresse, se retrouvèrent après un échange de correspondances. Mais ce n’est qu’en 1982 qu’ils le revirent : l’allemand Carl Heil était devenu le français Charles Hébert. C’était un vieil homme malade et solitaire qu’ils fréquentèrent jusqu’à sa mort, recueillant ses souvenirs afin de garder un témoignage de son existence.

Qui est Carl Heil ? D’abord un visage : celui de l’officier qui se trouvait aux côtés d’Erich von Stroheim et transmettait ses instructions aux officiers français dans La Grande Illusion de Renoir. Son nom ne figure pas au générique : à la veille de la guerre, speaker des émissions en langue allemande à la radio française contre Hitler, il avait été condamné à mort par Goebbels.

Carl Heil naquit le 15 février 1901, à Eberfeld, dans la vallée de la Wupper. C’est dans cette petite ville tranquille qu’en 1869 naquit aussi la poétesse expressionniste Else Lasker-Schüler. La famille de Carl était d’origine modeste. Issu d’une lignée d’agriculteurs, son père préféra devenir maçon que curé – la tradition accordait les champs au fils aîné. La mère, d’origine prussienne, était luthérienne. Il fut élevé dans le protestantisme par un père syndicaliste gagné aux idées socialistes. Après avoir fréquenté l’école d’Eberfeld, il fut inscrit à l’école protestante de Metman, près de Düsseldorf, voulant devenir instituteur, trop jeune pour être mobilisé lors du conflit de 1914.

Tandis que le chômage et l’inflation ravageaient l’Allemagne, en cette République de Weimar naissante, il s’inscrivit à l’université de Cologne et étudia la philosophie auprès de Max Scheller, la littérature allemande avec Ernst Bertram, le célèbre germaniste proche du cercle de Stefan George, ami de Thomas Mann, et qui devait ensuite se rallier au national-socialisme. Passionné par le théâtre, il entra dans la troupe de la Freie Volksbühne, scène progressiste comme il en existait dans beaucoup de villes allemandes, à Berlin notamment où s’était établi Erwin Piscator. Il jouera aussi bien dans des pièces de Schiller que de Wedekind ou de Shakespeare. Heil n’avait encore aucune idée politique précise et, à côté d’un répertoire progressiste, il participait aussi à la mise en scène de Mystères dans la très catholique Cologne.

En 1927, il commença à collaborer à la radio, la Westdeutscher Rundfunk, et fut engagé pour les pièces radiophoniques, puis comme « aide-metteur en ondes ». Il est difficile, dans un monde aujourd’hui sursaturé par les média, d’imaginer l’impact qu’eut alors la radio. En Allemagne, elle suscita les plus grands espoirs, les plus grandes attentes auprès des intellectuels. Moyens de communication, de récréation, c’était aussi un instrument de création culturelle, de diffusion d’idées. Il faut relire les écrits de Bertolt Brecht, Théorie de la Radio, les textes des émissions que Walter Benjamin enregistra à Francfort et à Berlin pour réaliser l’impact qu’elle possédait alors. Carl Heil, pas plus que Benjamin, ne considérait sa collaboration à la radio comme un simple travail alimentaire. Il était conscient de la nouveauté du procédé, de tout ce qu’il y avait encore à inventer pour en faire un véritable instrument de culture.

Lui-même se passionna pour la création de décors sonores qui soient l’équivalent des décors de théâtre. Le récit de ces expériences sur la réalisation de bruitages ou la voix humaine est un véritable morceau d’anthologie. Son esprit inventif, son talent lui valurent assez vite une certaine célébrité.

Bientôt, il travailla pour le cinéma parlant. En 1930 avait été tourné Prix de Beauté, avec Louise Brooks, sur un scénario de René Clair, Heil fut engagé pour en effectuer la postsynchronisation : il prêtera sa voix à trois acteurs du film, pour la version allemande. Le résultat ne fut pas à la hauteur des espoirs. Carl Heil renonça à ce type d’expérimentations. Mais la radio le passionnait toujours. En 1931, il séjourna à nouveau à Paris pour la diffusion sur Radio-Paris, encore privée à l’époque, d’une pièce du médecin et auteur communiste Friedrich Wolf, dont il avait fait la connaissance à la radio. A Cologne, en 1929, il avait participé à la création radiophonique de la pièce de Brecht, Le vol des Lindbergh. Heil, qui s’intéressait aussi aux émissions de radio pour enfants, fut amené à réaliser des émissions – comment s’en étonner ? – à partir de textes de Walter Benjamin. Il participera aussi à une série d’émissions Mensch und Welt, destinées aux chômeurs.

Pendant longtemps – en particulier grâce à des directeurs et à des responsables gagnés aux idées progressistes – la radio allemande, à Cologne, à Francfort comme à Berlin, demeura un espace de création libre et même d’engagement politique face à la mise au pas progressive de la vie culturelle par les nationaux-socialistes. Benjamin fut congédié de ses activités radiophoniques de Francfort et de Berlin. Heil connut le même destin. Privé de son travail, il reprit ses études universitaires et prépara un doctorat sur les différentes versions de Samson et Dalila.

II

Communiste, il ne le fut jamais, incapable de se départir de son sens critique, d’accepter les directives d’un parti. Mais ses convictions pacifistes et socialistes, la conscience de la situation tragique que connaissait l’Allemagne, de la nécessité d’en transformer les structures avaient fait de lui sinon un «  compagnon de route », du moins un sympathisant des idéaux progressistes. Très tôt, il fut conscient que ce qui poussait les masses vers Hitler, c’était leur désespoir et leur effroyable misère. Sa participation à des pièces « engagées » l’avait fait désigner par les nazis comme « juif ». Dès le 15 février 1933 son domicile fut perquisitionné. On l’accusait d’avoir brouillé les émissions national-socialistes. Des acteurs qui comptaient parmi ses amis comme Wolfgang Langhoff, l’auteur des Soldats du marais, l’un des premiers récits sur l’internement des opposants au régime dans les camps de concentration, avaient été arrêtés et matraqués par les S.A. Pourtant il ne songeait pas encore à l’exil. Le nazisme faisait rage à Berlin. Il croyait que Cologne resterait épargné par la barbarie. Ayant obtenu un poste d’instituteur dans sa ville natale, après avoir modifié son prénom en « Charles », il renonça à l’occuper, conscient du danger. A la fin du mois d’avril, il quitta l’Allemagne. Il ne voulait pas « se laisser mettre au pas ».

La France avait alors la réputation d’un pays d’asile. Les opposants au national-socialisme s’y réfugièrent tout naturellement. Les intellectuels français apportaient leur soutien aux victimes du régime, organisaient des meetings et des comités de défense. Cela n’empêchait pas les émigrés d’être confrontés à la misère la plus sordide, en dépit de l’aide des organisations de secours aux réfugiés. C’est en vain que Carl Heil contacta ses anciens employeurs. La Tobis était devenue nazie, Radio-Paris une radio d’État. Alors, il fit la queue pour obtenir quelques subsides, travailla comme plongeur, comme distributeur de prospectus. Il se lia avec d’autres émigrés antifascistes dont le journaliste communiste Alfred Kantorowicz et certains écrivains jadis fréquentés en Allemagne, comme Friedrich Wolf. Le hasard fit que la fille de l’historien du cinéma Georges Sadoul avait épousé l’ingénieur du son de la Tobis et que la fiancée de Carl Heil connaissait les Sadoul. Il put ainsi reprendre son travail de spécialiste du bruitage pour les films et de postsynchronisation. Il obtiendra même de petits rôles dans la Kermesse Héroïque et la Grande Illusion. S’il lisait les revues de l’émigration, il s’abstint de participer aux querelles entre groupes d’émigrés.

En 1937, il fut engagé comme speaker en langue allemande pour la radiodiffusion française. Le service, créé en 1935 sur une idée du journaliste Pascal Copeau, devait répondre aux émissions de propagande allemande diffusées en langue française par le ministère de Goebbels. Le germaniste Pierre Berteaux supervisait ces émissions qui transitaient par l’émetteur de Strasbourg et suscitaient la colère des nazis. Tout ce que nous apprennent Eveline et Yvan Brès sur cette propagande radiophonique, le rôle qu’y tinrent des émigrés allemands est passionnant. La presse de droite se déchaîna contre ces « étrangers qui s’étaient emparés de la radio française ». On accusait notamment Willi Münzenberg, qui avait joué un rôle si important dans la propagande communiste sous la République de Weimar, d’y participer, ce qui était faux. L’intensification des campagnes de presse fit que Carl Heil perdit bientôt son emploi. De speaker, il devint simple traducteur-rédacteur d’informations. A la déclaration de guerre, alors que les émigrés allemands étaient tenus de se présenter dans des « centres de rassemblement », il fut réintégré en septembre 1939, pour participer à la « guerre des ondes ». Il n’échappa pas à la nouvelle convocation de tous les émigrés par voie d’affiche et dut se rendre en mai au stade Buffalo à Montrouge. Les speakers et les rédacteurs de la radio de langue allemande faisaient partie des « suspects », bien qu’ils se fussent consacrés, depuis plusieurs années, à la dénonciation du national-socialisme.

C’est ainsi que Carl Heil fut dirigé vers Nîmes, puis interné au camp de Langlade, avec d’autres « prestataires » parmi lesquels figuraient des combattants des Brigades Internationales, beaucoup de juifs allemands, autrichiens et même hongrois, et le peintre Robert Liebknecht, fils de Karl Liebknecht. Les détenus, qui pouvaient néanmoins circuler dans les villages voisins, bénéficièrent de l’aide des organisations protestantes. Fin 1941, le camp de Langlade fut dissous et les prestataires transférés au camp de Beaucaire. Carl Heil trouva un emploi chez un pasteur suisse vivant à Nîmes. Et c’est dans la cantine des réfugiés qu’il fit la connaissance d’Eveline Humez, réfugiée du Nord avec ses parents, une lycéenne française dont les parents étaient pacifistes. Elle lui présenta Yvan Brès. Les deux familles protestantes sympathisèrent avec cet Allemand peu ordinaire.

La vie de Carl Heil, dans la France occupée, se laisse facilement imaginer à partir des récits, des correspondances des autres émigrés, du roman d’Anna Seghers : Transit. Les antifascistes allemands, sans cesse menacés d’être reconnus, arrêtés, déportés en Allemagne, cherchaient désespérément un moyen de quitter la France et devaient se cacher de la police de Vichy : aucune de ces expériences ne lui fut épargnée. Muni d’une « vraie fausse carte d’identité », il devint « Charles Hébert », citoyen français originaire de Dunkerque : la mairie et ses archives ayant brûlé, une vérification était difficile. Il fut pourtant arrêté le 22 juillet 1943 et dirigé vers Buchenwald et ensuite à Ellrich, au sud du Hartz. Il ne recouvra la liberté qu’en avril 1945, lorsque les Américains atteignirent le camp. De retour à Paris, naturalisé français, il reprit son activité sous le nom de Charles Hébert. Il deviendra même le présentateur attitré, en langue allemande, des concerts de la radiodiffusion française. Il renoua avec son ancienne patrie, revit sa famille, et continua à se passionner pour le théâtre, contribuant à faire connaître en Allemagne Jean Vilar et le mime Marceau.

Atteint de la maladie de Parkinson, Carl Heil s’est éteint le 19 novembre 1983, dans son petit appartement parisien. Il n’avait sans doute pas le sentiment d’avoir vécu une vie extraordinaire. Ce sont les événements plus que lui-même, sans doute, qui en dessinèrent les contours. Eveline et Yvan Brès n’ont pas voulu que le souvenir de cet homme disparaisse à jamais, que ses traces soient effacées. Alors ils ont imaginé cet étonnant dialogue entre la mémoire et l’histoire. A entendre Carl Heil raconter ses souvenirs, on comprend l’attachement indéfectible de ses amis français : cet homme fut d’une rare générosité. Et les commentaires en voix off qui accompagnent ses paroles ont quelque chose de poignant. Les deux narrateurs – au sens ou l’entend Benjamin dans son essai sur Nikolaï Leskov, ceux qui transmettent les expériences d’une vie – s’effacent sans cesse pour laisser place à une ombre. Et si Carl Heil continue d’exister dans la mémoire de quelques-uns, si son nom est cité dans les travaux consacrés à l’émigration allemande anti-nazie, à ses activités en France, c’est grâce à eux, à leurs efforts, à leur acharnement pour que des pages de souvenirs, recueillis puis rassemblés avec une étrange piété, deviennent un livre. Cette longue amitié entre un Allemand presque anonyme et un couple de protestants pacifistes, a rendu possible ce mausolée. Derrière la pudeur des auteurs, on sent confusément ce qui les a rapprochés tous les trois : la certitude qu’une vie ne prend vraiment son sens que par rapport aux autres. C’est sans doute aussi ce qui fit qu’Erika Mann demanda que soit gravée sur la tombe de son frère Klaus, comme épitaphe, l’admirable parole : « Celui qui veut sauver sa vie la perdra. »

Jean-Michel PALMIER

Professeur d’Esthétique

à l’Université de Paris I Panthéon Sorbonne

Georg Kaiser : pathos et abstraction

Lundi 4 janvier 2010

Cet article, extrait de L’Expressionnisme et les Arts - N° 2 / Payot-1980 a été publié dans LEXI/textes 3 (Théâtre de la Colline -Editions de L’Arche en 1999)

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Le théâtre de la Colline a pour mission essentielle de présenter au public des oeuvres du théâtre contemporain. Alain Françon, son directeur espère contribuer à une réflexion sur les écritures dramatiques qui traversent ce siècle et ouvrent sur celles du siècle à venir. Il a souhaité proposer une série d’ouvrages qui marquerait la place première qu’occupe le dramaturge écrivain dans le processus de la création dramatique. La collection « LEXI/textes » offre aux auteurs, en parallèle à la présentation de leur oeuvre à la scène, la possibilité de s’exprimer sur les états et les enjeux de leur écriture en travail dans le champ du théâtre. Avec des inédits, des textes choisis dans leurs oeuvres, des commentaires d’autres auteurs, le volume « LEXI/textes 3″ articule dix chapitres, consacrés aux auteurs dont les oeuvres sont présentées dans la saison 1999/2000 du théâtre de la Colline. (quatrième de couverture)

Du matin à minuit est la pièce de Georg Kaiser représentée au théâtre de la Colline en 200O, mise en scène par Robert Cantarella.

On a souvent souligné l’importance des thèses de Worringer, notamment de son célèbre ouvrage Abstraktion und Einfühlung (1907) pour comprendre la genèse de l’Expressionnisme. Il affirme : « L’abstraction naît de la grande inquiétude qu’éprouve l’homme terrorisé par les phénomènes qu’il constate autour de lui dont il est incapable de déchiffrer les rapports, les mystérieux contrepoints. Cette angoisse primordiale de l’homme en face d’un espace illimité suscite en lui d’arracher les objets du monde extérieur à leur contexte naturel, ou mieux encore de délivrer l’objet de ses liens avec d’autres objets, bref de le rendre absolu. » L’angoisse devant la nature qui pour Worringer caractérise le primitif se retrouve à présent chez le civilisé par rapport à la société. La civilisation éclate en en visions et en objets démoniaques. La culture n’est plus qu’un chaos. L’abstraction du drame expressionniste reflète la panique par rapport à un monde dans lequel on ne se reconnaît plus. Sa violence ne peut se comprendre qu’à l’intérieur de ce monde miné, explosif. L’intrigue disparaît avec le dialogue pour faire place au monologue, à son pathétisme, à son abstraction. Le monologue expressionniste a la structure d’une plainte et d’un cri. Il veut dire l’angoisse, l’étouffement, l’inexprimé et l’inexprimable en même temps que la révolte. Les conflits dramatiques traditionnels se trouvent amplifiés, poussés à leur paroxysme. Comme dans la tragédie antique, le héros – souvent un jeune homme – est seul face au monde, face à la guerre, face à la société, face au(x) père(s) et il les défie même s’il doit en mourir. C’est la revanche symbolique des créatures humiliées et meurtries, de ceux qui n’ont de voix que pour crier. Les actes importent moins que les discours et il y a une étonnante communion entre ce paysage de spectres, de fantômes, d’orages, de cimetières et la maison familiale, la guerre, les rapports avec les autres. Le conflit qu’incarne le héros expressionniste est absolu. Il représente un autre type d’homme, une autre volonté de vie, face à une société sclérosée et moribonde. Aussi, le conflit avec le père prend-il toute sa valeur symbolique : derrière les pères, c’est l’autorité, l’argent, le pouvoir, la société, la guerre, l’égoïsme, l’incompréhension, la lâcheté qui se dissimulent. Il les représente et les défend. Père-milliardaire, père-policier, père-pauvre fou chez Kaiser ou Sorge, il est toujours le symbole d’un monde condamné.

L’inflation du drame expressionniste s’explique encore par le fait que le sujet est seul en tant qu’âme, amour, révolte, subjectivité, face à un monde d’objets et de créatures mortes. Les cercles de l’enfer sont ceux de l’autorité paternelle, de la grande ville et de la guerre. Le héros expressionniste défie tout au nom de sa certitude subjective, de son émotivité. Il parle souvent en termes obscurs car il sent que son langage n’est plus celui des autres. Entre le ciel et l’enfer, il est tiraillé entre le dégoût et la passion de la vie.  La scène du drame de Johst où le jeune homme chevauche le mur du cimetière, « entre les cuisses les frontières de la vie et de la mort « , est significative. Le héros naturaliste se heurte à des obstacles relativement circonscrits (monde du travail, des relations sociales, des sentiments), le héros expressionniste, lui, déclare la guerre à la réalité tout entière, qu’il s’agisse de la famille, de la politique, du langage, il veut tout briser et s’éclater lui-même dans cette ultime révolte. Peu importe s’il meurt, s’il échoue, son rôle est de grandir des signes, de faire entrevoir des lueurs à travers son cri. Bernard Diebold dit très justement :  » Le drame mène des combats incertains contre des adversaires incertains. Il ne connaît pleinement sa responsabilité ni vers le haut, ni vers le bas. Son héros est dans de nombreux cas un monologueur, enfoncé jusqu’au ventre dans l’épaisse boue de la terre, tandis que le buste plane à travers le cosmos dans un bruissement d’ailes. Entre les deux moitiés du corps ne court qu’un mince cordon ombilical. »

L’accumulation des conflits, l’angoisse, la peur ne visent qu’à donner l’image d’un monde bloqué, cerné de toutes parts, enfermé dans la nuit. A l’abstraction de l’action, de la mise en scène -qui joue beaucoup plus sur les atmosphères que sur les notions traditionnelles de décor, de représentation – correspond l’inflation du monologue, la violence du langage et des images. L’expressionniste crie, plus qu’il ne parle. Le moindre sentiment se reflète dans l’exaltation des gestes, des discours. Entre tous les expressionnistes, cette violence du langage est peut être le seul lien au niveau du texte qui puisse réunir des figures aussi différentes que Toller, Kaiser et Sternheim.

Jean-Michel PALMIER

Extrait de L’Expressionnisme et les Arts II -Peinture, Théâtre et Cinéma, Editions Payot, Paris, 1980.


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Georg Kaiser

Écrivain allemand (Magdebourg 1878 – Ascona, Suisse, 1945).

Après un premier grand succès avec les Bourgeois de Calais (1917), il devient le représentant le plus joué du théâtre expressionniste. Ses pièces à la construction presque mathématique opposent la vision d’un « homme nouveau » à une description critique du monde moderne, dominé par la technique et le profit (la Veuve juive, 1911 ; De l’aube à minuit, 1916 ; Gaz, 1918-1920 ; la Fuite à Venise, 1923). Persécuté par les nazis, il s’exile à Amsterdam puis en Suisse, où il se tourne vers les sujets bibliques et le drame grec (Amphitryon, Pygmalion, Bellérophon, 1948).

L’art dégénéré; une exposition sous le IIIè Reich

Dimanche 3 janvier 2010

Introduction à l’ouvrage collectif « L’art dégénéré  » publié aux Editions  Jacques Bertoin, Paris, 1992.

Le 18 juillet 1937 s’ouvre à Munich une exposition que les nazis appellent  » Art dégénéré « et qui figurera un des sommets de la politique hitlérienne en matière d’art et de culture. Cette exposition rassemble les tableaux et les sculptures acquis par les plus grands musés allemands sous la République de Weimar et qui mettent en danger les « valeurs allemandes « telles que les nationaux-socialistes les concevaient.
Il s’agissait aussi de provoquer une indignation telle que la condamnation serait sans appel et unanime. « juifs », « bolchéviques », « fous », « provocateurs » et « destructeurs « de  tout poil, il fallait les éliminer, eux et leurs prétendues oeuvres d’art, pour faire place nette devant l’art allemand du Führer.
Dans ce combat – un moment inégal parce que la force brute n’était que d’un côté – de nombreux créateurs perdirent la vie ou la raison parmi leurs toiles brisées. Mais, aujourd’hui, ce sont les productions sans souffle des « artistes  » nazis qui encombrent les réserves des musées allemands : point n’est besoin de les clouer au pilori à leur tour, elles sont mortes d’elles-mêmes et bien mortes. Le livre donne à voir ce qu’a été cette exposition et sa genèse. Il ne prétend pas être exhaustif : trop d’oeuvres ont été détruites, trop souvent inaccessibles; il ouvre une perspective sur un des moments les plus exaltants de l’histoire de ce siècle : la lutte silencieuse et finalement victorieuse de l’art contre le totalitarisme. (quatrième de couverture)

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              Oskar Kokoshka : Die Freunde 

« L’ étendue de l’intérêt que le gouvernement de la nouvelle Allemagne porte aux questions d’art est extraordinaire. Ce sont ces esprits de premier ordre qui discutent le point de savoir si, en peinture, Barlach et Nolde peuvent être considérés comme des maîtres allemands, s’il peut et doit y avoir, en poésie, une littérature héroïque, ce sont eux qui surveillent les répertoires et fixent les programmes des concerts, qui, en un mot, mettent presque quotidiennement l’art à la portée du public comme une affaire d’Etat de tout premier ordre. »

Gottfried BENN, Expressionnisme (1933)

Ces phrases de Gottfried Benn, extraites de sa « défense »d’un expressionnisme si violemment attaqué, dès 1933, par Rosenberg et ses partisans, témoignent non seulement des illusions de certains intellectuels, mais aussi de la censure précoce qui s’exerça sur la création artistique. La lecture de Mein Kampf montrait pourtant clairement ce que serait la politique culturelle du IIIè Reich : une barbarie planifiée. Sans doute, les autodafés du 10 mai 1933, où disparut tout ce que la culture allemande  avait produit de progressiste dans le sillage des fondateurs de l’Aufklärung, ont-ils révélés au monde le vrai visage du nazisme. Faute de pouvoir brûler les auteurs, les nazis anéantirent leurs livres. Ces bûchers de l’intelligence, comme l’ont souligné Ernst Bloch, Alfred Döblin, Thomas et Heinrich Mann, sont demeurés l’un des symboles les plus marquants du IIIè Reich. Aujourd’hui, la réintégration dans la culture allemande de l’héritage de ceux qui, en 1933, choisirent l’exil ou y furent contraints est un fait acquis. Il est peu de livres brûlés par les nazis qui ne soient réédités. Le destin des poètes bannis est devenu un thème de recherches, de romans, de spectacles…

Ce que fut la répression dans les arts plastiques est moins connu, tout comme le destin de ceux qu’elle frappa, et cela pour plusieurs raisons. Les écrivains qui quittèrent l’Allemagne en 1933 le firent pour des  raisons politiques ou éthiques. Beaucoup d’entre eux, menacés en tant qu’adversaires du régime, continuèrent d’écrire et participèrent activement à la lutte contre le nazisme. En dehors de figures comme John Heartfield et de quelques autres, les peintres exilés se tinrent souvent à l’écart des actions politiques. En Allemagne, ils étaient persécutés moins pour leurs idées que pour leur style. Si les sympathies d’un Nolde à l’égard du national-socialisme sont connues, comment restituer la complexité de la vision politique d’un Schmidt-Rottluff, d’un Kirchner ou d’un Kokoschka? Peu d’écrivains demeurés en Allemagne parvinrent à ne pas se compromettre avec le régime. Certains peintres créèrent en secret ou furent condamnés aux paysages et aux natures mortes. Sans doute les écrivains et les poètes ont-ils parfois évolués dans leur style, mais aucune évolution littéraire n’est comparable à celle d’un Grosz exilé en Amérique ou d’anciens peintres proches de l’expressionnisme demeurés dans le Reich. Enfin, à la différence des livres, une toile existe comme exemplaire unique, même à travers ses reproductions. Des oeuvres plastiques détruites par les nazis, il ne reste souvent que des images. Lorsqu’il s’agit d’artistes peu connus, contraints à l’exil, il n’est même plus possible de reconstituer leur vie après 1933,et, de leurs oeuvres, il ne reste souvent aucune trace.

Le destin des peintres d’avant-garde reste à écrire. De leur histoire, il n’est souvent resté que les symboles les plus monstrueux, comme cette exposition Art dégénéré, organisée à Munich en 1937, où toutes les formes plastiques des années 20-30 étaient proposées aux sarcasmes du public. Qu’on ait eu le courage, l’intelligence de la remonter en 1992 à Los Angeles et à Berlin est un acte dont l’importance n’échappera à personne, à une époque où certains sont prêts à réintégrer dans l’histoire de la culture ce qui fut la barbarie la plus absolue. Les auteurs de ce volume, venus d’horizons théoriques différents, concernés à plus d’un titre par le destin de la culture allemande sous le national-socialisme, n’ont pas la prétention d’ajouter au volumineux et remarquable catalogue de l’exposition, de nouvelles analyses. Leur intention est plus modeste et plus pédagogique : permettre au public français de prendre conscience de l’importance d’une telle exposition et de ce qu’elle apporte tant sur le plan de l’histoire des arts en Allemagne que sur la pratique culturelle du nazisme;

Depuis 1945, un certain nombre de tentatives ont été effectuées pour minimiser la répression des arts d’avant-garde en Allemagne par les nazis, en la réduisant à des aberrations imputables à des subalternes, comme si cette répression systématique n’était pas inhérente du programme de la NSDAP. La mise en avant des goûts Kitsch et petit-bourgeois de Hitler, de la sensibilité « racial populaire » (völkisch) de Rosenberg, l’un des principaux adversaires de l’art moderne, chantre de l’imagerie paysanne (Blut-und-Boden) et des nus aryens, ne suffit pas non plus à rendre compte de la haine des nazis. Sans doute existera-t-il, principalement au début, des contradictions et des hésitations. L’admiration que Goebbels portait à certains, comme Munch, Nolde, Van Gogh, son désir de revendiquer une part de l’expressionnisme comme art « germanique » étaient certes en contradiction flagrante avec les idées de Hitler et de Rosenberg. Mais, l’attitude qui prévalut fut très rapidement celle qu’exposait Mein Kampf.

Cette répression est donc l’expression même de tout ce qui opposait l’art au national-socialisme. Alors que les nazis souhaitaient le réduire à une production de slogans, à un instrument de propagande au service de l’esthétisation de la politique, au sens où l’entend Walter Benjamin, les courants artistiques de la République de Weimar rendaient impossible une telle confiscation. Berlin, mais aussi Munich avaient permis une rencontre à peu prêt unique entre artistes allemands et influences étrangères. L’expressionnisme, avec l’éclatement de ses formes, la violence de ses couleurs, ses élans visionnaires, ses pressentiments d’apocalypse et son pacifisme, étaient à l’opposé des idylles champêtres exaltant la femme blonde allaitant un bébé blond dans les champs de blé, monotones allégories de la fécondité, de la race, du sang et du sol natal. L’idéal de beauté nordique semblait à l’avance ridiculisé par les toiles de la Brücke, influencée par l’art africain et océanien, gravant sur le bois ou faisant surgir, sur des toiles, des images violentes de corps, de profils taillés à la hache, poussant à l’extrême le pathétisme de l’expression humaine. Dada ne respectait rien, insultait l’armée, la bourgeoisie, l’Allemagne, tournait en dérision l’art lui-même, faisait du détritus un moyen d’expression artistique (K. Schwitters) et ne cachait pas sa sympathie pour la Révolution spartakiste. Les caricatures au vitriol du « nouveau visage de la classe régnante », exécutées par Grosz, faisaient rire Lénine. Elles constituent, aujourd’hui encore, avec les textes de Tucholsky, la satire sociale la plus féroce de l’époque. Marqué par les courants modernistes de toute l’Europe, que les galeries berlinoises comme le Sturmexposeront si souvent, l’art allemand unissait, dans sa diversité, la violence, la beauté, la force d’expression et souvent l’abstraction la plus audacieuse.  Si l’on ajoute que nombre de ces artistes étaient d’origine juive, l’accusation de  » cosmopolitisme  » et de « judéo-bolchevisme  » se comprend aisément. Le slogan célèbre de l’écrivain Wolff : « L’art est une arme  » caractérise assez bien un grand nombre de tentatives artistiques de la République de Weimar. Cette conscience critique à l’égard de l’état de la société se développa non seulement dans le théâtre, la littérature, le cabaret, le « chanson prolétarienne  » mais aussi dans les mouvements comme le Groupe de Novembre  ou même la Nouvelle Objectivité. Si l’on ajoute que ces artistes furent marqués par le cubisme français, qu’ils admiraient les avant-gardes soviétiques et rêvaient d’une union entre l’art moderne et le prolétariat, on imagine facilement la haine des nazis. Lorsqu’il était impossible de dénoncer dans ces oeuvres une quelconque idéologie politique, dans leurs auteurs des « judéo-bolchéviques « , la nouveauté des formes, la violence des couleurs, l’audace des représentations suffisaient pour stigmatiser en eux des « fossoyeurs de l’art allemand « . Même des expressionnistes sympathisants du régime comme Nolde et Benn n’ont pas échappé à l’interdiction d’écrire et de peindre. Si la « critique » nazie dénonça, aussi bien dans la musique de Kurt Weill que dans les toiles et sculptures de la Brücke, l’élément typiquement « judéo-négroïde », Klee et Kandinsky se virent reprocher d’avoir réduit l’art allemand à un  « alphabet morse ». Politisé ou simplement moderne, militant ou abstrait, il n’est aucun mouvement artistique, sinon le pire kitsch de l’époque, qui échappa à la vindicte de l’immense stupidité des nationaux-socialistes.

Beaucoup ont donné rétrospectivement une image très idéalisée de la vie artistique sous Weimar. En fait, dès l’époque de Guillaume II, l’at moderne – de l’impressionnisme à Munch – fut sévèrement attaqué. L’accusation de blasphème qui figurait dans l’arsenal juridique de la République sociale-démocrate, les multiples lois répressives votées dans les années 20-30 permettaient d’exercer la censure la plus vigilante sur la vie culturelle. d’en extirper non seulement les éléments révolutionnaires, mais d’émousser toute critique. En dehors des peintres dadaïstes, ce furent les écrivains qui en firent l’expérience la plus cruelle. Mais cette censure visait des idées, non des styles. Les nazis ne firent souvent que perfectionner l’arsenal répressif de la République, avec efficacité et cruauté.

La politique culturelle du nazisme ne fut pas créée ex nihilo, en 1933. La lecture de Mein Kampf et des articles publiés par un certain nombre d’universitaires rétrogrades ou d’intellectuels gagnés au mouvement ne laissait aucun doute  sur le visage qu’elle prendrait en cas de victoire de la NSDAP.  La Ligue de Combat pour la Culture allemande d’Alfred Rosenberg multiplia dès les années 20 les conférences et manifestations contre l’art moderne. L’expérience du gouvernement de Thuringe (1929) où les nazis « purifièrent » les musées de toutes les toiles d’avant-garde souleva non seulement l’indignation, mais une hilarité stupéfaite :  » Bientôt, les nazis s’en prendront aux roses, parce qu’elles sont rouges « , notait un journaliste. Nul n’imaginait toutefois qu’une telle politique serait un jour menée à l’échelle du pays tout entier. Quant à la terreur que déchaîna Goebbels contre les spectacles de gauche, elle préfigurait clairement ce que serait le destin de la culture allemande avec la venue de Hitler au pouvoir.

Les « critères » au nom desquels s’effectua la « purification  » de l’art allemand préexistaient au nazisme. La haine pour l’art moderne était clamée par quelques fossiles universitaires comme le Pr Schultze-Naumburg, futur responsable des revues d’art du IIIè Reich, l’exigence de pureté germanique dans la littérature était revendiquée par le critique Paul Fechter. Les élucubrations sur la race aryenne étaient présentes dans d’innombrables groupuscules. Nombre de valeurs étaient empruntées à la tradition néo-romantique ou paysanne, certaines remontant au XIXè siècle et à la tradition antisémite qui marque les écrits de Wagner. L’idée même d’ »art dégénéré  » n’est pas sans évoquer les thèses de Max Nordau, psychiatre hyperrationaliste, ami de Herzl, fondateur du sionisme, et qui, dans son ouvrage célèbre, Dégénérescence, condamnait tout l’art moderne comme pathologique. Au milieu des années 20, le psychiatre Hanz Prinzhorn, dans sa clinique de Heidelberg, exposait des toiles de malades mentaux et cherchait à établir des liens avec les productions d’avant-garde. Ce souci, apologétique de l’ »art asilaire » sera l’objet d’un retournement dialectique de la part des nazis, qui n’ont fait que récupérer certains de ces vocables, pour les faire servir à la répression de tout l’art moderne ou politisé.

Les oeuvres alors clouées au pilori ont aujourd’hui pris place parmi les plus beaux chefs d’oeuvre de la peinture du XXème siècle. Celles qu’on leur opposa pour les célébrer ne sont plus exposées que comme documents sur une époque, un régime, ou conservées dans les caves des musées. Pourtant, çà et là, l’ « art du IIIè Reich » est encore mythifié. Or, il n’existe aucun art spécifiquement national-socialiste. Le régime hitlérien n’a produit aucun style, il a seulement tenté d’unir dans d’étonnants montages tous les styles consacrés, antérieurs au modernisme, de saturer d’idéologie les images les plus familières. Si le cinéma de l’époque hitlérienne fut d’une certaine qualité, en dépit des idées qu’il véhiculait, c’est que l’industrie cinématographique hérita de la tradition, des studios de la UFA et, hélas, de la compétence, du talent des techniciens, des décorateurs, des réalisateurs et des acteurs. Aucun roman « nazi » ne pourrait être lu aujourd’hui autrement que comme document sociologique et politique. Quant aux arts plastiques, il suffit de feuilleter le catalogue d’une exposition des années 40 pour être frappé par leur médiocrité. L’architecture emprunte pour l’essentiel au classicisme ou à l’architecture française de la période révolutionnaire. La sculpture reprend la tradition classique grecque et romaine où celle qui triompha en Allemagne avec Hindelbrandt. La peinture offre pêle-mêle des parodies de gravures gothiques et du kitsch mythologique, des imitations de Holbein ou de la tradition du Biedermeier . L’inspiration romantique est galvaudée dans ces milliers de toiles vantant forêts, moissons et montagnes allemandes, avec la répétition monotone des images paysannes, des scènes de la campagne ou des nus aryens.  Il faut contempler ces oeuvres, jusqu’au dégoût, pour réaliser quelle imagerie  de pacotille les nazis ont substitué au fantastique épanouissement des arts en Allemagne, quelle richesse d’inspiration et de création ils ont anéantie. Car bien au-delà des oeuvres retirées des musées, détruites ou vendues au profit de la NSDAP, comment ne pas songer à cette glaciation brutale que le national-socialisme imposa à l’art allemand ? Que dire, enfin, des artistes dont le style fut à jamais brisé par l’opprobre que l’on jeta sur eux ?
Ce sont toutes ces questions que tente de poser ce volume. Rétrospectivement. A partir d’une exposition qui nous apparaît coimme l’un des plus grands hommages involontaires rendu par les nazis à l’art moderne.

Jean-Michel PALMIER

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