Dada à New York : Francis Picabia, Marcel Duchamp, Man Ray
Marcel Duchamp, L.H.O.O.Q. Paris, 1919.
L’histoire du mouvement dada à New York est parallèle à celle du dadaïsme européen. Aussi, ne peut-on voir dans sa manifestation américaine une conséquence directe des manifestations de Zurich, de Berlin ou de Paris. Comme l’affirme encore Hans Richter « si les sons étaient différents, la musique était pourtant identique ». Il est aussi difficile de lui assigner une origine unique. Picabia participe en 1912, à Paris, galerie de la Boétie, au Salon de la section d’or (Duchamp, La Fresnaye, Léger, Gleizes, Metzinger, Gris). L’année suivante, il partira pour New York où doit se tenir une exposition d’art moderne à l’Armory Show. Marcel Duchamp y présentera son Nu descendant l’escalier n° 2.
Marchand de tableaux et fondateur de la revue 291, Alfred Stieglitz est d’abord un pionnier de la photographie, passionné par tout ce qui est nouveau dans l’art. Peu à peu sa galerie de photos s’est transformée en une galerie de peintures où Toulouse-Lautrec et Matisse ont été exposés dès 1910, Cézanne et Picasso dès 1911. Par la suite, il va se lier avec Picabia mais aussi Duchamp et Man Ray. Aussi est-ce lui qui va organiser dès 1913 la première exposition des oeuvres de Picabia à New York dans sa galerie.
Marcel Duchamp, Roue de bicyclette, Paris, 1913. Ready-made.
D’origine (lointaine) espagnole, Picabia, fils d’un père cubain et d’une mère française, se lie avec Duchamp dès 1910 et Apollinaire, en 1912, qualifie ses premières oeuvres d’orphiques. Lorsque la guerre éclate, Duchamp est réformé. En 1915, il s’embarque pour New York où Picabia l’avait précédé. L’année suivante, Picabia doit partir pour Barcelone où se sont réfugiés Marie Laurencin et Arthur Cravan, et où il publie un numéro de sa revue 391 en souvenir de 291, la revue de Stieglitz. On y trouve déjà ses premières représentations de machines imaginaires, d’engrenages, qui vont le rendre célèbre. En 1917, de retour à New York, Picabia y retrouve Duchamp. Celui-ci s’est écarté déjà du cubisme avec des oeuvres singulières comme Mariée, 1912, Le Roi et la reine traversés par des nus vites (1912), Broyeuse de chocolat (1913) qui traduisent autant une sensibilité artistique particulière qu’une déconstruction complète du concept d’oeuvre d’art. A Paris, il a déjà entrepris une série de ready-made dont Une roue de bicyclette (1913) et un Porte-bouteilles (1914). Duchamp va continuer les mêmes recherches à New York, signant les objets les plus utilitaires ou communément manufacturés comme s’il s’agissait de créations artistiques personnelles. Aussi, adresse-t-il, en avril 1917, sous un pseudonyme, à l’exposition de la Society of Independents Artists de New York, un urinoir baptisé Fontaine. Le refus de l’oeuvre provoque sa démission. Il propose à la galerie Bourgeois, d’exposer une pelle à neige, une housse de machine à écrire et un porte-chapeaux en bois. Il continuera à imaginer les dispositifs les plus étranges à partir de mécanismes, comme Rotative Plaque de verre. C’est aussi à New York, qu’il exécute sa Joconde à moustache, avec en bas l’inscription L.H.O.O.Q. De 1915 à 923, il travaille à l’une de ses oeuvres les plus étranges et les plus belles Le Grand Verre. Man Ray réalise, avant que Duchamp nettoie son oeuvre, la célèbre photographie, Elevage de poussière, 1920.
Marcel Duchamp, Porte-bouteilles, 1914. Ready-made
Sept jours après le vernissage de ce même salon des Indépendants de 1917, alors qu’il doit tenir une conférence, Arthur Cravan, ivre mort, inaugure un streap-tease qui provoque l’intervention de la police.
Toujours à New York, Duchamp lance deux revues : The Blind Man où dans le numéro 2 est reproduit l’urinoir puis Ronwrong. En même temps, Picabia fait paraître à New York trois numéros de 391. Au sein du groupe, on retrouve le musicien Edgard Varèse, Gabrielle Buffet, la femme de Picabia, et aussi Man Ray.
Couverture de la revue The Blind Man, n° 2. New York, mai 1917.
La trouvaille la plus personnelle de Man Ray inspirée des schadographies, ce sont les Rayographies, sortes de radiographies poétiques du réel qui transforment en visions énigmatiques les objets les plus insignifiants. Marqué par Duchamp, il arrivera, lui aussi, à métamorphoser les objets les plus usuels en créations insolites : les ready-made rectifiés. Il publiera aussi avec Duchamp New York Dada en avril 1921. En dépit du caractère provocant de leurs créations, Duchamp et Picabia vont intéresser à leurs oeuvres le mécène Walter Arensberg.
Marcel Duchamp, couverture de Rongwrong, New York, 1917.
En octobre 1917, Picabia quitte New York pour l’Europe puis en 1918 se rend en Suisse, à Lausanne, où il écrira Poèmes et dessins de la fille née sans mère, L’Athlète des pompes funèbres qu’il adresse à Tzara. Ils se rencontreront à Zurich en 1919. Tandis que Picabia va rejoindre le mouvement dada, Duchamp et Man Ray poursuivront une trajectoire personnelle qui transcendera tous les « ismes ».
Ces quelques exemples d’affleurement du dadaïsme ne sauraient naturellement épuiser l’histoire du mouvement. Dans presque tous les pays européens (Russie, Hongrie, Italie, Espagne) on pourrait décrire des apparitions analogues. Une telle étude dépasse naturellement les limites de cette brève présentation. S’il est difficile de dater avec précision l’avènement de cette sensibilité dadaïste (et non du seul mouvement zurichois), il est encore plus difficile d’établir quand le dadaïsme meurt vraiment. Mais est-il seulement mort ? Historiquement, Dada disparaît au début des années 1920 en s’autodétruisant. Mais cette mort elle-même renvie à des séries de raisons bien différentes. Certaines sont propres au mouvement, d’autres sont liées aux circonstances historiques. Par son esprit même, Dada ne peut s’ériger en système, et c’est ce qui le sépare essentiellement du surréalisme. Son nihilisme, son anarchie ne pouvaient engendre ni avant-garde structurée ni esthétique. Réunissant des personnalités hétéroclites, souvent très opposées aussi bien sur le plan artistique qu’idéologique, l’équilibre qu’il parviendra à réaliser dans ses différentes manifestations ne pourra qu’être éphémère. Cet esprit même est étroitement lié à une époque, celle de la Première Guerre mondiale, à son pessimisme,à la démoralisation et à la révolte qu’elle suscite chez un grand nombre d’artistes. Par la suite, Dada se politisera parfois de manière radicale, comme à Berlin. Mais après l’écrasement du spartakisme, après l’instauration d’un ordre social qui nie les aspirations révolutionnaires, la politisation de Dada n’aura plus guère de sens. Par ailleurs, les oppositions de personnes au sein même du mouvement (ainsi à Paris celle de Tzara et de Breton, de Breton et de Picabia, de Picabia et de Tzara) rendent la survie du mouvement difficile. Si beaucoup se reconnaissent dans la même volonté de détruire les valeurs artistiques ou bourgeoises, ils ne songent pas à utiliser les mêmes moyens et à construire la même chose. Seuls quelques-uns comme Schwitters continueront à incarner l’esprit dadaïste alors que le mouvement n’existe plus.
Si le mouvement dada se consume, ses fondateurs, ses représentants, connaissent souvent des évolutions idéologiques et artistiques complexes. Certains resteront fidèles à un esprit nihiliste et anarchisant, même quand ils ne savent plus quoi et ni comment détruire. D’autres évolueront vers un communisme radical (Heartfield, Herzfelde), vers le marxisme, quitte à l’abjurer par la suite (Grosz) ou se désintéressent de toute activité politique. Mais les germes de l’esprit dadaïste ne sont pas éparpillés en vain. Du mouvement dada le surréalisme va hériter non seulement un grand nombre d’artistes sans qu’ils aient changé quoi que ce soit à leur style, mais un esprit de révolte, de négation, autant que des procédés de création. Sans nier l’importance et la valeur du surréalisme, il faut reconnaître que nombre d’inventions qu’on lui prête sont en fait celles de Dada (collages, détournements d’objets, écriture automatique, etc.) Il ne sera d’ailleurs pas le seul mouvement à en recueillir l’héritage. Le lettrisme ne fera que pousser au paroxysme des innovations déjà présentes dans le futurisme et le dadaïsme. Les oeuvres de George Grosz après son ralliement à la Nouvelle Objectivité (Neue Sachlichkeit) sont la continuation de sa période dadaïste. Quant aux frères Herzfelde, en particulier John Hartfield, ils feront bénéficier la propagande communiste allemande des années 1920-1930, puis antifasciste des années 1930-1940, des merveilleux photomontages inventés par Dada.
Jean-Michel PALMIER.
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