Dada à Zurich : naissance du mouvement
Couverture de la revue Dada, N° 3 avec
un bois gravé en couleurs de M. Janco, 1918
La première publication qui mentionne le nom de Dada s’intitule Cabaret Voltaire et parait en mai 1916 à Zurich. Avec un dessin de Hans (Jean) Arp, le petit in-quarto se veut un » recueil littéraire et artistique « . Au sommaire figurent les noms de Guillaume Apollinaire, Hans Arp, Hugo Ball, Francesco Cangiullo, Blaise Cendrars, Emmy Hennings, Jakob van Haddis, Richard Huelsenbeck, Marcel Janco, Vassily Kandinsky, Filippo Tomaso Marinetti, Amedeo Modigliani, Max Oppenheimer, Pablo Picasso, Otto van Rees, Marcel Slodki, Tristan Tzara. Hugo Ball en est l’éditeur responsable et beaucoup de textes (dont ceux d’Apollinaire et de Cendrars) ont été publiés sans l’autorisation ou à l’insu de leurs auteurs.
Le poète expressionniste Hugo Ball semble avoir été le catalyseur de cette apparition. Ami de Klee et de Kandinsky, déserteur pacifiste, chrétien mystique, il a trouvé refuge à Zurich avec sa compagne Emmy Hennings et décidé le propriétaire d’une taverne populaire à y autoriser l’ouverture d’un cabaret littéraire où chanterait sa femme qu’il accompagnerait au piano. Les spectacles commenceront en général par un récital de poèmes (Apollinaire, Salmon, Laforgue, Rimbaud) et réuniront des personnalités de différentes nationalités. Il insiste sur le caractère « international » de l’entreprise. Dès le 2 février 1916, un communiqué de presse invite tous les jeunes artistes de Zurich à se joindre à cette » jeune compagnie d’artistes et d’écrivains qui ont pour but de créer un centre de divertissements artistiques « . Il y a notamment Arp, Tzara, Marcel et Georges Janco. Le soir même, Tzara récite ses poèmes et les masques de Janco sont accrochés au mur, la décoration (plafond bleu, murs noirs) est de Arp.
Marcel Janco: Invitation à une soirée dada, 1916
On y lit chaque soir des poètes russes, français, suisses ou allemands tandis que des intermèdes musicaux ou des danses, souvent très étranges, ponctuent les lectures. Des hommages sont rendus aussi bien à Erich Mühsam, Else Lasker-Schüler, Jakob van Hoddis qu’à Franz Werfel ou Blaise Cendrars. En dépit des chahuts provoqués par ces spectacles, les autorités suisses se montrent tolérantes : il est vrai que dans la même rue, Spiegelgasse 1, habite aussi un autre réfugié russe, Vladimir Illich Oulianov, plus connu sous le nom de Lénine.
Phénomène aussi bien littéraire que plastique à sa naissance, Dada complète bien vite ses soirées mémorables par l’organisation d’une galerie de peinture, la galerie Dada . Peu importe si, comme le veut la légende, le nom de Dada fut effectivement trouvé au hasard, dans un dictionnaire ouvert à l’aide d’un coupe-papier. Les tendances artistiques exposées par Dada reflètent aussi le caractère hétéroclite des fondateurs du mouvement.
Si l’impulsion initiale est donnée par l’allemand Ball, idéaliste révolté, le succès de Dada est dû à l’ironie, l’ambition, l’humour noir du Roumain Tzara, aussi habile à organiser des scandales qu’à composer des manifestes. Et la turbulence du mouvement et ses manifestations (sonneries, tambours, coups frappés sur des caisses vides destinés à faire sortir le public de sa léthargie) n’auraient guère eu d’impact réel sans les toiles. Négateur, Dada n’en manifeste pas moins un intérêt pour l’art moderne puisqu’il ouvre une galerie, inaugurée en mars 1917 lorsque le cabaret Voltaire par suite des protestations des riverains dut fermer ses portes. Elle est située au 19 Bahnofstrasse à Zurich et dirigée par Tzara et Ball, elle reprend immédiatement l’exposition de la galerie expressionniste berlinoise Der Sturm. On y montrera par la suite les oeuvres de Kandinsky et de Paul Klee (mars 1917), de Giorgio De Chirico, intégré de force aux dadaïstes comme il devait l’être plus tard aux surréalistes. On y trouvera aussi en permanence les oeuvres de Hans Richter, Marcel Janco, Alexeï von Jalewsky, Hans Arp, Walter Helbig, Oskar Lüthy, Max Ernst et Oskar Kokoschka.
Les spectacles dadaïstes du cabaret Voltaire n’eurent qu’une vie très brève. Outre la récitation de poèmes dans différentes langues, ce sont des concerts de bruits, à la manière des futuristes italiens, souvent étroitement associés aux poèmes. Richard Huelsenbeck, le médecin dadaïste berlinois, excelle à énerver l’auditoire en récitant ses Phantastische Gebete (Prières fantastiques) tout en faisant siffler une cravache et en y associant des rythmes de musique nègre. Des masques africains décorent la salle, tandis qu’ Emmy Hennings récite d’une voix fluette des chansons folkloriques ou grivoises.
Francis Picabia, page de titre du N° 8 de 391. Zurich, 1919.
La revue Dada compte aussi parmi les premières créations importantes du dadaïsme zurichois. Si la revue Cabaret Voltaire, animée par Hugo Ball, fut une entreprise communautaire, la revue Dada sera dirigée par Tzara qui, en qualité de poète, peut entrer en contact avec les cercles littéraires étrangers (ainsi en France André Breton, Louis Aragon, Paul Eluard, Philippe Soupault, Georges Ribemont-Dessaignes). C’est grâce à Tzara, selon le mot de Richter, que la revue Dada n’est pas restée » une fleur alpestre isolée « . Cette revue, contrairement à la plupart des expressions des avants-gardes de l’époque, ne propose pas de programme et met au contraire un point d’honneur à n’en point posséder. Mais Tzara, plus qu’aucun autre, à travers des manifestes, parvient à traduire un certain esprit qui culmine dans ces phrases :
« Je détruis les tiroirs du cerveau, et ceux de l’organisation sociale : démoraliser partout et jeter la main du ciel en enfer, les yeux de l’enfer au ciel, rétablir la roue féconde d’un cirque universel dans les puissances réelles et la fantaisie de chaque individu « .
En même temps, il faut reconnaître la difficulté extrême à saisir, même rétrospectivement, l’esprit dada en termes politiques. Dada est contre tout. Il affirme, surtout à travers Tzara, sa négation de toutes les valeurs. Il s’intéresse plus à l’art moderne qu’à la politique et, dès Zurich, on discerne d’importants clivages entre les positions idéologiques des principaux dadaïstes. Ceux qui viennent d’Allemagne (Ball, Huelsenbeck, puis Franz Jung) sont des pacifistes souvent marqués par l’expressionnisme.. Ils ont hérité, Ball en particulier, son messianisme, son esprit humanitaire. Si d’importantes personnalités pacifistes, comme René Schickele et sa revue Die Weissen Blätter ou encore Yvan Goll, s’abritent aussi en Suisse, leurs rapports avec Dada sont souvent tendus car ils reprochent à Tzara de plaisanter sur la guerre, alors qu’il s’agit du massacre d’une génération . Par ses spectacles, ses manifestations, Dada se veut avant tout antibourgeois. Très rapidement ses spectacles tourneront à la provocation. Si Hugo Ball raille l’impérialisme allemand à travers les poupées d’Emmy Hennings, les manifestations dadaïstes zurichoises cherchent avant tout à agresser le spectateur. Elles visent à l’effondrement d’une culture déjà ébranlée. Sous prétexte de réciter des poèmes, les dadaïstes frappent sur des boîtes, déposent des bouquets de fleurs devant des mannequins, mettant les auditeurs en rage. Une voix sous un immense chapeau en forme de pain de sucre récite des poèmes d’Arp tandis que Tzara tape sur une grosse caisse. Huelsenbeck et Tzara miment des danses d’ours en poussant des gloussements. Les « poèmes statiques » sont composés de chaises sur lesquelles sont posées des pancartes portant chacune un mot et, à chaque baisser de rideau, on en intervertit l’ordre. Quant aux premiers ouvrages dada publiés à Zurich comme les Prières fantastiques de Huelsenbeck et La Première Aventure céleste de M. Antipyrine de Tzara, même décorés de bois gravés d’Arp ou de Janco, ils cherchent avant tout à choquer par leur délire typographique.
Tristan Tzara, La Première Aventure célèbre de M. Antipyrine
avec des xylographies de Marcel Janco, 1916
Anarchiste, Dada s’en prend avant tout à un certain confort intellectuel, aux idées reçues. Il veut abolir toute logique, détruire toute apparence d’ordre par sa passion du non-sens et de la négation. Mais les dadaïstes zurichois, contrairement à ceux de Berlin, s’intéressent peu à la politique. Hostiles à la guerre, ils ne prennent aucune position politique précise. Ils ignorent la présence en Suisse des révolutionnaires exilés de Russie. Et même les dadaïstes allemands ne s’exprimeront aucunement sur le refus de Liebknecht de voter les crédits de guerre. S’ils saluent la révolution russe, c’est parce qu’ils y voient l’unique moyen de mettre un terme à la guerre. Les publications de Dada ne s’étendront guère sur les événements mondiaux ou la chute de l’empire allemand. Et sur ce point, le contraste avec le mouvement berlinois est immense. Le numéro 3 de Dada affirme encore la suprématie de Tzara sur le groupe zurichois et frappe aussi par son excentricité typographique. Tzara publie ses Vingt-cinq poèmes (écrits entre 1915 et 1918) et les bois de Hans Arp sont d’une réelle beauté. L’événement marquant, c’est l’arrivée à Zurich en janvier 1919 de Francis Picabia qui représente non seulement la peinture d’avant-garde, mais aussi l’effervescence new yorkaise. De plus, il est l’ami d’Apollinaire et d’Arthur Cravan. Il a déjà publié la revue 391, et l’humour dévastateur, la révolte qu’il partage avec son ami Marcel Duchamp ne peuvent que le rapprocher de Dada. Un nouveau numéro de 391 sera publié à Zurich. Toutefois, le sommet de l’activité zurichoise sera la publication de l’Anthologie dada en mai 1919 où l’on reconnaît les influences de Tzara et de Picabia. Les bois peints d’Arp prennent les formes les plus extravagantes, contrastant avec les roues dentées de Picabia. Dada n’est plus seulement le cri de révolte d’une poignée de jeunes poètes exilés en Suisse par l’absurdité de la guerre. Il est prêt à partir à l’assaut du monde entier, à y étendre son humour dévastateur et son culte du non-sens. Déjà on annonce le ralliement de Charlie Chaplin au mouvement dada. D’autres noms s’y ajoutent : ceux de Ribemont-Dessaignes, Cocteau, Gabrielle Buffet, Raymond Radiguet, Soupault, Breton, Aragon mais aussi de Walter Serner, Christian Schad, Ferdinand Hardekopf, Huelsennbeck, Hausmann et Richter. Une brève Association des écrivains et artistes révolutionnaires (A.E.A.R.) se constituera encore à Zurich, à laquelle adhéreront certains peintres proches de Dada. Déjà l’incendie se propage et Dada, de capitale en capitale, va y prendre de nouveaux visages.
Hans Arp, Premier relief Dada, 1917
Ce déferlement de la vague dadaïste, est-ce l’éclatement d’un mouvement ou la constitution d’une « Internationale » ?
Il y a peu de capitales européennes, peu de grandes métropoles artistiques qui n’aient été marquées par le dadaïsme. Nous nous limiterons ici à l’évocation de quelques étapes du dadaïsme, là où il fut artistiquement le plus actif.
Jean-Michel PALMIER.
Francis Picabia, Machine tournez vite, 1916-1917
Laisser un commentaire
Vous devez être connecté pour rédiger un commentaire.