Le mouvement Dada – 1 / 7 -

Introduction au N° 71 d’ Actualité des arts plastiques : le mouvement Dada
écrite par Jean-Michel Palmier
- Première édition 1987 -

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               Marcel Janco – Masque – 1919

 » Il n’ y a jamais eu rien de cela ni des ans qui suivirent
Je vous dis que nous sommes morts dans nos vêtements de soldats
Le monde comme une voiture a versé coulé comme un navire
Versailles Entre vous partagez vos apparences d’Empires
Compagnons infernaux, nous savons à la fois souffrir et rire
Il n’y a jamais eu ni la paix ni le mouvement Dada. « 
Louis Aragon, Le Roman inachevé

Un  monde menaçant et menacé : le dadaïsme et la guerre de 1914.

Comme le souligne Stefan Zweig dans son autobiographie, Le Monde d’hier, la guerre de 1914 éclate comme un coup de tonnerre dans un ciel d’été. L’Europe vit une époque de relative sécurité libérale et rien ne laisse entrevoir la rapidité et la violence du cataclysme. Si les poètes et les peintres expressionnistes annoncent dans leurs oeuvres (les poèmes de Georg Heym, les toiles de Franz Marc) que la guerre pourrait bien être l’aboutissement des conflits d’impérialismes allemands et français, ils font figure d’exceptions.  Les écrivains d’alors s’attachent plutôt à la représentation des fastes de la vie bourgeoise et magnifient sa décadence (Stefan Zweig, Thomas Mann), les plus critiques cherchent dans le naturalisme hérité de Zola et d’Ibsen le moyen de faire de la littérature, du théâtre comme de la peinture, l’expression de contradictions sociales qui vont s’accentuant. La Belle Époque est un mythe aussi vivant à Vienne ou à Paris que dans la capitale prussienne de l’empereur Guillaume II. Par sa situation particulière, son évolution rapide, trépidante, Berlin est peut-être la seule ville d’Europe qui par son pessimisme artistique entrevoit l’apocalypse. La jeunesse d’origine bourgeoise se révolte contre les valeurs impériales, se marginalise, formant une bohème artistique (plus riche et politisée à Berlin qu’à Munich) qui, dans les cafés, à travers des poèmes et des gravures, des toiles ou des pièces de théâtre, affirme son angoisse devant le monde à venir. Mais avec sa foi dans les idéaux humanitaires, dans la capacité d’inventer une réalité nouvelle à partir de l’intériorité, l’expressionnisme exalte le messianisme et l’utopie.  » L’homme est bon  » affirment de nombreux poèmes de l’époque. Et tandis que les menaces s’accumulent, poètes et artistes rêvent d’une fraternisation universelle (Menscheitverbrüderung).

En France, après le rebondissement de l’affaire Dreyfus, après les charmes et l’agitation de l’Exposition universelle, la vague de l’anticléricalisme, la jeunesse est plus divisée qu’en Allemagne, attirée à la fois par une vague de xénophobie, par le nationalisme ( Charles Maurras, Maurice Barrès), la croyance au progrès social (Jean Jaurés, Anatole France). La balle qui traverse le café du Croissant, tuant Jaurès, ne suffit pas à laisser présager le drame. Juillet 1914 résonne des tangos et des parades militaires. C’est alors que toute une génération va se retrouver bien vite transformée en  » ombres bleues « .

Attitude des socialistes allemands et français

Alors que l’ Internationale socialiste semble considérer la guerre comme à jamais impossible, il suffira de quelques jours, de quelques semaines, pour que se dessine de part et d’autre l’ « union sacrée ». Le manifeste du congrès de Bâle (novembre 1912) met en garde les gouvernements contre la tentation de l’impérialisme et de la guerre. Karl Liebknecht et Rosa Luxembourg ont préconisé en pareil cas, la grève générale. Le 2 août 1914, la direction des syndicats allemands considère pourtant la guerre comme inévitable. Le 4 août, les armées allemandes pénètrent en Belgique et la social-démocratie allemande vote unanimement les crédits de guerre. Le député socialiste Karl Liebknecht, lui-même, a cédé dans un premier temps. Il faudra attendre le 2 décembre 1914 pour qu’une fraction de la gauche socialiste se reprenne et que Liebknecht les refuse, le 20 mars 1915. En France, aussi désorientés que leurs camarades allemands, les socialistes vont trahir l’idéal de leur jeunesse et reprendront les mêmes slogans cocardiers.

Attitude des intellectuels

Dès le 22 septembre 1914, le Journal de Genève commence la publication d’articles de Romain Rolland qui se déclare  » au-dessus de la mêlée « . Autour de lui se regroupent bien vite tous les opposants à la guerre. Henri Guilbeaux qui va diriger à Genève la revue pacifiste Demain, Marcel Martinet, poète prolétarien, auteur d’un poème « A nos frères inconnus les poètes allemands » et plus tard condamné à mort par contumace, Yvan Goll, expressionniste lorrain, qui considère la France et l’Allemagne comme ses deux patries spirituelles, le poète Pierre Jean Jouve. Ils sont rejoints en Suisse par un certain nombre d’intellectuels et d’artistes comme René Schickele, Alsacien, qui au déclenchement des hostilités a failli être arrêté comme espion par les Français et les Allemands, le philosophe Ernst Bloch y écrit L’Esprit de l’utopie . Bien vite la Suisse, Zurich en particulier, devient le point de ralliement de tous ceux qui refusent de céder à la haine patriotique, ou croient encore à l’ombre d’une humanité.

Pourtant, dans la majeure partie, les intellectuels, les écrivains, les artistes sont gagnés à la fièvre nationaliste. Si les écrivains Heinrich Mann, Hermann Hesse, Franz Pfemfert, Leonhard Frank condamnent la guerre, celle-ci rallie les suffrages d’une large partie de l’intelligentsia. Deux mois après le début des hostilités, alors que la ville de Louvain est  saccagée par les troupes allemandes, que les ruines se multiplient, paraît le célèbre « Appel aux nations civilisées », plus connu sous le nom de « Manifeste des 93, signé de cinquante huit professeurs d’université allemands et des plus éminents représentants de la vie artistique et littéraire. Tous réfutent les accusations contre l’Allemagne, célèbrent dans la guerre « une juste et bonne cause » et rendent hommage à l’empereur. Thomas Mann lui-même dans son essai Frédéric et la grande coalition  célèbre dans la guerre l’élément « héroïque » et « démoniaque de l’âme allemande », s’opposant à son frère Heinrich, admirateur de Zola, dont il tente par la suite de réfuter les critiques dans les Considérations d’un apolitique.

Comme l’Internationale socialiste, l’Internationale artistique est en miettes. Les artistes russes de Munich (ainsi Vassily Kandinsky) vont rentrer en Russie. Le poète belge Emile Verhaeren, idolâtré par la jeunesse allemande, cède lui-aussi au nationalisme. Maurice Barrès appelle à la reconquête de l’Alsace et de la Lorraine. Rejoignant les futuristes italiens, Guillaume Apollinaire s’écrie en toute inconscience :  » Ah Dieu ! que la guerre est jolie ».

Le bilan de la guerre, envisagé du seul point de vue des artistes et des écrivains, est accablant : Blaise Cendrars a la main tranchée, Apollinaire ne survivra guère à sa blessure à la tête, Joë Bousquet reste paralysé. Charles Péguy, Henri Gaudier-Brezska et Alain Fournier trouvent la mort de même que, du côté allemand, les poètes Gerritt Engelke, Walter Ferl, les écrivains Alfred Lichstenstein, Wilhelm Runge, Ernst Stadler, August Stramm, les peintres Franz Marc et August Macke. Que dire de tous ceux qu’elle blessera à jamais, comme le peintre Oskar Kokoschka, grièvement atteint à la tête, ou détruira moralement, comme le poète autrichien Georg Trakl ?

C’est dans ce contexte dramatique et historiquement déterminé que va naître le mouvement dada. Même si l’on peut déceler dans d’autres pays, en particulier en Italie avec les futuristes, des manifestations assez proches du mouvement, Dada reste inséparable de la Première Guerre mondiale et des attitudes qu’un certain nombre d’artistes européens, et pas seulement allemands, ont adoptées à son égard. Si l’expressionnisme a constitué l’expression la plus collective et la plus cohérente de la révolte de la jeunesse allemande contre le système impérial, Dada ne fut que le cri de révolte d’une partie de la jeunesse hostile à la guerre. Sous son influence l’expressionnisme se transforme parfois en activisme (Ernst Bloch, Franz Pfemfert, Kurt Hiller) ou en messianisme révolutionnaire (Ernst Toller). Les artistes, les poètes qu’il a marqués deviennent des pacifistes ou des révolutionnaires. Dada, lui, ne trouvera dans un premier temps à opposer à cette guerre que sa violence, sa révolte brutale, son nihilisme. Il fait du non-sens d’une époque son emblème et s’interroge, comme Theodor Adorno le fera plus tard, s’il est possible d’écrire des poèmes après Auschwitz, sur le sens d’une époque, d’une culture, d’une conception de de l’art qui, dans un camp comme dans l’autre, ont permis qu’un soldat de vingt ans plonge dans le ventre d’un autre une baïonnette avec le sentiment d’accomplir une mission sacrée.

Les dadaïstes : une confrérie hétéroclite.

On peut trouver sans difficulté des tendances et manifestations dada dans un passé
proche ou lointain, sans être pour autant obligé d’utiliser le terme « Dada » [...]
Mais c’est d’une et une seule de ces manifestations qu’est né un mouvement
par cette alchimie des personnalités et des idées.
Hans Richter

Qui sont les premiers dadaïstes ? Des artistes, des poètes, des écrivains, que seuls le hasard et la guerre vont amener à se rencontrer. De sorte qu’il est aussi difficile de préciser la naissance du mouvement dada que de lui reconnaître un seul ancêtre. Raoul Haussmann affirmera dans le Courrier dada de 1958 avoir rencontré le dadaïsme dès 1915. Des historiens de l’art estiment que Francis Picabia, dès 1913, en a créé les prémisses. Certains historiens américains le font commencer à New York, avant Zurich, en 1916. Naum Gabo considère plusieurs oeuvres russes comme anticipatrices du dadaïsme allemand. Il est vrai que les futuristes italiens, dès 1905, ont publié des manifestes usant d’une typographie très proche de celle de Dada. sans parler d’Alfred Jarry ou d’Apollinaire qui, à leur manière, annoncent aussi sa sensibilité. Ni école ni groupe structuré, Dada est avant tout la rencontre éphémère de personnalités souvent antagonistes qui ont en commun la révolte contre la guerre et la fréquentation des mêmes cafés de Zurich.

Jean-Michel PALMIER

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Marcel Janco -Le  Cabaret Voltaire – 1916

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