Paris-Moscou : le Boomerang.

Article paru dans Les Nouvelles Littéraires N° 2689 du 31 mai au 7 juin 1979.

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CLARTE numéro 66 paru le 01/10/1924
Contenu : HENRI BARBUSSE – MAYAKOVSKI – PARIJANINE – MARCEL FOURRIER – EDOUARD BERTH – STEFAN ZWEIG – S. NEARING – A. DERIGON – G. MICHAEL – ALBERT DURER – GEORGES GROSZ – MELA MUTER – MICHEL ADLEN ET HUGO CELLER.

1923-1932 Un rendez-vous presque manqué.

Berlin-Moscou deviendra, en fait, l’axe d’une avant-garde qui avait eu précédemment Paris pour foyer.

La guerre de 1914 et la révolution d’Octobre vont rompre les liens qui relient les capitales artistiques entre elles, les hommes et les idées. L’humanisme libéral n’a pas résisté aux gaz d’Ypres, à la boue et au sang des tranchées. La révolution d’Octobre fait figure d’ouragan, de cataclysme. Elle horrifie, enthousiasme, consterne. Si en Allemagne de nombreux artistes la saluent comme l’aube d’un monde nouveau, en France c’est surtout le destin de l’emprunt russe qui suscite les sentiments les plus vifs. Kandinsky et les Russes qui vivaient à Munich ou Berlin sont retournés à Moscou où ils prendront part à l’enthousiasme révolutionnaire au moins passagèrement. A Paris aussi, les peintres ont vu leur destin transformé. certains sont rentrés, d’autres ont été enrôlés dans les armées alliées, d’autres encore demeurent en France, plus pauvres, faute de recevoir des subsides (Soutine, Archipenko, Chterenberg, Zadkine, Lipchitz pour ne citer que quelques noms). Assurément, ce sont eux qui vont le plus contribuer à maintenir en pleine guerre les rapports et les échanges culturels entre les deux pays. Les discussions sur le cubisme continuent parmi les amis de Picasso, de Larionov et de Gontcharova. Au début des années vingt, plusieurs artistes russes viennent s’ajouter à la traditionnelle bohème russe : Chagall, Pougny, Terechkovitch, Mané-Katz.

D’autres figures apparaissent : des peintres tels que Kakabadze, Goudiachvili, Kikodze auxquels le gouvernement géorgien a offert des bourses d’études; des Arméniens comme  Kotchnar qui exposeront en 1930 avec le groupe Art concret et constitueront en 1927 l’Union des peintres arméniens de Paris. Des amitiés nouées avant la guerre se renforcent : ainsi Léger et Exter qui s’installent définitivement à Paris en 1924. En 1925 et 1926, elle enseignera l’abstraction géométrique à l’académie d’art moderne et expose, en 1923, à la galerie Paul Guillaume, les décors et les costumes exécutés pour le théâtre Kamierny.

A présent, des novateurs

Mais le regard que ces peintres jettent sur l’art en France n’est plus le même : jadis enthousiasmés par l’avant-garde, ils sont à présent les novateurs. Zdanevitch qui séjourne à Paris depuis 1921 devient secrétaire de l’Union des artistes russes de Paris. C’est grâce à lui que seront organisées des conférences qui feront connaître Klebnikov et le futurisme russe. En 1925, se tient à Paris l’Exposition des arts décoratifs sur l’esplanade des Invalides. Le pavillon soviétique, entièrement construit en bois par des charpentiers de Paris, sous la direction de Melnikov présente un certain nombre d’oeuvres soviétiques d’avant-garde. On peut y voir le club ouvrier de Rodchenko, la salle de lecture de Lavinsky, mais aussi les fameuses affiches réalisées par Maïakovski pour la Rosta. Pourtant ces oeuvres ne semblent pas avoir suffi à éveiller un réel intérêt pour les artistes soviétiques, dans la presse ou ailleurs. Le correspondant de l’Illustrationqui séjourne à Moscou parle des toiles futuristes avec une complète incompréhension. On se débat toujours avec les deux images de la Russie acceptées en France : la Russie mythique, intemporelle, héritée des romans et celle des peintres de la Ruche. Soutine, avec sa pauvreté, son délabrement, est devenu presque une légende vivante. Rares sont ceux qui connaissent vraiment le nouvel art soviétique. Ehrenbourg lui consacre des articles en 1921 dans l’Amour de l’art . Maurice Raynal évoque dans l’Intransigeant la grande exposition de l’art russe qui s’est tenue à Berlin. Il souhaite sa venue en France pour que l’on comprenne ce que signifie le constructivvisme de Tatline. Waldemar George parle de Gabo et Pevsner. André Salmon, en 1928, essaye de faire connaître de manière plus complète le renouveau de l’art qui a suivi la Révolution. Pourtant la plupart des critiques français en sont restés à Benoît au Monde l’art. La révolution d’Octobre ne semble pas avoir existé pour eux.

Sans doute cette ignorance de la réalité  nouvelle s’explique -t- elle en partie par l’isolement dans lequel les artistes russes sont restés pendant plusieurs années, mais il faut surtout tenir compte de l’hostilité que l’on porte à l’Union soviétique que l’on connaît mal. Les informations circulent peu. Alexis Tolstoï, le futur « comte rouge  » raconte cette anecdote plaisante : à Paris, il rencontre un intellectuel progressiste qui lui dit, ému :  » En France, on déteste tellement votre pays que l’on a même fait courir la fausse nouvelle de votre mort !« . Alexis ou Léon, l’essentiel était qu’il s’appela Tolstoï … La plupart des nouvelles et des images que l’on a de l’URSS viennent des émigrés. Aussi les légendes se forgent-elles vite : Alexis Tolstoï se demandait déjà en 1917 si on allait égorger les intellectuels. Bounine, l’un des plus grands écrivains réalistes russes, émigré en France raconte comment les moujiks ivres crèvent les yeux des chevaux. Les articles d’Ehrenbourg qui ne cesse de voyager entre Moscou-Paris-Berlin ne suffisent pas à mieux faire connaître la réalité soviétique.

La bohème artistique de Montparnasse, et surtout son caractère internationaliste a disparu. Russes et soviétiques se regardent avec méfiance. On s’indigne de ce que Blok, poète symboliste et religieux, ait osé placer à la tête des soldats des soviets, dans son poème les Douze, un Christ invisible, inaccessible, couronné de roses blanches. Il est vrai que cette présence est bien encombrante, même pour les bolcheviks. On reproche aussi à Alexis Tolstoï d’avoir émigré avec un passeport soviétique. Pourtant certains artistes, en France, affirment leurs sympathie pour la Révolution. Picasso déclare que sa place est là-bas et non dans la France de Millerand, Albert Gleizes réalise un panneau décoratif pour une gare de Moscou, Léger veut aller travailler dans un théâtre de Moscou. André Salmon écrit un poème à la gloire du peuple russe.

La nationalisation des femmes

Ceux qui manifestent le plus d’intérêt à l’égard des citoyens soviétiques, ce sont assurément les policiers. Présenter un passeport soviétique à une frontière française (entre autres) provoque toujours un certain effet. Les écrivains soviétiques qui veulent alors venir en France l’apprennent à leurs dépens. Ehrenbourg a du mal à obtenir un visa. A Paris, il contemple mélancoliquement les affiches qui montrent un homme, un couteau entre les dents… On l’expulsera peu de temps après son arrivée vers la Belgique, bien qu’il ait habité déjà Paris avant 1917. Quand Maïakovski vient pour la première fois à Paris en 1922, on l’interroge sur l’aspect physique de Lénine et sur la « nationalisation des femmes « . Comme Essenine il sera expulsé par la police sur ordre de la Préfecture. Il n’obtiendra un visa qu’après que l’on ait établi qu’en dehors du mot « jambon », il ne connaissait aucun mot français et ne pouvait être dangereux comme propagandiste. Lorsqu’il séjourne à Paris en 1925 lors de l’Exposition des arts décoratifs, il est systématiquement filé par la police. Quant à Eisenstein, s’il peut s’entretenir à Paris avec son futur exégète Jean Mitry, il ne pourra pas faire de conférence à la Sorbonne.

La situation au sein des milieux progressistes est bien sûr meilleure sans pour autant être vraiment brillante. En Allemagne, l’opposition contre la guerre de 1914 a conduit beaucoup d’intellectuels non seulement à saluer avec enthousiasme la révolution d’Octobre, mais à adhérer au communisme ou à en devenir les compagnons de route. En France, ce fut rarement le cas. Romain Rolland et Henri Barbusse ont accueilli favorablement la révolution russe, mais leurs attitudes demeurent ambiguës. Romain Rolland n’abandonne guère ses idéaux abstraits. L’ »Au-dessus de la mêlée  » devient l’ »Au-dessus de la politique  » et il est en désaccord avec le groupe de jeunes intellectuels rassemblés autour de Clarté. Barbusse lui-même se tient à l’écart de l’engagement de Vaillant-Couturier, Marcel Fourrier, Jean Bernier. Pourtant, sous l’influence de Vaillant-Couturier, notamment, la revue accordera une place assez grande à la Russie des soviets. Mais en fait, il n’y a guère qu’autour de Clartéque l’on sache vraiment ce qui se passe en URSS. Plusieurs textes de Gorki sont publiés, de même que la présentation de la collection Littérature internationale. L’échange de lettres entre Gorki et Romain Rolland se poursuit en dépit des divergences et des reproches qu’il adresse à la révolution d’Octobre, au nom d’exigences tolstoïennes. Par ailleurs, Clartés’intéresse peu aux mouvements d’avant-garde. On discute de Barrès, d’Anatole France  plus que de dadaïsme et de constructivisme. Il faudra attendre la jonction avec les surréalistes après 1924 pour que certains problèmes débattus en URSS ou en Allemagne soient posés : rôle de l’intellectuel par rapport à l’engagement politique, lien avec le prolétariat, rapports entre l’art d’avant-garde et la révolution, etc . C’est par Clartéet son collaborateur Souvarine que Breton entrera en contact avec le marxisme et l’URSS. Mais au sein de ce groupe assez hétéroclite, où dans une même  génération voisinent encore Aragon, Drieu la Rochelle, Marcel martinet, Vaillant-Couturier, Jean Bernier, on apprécie peu le Parti communiste soviétique. Lorsque celui-ci fait l’éloge d’Anatole France, Aragon n’hésite pas à parler de « Moscou la gâteuse  » et Jean Bernier le lui reproche dans une lettre publiée dans Clarté. Aragon répond par une autre lettre (25 novembre 1924) :  » La révolution russe, vous ne m’empêchez pas de hausser les épaules. A l’échelle des idées, c’est au plus une vague crise ministérielle.« 

Des surréalistes oppositionnels

Qui s’intéresse donc à l’avant-garde soviétique hormis quelques peintres et quelques critiques d’art ? Breton a commenté dans sa revue surréaliste, en octobre 1925, le livre de Trotski sur Lénine. Il affirme même que le groupe surréaliste n’avait rien contre la révolution russe et le Parti communiste. En décembre, Lounatcharski publiera même dans Clartéun article élogieux sur le travail des surréalistes. Mais tout se compliquera après la condamnation de Trotski : marqués par Souvarine, c’est justement en  » trotskystes oppositionnels  » que se définissent une bonne partie des surréalistes politisés et des intellectuels de Clarté. Assurément, toutes ces discussions que l’on reconstitue patiemment aujourd’hui ne peuvent se comprendre sans référence à la révolution d’Octobre. C’est elle qui marque malgré tout, de manière définitive Martinet, Lefèvre, Fourrier, Bernier, Aragon, Breton, Naville, Clastres, même si les rapports avec les écrivains soviétiques – en dehors de Gorki – restent limités.

L’avant-garde soviétique a-t-elle, comme en Allemagne, suscité en France des formes d’art nouvelles ? Au moment où s’affirment le futurisme, le suprématisme, le constructivisme, on assiste en France, dans le domaine des arts plastiques, à un retour à l’ordre. Rodchenko visitant les expositions parisiennes ne cache pas sa déception. Au moment où les artistes soviétiques tentent de traduire les expérimentations formelles de l’avant-garde en réalisations pratiques pour le prolétariat, on ne parle à paris que d’arts déco . Pourtant un certain nombre d’architectes vont prendre conscience de la richesse des recherches de l’avant-garde soviétique. Dès 1924, Le Corbusier est en rapport avec l’AS-NOVA. Tony Garnier est membre des « Amis de l’Union soviétique » et le fonctionnalisme russe commence à marquer les architectes français. Le Corbusier construira des maisons ouvrières en s’inspirant des idées des architectes soviétiques. Il bâtit à Moscou des coopératives et rencontre, en 1928, Ginzburg et les frères Vesnine. André Lurçat travaille lui aussi en URSS. Les voyages accomplis par les intellectuels français en « Russie soviétique » sont aussi passionnels que contradictoires. Avant Gide ce sont Luc Durtain, Henri Barbusse, Georges Duhamel, Pierre Naville, Philippe Soupault, Louis Aragon qui s’y rendent. Si, en URSS, on traduit beaucoup d’oeuvres françaises, seules quelques rares revues comme Europe font connaître la jeune littérature soviétique. Sans atteindre une réelle extension, on voit même se développer certaines expériences inspirées du Proletkult. Marcel martinet, développe le concept de culture prolétarienne, Eugène Dabit fonde une école populiste, Henri Poulaille, un courant de littérature ouvrière. Dans le théâtre aussi, l’effet est sensible : la Scène ouvrière, dont la vie sera courte, développe un style de théâtre prolétarien voisin de l’Agitprop allemand.

En fait, l’épicentre de ce gigantesque séisme qui pousse, l’un contre l’autre, l’art et la révolution est à Berlin et non à Paris. C’est autour des dadaïstes, que Tatline et Rodchenko trouvent des disciples, c’est au sein de l’avant-garde allemande que els recherches formelles de Malevitch, de Lissitsky sont comprises et surtout que prend vie le rêve d’un art révolutionnaire et d’une révolution artistique avant de finir sous l’étiquette de  » bolchevisme culturel  » à l’époque des nazis. Berlin-Moscou : c’est l’axe principal de cette avant-garde qui eut avant 1914 Paris comme foyer . Mais si l’on connaît mal l’avant-garde soviétique, on connaît tout aussi peu, à l’époque, l’avant-garde allemande. Quelque chose s’est brisé, que l’on ne parvient plus à renouer. C’est encore Aragon qui s’ écrie :

 » Je vous dis que nous sommes morts dans nos vêtements de soldats
Le monde comme une voiture a versé coulé comme un navire
Versailles Entre vous partagez vos apparences d’empires
Compagnons infernaux nous savons à la fois souffrir et rire
Il n’y a jamais eu ni la paix ni le Mouvement Dada « 

Jean-Michel PALMIER

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