Gunter Grass; Atelier des métamorphoses.

Article paru dans Les Nouvelles Littéraires N° 2677 du 8 au 15 mars 1979 

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L’ homme de tous les jours, avec ses petites lunettes et son burin.

On publie en France tellement de mauvais livres d’entretiens que l’on oublie tout ce qu’ils peuvent apporter : un corps à corps entre un auteur et un lecteur privilégié, une aventure quotidienne, un parcours à travers la vie, l’écrit et le rêve qui ne se réduit pas à un simple montage d’interviews. Nicole Casanova, interrogeant Gunter Grass, est plus qu’une lectrice privilégiée: son attention, sa passion pour la littérature allemande, son intelligence et sa sensibilité permettent au livre d’avoir ce relief et cette dimension rares.

Gunter Grass est avec Heinrich Böll, l’auteur allemand le plus représentatif d’une certaine vision esthétique et politique du monde. Même s’il se distingue de Böll en se qualifiant de « démocrate social », ils ont en commun une époque et des ruines. Chaque roman de Grass, qu’il s’agisse du Tambour ou des Années de chien  fut un succès et un scandale. On lui reproche son obscénité, la violence de sa langue, l’épique échevelé de ses histoires. Mais Gunter Grass, c’est avant tout une sensibilité, un mélange de tendresse, de romantisme, de dureté, d’ironie qui éclatent à chaque page de ce remarquable portrait.

Réparateur d’angelots baroques

Allant de villes en villes pour y lire des passages de son dernier roman Le Turbot, il a été observé, suivi, filmé mentalement par Nicole Casanova qui, à chaque étape, lui pose de nouvelles questions. Elle l’interroge avec sympathie, étonnement, ironie sans jamais chercher à interpréter unilatéralement ses propos ou à forcer ses secrets, ses pudeurs. Grass dit peu de choses sur son rapport aux femmes, même s’il parle de sa mère, peu de choses sur sa conception de l’engagement littéraire : il préfère se définir comme sismographe. Il escamote Marx et Freud, mais parle de son enfance, du milieu travailleur et pauvre d’où il vient, de sa ville, Dantzig, qui ne cesse de ressurgir dans son oeuvre et dans ses rêves. Il évoque son passage dans la jeunesse hitlérienne, son travail dans les mines, ses vagabondages en auto-stop en Italie, son désir de devenir un artiste…

Si les romans de Grass l’ont fait connaître dans le monde entier, on ignore souvent qu’il étudia la sculpture à Düsseldorf, qu’il reçut ses premières fortes impressions esthétiques des oeuvres vitupérées par les nazis : Barlach, Beckmann, l’Expressionnisme en général, qu’il travailla d’abord comme sculpteur de pierres tombales, réparateur d’angelots baroques abîmés par les bombes et que c’est en vivant à Paris qu’il se tourna vraiment vers la littérature.

Le sculpteur a été éclipsé par le romancier et le poète. Mais Grass ne renonce pas à reprendre la sculpture. Il se déclare relativement jeune. Il n’a que cinquante ans. Le graveur, lui, donne la main au poète. Etranges gravures et étranges thèmes: une petite main tordue, des champignons phalliques, une femme avec une aiguille entre les jambes, ce turbot, dont la mémoire et la magie, au fil de son roman, remontent le cours des millénaires, des arêtes de poisson, vestiges d’un repas qu’il contemple en silence, après le départ de ses amis et qu’il grave au burin avant de faire la vaisselle.

Etrange homme et étrange sensibilité aussi. Chaleureux, parfois naïf, honnête, émouvant. Il affirme sa foi dans la littérature allemande, qu’elle soit écrite à l’Est ou à l’Ouest et rappelle ce que fut en Allemagne le rôle du Groupe 47, de cette littérature d’après-guerre qui avait devant elle un champ de ruines, un passé obsédant, un futur incertain. Qu’elle l’interroge à une halte entre deux lectures, qu’elle le suive dans son atelier, qu’elle l’écoute parler au téléphone à sa soeur ou répondre à des questions d’étudiants, Nicole Casanova tente de nous le montrer sur le vif. Célèbre, adulé, il est mal dans sa peau dans ce personnage de « grand écrivain « . Il préfère se manifester sous d’autres apparences : l’homme de tous les jours, patriarche d’une nombreuse famille, l’artisan qui discute sur les instruments qu’il utilise pour graver une minuscule plaque de cuivre avec le sérieux, la précision d’un vieil ouvrier qui aime le travail bien fait.

Mal à l’aise dans sa célébrité

La politique, l’art, l’esthétique, la littérature sont brassés à travers ces séries de questions. Il y répond simplement, avec hésitation, se rappelant sans cesse qu’il se définit comme un autodidacte dont le premier roman était encore plein de fautes d’ortographe. Témoin et non prophète, observateur et non juge, il se défie des idéologies et contemple le monde avec la même attention que sa plaque de cuivre, son turbot qui parle, de l’âge de pierre jusqu’à nos jours. L’humour est pour lui l’autre nom du désespoir. Dans les années à venir, il prévoit  des catastrophes et veut décrire l’enfer, les cercles de notre enfer.

Nicole Casanova compare avec justesse son oeuvre à une mine : on y accède par différentes galeries. Que l’on emprunte celle de la gravure, de la sculpture, du roman ou de la poésie, toutes conduisent vers le même coeur: cet homme aux petites lunettes cerclées de fer, qui travaille debout à sa machine à écrire, sur un pupitre, qui se promène dans les rues de Berlin, où il vit, à l’écart des modes et des courants, mal à l’aise dans sa célébrité, mais heureux d’être lu et d’être aimé.

Jean-Michel PALMIER

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