Ariane Mnouchkine, Méphisto et le diable nazi

Article paru dans Les Nouvelles Littéraires N° 2688 du 23 au 31 mai 1979

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Le spectacle inspiré à Ariane Mnouchkine par le Méphisto de Klaus Mann est plus qu’un reflet du monde théâtral de Weimar à la veille du fascisme. C’est une fable sur « l’émigration intérieure « .

Un visage blafard, le crâne rasé, lui aussi maquillé de blanc, un sourire sardonique qui déforme les traits, des cernes noirs qui soulignent les yeux tandis que des paillettes d’argent émaillent les tempes : images parmi d’autres qu’il est fréquent de retrouver dans les histoires du théâtre allemand ou les monographies consacrées à l’acteur Gustav Gründgens. C’est ainsi qu’il triompha sur scène dans les années trente, c’est ainsi qu’il apparaît encore dans sa version filmée du Faust de Goethe. Je me souviens aussi de l’impression de malaise ressentie en regardant d’autres photographies sur de vieux programmes de théâtre datant de l’époque hitlérienne. Le maquillage est identique, les traits moins sévères. Au-dessous de sa photographie, une immense croix gammée. Méphisto, Gustav Gründgens a toujours aimé jouer avec ses images et sa légende. Cet acteur compte assurément parmi les plus grands de sa génération. Même pour ceux qui ne l’ont jamais vu sur scène, on ne peut nier l’étrange fascination qu’exerce son personnage. Né le 21 décembre 1899, celui qu’on appelait familièrement « G.G. » étudia le théâtre à Düsseldorf, connut d’abord des débuts difficiles dans les théâtres de province avant d’être engagé à Hambourg en 1923, faute d’avoir pu s’établir à Berlin. C’est au Kammerspiel d’Erich Ziegel que s’affirme sa carrière comme acteur et comme régisseur. Connu, il le devint assez vite dans le petit monde où il vit. Parmi ses amis, il compte Pamela Wedekind, Erika et Klaus Mann. Ces derniers rêvent aussi de théâtre et de littérature. Klaus veut devenir comme son père un « grand écrivain ». Erika se prend pour une actrice. Gründgens s’est-il sincèrement épris d’Erika ou a-t-il vu dans un mariage avec le fille de Thomas Mann une possibilité d’ascension sociale ? Nul ne pourra l’établir vraiment. Ce qui est certain, c’est qu’il l’épouse, est introduit chez les Mann. Ses idées politiques sont progressistes. sans être communiste, il sympathise avec eux. Par ailleurs, son talent comme acteur et metteur en scène est indéniable. Pourtant en 1926, il quitte Erika et ne reviendra plus. Depuis 1926, il peut se vanter d’avoir été invité chez Max Reinhardt et à partir de 1927, il est engagé dans son théâtre de Berlin. Lui, l’acteur de province, peut désormais se mêler aux grands acteurs de la capitale allemande : il se veut l’égal de Werner Krauss, Peter Lorre, Fritz Kortner, Hans Albers, Alexandre Cranach. A force de travail, il est vite remarqué par la critique et, en 1932, il incarne dans Faust, Méphisto. Ce n’est, bien sûr, pas le rôle le plus important. C’est Werner Krauss qui joue le vieux docteur. Mais l’interprétation qu’il donne du diable est surprenante et saluée par les critiques.

Une irrésistible ascension

Sept semaines plus tard, Adolf Hitler devient chancelier du Reich. Alors que de nombreux acteurs comme Kortner prennent le chemin de l’exil, sont exclus des théâtres comme juifs ou sympathisants communistes, Gustav Gründgens poursuit son irrésistible ascension. Il s’identifie à Méphisto. Mais c’est lui qui, en fait, signera le pacte avec le diable. Hermann Göring est tellement séduit par son interprétation, qu’il tient à le féliciter en personne. Bientôt, il sera nommé intendant des théâtres de Prusse. Méphisto, le rôle qui le rendit populaire à Berlin, il continue à l’interpréter sous le IIIè Reich.

Le cas de Gründgens n’a rien d’exceptionnel. De tous ceux qui se compromirent avec le régime nazi, il fut peut-être l’un des rares à garder une certaine honnêteté. Si on lui reproche d’avoir accepté les honneurs des mains des bourreaux, nul ne peut l’accuser de dénonciations. Après la guerre, certains exilés ou opposants antinazis prendront sa défense. Brecht lui gardera son estime. Si l’on examine la compromission d’un Emil Jännings, le professeur Unrath de l’Ange Bleu, d’un Heinrich George, contre-maître dans Métropolis de Fritz Lang, qui hurlèrent avec les loups par conviction (George) ou intérêt personnel (Jännings), leur cas est infiniment plus infamant que celui de Grundgens. Pourquoi est-il donc devenu une figure légendaire ?  A cause de son interprétation géniale de Méphisto sans doute, de son talent, de son ambiguïté, mais surtout par un roman : celui que lui consacra son beau-frère Klaus Mann, Méphisto (1).

Klaus Mann ne fut pas seulement ce « fils à papa » doué, infantile et vaniteux que l’on présente souvent. Enfant de la bourgeoisie dorée, écrasé par son père Thomas Mann et son oncle Heinrich, c’est aussi un être torturé par son identité – et comment s’en étonner ! – qui écrira rien moins que deux autobiographies, et qui se suicidera à quarante -trois ans. Hypersensible, Klaus Mann fut aussi un grand écrivain, auteur de plusieurs romans, pièces de théâtre, essais dont on ne saurait assez regretter l’absence de traduction comme celle de son admirable autobiographie, écrite en Amérique, Wendepunkt, en exil. Même si Méphiston’est pas une très grande oeuvre littéraire, c’est plus un cri de vengeance contre celui qui épousa sa soeur bien-aimée. Etonnant roman à clefs, il fait surgir le monde du théâtre de Weimar, plus particulièrement berlinois à la veille de la montée des nazis au pouvoir. C’est un acte d’accusation porté par l’un des plus célèbres émigrés antinazis contre tous ceux qui demeurèrent en Allemagne, choisissant le destin si ambigu de l’ »émigration intérieure » ou qui collaborèrent avec les nazis. Faut-il rappeler que la plus célèbre polémique autour de l’expressionnisme, celle qui opposa, en 1938-1939, dans Das Wort, partisans et adversaires du mouvement, eut comme point de départ immédiat la lettre adressée par Klaus Mann au poète Gottfried Benn, lui demandant s’il était vraiment rangé du côté de la barbarie.

On retrouve dans Méphisto,la description assez précise de la carrière de Gründgens, et Klaus Mann fait surgir beaucoup de personnalités intellectuelles de l’époque sous des noms déguisés et que l’on déchiffre assez facilement : Höfgen (Gründgens), von Muck (Hanns Johst), Lotte Lindenthal (un mélange de Léni Riefensthal et d’Emmy Sonnemann), Rachel Mohrenwitz (Mirjam Horwitz), Barbara Brukner (Erica Mann), le  » Professeur  » (Max Reinhardt) et Otto Ulrichs (Hans Otto) acteur communiste , révolutionnaire assassiné par la Gestapo en novembre 1933. Le roman de Klaus Mann n’est pas seulement fondé sur la description de l’itinéraire de Gründgens mais sur l’opposition entre deux destins : celui de Méphisto qui triomphe devant les nazis et celui de son ami, Hans Otto, torturé, assassiné par la Gestapo, qui refusera de  renoncer à ses convictions. Quoi de plus symbolique que les dernières phrases du roman. Un communiste évadé vient apprendre à Höfgen la mort de son ami Otto Ulrich et lui apporte son ultime salut. Höfgen s’effondre en pleurnichant : « Que me veulent les hommes ? Pourquoi me poursuivent-ils ? Pourquoi sont-ils si durs ? Je ne suis pourtant qu’un comédien tout à fait ordinaire !…Même si Höfgen n’est pas totalement Gründgens, la ressemblance était si frappante que le roman fut saisi sur l’ordre des héritiers de l’acteur en Allemagne fédérale.

Thomas Mann lui-même

Transformer ce roman d’un destin et d’une génération en oeuvre dramatique était une entreprise d’une rare difficulté. Ariane Mnouchkine l’a réussie admirablement. Dans l’immense salle, deux théâtres se font face : celui où triomphe Höfgen (Hambourg, Berlin) avec son lourd rideau écarlate et doré et sa rampe de lumières, les cris des admirateurs et celui qu’anime Otto Ulrich, le théâtre révolutionnaire, puis, plus tard, le cabaret antinazi animé par Erika Mann et connu sous le nom du Moulin à poivre. Dans un cadre de formes Kitsch qui semblent ridiculiser les décors montagneux qui rappellent les peintures « classiques » , un autre langage se fait jour, celui dont parle Brecht dans ses Cinq difficultés d’écrire la vérité. Le personnage d’Höfgen/Gründgens est d’un réalisme saisissant, la trame du roman, son émotion, son tragique nous sont restitués avec autant de sensibilité que de beauté. Lorsqu’apparaît le vieux Brukner, on croit réellement voir Tomas Mann lui-même. Ariane Mnouchkine, avec autant d’érudition que de sensibilité est parvenue à recréer un portrait de Klaus Mann étonnamment contrasté et véridique, avec sa grandeur, sa faiblesse, son éternelle adolescence qui est une façon de n’en avoir jamais eue. Certains personnages ont leur nom transformé pour rendre hommage à d’autres victimes du nazisme. Derrière les figures présentes sur la scène surgissent les ombres de Carola Neher, l’actrice qui immortalisa la Poly Peachum de l’Opéra de quat’sous, victime des purges staliniennes au cours de son exil en URSS, Therese Giese, actrice de Brecht aussi qui participa au Moulin à poivre, Elisabeth Bergner, symbole du théâtre des années vingt, Pamela Wedekind, J. Gottschalk qui connu comme tant d’acteurs et de metteurs en scène anti-nazis une mort tragique. Grâce à Ariane Mnouchkine, il reprennent vie, sortent de la nuit, l’espace d’un instant.

On ne sait ce qu’il faut le plus admirer et saluer dans son spectacle : son intelligence, sa puissance d’évocation, sa générosité, son courage, son actualité. Plus que l’adaptation d’un roman, c’est un travail étonnant effectué au niveau du langage qui permet à ce pauvre livre d’éclater avec autant de force et de beauté. Tandis que Höfgen s’effondre et se lamente, et que la nuit envahit la salle, un mur s’illumine d’images grises et de noms : images des camps de la mort où périrent tant d’artistes allemands et rappel de tous ceux qui furent assassinés par les nazis, qui incarnèrent la grandeur de la vie artistique des années vingt et l’honneur de l’Allemagne.

Une réflexion sur Toller

Après la première, un vieil homme venu de Berlin-Est prend la parole pour remercier la troupe. Il s’appelle Kurt Trepke. Jadis acteur de Piscator et membre du théâtre de rues à Berlin dans les années vingt, il partagea le destin des émigrés antinazis, s’exila en Union soviétique, puis en Suède. Avec des mots simples, ému d’être invité, il rappelle ce que signifia leur combat et il remercie ceux qui ont fait revivre sur la scène la tragédie de sa génération. L’alerte septuagénaire (?) veut parler à l’acteur qui joue le rôle de Hans Otto. Il le regarde longuement et me demande de traduire en français ses souvenirs qu’il raconte lentement d’une voix grave. Hans Otto avait été torturé pendant dix jours par les S.A. Son visage était méconnaissable. A la fin, ne pouvant le faire parler, ils le jetèrent par la fenêtre du second étage. Agonisant, couvert de sang, Hans Otto sourit faiblement à un autre acteur communiste arrêté en même temps que lui. Il mourut en disant ;  » Tu vois, c’est le plus beau rôle que l’on ait joué dans toute notre carrière. »

Il est plus de deux heures du matin quand Kurt Trepke accepte d’être ramené chez lui. Il serre les mains, souriant et toujours ému, achevant avec regret une réflexion sur Toller, un souvenir sur Piscator en URSS, le récit d’une visite à Brecht. On salue le vieil acteur qui n’avait pas revu Paris depuis les années trente et qui dans sa simplicité a quelque chose de bouleversant, comme le spectacle lui-même.

Jean-Michel PALMIER

(1) Editions Denoël.

MEPHISTO
d’après Klaus Mann
Mise en scène d’Ariane Mnouchkine -Cartoucherie

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