Benjamin – Lukacs; Les amitiés philosophiques

 Article paru dans Les Nouvelles Littéraires N° 2779 du 19 au 26 mars 1981    

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Deux regards nouveaux sur Georg Lukacs et Walter Benjamin

Amitié et philosophie vont parfois bien ensemble. Deux essais récents consacrés à deux penseurs majeurs de ce siècle -Georg Lukacs et Walter Benjamin – ont été écrits par deux philosophes qui ont respectivement entretenu avec ces penseurs disparus de très longues relations amicales. Aujourd’hui, Lukacs et Benjamin ne sont plus. C’est pourquoi j’essaie que le philosophe roumain, Nicolas Tertulian, a consacré à son ami hongrois et celui que Gershom Scholem, le célèbre philosophe israélien, vient de publier sur son ami de jeunesse Benjamin, ont une valeur inestimable. Loin de l’hagiographie, ces deux livres font exceptionnellement rimer ferveur avec rigueur.

Georg Lukacs appartient à ces penseurs connus et inconnus que l’on ne cesse de redécouvrir. Sans doute, certaines de ses œuvres, les plus essentielles sont-elles accessibles au lecteur français: elles ont même marqué autant de moments importants de notre vie intellectuelle. Sans les premiers essais de Georg Lukacs comme l’Ame et les Formes, la Théorie du roman, il n’y aurait jamais eu la sociologie de la littérature de Lucien Goldmann ni cet admirable livre, le Dieu caché (Gallimard, 1956) où il tentait d’établir un lien entre la vision tragique du monde chez Pascal et Racine et le déclin de la noblesse de robe. Rappelons que l’Histoire et conscience de classe, publié en France en 1960, devient le point de départ d’un renouveau de la réflexion marxiste dans toute l’Europe. Il suffit de relire les premiers essais de Merleau-Ponty qui ouvrent les Aventures de la dialectique pour se rendre compte du parti qu’il en tira. L’essai d’Henri Arvon – Lukacs ou le Front populaire en littérature (Seghers, 1968) – l’étude de Michaël Löwy Pour une sociologie des intellectuels révolutionnaires (PUF, 1976) donnèrent, pour la première fois, du philosophe marxiste hongrois un portrait nuancé, retraçant l’itinéraire qui le conduisit au communisme.

On ne soulignera jamais assez ce que Lukacs doit à Goldmann, son interprète et son disciple en France. C’est à travers les essais qu’il lui a consacrés, les prolongements qu’il a donné à son oeuvre – de l’ analyse des tragédies de Racine, à celle des romans de Robbe-Grillet que les travaux de Lukacs, ont été connus et reconnus. L’originalité de l’œuvre de Goldmann a même failli éclipser l’itinéraire réel de Lukacs. Nombre de disciples ont développé, avec plus ou moins de bonheur, les thèses goldmanniennes. Lukacs est devenu ainsi un être hybride dont l’œuvre est traversée par un mur : on opposa désormais un « jeune Lukacs » génial et révolutionnaire, porte-parole de toute une génération intellectuelle, hongroise et allemande, hanté par l’attente d’une impossible révolution, au « vieux Lukacs » dont la sénilité théorique mise en lumière par son Histoire et conscience de classe le disputait à son scepticisme politique.

Loin des approximations

Deux ouvrages bouleversent aujourd’hui cette perspective. Tout d’abord une thèse de Jacques Brun, Un germaniste engagé, Georg Lukacs (librairie Honoré-Champion), qui nous propose une relecture minutieuse et détaillée de ses positions littéraires, mais surtout l’excellent recueil d’essais du philosophe roumain, Nicolas Tertulian, Georg Lukacs, qui constitue peut-être la première approche exhaustive du penseur hongrois. Plus qu’une étude critique, c’est un dialogue avec un homme qu’il a personnellement connu et dont la fréquentation théorique de l’œuvre s’étend sur de nombreuses années. Nicolas Tertulian appartient à cette espèce rarissime de spécialistes modestes, d’érudits lisibles, qui se font une joie d’introduire le lecteur au coeur des vrais problèmes.

Si la plupart des adversaires de Lukacs refusent de prendre en considération son oeuvre de maturité et sa grande Esthétique de 1963, se contentant généralement d’approximations, Tertulian n’a cessé, lui, de parcourir en tous sens l’œuvre de Lukacs, d’étudier les moindres détails de ses ultimes travaux. Ecrits après dix ans de recherche, ces essais constituent autant d’approches successives et variées de l’œuvre de Lukacs, dont Tertulian a lu aussi bien la totalité publiée que les manuscrits inédits. Il étudie minutieusement sa jeunesse en Hongrie, ses premières œuvres marquées par le climat de néo-romantisme qui règne alors en Allemagne, sa participation à la commune de Budapest en 1919, sa traversée des avant-gardes des années vingt, son exil en URSS et son retour en Hongrie. Il nous montre également comment chaque oeuvre, chaque débat théorique et politique ne prend son sens que par rapport à un itinéraire global. Sans nier les partis pris de Lukacs, les à-priori de sa démarche esthétique qui enveloppent à la fois un certain « classicisme » de goût et une conception fortement hégelianisée du marxisme, il casse patiemment l’image du Lukacs dogmatique et sectaire que l’on se plaît souvent à dresser comme un épouvantail face à Adorno.

Dogmatique, Lukacs qui se nommait ironiquement « le moins lukacsien de ses disciples »? En confrontant son itinéraire, ses relations théoriques, à ceux d’Adorno, de Marcuse, de Bloch, Tertulian souligne la richesse d’une oeuvre qui su allier l’intelligence théorique au courage politique. Jamais Lukacs ne défendit le réalisme socialiste. Le vieux Lukacs s’enthousiasma au contraire, pour le jeune cinéma hongrois qu’il défendit et fut l’un des critiques les plus rigoureux de la bureaucratie nationale. Il désapprouva l’invasion de la Tchécoslovaquie et forma des élèves – dont beaucoup sont, malheureusement aujourd’hui, contraints d’enseigner à l’étranger – et qui ont apporté à la pensée marxiste, dans les pays socialistes, une contribution essentielle. Tertulian détruit ces clichés. En quelques trois cents pages, l’oeuvre de Lukacs nous est restituée dans la pluralité de ses dimensions. L’amitié philosophique que Tertulian porte à Lukacs ne l’aveugle pas mais, au contraire, le guide dans sa quête rigoureuse. On ne peut que s’en féliciter et souhaiter que le prochain recueil de ses essais , consacré à la pensée philosophique de Lukacs, soit également publié en français, car sa démarche est, à plus d’un égard, exemplaire.

Entre le sionisme et la révolution

Le livre que Gershom Scholem consacre à Walter Benjamin s’inscrit dans un tout autre contexte, même s’il est porté par la même acuité théorique et la même chaleur de l’amitié. La traduction récente de sa correspondance (Aubier) nous a rendu familière la figure de ce philosophe poète, produit typique de la bourgeoisie juive berlinoise des années 1920.

Tiraillé entre la poésie et la théorie, entre le judaïsme et le marxisme, autant fasciné par Kafka que par Brecht, dont il fut l’ami intime,Walter Benjamin se suicida en 1940 dans les Pyrénées, au terme d’une fuite désespérée pour échapper à la Gestapo. Révélée en France de manière fragmentaire, l’oeuvre de Benjamin est, sans doute, l’une des plus éblouissantes créations intellectuelles de la République de Weimar. Pendant longtemps, la bourgeoisie juive allemande défendit le libéralisme, consciente qu’il avait permis, non seulement son assimilation réussie – trop bien réussie, affirmerait Scholem – mais aussi sa participation active à la vie sociale et culturelle de l’Allemagne. Elle réagit à la guerre de 1914 avec le même nationalisme que les Allemands non-juifs, en multipliant les proclamations patriotiques. Le conflit de générations qui traverse l’Expressionnisme n’épargne pas la communauté juive. Avertie des dangers de cette assimilation à la bourgeoisie nationale, la jeunesse juive sera attirée par une double tentation : le sionisme et l’idéal révolutionnaire. Kafka à Prague, qui rêve d’apprendre l’hébreu et rédige un discours sur la langue yiddish en est un bon exemple. Ernst Toller, qui deviendra le porte-parole de la République des conseils de Bavière, illustre l’autre tendance. Aucun des deux ne parvient vraiment à rallier le sionisme ou le communisme : ils ne feront qu’un bout de chemin.

Walter Benjamin et Gershom Scholem sont tous deux des juifs berlinois. Mais Scholem quitte Berlin dès 1923 pour Jérusalem, alors que Benjamin, lui, hésite à s’installer en Palestine. Il ne consentirait à y aller qu’en dernière extrémité. Scholem y édifiera une oeuvre philosophique de grande valeur. Benjamin vivra jusqu’au bout, dans ses écrits comme dans sa vie, son perpétuel déchirement. Sans doute est-il séduit par le sionisme, mais il ne peut se séparer de Berlin ni de la culture allemande. Ne pouvant avoir accès à la carrière universitaire, il vivra comme écrivain indépendant, confiant à Scholem, qui fut à la fois son double et son frère, ses hésitations et ses tourments. Sans doute, celui-ci rêve-t-il de convaincre Benjamin de s’installer en Palestine et d’opter pour un sionisme militant. Mais Benjamin est aussi déchiré que Kafka. Et puis, c’est finalement Brecht qui le fascine le plus. Leur amitié se poursuivra à travers le Berlin d’avant-guerre, les années vingt, l’exil en Suisse et le Paris de 1917, puis, plus sinistre, de 1938.

L’homme aux pas légers

C’est à Scholem que Benjamin, éternel déraciné, confie le double de ses textes. D’autres figures, proches ou lointaines traversent cette amitié : Ernst Bloch, Adorno, Max Horkheimer, Martin Buber. Assurément avec Scholem, Benjamin partage les idéaux pacifistes, l’attirance pour une certaine culture juive d’Europe centrale. C’est elle qui, pour Benjamin, incarne véritablement le judaïsme, beaucoup plus que ce qu’il appelle ironiquement « le sionisme agricole ». Scholem parvient, dans l’essai qu’il consacre à son ami, à retracer avec beaucoup de sensibilité la formation des théories esthétiques de Benjamin. Expressionnisme, dadaïsme, attirance pour un « communisme radical » s’unissent étroitement chez Benjamin sans que celui-ci ne puisse véritablement se décider à adopter une position définitive.

Mais au fond, l’étrange beauté de son oeuvre ne tient-elle pas justement à ces hésitations perpétuelles, à une incertitude fondamentale ? Scholem ne manque pas de regretter la trop grande influence que Brecht eut sur son ami, tout comme Brecht fut sceptique sur l’attirance de Benjamin pour les allégories judaïques. La profondeur de Benjamin, ce fut sa capacité de pouvoir vivre toutes ces contradictions sans céder à la facilité. Il fut cet homme aux pas légers qui promenait son regard triste et profond sur la vie et sur l’Allemagne de son temps. Lui qui aimait trop Berlin ne put choisir entre Jérusalem et Moscou.

A travers l’histoire d’une amitié, ce n’est pas seulement la vie la plus intime de Benjamin qui nous est restituée – Scholem est un étonnant observateur à qui rien n’échappe, pas même un geste, une parole, un sourire – mais la trame de son oeuvre de penseur. Ce livre est aussi un éblouissant document sur la jeunesse allemande d’origine juive au coeur des années vingt. Etranges Juifs allemands qui avaient tant donné à cette culture qu’ils n’auraient jamais pu imaginer qu’on pu, un jour, ne plus les considérer comme des Allemands. Historiquement, Scholem a eu raison. Mais c’est aujourd’hui le doute de Benjamin, sa conscience malheureuse et sa sensibilité de poète qui nous bouleversent.

Jean-Michel PALMIER

GEORG LUKACS

de Nicolas Tertulian

(Le Sycomore, 296 p.)WALTER BENJAMIN

Histoire d’une amitié

de Gershom Scholem

(Calmann-Lévy, 264 P.)

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