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Archive pour janvier 2010

Le mouvement Dada – De l’anti-art à l’art – Fin -

Dimanche 31 janvier 2010

De l’anti-art à l’art.

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           Hannah Höch, Dada-Rundschau, 1919

« La destruction de l’art par des moyens artistiques ne signifie rien d’autre que détruire l’art pour en construire un autre ».  Hans Richter

Dada n’avait aucun programme. Si les oeuvres futuristes sont la consécration de principes formalisés et énoncés dans les manifestes, les oeuvres dadaïstes « se veulent de simples moyens artistiques » pour atteindre la destruction de l’art par lui-même. A  lire les compte-rendus des manifestations dadaïstes ou les textes des dadaïstes., il n’est pas  toujours très facile d’établir si c’est l’art qui est attaqué ou si c’est un certain type de civilisation avec ses idéaux ou ses valeurs qui est mis en question. Sans doute, comme nous l’avons esquissé, est-il très difficile, si l’on excepte certaines personnalités du mouvement berlinois, de voir dans le dadaïsme un mouvement réellement révolutionnaire au sens politique. Son idéologie est certes négatrice, destructrice, anarchiste, nihiliste mais aussi tellement confuse. Dada fut beaucoup plus une riposte à une situation historique, sociale, politique qu’à une phase précise de l’histoire de l’art. Et même lorsque Dada semble ne parler que de l’art, il vise aussi autre chose : une certaine idée de l’ordre, du rationnel, de la logique, une certaine conception de la morale, une certaine image de la société et du bon sens. Et c’est d’emblée cette position agressive à l’égard de l’art qui le sépare des autres avant-gardes. Les critiques à son égard  sont d’autant plus exacerbées qu’il refuse, dès cette époque, toute intégration dans un chapitre de l ’art moderne. Qu’elles ne soient pas toujours justes et justifiées, c’est ce dont témoignent aussi bien l’histoire du mouvement, ses origines et ses productions. Raillant l’expressionnisme, Dada en garde la trace, ne serait-ce que par son attitude hostile à la guerre. Kurt Schwitters est proche du Sturm et la sensibilité expressionniste avec son messianisme et son pathos humanitaire survit dans toute l’oeuvre de Hans Arp. Dada considère le futurisme comme une affaire purement italienne. Il emprunte pourtant d’innombrables éléments dans ses manifestations, son rapport au public, son goût pour la provocation, sa destruction du langage et des formes. Quant au cubisme, que Dada trouve souvent dépassé et ennuyeux, il est facile de montrer ce que les « tableaux-objets » dadaïstes lui doivent.

Mais Dada refuse de se situer concrètement dans un univers de formes ou une nouvelle sensibilité. Il veut demeurer au stade de la négation et de la provocation pure. Tzara le répète en 1919 dans sa « proclamation sans prétention : l’art s’endort. Art, mot perroquet, remplacé par Dada. L’art a besoin d’une opération. L’art est une prétention chauffée à la timidité du bassin urinaire, l’hystérie née dans l’atelier ».
Sans doute est-il difficile d’unir sous la même bannière le nihilisme parfois assez cynique de Tzara et l’idéalisme quasi religieux d’ un Hugo Ball. Mais c’est néanmoins ce refus de toute positivité qui donnera son empreinte au mouvement et décidera de sa fantastique richesse. La sécheresse des compte-rendus d’expositions ou des manifestations dadaïstes ne donne qu’une faible idée du génie qu’il fallait avoir à l’époque pour inventer toutes ces provocations. Et ce sont ce génie de la provocation, cette gaieté communicative, cette fantastique jeunesse qui nous touchent peut-être le plus dans ce mouvement.

Seulement, comme l’a bien montré Theodor Adorno, aucune oeuvre ne peut échapper au musée. Tout anti-art devient un  nouveau chapitre de l’histoire de l’art et Dada lui-même n’a pu y échapper. Pour détruire l’art, il utilise des « moyens artistiques » et ces « moyens artistiques » sont devenus à leur tour des oeuvres. Dada, à sa manière, illustre l’impossibilité d’échapper à l’art. Par les collages, les papiers-collés, par la mise à contribution du hasard, Dada veut nier la notion d’oeuvre. Pourtant celles-ci sont souvent d’une grande beauté, tout comme les bois peints d’Arp. Et les « tableaux-objets » de Schwitters, avec leur fantaisie, sont toujours des tableaux. Sans doute, toutes les proclamations anti-art de Dada sont-elles sincères. Et les créateurs les plus radicaux de l’anti-art (Eggeling, Richter, Picabia, Duchamp, Arp, Janco) sont devenus les précurseurs de nouveaux courants artistiques qui marquent toujours l’époque et la sensibilité contemporaines. Par ailleurs, il serait facile de montrer que, même chez les plus grands représentants du mouvement dada, même lorsqu’ils en épousent à peu près toutes les idées, se dissimulent aussi une réelle positivité. Nul n’a peut être été aussi loin dans la négation de l’oeuvre d’art que Marcel Duchamp. Nul n’a si brillamment revendiqué la participation du hasard à la genèse de l’oeuvre. Mais s’il emploie des stratagèmes artistiques inhabituels, il témoigne sans cesse d’une éblouissante technique. Il suffit d’examiner la précision de sa grande peinture sur verre La mariée mise à nu par ses célibataires, même  et son utilisation de la poussière comme élément colorant d’une partie de l’oeuvre pour s’en convaincre.

A l’opposé, il faudrait citer Max Ernst qui, avec une méthode créatrice bien différente de celle de Duchamp, retrouve la même positivité.

Comment qualifier les collages de Max Ernst d’ »anti-art »? Même s’ils témoignent de moyens et de techniques inhabituels, ils suscitent un sentiment d’inquiétante étrangeté et de merveilleux qui annonce déjà le surréalisme. Et le fait que Max Ernst ait pu être rattaché au surréalisme sans modifier son style, montre bien qu’il y a chez certains dadaïstes une positivité qui est la négation même de l’ »anti-art ».

C’est d’ailleurs à ce niveau qu’il faudrait comprendre, au-delà des querelles historiques et des oppositions de personnes, le passage du dadaïsme au surréalisme. Si le surréalisme recueille l’héritage d’un certain nombre d’inventions dadaïstes – de la provocation à l’écriture automatique en passant par le collage, le détournement de l’objet, l’onirisme, etc. – il s’écartera dès sa naissance de l’aspect nihiliste de dada, trop lié à un contexte historique, pour revendiquer d’emblée une certaine positivité. S’il admire dans le mouvement dada, son défi à la logique, son culte de la spontanéité, son caractère international, Breton estimera bien vite, que le nihilisme de Dada ne pouvait que tourner à la répétition et dans les entretiens qu’il accorde à André Parinaud, en 1952, il ne cache pas son ennui en écoutant pour la énième fois Tristan Tzara et ses amis réciter l’Aventure céleste de M. Antypirine  avec leurs cylindres de carton sur la tête :  » Le gilet rouge, parfait, mais à condition que derrière lui batte le coeur d’Aloysius Bertrand, de Gérard de Nerval et, derrière eux, ceux de Novalis, de Hölderlin, et derrière eux, bien d’autres encore. »

En dépit de l’apparente unité du dadaïsme français, l’esprit dada n’est probablement représenté que par Tzara, Ribemont-Dessaignes et Picabia. En effet, Breton et Soupault considèrent Les Champs magnétiques comme le premier ouvrage surréaliste et non dadaïste. Les surréalistes revendiqueront Max ernst comme l’un des leurs, et surtout l’esprit de Breton s’accordera mal avec celui de Tzara. Conflit sans doute entre deux personnalités autoritaires, orgueilleuses, mais aussi certitude chez Breton que le Manifeste dada 1918  a trahi ses promesses : les grandes portes qu’il prétendait ouvrir débouchent selon Breton « sur un corridor qui tourne en rond « . La rupture entre le négativité dadaïste et la positivité surréaliste est dès lors inévitable. Les manifestations dadaïstes avec le recul apparaîtront à Breton comme de « pauvres ruses de baraques foraines », des provocations infantiles laborieusement préparées et répétées, des « niaiseries vertigineuses « . Et Breton ne pardonnera jamais à Tzara d’exécrer Baudelaire et Rimbaud.

Pourtant si dada disparaît de la scène historique après 1923, son esprit a survécu en d’innombrables métamorphoses ; aux Etats-Unis, qu’il s’agisse de Néo-Dada (Robert Rauschenberg, Jaspers Johns) du pop’art (Roy Lichtenstein, Claes Oldenburg, Andy Warhol) ou du happening (John Cage), et en Allemagne et aux Etats -Unis le mouvement Fluxus ( Joseph Beuys, George Maciunas) ,  pour ne citer que les plus importants, en prolongent l’esprit. On n’en finirait pas de montrer tout ce qu’ils doivent à Duchamp et à l’esprit dada. Enfin, même en France, à travers les Nouveaux Réalistes (Tinguely, Hains, Arman, Yves Klein), Ben, le situationnisme ou le post situationnisme, comment ne pas déceler la permanence d’un certain esprit dada ? Si les manifestations dadaïstes zurichoises ressemblent davantage aujourd’hui à des canulars de collégiens, il y a aussi un esprit de révolte absolu, une volonté de rupture, une soif d’authenticité, un immense éclat de rire que nous a légués le mouvement dada et qui, comme un élixir magique, confère à ses représentants, les « vieillards-dada », une éternelle jeunesse.

Jean-Michel PALMIER.

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La première aventure céleste de M. Antipyrine
Illustrations de Marcel Janco.

  

Le mouvement Dada – 7 / 7 -

Dimanche 31 janvier 2010

Dada à New York : Francis Picabia, Marcel Duchamp, Man Ray

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                    Marcel Duchamp, L.H.O.O.Q. Paris, 1919. 

L’histoire du mouvement dada à New York est parallèle à celle du dadaïsme européen. Aussi, ne peut-on voir dans sa manifestation américaine une conséquence directe des manifestations de Zurich, de Berlin ou de Paris. Comme l’affirme encore Hans Richter « si les sons étaient différents, la musique était pourtant identique ». Il est aussi difficile de lui assigner une origine unique. Picabia participe en 1912, à Paris, galerie de la Boétie, au Salon de la section d’or (Duchamp, La Fresnaye, Léger, Gleizes, Metzinger, Gris). L’année suivante, il partira pour New York où doit se tenir une exposition d’art moderne à l’Armory Show. Marcel Duchamp y présentera son Nu descendant l’escalier n° 2.
Marchand de tableaux et fondateur de la revue 291, Alfred Stieglitz est d’abord un pionnier de la photographie, passionné par tout ce qui est nouveau dans l’art. Peu à peu sa galerie de photos s’est transformée en une galerie de peintures où Toulouse-Lautrec et Matisse ont été exposés dès 1910, Cézanne et Picasso dès 1911. Par la suite, il va se lier avec Picabia mais aussi Duchamp et Man Ray. Aussi est-ce lui qui va organiser dès 1913 la première exposition des oeuvres de Picabia à New York dans sa galerie.

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    Marcel Duchamp, Roue de bicyclette, Paris, 1913. Ready-made. 

D’origine (lointaine) espagnole, Picabia, fils d’un père cubain et d’une mère française, se lie avec Duchamp dès 1910 et Apollinaire, en 1912, qualifie ses premières oeuvres d’orphiques. Lorsque la guerre éclate, Duchamp est réformé. En 1915, il s’embarque pour New York où Picabia l’avait précédé. L’année suivante, Picabia doit partir pour Barcelone où se sont réfugiés Marie Laurencin et Arthur Cravan, et où il publie un numéro de sa revue 391 en souvenir de 291, la revue de Stieglitz. On y trouve déjà ses premières représentations de machines imaginaires, d’engrenages, qui vont le rendre célèbre. En 1917, de retour à New York, Picabia y retrouve Duchamp. Celui-ci s’est écarté déjà du cubisme avec des oeuvres singulières comme Mariée, 1912, Le Roi et la reine traversés par des nus vites (1912), Broyeuse de chocolat (1913) qui traduisent autant une sensibilité artistique particulière qu’une déconstruction complète du concept d’oeuvre d’art. A Paris, il a déjà entrepris une série de ready-made dont Une roue de bicyclette (1913) et un Porte-bouteilles (1914). Duchamp va continuer les mêmes recherches à New York, signant les objets les plus utilitaires ou communément manufacturés comme s’il s’agissait de créations artistiques personnelles. Aussi, adresse-t-il, en avril 1917, sous un pseudonyme, à l’exposition de la Society of Independents Artists de New York, un urinoir baptisé Fontaine. Le refus de l’oeuvre provoque sa démission. Il propose à la galerie Bourgeois, d’exposer une pelle à neige, une housse de machine à écrire et un porte-chapeaux en bois. Il continuera à imaginer les dispositifs les plus étranges à partir de mécanismes, comme Rotative Plaque de verre. C’est aussi à New York, qu’il exécute sa Joconde à moustache, avec en bas l’inscription L.H.O.O.Q. De 1915 à 923, il travaille à l’une de ses oeuvres les plus étranges et les plus belles Le Grand Verre. Man Ray réalise, avant que Duchamp nettoie son oeuvre, la célèbre photographie, Elevage de poussière, 1920.

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          Marcel Duchamp, Porte-bouteilles, 1914. Ready-made

Sept jours après le vernissage de ce même salon des Indépendants de 1917, alors qu’il doit tenir une conférence, Arthur Cravan, ivre mort, inaugure un streap-tease qui provoque l’intervention de la police.

Toujours à New York, Duchamp lance deux revues : The Blind Man où dans le numéro 2 est reproduit l’urinoir puis Ronwrong. En même temps, Picabia fait paraître à New York trois numéros de 391. Au sein du groupe, on retrouve le musicien Edgard Varèse, Gabrielle Buffet, la femme de Picabia, et aussi Man Ray.

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  Couverture de la revue The Blind Man, n° 2. New York, mai 1917.

La trouvaille la plus personnelle de Man Ray inspirée des schadographies, ce sont les Rayographies, sortes de radiographies poétiques du réel qui transforment en visions énigmatiques les objets les plus insignifiants. Marqué par Duchamp, il arrivera, lui aussi, à métamorphoser les objets les plus usuels en créations insolites : les ready-made rectifiés. Il publiera aussi avec Duchamp New York Dada en avril 1921. En dépit du caractère provocant de leurs créations, Duchamp et Picabia vont intéresser à leurs oeuvres le mécène Walter Arensberg.

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     Marcel Duchamp, couverture de Rongwrong, New York, 1917.

En octobre 1917, Picabia quitte New York pour l’Europe puis en 1918 se rend en Suisse, à Lausanne, où il écrira Poèmes et dessins de la fille née sans mère, L’Athlète des pompes funèbres qu’il adresse à Tzara. Ils se rencontreront à Zurich en 1919. Tandis que Picabia va rejoindre le mouvement dada, Duchamp et Man Ray poursuivront une trajectoire personnelle qui transcendera tous les « ismes ».

Ces quelques exemples d’affleurement du dadaïsme ne sauraient naturellement épuiser l’histoire du mouvement. Dans presque tous les pays européens (Russie, Hongrie, Italie, Espagne) on pourrait décrire des apparitions analogues. Une telle étude dépasse naturellement les limites de cette brève présentation. S’il est difficile de dater avec précision l’avènement de cette sensibilité dadaïste (et non du seul mouvement zurichois), il est encore plus difficile d’établir quand le dadaïsme meurt vraiment. Mais est-il seulement mort ? Historiquement, Dada disparaît au début des années 1920 en s’autodétruisant. Mais cette mort elle-même renvie à des séries de raisons bien différentes. Certaines sont propres au mouvement, d’autres sont liées aux circonstances historiques. Par son esprit même, Dada ne peut s’ériger en système, et c’est ce qui le sépare essentiellement du surréalisme. Son nihilisme, son anarchie ne pouvaient engendre ni avant-garde structurée ni esthétique. Réunissant des personnalités hétéroclites, souvent très opposées aussi bien sur le plan artistique qu’idéologique, l’équilibre qu’il parviendra à réaliser dans ses différentes manifestations ne pourra qu’être éphémère. Cet esprit même est étroitement lié à une époque, celle de la Première Guerre mondiale, à son pessimisme,à la démoralisation et à la révolte qu’elle suscite chez un grand nombre d’artistes. Par la suite, Dada se politisera parfois de manière radicale, comme à Berlin. Mais après l’écrasement du spartakisme, après l’instauration d’un ordre social qui nie les aspirations révolutionnaires, la politisation de Dada n’aura plus guère de sens. Par ailleurs, les oppositions de personnes au sein même du mouvement (ainsi à Paris celle de Tzara et de Breton, de Breton et de Picabia, de Picabia et de Tzara) rendent la survie du mouvement difficile. Si beaucoup se reconnaissent dans la même volonté de détruire les valeurs artistiques ou bourgeoises, ils ne songent pas à utiliser les mêmes moyens et à construire la même chose. Seuls quelques-uns comme Schwitters continueront à incarner l’esprit dadaïste alors que le mouvement n’existe plus.

Si le mouvement dada se consume, ses fondateurs, ses représentants, connaissent souvent des évolutions idéologiques et artistiques complexes. Certains resteront fidèles à un esprit nihiliste et anarchisant, même quand ils ne savent plus quoi et ni comment détruire. D’autres évolueront vers un communisme radical (Heartfield, Herzfelde), vers le marxisme, quitte à l’abjurer par la suite (Grosz) ou se désintéressent de toute activité politique. Mais les germes de l’esprit dadaïste ne sont pas éparpillés en vain. Du mouvement dada le surréalisme va hériter non seulement un grand nombre d’artistes sans qu’ils aient changé quoi que ce soit à leur style, mais un esprit de révolte, de négation, autant que des procédés de création.  Sans nier l’importance et la valeur du surréalisme, il faut reconnaître que nombre d’inventions qu’on lui prête sont en fait celles de Dada (collages, détournements d’objets, écriture automatique, etc.) Il ne sera d’ailleurs pas le seul mouvement à en recueillir l’héritage. Le lettrisme ne fera que pousser au paroxysme des innovations déjà présentes dans le futurisme et le dadaïsme.  Les oeuvres de George Grosz après son ralliement à la Nouvelle Objectivité (Neue Sachlichkeit) sont la continuation de sa période dadaïste. Quant aux frères Herzfelde, en particulier John Hartfield, ils feront bénéficier la propagande communiste allemande des années 1920-1930, puis antifasciste des années 1930-1940, des merveilleux photomontages inventés par Dada.

Jean-Michel PALMIER.

Le mouvement Dada – 6 / 7 -

Samedi 30 janvier 2010

Dada à Paris : Arthur Cravan, Philippe Soupault, Louis Aragon, Georges Ribemont-Dessaignes, Francis Picabia, Tristan Tzara, Paul Eluard, André Breton.

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N° 4-5 de la revue Dada, Zurich, mai 1919, illustrée par Francis Picabia

Comme l’affirme Hans Richter :  » Les idées de Dada avaient atteint Paris bien avant que Tzara n’y fasse son entrée en 1919, en monsieur dada. » Dès juillet 1914, on peut voir, Salle des Sociétés savantes, l’étonnant one man show d’Arthur Cravan, grand jeune homme blond et imberbe, boxant et dansant en escarpins, tout en insultant le public. Depuis Avril 1912, il dirige la revue Maintenant qui publiera jusqu’à la guerre quatre numéros. Par son ironie et sa provocation, elle n’est pas sans annoncer Dada. Lorsqu’un certain nombre de poètes et d’écrivains novateurs, comme Eluard et Apollinaire, partiront au front, Tzara demeurera lié, pendant la guerre, à certaines de ces personnalités prédadaïstes. Ainsi, Pierre Reverdy et sa revue Nord-Sud, Pierre Albert-Birot et sa revue Sic, qui accueillent très vite des personnalités comme Soupault, Aragon, Breton. Sans doute les écrivains français sont-ils d’abord surpris par l’aventure Dada, mais, dès 1919, Breton, Aragon, Soupault, Ribemont-Dessaignes collaborent au numéro 4 – 5 de Dada à Zurich. Après la guerre, Soupault, Aragon et Breton fondent la revue Littérature. Rapidement, certains dadaïstes y participent à partir de 1917. Il existait déjà parmi ces jeunes poètes, un certain esprit dada, comme en témoigne la correspondance entre Breton et Vaché. Dès 1919, dans Littérature paraît un placard publicitaire pour la revue Dada de Zurich. Picabia publie aussi les numéros 9 et 10 de sa revue 391 à Paris. De New York parviennent des nouvelles sur les actions de Marcel Duchamp et de Man Ray. C’est sans doute Picabia qui propagera à Paris l’esprit dada et c’est chez lui qu’habitera Tristan Tzara à son arrivée. Très vite, Tzara va devenir le pôle d’attraction de toute l’avant-garde parisienne. Littérature organise une matinée le 23 janvier 1920 où sont présentées les oeuvres de Juan Gris, Ribemont-Dessaignes, De Chirico, Léger, Picabia et Jacques Lipchitz. On y récite des poèmes de Breton tandis que Tzara lit un article de journal accompagné de clochettes. Les huées s’intensifient avec la présentation des tableaux de Picabia.

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En 192O, Paul Eluard lance la revue Proverbe

Tzara publie ensuite Dada 6. Bulletin dada, suite de la revue zurichoise, auquel collaboreront Breton, Picabia, Ribemont-Dessaignes, Eluard, Duchamp, Cravan. Une seconde manifestation dada a lieu le 5 février 1920 au Salon des Indépendants. Par la suite, elles ne cessent de se multiplier, mais contrairement aux autres villes, Dada à Paris reste surtout littéraire. Ainsi, Picabia a publié en 1919 deux recueils de poèmes, Poésie ron-ron et Pensées sans langage. C’est aussi dans le numéro 12 de la revue 391 que paraît la reproduction de la Joconde à moustache avec l’inscription L.H.O.O.Q. sous titrée  » Tableau dada par Marcel Duchamp « . En 1920, Picabia fonde encore la revue Cannibale qui passera du numéro 2 au numéro 13 en présentant des dessins mécaniques de Picabia, une peinture sur verre brisé de Duchamp, une sculpture de Man Ray. Dans le même esprit, en 1920, Eluard lance la revue Proverbe. Presqu’en même temps, Breton et Soupault publient « Les chants magnétiques« , magnifiques spécimens d’ »écriture automatique ». L’exposition dada de Picabia (avril 1920) au « Au sans pareil » montre ses peintures réalisées à New York. La même année a lieu l’exposition Ribemont-Dessaignes. En fait, l’année 1920 marque le point culminant du mouvement dada en France comme à l’étranger. En mai, un spectacle de pièces dadaïstes (Paul Dermée, Ribemont-Dessaignes, Breton, Soupault, Tzara, etc.) est présenté devant un public déchaîné. Le 26 mai, salle Gaveau, se tient un festival dada. On y trouve Soupault, Eluard, Ribemont-Dessaignes, Picabia, Aragon, Breton (un revolver sur chaque tempe). Tous les dadaïstes portent sur la tête des tubes et des entonnoirs. Habitué aux manifestations dadaïstes, le public a apporté une grande quantité d’oeufs pour saluer le slogan dadaïste « Dada est le bonheur à la coque ».

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   Affiche du Festival Dada du 26 mai 1920, salle Gaveau à Paris

En mai 1920, la revue Littérature consacre encore un numéro entier au mouvement dada et publie vingt-trois de ses manifestes. Philippe Soupault est alors une des personnalités les plus étonnantes du dadaïsme parisien, par sa capacité à mêler le rêve et la vie. Il demande sa propre adresse aux passants, arrête un bus entre deux stations pour s’enquérir de la date de naissance des passagers, propose aux consommateurs d’échanger leurs boissons, se rend à un dîner où il n’est pas invité, etc.

Pourtant le groupe ne va pas tarder à se dissoudre. Considérant que l’esprit dada est mort, Picabia s’en sépare en 1921, craignant qu’il ne dégénère en système. Breton présente encore Max Ernst au public français le 2 mai 1921. Il expose ses collages, ses dessins et ses peintures. Au cours de cette manifestation, un dadaïste caché dans une armoire insulte les invités, Breton croque des allumettes, Ribemont-Dessaignes ne cesse de crier  » Il pleut sur sur un crâne ». Aragon miaule tandis que Soupault et Tzara jouent à cache-cache.

Bientôt Breton décide de s’en prendre aux personnalités les plus marquantes de l’esprit bourgeois, en organisant le 13 mai 1921, à la salle des Sociétés savantes une « mise en accusation et jugement de Maurice Barrès », ce dernier étant représenté par un mannequin.

En juin 1921 est encore monté un Salon Dada à la galerie Montaigne. Le catalogue reproduit des oeuvres de Arp, Ernst, Duchamp, Ribemont-Dessaignes et des poèmes des principaux dadaïstes. Breton, toutefois, s’est abstenu de même que Picabia et Duchamp. A partir de 1921, les amitiés qui ont été le ciment du mouvement ne vont pas tarder à se rompre, celle de Picabia et de Breton; de Picabia et de Tzara.

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     Invitation au Salon Dada,
galerie Montaigne, Paris, – 1921 -

Dada va lentement s’éteindre vers 1922. C’est à ce moment qu’André Breton décide d’organiser un congrès pour défendre l’esprit moderne. Les mesures assez autoritaires qu’il envisage pour éviter le sabotage du congrès par certains dadaïstes vont entraîner le refus de participer de Tzara. Le comité formé, assez vaste, qui est censé représenter différentes tendances de l’art moderne, publie un texte le 7 février 1922, attaquant notamment Tzara, qualifié d’ »imposteur avide de réclame », en des termes que certains jugeront xénophobes. Tzara est défendu par Ribemont-Dessaignes tandis qu’Aragon soutient Breton. Une rencontre a lieu à la Closerie des lilas et le congrès de Paris est annulé. Les participants sont désormais trop divisés. Quand, après mars 1922, Littérature va reparaître (Breton, Soupault), on n’y trouve plus le nom de Tzara mais ceux de Jacques Baron, René Crevel, Robert Desnos. Lentement la revue en s’éloignant de Dada annonce le surréalisme dont Breton publiera le premier manifeste en 1924.

Jean-Michel PALMIER

Le mouvement Dada – 5 / 7 -

Samedi 30 janvier 2010

Dada à Cologne : Max Ernst et Johannes Theodor Baargeld

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Max Ernst, dessin pour la revue Die Schammade, Cologne -1920 -

A l’origine du mouvement Dada à Cologne, il y a d’abord la profonde amitié qui unit Hans Arp et Max Ernst. Ils exposent ensemble depuis 1910 et sont marqués par l’Expressionnisme. Alors qu’Arp se réfugie en Suisse, Ernst est blessé puis libéré. Après la guerre, il rencontre Johannes Théodor Baargeld à Cologne, tandis qu’Arp le met au courant des manifestations dada à Zurich.

Lorsqu’en 1919, Baargeld fonde la revue Der Ventilator, c’est l’occupation de la Rhénanie. Sans vouloir mêler, comme les dadaïstes berlinois, la provocation et la politique, il est plus politisé que la plupart d’entre eux. S’en prenant à tous les pouvoirs régnants, il fonde le parti communiste de Rhénanie, tout en maintenant une relative séparation de l’art et de la politique. Rapidement, sa revue (Max Ernst y collabore), vendue dans les rues et aux portes des usines atteint un tirage de vingt mille exemplaires et inquiète les forces d’occupation britanniques qui l’interdisent. En février 1920 est lancée Die Schammade, financée par le père de Baargeld, heureux de voir son fils évoluer du communisme au dadaïsme. La revue comptera parmi ses collaborateurs Arp, Ernst, mais aussi Aragon, Eluard et Breton. Aragon a d’ailleurs déjà collaboré au dernier numéro deDada à Zurich en 1918-1919. On y trouve des textes en allemand et en français de Ribemont – Dessaignes, Picabia, Ernst, Tzara, Arp, Eluard, Huelsenbeck, Breton, Aragon accompagnés de reproductions d’oeuvres d’Ernst, Picabia, Baargeld.

Ce sont Arp, Ernst et Baargeld qui vont constituer le véritable noyau du mouvement Dada à Cologne. Par opposition au caractère violent et agressif du dadaïsme berlinois, ils feront plus volontiers appel à l’imaginaire, à l’inconscient et à l’onirisme. Arp assemble des formes et des couleurs par le simple jeu du hasard, s’entraîne à reproduire chaque jour les mêmes dessins. Baargeld et Ernst peignent une même toile sans se communiquer leurs intentions, laissant au hasard le soin de  décider de l’évolution globale de l’oeuvre. Avec Arp, Ernst multiplie les collages les plus étranges à partir d’illustrations, et les baptise Fatagaga (fabrication de tableaux garantis gazométriques). Alors que la plupart des dadaïstes et des cubistes, laissent au seul hasard le soin de rassembler les formes, Max Ernst les organise avec le plus grand soin, créant un monde fantastique où s’unissent des lignes géométriques, des éléments réalistes et des images oniriques. En novembre 1919, il présente avec Baargeld des oeuvres qui devraient figurer dans une exposition organisée par le Kuntsverein de la ville. Ayant vu leurs oeuvres refusées, les deux artistes exposent dans une salle à part et publient le catalogue Bulletin D. Par ailleurs, Max Ernst, la même année, fait paraître à Cologne un album de huit lithographies dadaïstes, Fiat modes pereat ars. Dans cette même ville, annoncée le 20 avril 1920, l’exposition Dada-Vorfrühling, à laquelle participent Arp, Baargeld, Ernst et Picabia, est interdite par la police sous prétexte qu’on ne peut y accéder qu’en passant par les toilettes d’une brasserie.

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Max Ernst : page de Fiat modes pereat ars, Cologne – 1919 -

Après retrait d’une oeuvre de Max Ernst La parole ou femme-oiseau jugée obscène, l’exposition est à nouveau autorisée.

En mai 1921, Max Ernst expose à Paris où il s’installera, et Dada s’éteindra peu à peu à Cologne. Quant à Baargeld, il renoncera à la peinture et disparaîtra en 1927, enseveli dans une avalanche.

Jean-Michel PALMIER

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Affiche annonçant la réouverture de
L’exposition Dada-Vorfrühling, fermée
par la police, Cologne, – 1920 -

Le mouvement Dada – 4 / 7 -

Lundi 25 janvier 2010

Dada à Hanovre : Kurt Schwitters
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Kurt Schwitters : invitation à une
soirée Merz à son domicile.

Refusé par Huelsenbeck au club Dada berlinois, Schwitters est le type même d’un « dadaïste indépendant ». Déjà connu de Tzara en 1918, il décide de créer son propre mouvement, le Merz, dont le nom n’est qu’un fragment d’enseigne de la Commerzbank qu’il aperçoit de sa fenêtre. Très tôt, il excelle à assembler des billets de tramway, des papiers à fromage, des limes à ongles et des visages de jeunes filles dans le plus pur style dadaïste. Sa vie elle-même est à l’image de son art et l’on cite volontiers son habitude de se laver les pieds dans la même eau que ses cochons d’Inde, de faire chauffer la colle dans son lit et d’élever des tortues dans sa baignoire. André Breton lui-même éprouvera un certain malaise à le voir entasser dans ses poches toutes sortes de détritus destinés à ses tableaux et à ses collages. A la violence provocante des dadaïstes berlinois, il oppose son humour dévastateur et son rire. Il a autant marqué le mouvement dada comme poète que comme peintre. Il organise chez lui des « soirées Merz ».

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                   Page de titre d’Anna Blume, 1919

En 1919, Kurt Schwitters publie dans la revue Der Sturm un poème « Anna Blume », son chef d’oeuvre. Personnification de le jeune fille allemande sentimentale, Anna Blume(« Anna fleur ») sert de prétexte à la reproduction de coupures de journaux, de chansons, de slogans incompréhensibles et d’évocations absurdes où la syntaxe allemande est joyeusement massacrée. L’influence qui semble d’abord avoir orienté son style est celle d’August Stramm, lui-même marqué par le futurisme mais aussi par l’expressionnisme. Schwitters reste longtemps proche des milieux du Sturm . La revue expressionniste publiera d’ailleurs jusqu’en 1924 des textes de Schwitters. Toutefois, à partir de 1923, il soulignera son indépendance en éditant la revue Merz . Il est difficile d’établir comment il est venu au dadaïsme. Tous les textes qu’il publiera dans Merz sont marqués par les mêmes analogies incompréhensibles, les mêmes rythmes et sa passion pour les onomatopées. Ainsi l’évocation d’ »Anna Blume » commence-t-elle par ces mots :

A Anna Fleur. Poème Merz n°1

O toi, bien aimée  de mes vingt-sept sens, je t’aime
A toi ! – Tu, de toi, toi à toi, toi à moi. – Nous ?
Cela (soit dit entre nous) n’a rien à faire ici.
Qui es-tu femme jamais dénombrée ? Tu es – es-tu ?
Les gens disent que tu serais -laisse les dire, ils ne savent pas comment
le clocher se tient debout.
Tu portes ton chapeau sur tes pieds et tu te promènes sur les mains,
Sur les mains, tu te promènes.
Hello, tes robes rouges sciées en plis blancs.
Rouge je t’aime, Anna Fleur, rouge, j’aime, de toi ! – Tu de toi, toi à toi
Je à toi, toi à toi, toi à moi – Nous ?
Cela appartient (entre nous) à l’ardeur froide.
Fleur rouge, rouge Anna Fleur, comment disent les gens ?
Concours :
1. Anna Fleur a un oiseau
2. Anna Fleur est rouge
3. Quelle est la couleur de l’oiseau ? [...]

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Couverture de la revue Merz n°1, janvier 1923 
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Couverture de la revue Merz n°2, avril 1923

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Couverture de la revue Merz n°4, juillet 1923

Quant à l’Ursonate (1923-1932), elle ressort du domaine de la parodie des formes traditionnelles de l’art. Hausmann y voit « l’imitation d’une sonate classique d’après les lois de l’harmonie ». Elle est construite comme une sonate, analogue par la rythmique et la mélodie, les moyens phonétiques sont, par contre, au service d’une transformation grotesque et joyeuse de l’orchestration classique d’une sonate. Ses toiles reflètent la même passion pour le non-sens et les rencontres d’objets les plus hétéroclites. Toute sa vie, il a visité les boîtes à ordures et les dépotoirs pour y trouver les matériaux de sa création. Son génie, c’est de transmuer les objets les plus triviaux (fragments de bois ou de métal, bourre à matelas, ressorts de sommier, rouages rouillés, vieux journaux et déchets de toutes sortes) en d’invraisemblables collages, rehaussés de teintes bariolées et délavées.

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                             Page de la Ursonate, scherzo -1932 -

 Ce sont les mêmes objets qui lui servent aussi à édifier la Colonne Merz, création inexposable et invendable qui s’identifie plus ou moins à sa propre vie. Détruite au cours des bombardements en 1933, Schwitters la reconstruira en exil, en Norvège, en 1940 puis en Angleterre, décorant une grange de ses fantastiques collages. S’il fut méconnu de son vivant, ignoré des marchands de tableaux, parfois peu estimé des autres dadaïstes, sa revue Merz n’en continuera pas moins d’exister après la disparition des autres publications dadaïstes. Jusqu’en 1932, il y publiera ceux qui furent ses amis.

Jean-Michel PALMIER

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Merzbau -original de la maison
de Schwitters à Hanovre 1919 -1933.
Assemblage : morceaux de bois, papiers
divers (journaux, étiquettes) métaux
(pièces de monnaie, gonds….) objets
les plus variés.

Le mouvement Dada – 3 / 7 -

Dimanche 24 janvier 2010

Dada à Berlin : Richard Huelsenbeck, Raoul Hausmann, George Grosz, Wieland Herzfelde, John Hartfield, Walter Mehring, Johannes Baader

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Affiche-programme pour la première foire internationale Dada de 1920 à Berlin

Le caractère profondément politisé du mouvement dada à Berlin s’explique tout d’abord par le contexte historique dans lequel prennent naissance ses premières manifestations : celui de l’hécatombe laissée par la guerre, de la crise économique, de l’insurrection spartakiste et de son écrasement. Si, à Zurich, les dadaïstes ne peuvent qu’assister, impuissants, aux ravages de la guerre, à Berlin, ils rêvent d’intervenir dans l’histoire. Dada ne propose plus seulement de choquer la bourgeoisie, mais de rejoindre les rangs des révolutionnaires.

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Johannes Baader, tract Le Cadavre vert, distribué le 16 juillet 1919
à l’Assemblée nationale de Weimar.

Avant l’apparition officielle de Dada, son esprit s’annonce déjà à travers les actions d’un certain nombre de jeunes écrivains et artistes aux idées radicales. La censure, interdisant toute revue pacifiste, les contraint à l’exil (Die Weissen Blätter de Schickele) où à une extrême prudence (Die Aktion de Pfemfert). Pourtant, dès 1916, les frères Herzfelde (Wieland, le futur fondateur du Malik Verlag, l’une des plus célèbres maisons d’édition d’extrême gauche des années 1920-1930, et Helmut qui américanise son nom en John Heartfield) publient l’hebdomadaire Neue Jugend (« nouvelle jeunesse ») qui, à partir de thèmes politiques et littéraires, appellent au rassemblement des artistes allemands hostiles à la guerre. Presque en même temps Franz Jung et le peintre Raoul Hausmann dirigent la revue Die Freie Strasse (« La rue libre « ) de tendance anarchisante, à laquelle collaborera aussi Johannes Baader, l’une des figures les plus étonnantes du dadaïsme berlinois.

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                          La revue Club Dada – Berlin -1918 

Aussi, lorsque Huelsenbeck se rend à Berlin au début des années 1917, il y trouve un contexte tout à fait réceptif à ses idées. Il publie en mai 1917 dans Neue Jugend  » L’homme nouveau » sans toutefois mentionner Dada. Mais dans sa conférence, prononcée en février 1918 à la salle de la Nouvelle Sécession, il relate l’histoire du mouvement zurichois, attaque violemment les différentes tendances de l’art moderne, y compris l’expressionnisme, le futurisme, le cubisme, toutes dépassées selon lui par Dada. La soirée se termine par la lecture de ses Prières fantastiques . En 1918, il organise une autre soirée au cours de laquelle, il lit un manifeste signé de Tzara, Franz Jung, Grosz, Marcel Janco, Huelsenbeck, Gerhard Preiss, Hausmannn, Mehring, pour ne citer que les principaux. Bientôt se crée la revue Club Dada dont les représentants sont scrupuleusement choisis. Le dadaïste de Hanovre Kurt Schwitters, en est écarté à cause de « son côté petit bourgeois ». Parmi les fondateurs du club, on retrouve l’architecte et écrivain Johannes Baader qui se décernera le titre d’Oberdada. Il est vrai qu’il sera à l’origine de certaines des actions les plus spectaculaires du mouvement : il réussit à s’introduire à Weimar dans l’enceinte où l’on s’apprête à proclamer la république, s’affirmant le seul président possible et jetant sur les parlementaires son tract Grüne Leiche (« le cadavre vert »). Il prétend aussi présider le globe terrestre. Par la suite, avec une barbe postiche il se prendra pour Dieu et affirmera volontiers être la réincarnation du Christ. Club Dada sera dirigé par Franz Jung, Hausmann et Huelsenbeck. Grosz n’y participera pas, mais son nom y sera cité. L’essentiel de la typographie et de la présentation est emprunté au style zurichois. En même temps, Dada se voudra politique.

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          George Grosz: « A ta santé Noske  » dessin
         pour Die Pleite (La Faillite) N° 3, avril 1919

Si Richard Huelsenbeck, médecin et poète, est le premier à faire connaître le mouvement dada à Berlin, Raoul Hausmann en incarne déjà l’esprit. Le débat pour savoir lequel de deux est le véritable fondateur du dadaïsme berlinois est vain : la dispute des deux protagonistes ne s’achèvera pourtant … qu’en 1962 ! A Berlin comme à Zurich, Dada se veut un  » anti-art  » et son anarchisme l’écartera, non sans difficultés, du communisme auquel on l’a parfois assimilé. Admirateurs des spartakistes, tentés par le marxisme, les dadaïstes berlinois restent idéologiquement assez divisés. Si les frères Herzfelde deviennent des communistes orthodoxes, Huelsenbeck, Baader, Grosz salueront la conquête de Fiume par Gabriele d’Annunzio comme « un grand fait dadaïste » sans en réaliser le véritable sens politique. Dans un premier temps, George Grosz qui publiera ses célèbres albums de caricatures Ecce homo (1923) et surtout Das neue Gesicht der herrschenden Klasse(« Le nouveau visage de la classe régnante »), tout comme les frères Herzfelde et Franz Jung défendront la perspective d’une révolution sociale. Mais en dépit des affirmations théoriques, les manifestations dadaïstes berlinoises resteront assez proches de celles de Zurich : oscillation entre l’affirmation de l’anti-art et admiration pour l’art abstrait, provocations diverses à l’aide de poèmes composés uniquement de sons et à la typographie délirante, de collages, de photomontages, de caricatures et de dessins ou de toiles ridiculisant les valeurs traditionnelles. A partir de juin 1919 Der Dada sera l’organe officiel du mouvement berlinois. Créée et dirigée par Raoul Hausmann, la revue ne publiera que trois numéros. On trouve au sommaire les noms de Baader, Hausmann, Huelsenbeck, Tzara, Grosz, Heartfield, Herzfelde, Mehring, Picabia, mais aussi ceux de Chaplin, Duchamp, Satie. On y reproduit des tableaux-objets, les célèbres photomontages de Heartfield et Hausmann et les caricatures de Grosz. Tous essayent de traduire à travers un réalisme de la dérision, la cruauté de leur époque. Nul plus que George Grosz n’a peut-être mieux immortalisé cet esprit avec ses dessins qui montrent Gustav Noske, le « chien sanguinaire  » fêtant avec la bourgeoisie l’écrasement de la révolution spartakiste, et surtout ses mendiants, ses victimes de la guerre implorant la charité face aux bourgeois à nuque de taureau qui s’empiffrent sous leurs yeux. Multipliant les manifestations individuelles ou collectives, Dada ouvrira un cabaret, à Berlin, où se dérouleront de mémorables soirées. Le public y sera souvent copieusement rossé et insulté. Le club Dada organisera en tout douze soirées et matinées de conférences, d’août 1918 à mars 1920.

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                     La revue Der Dada N° 2 – Berlin 1920

Si quelques revues comme Der Dada connaissent une certaine célébrité ou encore comme Jedermann sein eigner Fussball, publié avec des photomontages de John Heartfield, bien d’autres revues et publications dadaïstes sont aussi l’expression du mouvement (Die Pleite,Die Rosa Brille, Das Bordell, etc.)

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Couverture de  » A chacun son ballon « ,
Février 1919 réalisée par les frères Herzfelde

En 1920 apparaît un Dada Almanach et, en 1921, Vorwärts Dada (« En avant Dada « ) publié à Hanovre proposera une sorte d’historique du mouvement. Les matériaux rassemblés pour « Dadaco » à paraître chez Kurt Wolff, seront malheureusement perdus. Si le style dadaïste berlinois s’est exprimé surtout par la caricature (Grosz), les collages et les photomontages (Hanna Höch, Hausmann, Heartfield), son esprit a marqué aussi la littérature à travers la critique d’art (Carl Einstein), la philosophie (Mynona c’est à dire Salomo Friedländer), le cabaret « Schall und Rauch » (Grosz et Heartfield) et la chanson (Walter Mehring).

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      Première foire internationale Dada, le 5 juin 1920 – Berlin

L’apogée du mouvement est atteint avec la première foire internationale dada [Erste internationale Dada-Messe], qui se tient à Berlin le 5 juin 1920 à la galerie du Dr. Otto Burchard. Cent soixante-seize pièces sont présentées dans une salle décorée de slogans du genre « L’art est mort. Vive l’art des machines de Tatline » (« Die Kunst ist tot. Es lebe die neue Maschinenkunst Tatlins  » ou  » Dada est politique ». Tous les représentants du mouvement, allemands ou étrangers ont été invités et on y trouve Max Ernst, Rudolf Schlichter, Arp, Picabia, Otto Schmalhausen. Portraits altérés, collages, photomontages, caricatures multiplient les provocations : on y voit même le mannequin d’un officier allemand à tête de porc.

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                  Couverture de Dada Almanach, juin 1920

Peu après la foire Dada, paraît le célèbre Dada Almanach reproduisant en couverture la tête de Beethoven à laquelle Schmalhausen a rajouté une moustache. Réunissant des contributions internationales, l’Almanach propose des thèmes de Ribemont-Dessaignes, Picabia, Soupault traduits par Mehring et des manifestes de Tzara. Pour la première fois y apparaissent aussi les noms d’Aragon, Alexander Archipenko, Breton, Cravan, Ribemont-Dessaignes, Sophie Täuber, Edgar Varèse, Igor Stravinski, etc. Il s’agit de l’ultime effort pour ressaisir le sens, les activités d’un mouvement qui s’effondrera bientôt.

Jean-Michel PALMIER.

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 Hannah Höch et Raoul Hausmann au vernissage de la
 première foire internationale Dada -1920 – Berlin

Le mouvement Dada – 2 / 7 -

Samedi 23 janvier 2010

Dada à Zurich : naissance du mouvement

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Couverture de la revue Dada, N° 3 avec
un bois gravé en couleurs de M. Janco, 1918

 

La première publication qui mentionne le nom de Dada s’intitule Cabaret Voltaire et parait en mai 1916 à Zurich. Avec un dessin de Hans (Jean) Arp, le petit in-quarto se veut un  » recueil littéraire et artistique « . Au sommaire figurent les noms de Guillaume Apollinaire, Hans Arp, Hugo Ball, Francesco Cangiullo, Blaise Cendrars, Emmy Hennings, Jakob van Haddis, Richard Huelsenbeck, Marcel Janco,  Vassily Kandinsky, Filippo Tomaso Marinetti, Amedeo Modigliani, Max Oppenheimer, Pablo Picasso, Otto van Rees, Marcel Slodki, Tristan Tzara. Hugo Ball en est l’éditeur responsable et beaucoup de textes (dont ceux d’Apollinaire et de Cendrars) ont été publiés sans l’autorisation ou à l’insu de leurs auteurs.

Le poète expressionniste Hugo Ball semble avoir été le catalyseur de cette apparition. Ami de Klee et de Kandinsky, déserteur pacifiste, chrétien mystique, il a trouvé refuge à Zurich avec sa compagne Emmy Hennings et décidé le propriétaire d’une taverne populaire à y autoriser l’ouverture d’un cabaret littéraire où chanterait sa femme qu’il accompagnerait au piano. Les spectacles commenceront en général par un récital de poèmes (Apollinaire, Salmon, Laforgue, Rimbaud) et réuniront des personnalités de différentes nationalités. Il insiste sur le caractère « international » de l’entreprise. Dès le 2 février 1916, un communiqué de presse invite tous les jeunes artistes de Zurich à se joindre à cette  » jeune compagnie d’artistes et d’écrivains qui ont pour but de créer un centre de divertissements artistiques « . Il y a notamment Arp, Tzara, Marcel et Georges Janco. Le soir même, Tzara récite ses poèmes et les masques de Janco sont accrochés au mur, la décoration (plafond bleu, murs noirs) est de Arp.

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        Marcel Janco: Invitation à une soirée dada, 1916

On y lit chaque soir des poètes russes, français, suisses ou allemands tandis que des intermèdes musicaux ou des danses, souvent très étranges, ponctuent les lectures. Des hommages sont rendus aussi bien à Erich Mühsam, Else Lasker-Schüler, Jakob van Hoddis qu’à Franz Werfel ou Blaise Cendrars. En dépit des chahuts provoqués par ces spectacles, les autorités suisses se montrent tolérantes : il est vrai que dans la même rue, Spiegelgasse 1, habite aussi un autre réfugié russe, Vladimir Illich Oulianov, plus connu sous le nom de Lénine.

Phénomène aussi bien littéraire que plastique à sa naissance, Dada complète bien vite ses soirées mémorables par l’organisation d’une galerie de peinture, la galerie Dada . Peu importe si, comme le veut la légende, le nom de Dada fut effectivement trouvé au hasard, dans un dictionnaire ouvert à l’aide d’un coupe-papier. Les tendances artistiques exposées par Dada reflètent aussi le caractère hétéroclite des fondateurs du mouvement.

Si l’impulsion initiale est donnée par l’allemand Ball, idéaliste révolté, le succès de Dada est dû à l’ironie, l’ambition, l’humour noir du Roumain Tzara, aussi habile à organiser des scandales qu’à composer des manifestes. Et la turbulence du mouvement et ses manifestations (sonneries, tambours, coups frappés sur des caisses vides destinés à faire sortir le public de sa léthargie) n’auraient guère eu d’impact réel sans les toiles. Négateur, Dada n’en manifeste pas moins un intérêt pour l’art moderne puisqu’il ouvre une galerie, inaugurée en mars 1917 lorsque le cabaret Voltaire par suite des protestations des riverains dut fermer ses portes. Elle est située au 19 Bahnofstrasse à Zurich et dirigée par Tzara et Ball, elle reprend immédiatement l’exposition de la galerie expressionniste berlinoise Der Sturm. On y montrera par la suite les oeuvres de Kandinsky et de Paul Klee (mars 1917), de Giorgio De Chirico, intégré de force aux dadaïstes comme il devait l’être plus tard aux surréalistes. On y trouvera aussi en permanence les oeuvres de Hans Richter, Marcel Janco, Alexeï von Jalewsky, Hans Arp, Walter Helbig, Oskar Lüthy, Max Ernst et Oskar Kokoschka.

Les spectacles dadaïstes du cabaret Voltaire n’eurent qu’une vie très brève. Outre la récitation de poèmes dans différentes langues, ce sont des concerts de bruits, à la manière des futuristes italiens, souvent étroitement associés aux poèmes. Richard Huelsenbeck, le médecin dadaïste berlinois, excelle à énerver l’auditoire en récitant ses Phantastische Gebete (Prières fantastiques) tout en faisant siffler  une cravache et en y associant des rythmes de musique nègre. Des masques africains décorent la salle, tandis qu’ Emmy Hennings récite d’une voix fluette des chansons folkloriques ou grivoises.

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 Francis Picabia, page de titre du N° 8 de 391. Zurich, 1919.

La revue Dada compte aussi parmi les premières créations importantes du dadaïsme zurichois. Si la revue Cabaret Voltaire, animée par Hugo Ball, fut une entreprise communautaire, la revue Dada sera dirigée par Tzara qui, en qualité de poète, peut entrer en contact avec les cercles littéraires étrangers (ainsi en France  André Breton, Louis Aragon, Paul Eluard, Philippe Soupault, Georges Ribemont-Dessaignes). C’est grâce à Tzara, selon le mot de Richter, que la revue Dada n’est pas restée  » une fleur alpestre isolée « . Cette revue, contrairement à la plupart des expressions des avants-gardes de l’époque, ne propose pas de programme et met au contraire un point d’honneur à n’en point posséder. Mais Tzara, plus qu’aucun autre, à travers des manifestes, parvient à traduire un certain esprit qui culmine dans ces phrases :

« Je détruis les tiroirs du cerveau, et ceux de l’organisation sociale : démoraliser partout et jeter la main du ciel en enfer, les yeux de l’enfer au ciel, rétablir la roue féconde d’un cirque universel dans les puissances réelles et la fantaisie de chaque individu « .

En même temps, il faut reconnaître la difficulté extrême à saisir, même rétrospectivement, l’esprit dada en termes politiques. Dada est contre tout. Il affirme, surtout à travers Tzara, sa négation de toutes les valeurs. Il s’intéresse plus à l’art moderne qu’à la politique et, dès Zurich, on discerne d’importants clivages entre les positions idéologiques des principaux dadaïstes. Ceux qui viennent d’Allemagne (Ball, Huelsenbeck, puis Franz Jung) sont des pacifistes souvent marqués par l’expressionnisme.. Ils ont hérité, Ball en particulier, son messianisme, son esprit humanitaire. Si d’importantes personnalités pacifistes, comme René Schickele et sa revue Die Weissen Blätter ou encore Yvan Goll, s’abritent aussi en Suisse, leurs rapports avec Dada sont souvent tendus car ils reprochent à Tzara de plaisanter sur la guerre, alors qu’il s’agit du massacre d’une génération . Par ses spectacles, ses manifestations, Dada se veut avant tout antibourgeois. Très rapidement ses spectacles tourneront à la provocation. Si Hugo Ball raille l’impérialisme allemand à travers les poupées d’Emmy Hennings, les manifestations dadaïstes zurichoises cherchent avant tout à agresser le spectateur. Elles visent à l’effondrement d’une culture déjà ébranlée. Sous prétexte de réciter des poèmes, les dadaïstes frappent sur des boîtes, déposent des bouquets de fleurs devant des mannequins, mettant les auditeurs en rage. Une voix sous un immense chapeau en forme de pain de sucre récite des poèmes d’Arp tandis que Tzara tape sur une grosse caisse. Huelsenbeck et Tzara miment des danses d’ours en poussant des gloussements. Les « poèmes statiques » sont composés de chaises sur lesquelles sont posées des pancartes portant chacune un mot et, à chaque baisser de rideau, on en intervertit l’ordre. Quant aux premiers ouvrages dada publiés à Zurich comme les Prières fantastiques de Huelsenbeck et La Première Aventure céleste de M. Antipyrine de Tzara, même décorés de bois gravés d’Arp ou de Janco, ils cherchent avant tout à choquer par leur délire typographique.

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Tristan Tzara, La Première Aventure célèbre de M. Antipyrine 
avec des xylographies de Marcel Janco, 1916       

Anarchiste, Dada s’en prend avant tout à un certain confort intellectuel, aux idées reçues. Il veut abolir toute logique, détruire toute apparence d’ordre par sa passion du non-sens et de la négation. Mais les dadaïstes zurichois, contrairement à ceux de Berlin, s’intéressent peu à la politique. Hostiles à la guerre, ils ne prennent aucune position politique précise. Ils ignorent la présence en Suisse des révolutionnaires exilés de Russie. Et même les dadaïstes allemands ne s’exprimeront aucunement sur le refus de Liebknecht de voter les crédits de guerre. S’ils saluent la révolution russe, c’est parce qu’ils y voient l’unique moyen de mettre un terme à la guerre. Les publications de Dada ne s’étendront guère sur les événements mondiaux ou la chute de l’empire allemand. Et sur ce point, le contraste avec le mouvement berlinois est immense. Le numéro 3 de Dada affirme encore la suprématie de Tzara sur le groupe zurichois et frappe aussi par son excentricité typographique. Tzara publie ses Vingt-cinq poèmes (écrits entre 1915 et 1918) et les bois de Hans Arp sont d’une réelle beauté. L’événement marquant, c’est l’arrivée à Zurich en janvier 1919 de Francis Picabia qui représente non seulement la peinture d’avant-garde, mais aussi l’effervescence new yorkaise. De plus, il est l’ami d’Apollinaire et d’Arthur Cravan. Il a déjà publié la revue 391, et l’humour dévastateur, la révolte qu’il partage avec son ami Marcel Duchamp ne peuvent que le rapprocher de Dada. Un nouveau numéro de 391 sera publié à Zurich. Toutefois, le sommet de l’activité zurichoise sera la publication de l’Anthologie dada en mai 1919 où l’on reconnaît les influences de Tzara et de Picabia. Les bois peints d’Arp prennent les formes les plus extravagantes, contrastant avec les roues dentées de Picabia. Dada n’est plus seulement le cri de révolte d’une poignée de jeunes poètes exilés en Suisse par l’absurdité de la guerre. Il est prêt à partir à l’assaut du monde entier, à y étendre son humour dévastateur et son culte du non-sens. Déjà on annonce le ralliement de Charlie Chaplin au mouvement dada. D’autres noms s’y ajoutent : ceux de Ribemont-Dessaignes, Cocteau, Gabrielle Buffet, Raymond Radiguet, Soupault, Breton, Aragon mais aussi de Walter Serner, Christian Schad, Ferdinand Hardekopf, Huelsennbeck, Hausmann et Richter. Une brève Association des écrivains et artistes révolutionnaires (A.E.A.R.) se constituera encore à Zurich, à laquelle adhéreront certains peintres proches de Dada. Déjà l’incendie se propage et Dada, de capitale en capitale, va y prendre de nouveaux visages.

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Hans Arp, Premier relief Dada, 1917

Ce déferlement de la vague dadaïste, est-ce l’éclatement d’un mouvement ou la constitution d’une « Internationale » ?

Il y a peu de capitales européennes, peu de grandes métropoles artistiques qui n’aient été marquées par le dadaïsme. Nous nous limiterons ici à l’évocation de quelques étapes du dadaïsme, là où il fut artistiquement le plus actif.

Jean-Michel PALMIER.

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            Francis Picabia, Machine tournez vite, 1916-1917

Le mouvement Dada – 1 / 7 -

Samedi 23 janvier 2010

Introduction au N° 71 d’ Actualité des arts plastiques : le mouvement Dada
écrite par Jean-Michel Palmier
- Première édition 1987 -

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               Marcel Janco – Masque – 1919

 » Il n’ y a jamais eu rien de cela ni des ans qui suivirent
Je vous dis que nous sommes morts dans nos vêtements de soldats
Le monde comme une voiture a versé coulé comme un navire
Versailles Entre vous partagez vos apparences d’Empires
Compagnons infernaux, nous savons à la fois souffrir et rire
Il n’y a jamais eu ni la paix ni le mouvement Dada.  »
Louis Aragon, Le Roman inachevé

Un  monde menaçant et menacé : le dadaïsme et la guerre de 1914.

Comme le souligne Stefan Zweig dans son autobiographie, Le Monde d’hier, la guerre de 1914 éclate comme un coup de tonnerre dans un ciel d’été. L’Europe vit une époque de relative sécurité libérale et rien ne laisse entrevoir la rapidité et la violence du cataclysme. Si les poètes et les peintres expressionnistes annoncent dans leurs oeuvres (les poèmes de Georg Heym, les toiles de Franz Marc) que la guerre pourrait bien être l’aboutissement des conflits d’impérialismes allemands et français, ils font figure d’exceptions.  Les écrivains d’alors s’attachent plutôt à la représentation des fastes de la vie bourgeoise et magnifient sa décadence (Stefan Zweig, Thomas Mann), les plus critiques cherchent dans le naturalisme hérité de Zola et d’Ibsen le moyen de faire de la littérature, du théâtre comme de la peinture, l’expression de contradictions sociales qui vont s’accentuant. La Belle Époque est un mythe aussi vivant à Vienne ou à Paris que dans la capitale prussienne de l’empereur Guillaume II. Par sa situation particulière, son évolution rapide, trépidante, Berlin est peut-être la seule ville d’Europe qui par son pessimisme artistique entrevoit l’apocalypse. La jeunesse d’origine bourgeoise se révolte contre les valeurs impériales, se marginalise, formant une bohème artistique (plus riche et politisée à Berlin qu’à Munich) qui, dans les cafés, à travers des poèmes et des gravures, des toiles ou des pièces de théâtre, affirme son angoisse devant le monde à venir. Mais avec sa foi dans les idéaux humanitaires, dans la capacité d’inventer une réalité nouvelle à partir de l’intériorité, l’expressionnisme exalte le messianisme et l’utopie.  » L’homme est bon  » affirment de nombreux poèmes de l’époque. Et tandis que les menaces s’accumulent, poètes et artistes rêvent d’une fraternisation universelle (Menscheitverbrüderung).

En France, après le rebondissement de l’affaire Dreyfus, après les charmes et l’agitation de l’Exposition universelle, la vague de l’anticléricalisme, la jeunesse est plus divisée qu’en Allemagne, attirée à la fois par une vague de xénophobie, par le nationalisme ( Charles Maurras, Maurice Barrès), la croyance au progrès social (Jean Jaurés, Anatole France). La balle qui traverse le café du Croissant, tuant Jaurès, ne suffit pas à laisser présager le drame. Juillet 1914 résonne des tangos et des parades militaires. C’est alors que toute une génération va se retrouver bien vite transformée en  » ombres bleues « .

Attitude des socialistes allemands et français

Alors que l’ Internationale socialiste semble considérer la guerre comme à jamais impossible, il suffira de quelques jours, de quelques semaines, pour que se dessine de part et d’autre l’ « union sacrée ». Le manifeste du congrès de Bâle (novembre 1912) met en garde les gouvernements contre la tentation de l’impérialisme et de la guerre. Karl Liebknecht et Rosa Luxembourg ont préconisé en pareil cas, la grève générale. Le 2 août 1914, la direction des syndicats allemands considère pourtant la guerre comme inévitable. Le 4 août, les armées allemandes pénètrent en Belgique et la social-démocratie allemande vote unanimement les crédits de guerre. Le député socialiste Karl Liebknecht, lui-même, a cédé dans un premier temps. Il faudra attendre le 2 décembre 1914 pour qu’une fraction de la gauche socialiste se reprenne et que Liebknecht les refuse, le 20 mars 1915. En France, aussi désorientés que leurs camarades allemands, les socialistes vont trahir l’idéal de leur jeunesse et reprendront les mêmes slogans cocardiers.

Attitude des intellectuels

Dès le 22 septembre 1914, le Journal de Genève commence la publication d’articles de Romain Rolland qui se déclare  » au-dessus de la mêlée « . Autour de lui se regroupent bien vite tous les opposants à la guerre. Henri Guilbeaux qui va diriger à Genève la revue pacifiste Demain, Marcel Martinet, poète prolétarien, auteur d’un poème « A nos frères inconnus les poètes allemands » et plus tard condamné à mort par contumace, Yvan Goll, expressionniste lorrain, qui considère la France et l’Allemagne comme ses deux patries spirituelles, le poète Pierre Jean Jouve. Ils sont rejoints en Suisse par un certain nombre d’intellectuels et d’artistes comme René Schickele, Alsacien, qui au déclenchement des hostilités a failli être arrêté comme espion par les Français et les Allemands, le philosophe Ernst Bloch y écrit L’Esprit de l’utopie . Bien vite la Suisse, Zurich en particulier, devient le point de ralliement de tous ceux qui refusent de céder à la haine patriotique, ou croient encore à l’ombre d’une humanité.

Pourtant, dans la majeure partie, les intellectuels, les écrivains, les artistes sont gagnés à la fièvre nationaliste. Si les écrivains Heinrich Mann, Hermann Hesse, Franz Pfemfert, Leonhard Frank condamnent la guerre, celle-ci rallie les suffrages d’une large partie de l’intelligentsia. Deux mois après le début des hostilités, alors que la ville de Louvain est  saccagée par les troupes allemandes, que les ruines se multiplient, paraît le célèbre « Appel aux nations civilisées », plus connu sous le nom de « Manifeste des 93, signé de cinquante huit professeurs d’université allemands et des plus éminents représentants de la vie artistique et littéraire. Tous réfutent les accusations contre l’Allemagne, célèbrent dans la guerre « une juste et bonne cause » et rendent hommage à l’empereur. Thomas Mann lui-même dans son essai Frédéric et la grande coalition  célèbre dans la guerre l’élément « héroïque » et « démoniaque de l’âme allemande », s’opposant à son frère Heinrich, admirateur de Zola, dont il tente par la suite de réfuter les critiques dans les Considérations d’un apolitique.

Comme l’Internationale socialiste, l’Internationale artistique est en miettes. Les artistes russes de Munich (ainsi Vassily Kandinsky) vont rentrer en Russie. Le poète belge Emile Verhaeren, idolâtré par la jeunesse allemande, cède lui-aussi au nationalisme. Maurice Barrès appelle à la reconquête de l’Alsace et de la Lorraine. Rejoignant les futuristes italiens, Guillaume Apollinaire s’écrie en toute inconscience :  » Ah Dieu ! que la guerre est jolie ».

Le bilan de la guerre, envisagé du seul point de vue des artistes et des écrivains, est accablant : Blaise Cendrars a la main tranchée, Apollinaire ne survivra guère à sa blessure à la tête, Joë Bousquet reste paralysé. Charles Péguy, Henri Gaudier-Brezska et Alain Fournier trouvent la mort de même que, du côté allemand, les poètes Gerritt Engelke, Walter Ferl, les écrivains Alfred Lichstenstein, Wilhelm Runge, Ernst Stadler, August Stramm, les peintres Franz Marc et August Macke. Que dire de tous ceux qu’elle blessera à jamais, comme le peintre Oskar Kokoschka, grièvement atteint à la tête, ou détruira moralement, comme le poète autrichien Georg Trakl ?

C’est dans ce contexte dramatique et historiquement déterminé que va naître le mouvement dada. Même si l’on peut déceler dans d’autres pays, en particulier en Italie avec les futuristes, des manifestations assez proches du mouvement, Dada reste inséparable de la Première Guerre mondiale et des attitudes qu’un certain nombre d’artistes européens, et pas seulement allemands, ont adoptées à son égard. Si l’expressionnisme a constitué l’expression la plus collective et la plus cohérente de la révolte de la jeunesse allemande contre le système impérial, Dada ne fut que le cri de révolte d’une partie de la jeunesse hostile à la guerre. Sous son influence l’expressionnisme se transforme parfois en activisme (Ernst Bloch, Franz Pfemfert, Kurt Hiller) ou en messianisme révolutionnaire (Ernst Toller). Les artistes, les poètes qu’il a marqués deviennent des pacifistes ou des révolutionnaires. Dada, lui, ne trouvera dans un premier temps à opposer à cette guerre que sa violence, sa révolte brutale, son nihilisme. Il fait du non-sens d’une époque son emblème et s’interroge, comme Theodor Adorno le fera plus tard, s’il est possible d’écrire des poèmes après Auschwitz, sur le sens d’une époque, d’une culture, d’une conception de de l’art qui, dans un camp comme dans l’autre, ont permis qu’un soldat de vingt ans plonge dans le ventre d’un autre une baïonnette avec le sentiment d’accomplir une mission sacrée.

Les dadaïstes : une confrérie hétéroclite.

On peut trouver sans difficulté des tendances et manifestations dada dans un passé
proche ou lointain, sans être pour autant obligé d’utiliser le terme « Dada » [...]
Mais c’est d’une et une seule de ces manifestations qu’est né un mouvement
par cette alchimie des personnalités et des idées.
Hans Richter

Qui sont les premiers dadaïstes ? Des artistes, des poètes, des écrivains, que seuls le hasard et la guerre vont amener à se rencontrer. De sorte qu’il est aussi difficile de préciser la naissance du mouvement dada que de lui reconnaître un seul ancêtre. Raoul Haussmann affirmera dans le Courrier dada de 1958 avoir rencontré le dadaïsme dès 1915. Des historiens de l’art estiment que Francis Picabia, dès 1913, en a créé les prémisses. Certains historiens américains le font commencer à New York, avant Zurich, en 1916. Naum Gabo considère plusieurs oeuvres russes comme anticipatrices du dadaïsme allemand. Il est vrai que les futuristes italiens, dès 1905, ont publié des manifestes usant d’une typographie très proche de celle de Dada. sans parler d’Alfred Jarry ou d’Apollinaire qui, à leur manière, annoncent aussi sa sensibilité. Ni école ni groupe structuré, Dada est avant tout la rencontre éphémère de personnalités souvent antagonistes qui ont en commun la révolte contre la guerre et la fréquentation des mêmes cafés de Zurich.

Jean-Michel PALMIER

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Marcel Janco -Le  Cabaret Voltaire – 1916

Paris-Moscou : le Boomerang.

Lundi 18 janvier 2010

Article paru dans Les Nouvelles Littéraires N° 2689 du 31 mai au 7 juin 1979.

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CLARTE numéro 66 paru le 01/10/1924
Contenu : HENRI BARBUSSE – MAYAKOVSKI – PARIJANINE – MARCEL FOURRIER – EDOUARD BERTH – STEFAN ZWEIG – S. NEARING – A. DERIGON – G. MICHAEL – ALBERT DURER – GEORGES GROSZ – MELA MUTER – MICHEL ADLEN ET HUGO CELLER.

1923-1932 Un rendez-vous presque manqué.

Berlin-Moscou deviendra, en fait, l’axe d’une avant-garde qui avait eu précédemment Paris pour foyer.

La guerre de 1914 et la révolution d’Octobre vont rompre les liens qui relient les capitales artistiques entre elles, les hommes et les idées. L’humanisme libéral n’a pas résisté aux gaz d’Ypres, à la boue et au sang des tranchées. La révolution d’Octobre fait figure d’ouragan, de cataclysme. Elle horrifie, enthousiasme, consterne. Si en Allemagne de nombreux artistes la saluent comme l’aube d’un monde nouveau, en France c’est surtout le destin de l’emprunt russe qui suscite les sentiments les plus vifs. Kandinsky et les Russes qui vivaient à Munich ou Berlin sont retournés à Moscou où ils prendront part à l’enthousiasme révolutionnaire au moins passagèrement. A Paris aussi, les peintres ont vu leur destin transformé. certains sont rentrés, d’autres ont été enrôlés dans les armées alliées, d’autres encore demeurent en France, plus pauvres, faute de recevoir des subsides (Soutine, Archipenko, Chterenberg, Zadkine, Lipchitz pour ne citer que quelques noms). Assurément, ce sont eux qui vont le plus contribuer à maintenir en pleine guerre les rapports et les échanges culturels entre les deux pays. Les discussions sur le cubisme continuent parmi les amis de Picasso, de Larionov et de Gontcharova. Au début des années vingt, plusieurs artistes russes viennent s’ajouter à la traditionnelle bohème russe : Chagall, Pougny, Terechkovitch, Mané-Katz.

D’autres figures apparaissent : des peintres tels que Kakabadze, Goudiachvili, Kikodze auxquels le gouvernement géorgien a offert des bourses d’études; des Arméniens comme  Kotchnar qui exposeront en 1930 avec le groupe Art concret et constitueront en 1927 l’Union des peintres arméniens de Paris. Des amitiés nouées avant la guerre se renforcent : ainsi Léger et Exter qui s’installent définitivement à Paris en 1924. En 1925 et 1926, elle enseignera l’abstraction géométrique à l’académie d’art moderne et expose, en 1923, à la galerie Paul Guillaume, les décors et les costumes exécutés pour le théâtre Kamierny.

A présent, des novateurs

Mais le regard que ces peintres jettent sur l’art en France n’est plus le même : jadis enthousiasmés par l’avant-garde, ils sont à présent les novateurs. Zdanevitch qui séjourne à Paris depuis 1921 devient secrétaire de l’Union des artistes russes de Paris. C’est grâce à lui que seront organisées des conférences qui feront connaître Klebnikov et le futurisme russe. En 1925, se tient à Paris l’Exposition des arts décoratifs sur l’esplanade des Invalides. Le pavillon soviétique, entièrement construit en bois par des charpentiers de Paris, sous la direction de Melnikov présente un certain nombre d’oeuvres soviétiques d’avant-garde. On peut y voir le club ouvrier de Rodchenko, la salle de lecture de Lavinsky, mais aussi les fameuses affiches réalisées par Maïakovski pour la Rosta. Pourtant ces oeuvres ne semblent pas avoir suffi à éveiller un réel intérêt pour les artistes soviétiques, dans la presse ou ailleurs. Le correspondant de l’Illustrationqui séjourne à Moscou parle des toiles futuristes avec une complète incompréhension. On se débat toujours avec les deux images de la Russie acceptées en France : la Russie mythique, intemporelle, héritée des romans et celle des peintres de la Ruche. Soutine, avec sa pauvreté, son délabrement, est devenu presque une légende vivante. Rares sont ceux qui connaissent vraiment le nouvel art soviétique. Ehrenbourg lui consacre des articles en 1921 dans l’Amour de l’art . Maurice Raynal évoque dans l’Intransigeant la grande exposition de l’art russe qui s’est tenue à Berlin. Il souhaite sa venue en France pour que l’on comprenne ce que signifie le constructivvisme de Tatline. Waldemar George parle de Gabo et Pevsner. André Salmon, en 1928, essaye de faire connaître de manière plus complète le renouveau de l’art qui a suivi la Révolution. Pourtant la plupart des critiques français en sont restés à Benoît au Monde l’art. La révolution d’Octobre ne semble pas avoir existé pour eux.

Sans doute cette ignorance de la réalité  nouvelle s’explique -t- elle en partie par l’isolement dans lequel les artistes russes sont restés pendant plusieurs années, mais il faut surtout tenir compte de l’hostilité que l’on porte à l’Union soviétique que l’on connaît mal. Les informations circulent peu. Alexis Tolstoï, le futur « comte rouge  » raconte cette anecdote plaisante : à Paris, il rencontre un intellectuel progressiste qui lui dit, ému :  » En France, on déteste tellement votre pays que l’on a même fait courir la fausse nouvelle de votre mort !« . Alexis ou Léon, l’essentiel était qu’il s’appela Tolstoï … La plupart des nouvelles et des images que l’on a de l’URSS viennent des émigrés. Aussi les légendes se forgent-elles vite : Alexis Tolstoï se demandait déjà en 1917 si on allait égorger les intellectuels. Bounine, l’un des plus grands écrivains réalistes russes, émigré en France raconte comment les moujiks ivres crèvent les yeux des chevaux. Les articles d’Ehrenbourg qui ne cesse de voyager entre Moscou-Paris-Berlin ne suffisent pas à mieux faire connaître la réalité soviétique.

La bohème artistique de Montparnasse, et surtout son caractère internationaliste a disparu. Russes et soviétiques se regardent avec méfiance. On s’indigne de ce que Blok, poète symboliste et religieux, ait osé placer à la tête des soldats des soviets, dans son poème les Douze, un Christ invisible, inaccessible, couronné de roses blanches. Il est vrai que cette présence est bien encombrante, même pour les bolcheviks. On reproche aussi à Alexis Tolstoï d’avoir émigré avec un passeport soviétique. Pourtant certains artistes, en France, affirment leurs sympathie pour la Révolution. Picasso déclare que sa place est là-bas et non dans la France de Millerand, Albert Gleizes réalise un panneau décoratif pour une gare de Moscou, Léger veut aller travailler dans un théâtre de Moscou. André Salmon écrit un poème à la gloire du peuple russe.

La nationalisation des femmes

Ceux qui manifestent le plus d’intérêt à l’égard des citoyens soviétiques, ce sont assurément les policiers. Présenter un passeport soviétique à une frontière française (entre autres) provoque toujours un certain effet. Les écrivains soviétiques qui veulent alors venir en France l’apprennent à leurs dépens. Ehrenbourg a du mal à obtenir un visa. A Paris, il contemple mélancoliquement les affiches qui montrent un homme, un couteau entre les dents… On l’expulsera peu de temps après son arrivée vers la Belgique, bien qu’il ait habité déjà Paris avant 1917. Quand Maïakovski vient pour la première fois à Paris en 1922, on l’interroge sur l’aspect physique de Lénine et sur la « nationalisation des femmes « . Comme Essenine il sera expulsé par la police sur ordre de la Préfecture. Il n’obtiendra un visa qu’après que l’on ait établi qu’en dehors du mot « jambon », il ne connaissait aucun mot français et ne pouvait être dangereux comme propagandiste. Lorsqu’il séjourne à Paris en 1925 lors de l’Exposition des arts décoratifs, il est systématiquement filé par la police. Quant à Eisenstein, s’il peut s’entretenir à Paris avec son futur exégète Jean Mitry, il ne pourra pas faire de conférence à la Sorbonne.

La situation au sein des milieux progressistes est bien sûr meilleure sans pour autant être vraiment brillante. En Allemagne, l’opposition contre la guerre de 1914 a conduit beaucoup d’intellectuels non seulement à saluer avec enthousiasme la révolution d’Octobre, mais à adhérer au communisme ou à en devenir les compagnons de route. En France, ce fut rarement le cas. Romain Rolland et Henri Barbusse ont accueilli favorablement la révolution russe, mais leurs attitudes demeurent ambiguës. Romain Rolland n’abandonne guère ses idéaux abstraits. L’ »Au-dessus de la mêlée  » devient l’ »Au-dessus de la politique  » et il est en désaccord avec le groupe de jeunes intellectuels rassemblés autour de Clarté. Barbusse lui-même se tient à l’écart de l’engagement de Vaillant-Couturier, Marcel Fourrier, Jean Bernier. Pourtant, sous l’influence de Vaillant-Couturier, notamment, la revue accordera une place assez grande à la Russie des soviets. Mais en fait, il n’y a guère qu’autour de Clartéque l’on sache vraiment ce qui se passe en URSS. Plusieurs textes de Gorki sont publiés, de même que la présentation de la collection Littérature internationale. L’échange de lettres entre Gorki et Romain Rolland se poursuit en dépit des divergences et des reproches qu’il adresse à la révolution d’Octobre, au nom d’exigences tolstoïennes. Par ailleurs, Clartés’intéresse peu aux mouvements d’avant-garde. On discute de Barrès, d’Anatole France  plus que de dadaïsme et de constructivisme. Il faudra attendre la jonction avec les surréalistes après 1924 pour que certains problèmes débattus en URSS ou en Allemagne soient posés : rôle de l’intellectuel par rapport à l’engagement politique, lien avec le prolétariat, rapports entre l’art d’avant-garde et la révolution, etc . C’est par Clartéet son collaborateur Souvarine que Breton entrera en contact avec le marxisme et l’URSS. Mais au sein de ce groupe assez hétéroclite, où dans une même  génération voisinent encore Aragon, Drieu la Rochelle, Marcel martinet, Vaillant-Couturier, Jean Bernier, on apprécie peu le Parti communiste soviétique. Lorsque celui-ci fait l’éloge d’Anatole France, Aragon n’hésite pas à parler de « Moscou la gâteuse  » et Jean Bernier le lui reproche dans une lettre publiée dans Clarté. Aragon répond par une autre lettre (25 novembre 1924) :  » La révolution russe, vous ne m’empêchez pas de hausser les épaules. A l’échelle des idées, c’est au plus une vague crise ministérielle.« 

Des surréalistes oppositionnels

Qui s’intéresse donc à l’avant-garde soviétique hormis quelques peintres et quelques critiques d’art ? Breton a commenté dans sa revue surréaliste, en octobre 1925, le livre de Trotski sur Lénine. Il affirme même que le groupe surréaliste n’avait rien contre la révolution russe et le Parti communiste. En décembre, Lounatcharski publiera même dans Clartéun article élogieux sur le travail des surréalistes. Mais tout se compliquera après la condamnation de Trotski : marqués par Souvarine, c’est justement en  » trotskystes oppositionnels  » que se définissent une bonne partie des surréalistes politisés et des intellectuels de Clarté. Assurément, toutes ces discussions que l’on reconstitue patiemment aujourd’hui ne peuvent se comprendre sans référence à la révolution d’Octobre. C’est elle qui marque malgré tout, de manière définitive Martinet, Lefèvre, Fourrier, Bernier, Aragon, Breton, Naville, Clastres, même si les rapports avec les écrivains soviétiques – en dehors de Gorki – restent limités.

L’avant-garde soviétique a-t-elle, comme en Allemagne, suscité en France des formes d’art nouvelles ? Au moment où s’affirment le futurisme, le suprématisme, le constructivisme, on assiste en France, dans le domaine des arts plastiques, à un retour à l’ordre. Rodchenko visitant les expositions parisiennes ne cache pas sa déception. Au moment où les artistes soviétiques tentent de traduire les expérimentations formelles de l’avant-garde en réalisations pratiques pour le prolétariat, on ne parle à paris que d’arts déco . Pourtant un certain nombre d’architectes vont prendre conscience de la richesse des recherches de l’avant-garde soviétique. Dès 1924, Le Corbusier est en rapport avec l’AS-NOVA. Tony Garnier est membre des « Amis de l’Union soviétique » et le fonctionnalisme russe commence à marquer les architectes français. Le Corbusier construira des maisons ouvrières en s’inspirant des idées des architectes soviétiques. Il bâtit à Moscou des coopératives et rencontre, en 1928, Ginzburg et les frères Vesnine. André Lurçat travaille lui aussi en URSS. Les voyages accomplis par les intellectuels français en « Russie soviétique » sont aussi passionnels que contradictoires. Avant Gide ce sont Luc Durtain, Henri Barbusse, Georges Duhamel, Pierre Naville, Philippe Soupault, Louis Aragon qui s’y rendent. Si, en URSS, on traduit beaucoup d’oeuvres françaises, seules quelques rares revues comme Europe font connaître la jeune littérature soviétique. Sans atteindre une réelle extension, on voit même se développer certaines expériences inspirées du Proletkult. Marcel martinet, développe le concept de culture prolétarienne, Eugène Dabit fonde une école populiste, Henri Poulaille, un courant de littérature ouvrière. Dans le théâtre aussi, l’effet est sensible : la Scène ouvrière, dont la vie sera courte, développe un style de théâtre prolétarien voisin de l’Agitprop allemand.

En fait, l’épicentre de ce gigantesque séisme qui pousse, l’un contre l’autre, l’art et la révolution est à Berlin et non à Paris. C’est autour des dadaïstes, que Tatline et Rodchenko trouvent des disciples, c’est au sein de l’avant-garde allemande que els recherches formelles de Malevitch, de Lissitsky sont comprises et surtout que prend vie le rêve d’un art révolutionnaire et d’une révolution artistique avant de finir sous l’étiquette de  » bolchevisme culturel  » à l’époque des nazis. Berlin-Moscou : c’est l’axe principal de cette avant-garde qui eut avant 1914 Paris comme foyer . Mais si l’on connaît mal l’avant-garde soviétique, on connaît tout aussi peu, à l’époque, l’avant-garde allemande. Quelque chose s’est brisé, que l’on ne parvient plus à renouer. C’est encore Aragon qui s’ écrie :

 » Je vous dis que nous sommes morts dans nos vêtements de soldats
Le monde comme une voiture a versé coulé comme un navire
Versailles Entre vous partagez vos apparences d’empires
Compagnons infernaux nous savons à la fois souffrir et rire
Il n’y a jamais eu ni la paix ni le Mouvement Dada « 

Jean-Michel PALMIER

Gunter Grass; Atelier des métamorphoses.

Samedi 16 janvier 2010

Article paru dans Les Nouvelles Littéraires N° 2677 du 8 au 15 mars 1979 

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L’ homme de tous les jours, avec ses petites lunettes et son burin.

On publie en France tellement de mauvais livres d’entretiens que l’on oublie tout ce qu’ils peuvent apporter : un corps à corps entre un auteur et un lecteur privilégié, une aventure quotidienne, un parcours à travers la vie, l’écrit et le rêve qui ne se réduit pas à un simple montage d’interviews. Nicole Casanova, interrogeant Gunter Grass, est plus qu’une lectrice privilégiée: son attention, sa passion pour la littérature allemande, son intelligence et sa sensibilité permettent au livre d’avoir ce relief et cette dimension rares.

Gunter Grass est avec Heinrich Böll, l’auteur allemand le plus représentatif d’une certaine vision esthétique et politique du monde. Même s’il se distingue de Böll en se qualifiant de « démocrate social », ils ont en commun une époque et des ruines. Chaque roman de Grass, qu’il s’agisse du Tambour ou des Années de chien  fut un succès et un scandale. On lui reproche son obscénité, la violence de sa langue, l’épique échevelé de ses histoires. Mais Gunter Grass, c’est avant tout une sensibilité, un mélange de tendresse, de romantisme, de dureté, d’ironie qui éclatent à chaque page de ce remarquable portrait.

Réparateur d’angelots baroques

Allant de villes en villes pour y lire des passages de son dernier roman Le Turbot, il a été observé, suivi, filmé mentalement par Nicole Casanova qui, à chaque étape, lui pose de nouvelles questions. Elle l’interroge avec sympathie, étonnement, ironie sans jamais chercher à interpréter unilatéralement ses propos ou à forcer ses secrets, ses pudeurs. Grass dit peu de choses sur son rapport aux femmes, même s’il parle de sa mère, peu de choses sur sa conception de l’engagement littéraire : il préfère se définir comme sismographe. Il escamote Marx et Freud, mais parle de son enfance, du milieu travailleur et pauvre d’où il vient, de sa ville, Dantzig, qui ne cesse de ressurgir dans son oeuvre et dans ses rêves. Il évoque son passage dans la jeunesse hitlérienne, son travail dans les mines, ses vagabondages en auto-stop en Italie, son désir de devenir un artiste…

Si les romans de Grass l’ont fait connaître dans le monde entier, on ignore souvent qu’il étudia la sculpture à Düsseldorf, qu’il reçut ses premières fortes impressions esthétiques des oeuvres vitupérées par les nazis : Barlach, Beckmann, l’Expressionnisme en général, qu’il travailla d’abord comme sculpteur de pierres tombales, réparateur d’angelots baroques abîmés par les bombes et que c’est en vivant à Paris qu’il se tourna vraiment vers la littérature.

Le sculpteur a été éclipsé par le romancier et le poète. Mais Grass ne renonce pas à reprendre la sculpture. Il se déclare relativement jeune. Il n’a que cinquante ans. Le graveur, lui, donne la main au poète. Etranges gravures et étranges thèmes: une petite main tordue, des champignons phalliques, une femme avec une aiguille entre les jambes, ce turbot, dont la mémoire et la magie, au fil de son roman, remontent le cours des millénaires, des arêtes de poisson, vestiges d’un repas qu’il contemple en silence, après le départ de ses amis et qu’il grave au burin avant de faire la vaisselle.

Etrange homme et étrange sensibilité aussi. Chaleureux, parfois naïf, honnête, émouvant. Il affirme sa foi dans la littérature allemande, qu’elle soit écrite à l’Est ou à l’Ouest et rappelle ce que fut en Allemagne le rôle du Groupe 47, de cette littérature d’après-guerre qui avait devant elle un champ de ruines, un passé obsédant, un futur incertain. Qu’elle l’interroge à une halte entre deux lectures, qu’elle le suive dans son atelier, qu’elle l’écoute parler au téléphone à sa soeur ou répondre à des questions d’étudiants, Nicole Casanova tente de nous le montrer sur le vif. Célèbre, adulé, il est mal dans sa peau dans ce personnage de « grand écrivain « . Il préfère se manifester sous d’autres apparences : l’homme de tous les jours, patriarche d’une nombreuse famille, l’artisan qui discute sur les instruments qu’il utilise pour graver une minuscule plaque de cuivre avec le sérieux, la précision d’un vieil ouvrier qui aime le travail bien fait.

Mal à l’aise dans sa célébrité

La politique, l’art, l’esthétique, la littérature sont brassés à travers ces séries de questions. Il y répond simplement, avec hésitation, se rappelant sans cesse qu’il se définit comme un autodidacte dont le premier roman était encore plein de fautes d’ortographe. Témoin et non prophète, observateur et non juge, il se défie des idéologies et contemple le monde avec la même attention que sa plaque de cuivre, son turbot qui parle, de l’âge de pierre jusqu’à nos jours. L’humour est pour lui l’autre nom du désespoir. Dans les années à venir, il prévoit  des catastrophes et veut décrire l’enfer, les cercles de notre enfer.

Nicole Casanova compare avec justesse son oeuvre à une mine : on y accède par différentes galeries. Que l’on emprunte celle de la gravure, de la sculpture, du roman ou de la poésie, toutes conduisent vers le même coeur: cet homme aux petites lunettes cerclées de fer, qui travaille debout à sa machine à écrire, sur un pupitre, qui se promène dans les rues de Berlin, où il vit, à l’écart des modes et des courants, mal à l’aise dans sa célébrité, mais heureux d’être lu et d’être aimé.

Jean-Michel PALMIER

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