De l’anti-art à l’art.
Hannah Höch, Dada-Rundschau, 1919
« La destruction de l’art par des moyens artistiques ne signifie rien d’autre que détruire l’art pour en construire un autre ». Hans Richter
Dada n’avait aucun programme. Si les oeuvres futuristes sont la consécration de principes formalisés et énoncés dans les manifestes, les oeuvres dadaïstes « se veulent de simples moyens artistiques » pour atteindre la destruction de l’art par lui-même. A lire les compte-rendus des manifestations dadaïstes ou les textes des dadaïstes., il n’est pas toujours très facile d’établir si c’est l’art qui est attaqué ou si c’est un certain type de civilisation avec ses idéaux ou ses valeurs qui est mis en question. Sans doute, comme nous l’avons esquissé, est-il très difficile, si l’on excepte certaines personnalités du mouvement berlinois, de voir dans le dadaïsme un mouvement réellement révolutionnaire au sens politique. Son idéologie est certes négatrice, destructrice, anarchiste, nihiliste mais aussi tellement confuse. Dada fut beaucoup plus une riposte à une situation historique, sociale, politique qu’à une phase précise de l’histoire de l’art. Et même lorsque Dada semble ne parler que de l’art, il vise aussi autre chose : une certaine idée de l’ordre, du rationnel, de la logique, une certaine conception de la morale, une certaine image de la société et du bon sens. Et c’est d’emblée cette position agressive à l’égard de l’art qui le sépare des autres avant-gardes. Les critiques à son égard sont d’autant plus exacerbées qu’il refuse, dès cette époque, toute intégration dans un chapitre de l ’art moderne. Qu’elles ne soient pas toujours justes et justifiées, c’est ce dont témoignent aussi bien l’histoire du mouvement, ses origines et ses productions. Raillant l’expressionnisme, Dada en garde la trace, ne serait-ce que par son attitude hostile à la guerre. Kurt Schwitters est proche du Sturm et la sensibilité expressionniste avec son messianisme et son pathos humanitaire survit dans toute l’oeuvre de Hans Arp. Dada considère le futurisme comme une affaire purement italienne. Il emprunte pourtant d’innombrables éléments dans ses manifestations, son rapport au public, son goût pour la provocation, sa destruction du langage et des formes. Quant au cubisme, que Dada trouve souvent dépassé et ennuyeux, il est facile de montrer ce que les « tableaux-objets » dadaïstes lui doivent.
Mais Dada refuse de se situer concrètement dans un univers de formes ou une nouvelle sensibilité. Il veut demeurer au stade de la négation et de la provocation pure. Tzara le répète en 1919 dans sa « proclamation sans prétention : l’art s’endort. Art, mot perroquet, remplacé par Dada. L’art a besoin d’une opération. L’art est une prétention chauffée à la timidité du bassin urinaire, l’hystérie née dans l’atelier ».
Sans doute est-il difficile d’unir sous la même bannière le nihilisme parfois assez cynique de Tzara et l’idéalisme quasi religieux d’ un Hugo Ball. Mais c’est néanmoins ce refus de toute positivité qui donnera son empreinte au mouvement et décidera de sa fantastique richesse. La sécheresse des compte-rendus d’expositions ou des manifestations dadaïstes ne donne qu’une faible idée du génie qu’il fallait avoir à l’époque pour inventer toutes ces provocations. Et ce sont ce génie de la provocation, cette gaieté communicative, cette fantastique jeunesse qui nous touchent peut-être le plus dans ce mouvement.
Seulement, comme l’a bien montré Theodor Adorno, aucune oeuvre ne peut échapper au musée. Tout anti-art devient un nouveau chapitre de l’histoire de l’art et Dada lui-même n’a pu y échapper. Pour détruire l’art, il utilise des « moyens artistiques » et ces « moyens artistiques » sont devenus à leur tour des oeuvres. Dada, à sa manière, illustre l’impossibilité d’échapper à l’art. Par les collages, les papiers-collés, par la mise à contribution du hasard, Dada veut nier la notion d’oeuvre. Pourtant celles-ci sont souvent d’une grande beauté, tout comme les bois peints d’Arp. Et les « tableaux-objets » de Schwitters, avec leur fantaisie, sont toujours des tableaux. Sans doute, toutes les proclamations anti-art de Dada sont-elles sincères. Et les créateurs les plus radicaux de l’anti-art (Eggeling, Richter, Picabia, Duchamp, Arp, Janco) sont devenus les précurseurs de nouveaux courants artistiques qui marquent toujours l’époque et la sensibilité contemporaines. Par ailleurs, il serait facile de montrer que, même chez les plus grands représentants du mouvement dada, même lorsqu’ils en épousent à peu près toutes les idées, se dissimulent aussi une réelle positivité. Nul n’a peut être été aussi loin dans la négation de l’oeuvre d’art que Marcel Duchamp. Nul n’a si brillamment revendiqué la participation du hasard à la genèse de l’oeuvre. Mais s’il emploie des stratagèmes artistiques inhabituels, il témoigne sans cesse d’une éblouissante technique. Il suffit d’examiner la précision de sa grande peinture sur verre La mariée mise à nu par ses célibataires, même et son utilisation de la poussière comme élément colorant d’une partie de l’oeuvre pour s’en convaincre.
A l’opposé, il faudrait citer Max Ernst qui, avec une méthode créatrice bien différente de celle de Duchamp, retrouve la même positivité.
Comment qualifier les collages de Max Ernst d’ »anti-art »? Même s’ils témoignent de moyens et de techniques inhabituels, ils suscitent un sentiment d’inquiétante étrangeté et de merveilleux qui annonce déjà le surréalisme. Et le fait que Max Ernst ait pu être rattaché au surréalisme sans modifier son style, montre bien qu’il y a chez certains dadaïstes une positivité qui est la négation même de l’ »anti-art ».
C’est d’ailleurs à ce niveau qu’il faudrait comprendre, au-delà des querelles historiques et des oppositions de personnes, le passage du dadaïsme au surréalisme. Si le surréalisme recueille l’héritage d’un certain nombre d’inventions dadaïstes – de la provocation à l’écriture automatique en passant par le collage, le détournement de l’objet, l’onirisme, etc. – il s’écartera dès sa naissance de l’aspect nihiliste de dada, trop lié à un contexte historique, pour revendiquer d’emblée une certaine positivité. S’il admire dans le mouvement dada, son défi à la logique, son culte de la spontanéité, son caractère international, Breton estimera bien vite, que le nihilisme de Dada ne pouvait que tourner à la répétition et dans les entretiens qu’il accorde à André Parinaud, en 1952, il ne cache pas son ennui en écoutant pour la énième fois Tristan Tzara et ses amis réciter l’Aventure céleste de M. Antypirine avec leurs cylindres de carton sur la tête : » Le gilet rouge, parfait, mais à condition que derrière lui batte le coeur d’Aloysius Bertrand, de Gérard de Nerval et, derrière eux, ceux de Novalis, de Hölderlin, et derrière eux, bien d’autres encore. »
En dépit de l’apparente unité du dadaïsme français, l’esprit dada n’est probablement représenté que par Tzara, Ribemont-Dessaignes et Picabia. En effet, Breton et Soupault considèrent Les Champs magnétiques comme le premier ouvrage surréaliste et non dadaïste. Les surréalistes revendiqueront Max ernst comme l’un des leurs, et surtout l’esprit de Breton s’accordera mal avec celui de Tzara. Conflit sans doute entre deux personnalités autoritaires, orgueilleuses, mais aussi certitude chez Breton que le Manifeste dada 1918 a trahi ses promesses : les grandes portes qu’il prétendait ouvrir débouchent selon Breton « sur un corridor qui tourne en rond « . La rupture entre le négativité dadaïste et la positivité surréaliste est dès lors inévitable. Les manifestations dadaïstes avec le recul apparaîtront à Breton comme de « pauvres ruses de baraques foraines », des provocations infantiles laborieusement préparées et répétées, des « niaiseries vertigineuses « . Et Breton ne pardonnera jamais à Tzara d’exécrer Baudelaire et Rimbaud.
Pourtant si dada disparaît de la scène historique après 1923, son esprit a survécu en d’innombrables métamorphoses ; aux Etats-Unis, qu’il s’agisse de Néo-Dada (Robert Rauschenberg, Jaspers Johns) du pop’art (Roy Lichtenstein, Claes Oldenburg, Andy Warhol) ou du happening (John Cage), et en Allemagne et aux Etats -Unis le mouvement Fluxus ( Joseph Beuys, George Maciunas) , pour ne citer que les plus importants, en prolongent l’esprit. On n’en finirait pas de montrer tout ce qu’ils doivent à Duchamp et à l’esprit dada. Enfin, même en France, à travers les Nouveaux Réalistes (Tinguely, Hains, Arman, Yves Klein), Ben, le situationnisme ou le post situationnisme, comment ne pas déceler la permanence d’un certain esprit dada ? Si les manifestations dadaïstes zurichoises ressemblent davantage aujourd’hui à des canulars de collégiens, il y a aussi un esprit de révolte absolu, une volonté de rupture, une soif d’authenticité, un immense éclat de rire que nous a légués le mouvement dada et qui, comme un élixir magique, confère à ses représentants, les « vieillards-dada », une éternelle jeunesse.
Jean-Michel PALMIER.
La première aventure céleste de M. Antipyrine
Illustrations de Marcel Janco.