Rock’n Roll pour un Opéra de quat’sous

Entretien avec Hans Peter Cloos paru dans Les Nouvelles Littéraires N°2677 du 8 au 15 mars 1979

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Si Brecht avait 30 ans, présenterait-il sa version de l’Opéra des gueux sur fond d’orgue électrique et de rock’n roll? Aux Bouffes du Nord, Hans Peter Cloos a pris le risque du blasphème.

Assurément, l’oeuvre fut montée en 1928 sous de biens mauvais auspices. jusqu’à la première, qui croyait à la possibilité du succès ? Le théâtre Am Schiffbauerdam n’était guère populaire. Brecht et Weil durent travailler jour et nuit pour achever leur version à partir de l’Opéra des Gueux, de John Gay. Carola Neher dut renoncer au rôle de Polly car son mari, le poète Klabund, agonisait. On se méfiait d’ Harold Paulsen, acteur d’opérettes, à qui avait été confié le rôle de Mackie et même sur l’affiche le nom de la femme de Kurt Weill, Lotte Lenya, l’inoubliable Jenny-des-lupanars, avait été oublié.

Ce fut pourtant un triomphe. Cette oeuvre, plus que toute autre, rendit Brecht qui avait alors une trentaine d’années, mondialement célèbre. Les chansons étaient fredonnées par tout Berlin et laBallade de Mackie faisait rire les bourgeois. Brecht était tellement conscient de l’ambiguïté de ce succès qu’il voulut aiguiser la critique sociale dans le scénario du film que le Nero-film-Gesselschaft se proposait de tirer de la pièce. On connaît l’issue : un conflit entre l’industrie cinématographique et un auteur, un procès qui passionna Berlin et que perdit Brecht. Assurément, la Nero-film voulait faire un film à succès, exploiter la beauté des chansons, et non réaliser une critique sociale. Dans le Roman de Quat’sous, les nouvelles versions des ballades écrites à l’époque d’Hitler, Brecht ne cessera d’enrichir la dimension sociale de son oeuvre, afin de combattre le romantisme de la misère qu’il voyait dans le film de Pabst.

Mais aujoud’hui, que signifie l’Opéra de quat’sous, quand les chansons sont popularisées par les disques, quand laBallade de Mackie est interprétée par Ella Fitzgerald ? Plusieurs mises en scène allemandes ont tenté de préciser le sens de l’Opéra de quat’sousen accentuant une seule dimension : dans la mise en scène de P. Palitzsch (Stuttgart), ce fut réellement un opéra victorien, dans celle de G. Büch (Oberhausen) des mineurs montent sur la scène et chantent l’Internationale, dans celle de J Grossmann et Josef Svoboda (Munich), ce sont des bourgeois qui jouent aux mendiants. La mise en scène de Guy Rétoré au TEP respectait l’ambiguïté de l’oeuvre et restait fidèle à Brecht.

Deux nouvelles mises en scène, celle du Grenier de Toulouse, au théâtre Mogador, et celle de la troupe munichoise Skarabäus, aux Bouffes du Nord nous proposent simultanément deux versions de l’Opéra de Quat’ sous. La mise en scène du Skarabäus accepte le risque du blasphème.

Dans cet entretien, Hans Peter Cloos, metteur en scène su Skarabäus, s’explique sur ses intentions et sa  vision de Brecht.

Avant de fonder le Skarabäus, quel a été votre itinéraire personnel vers le théâtre ?

J’ai d’abord travaillé avec la Mamma de New York. Cette rencontre m’a permis de connaître le théâtre américain des années 60. Là, on parlait moins de théorie de l’identification, de la distanciation, que de travailler avec son corps. Tout cela, bien sûr, venait de Grotowski. Quand je suis revenu en Allemagne, j’ai monté Beckett, Arthur Miller, des pièces qui prolongeaient le climat de l’existentialisme. J’ai voulu fonder ma propre compagnie de théâtre, mais auparavant étudier l’économie politique. J’ai aussi tenté des expériences de théâtre de rue à Munich et fréquenté l’Otto Falckenberg Schauspielschule. C’est à ce moment là que je me suis vraiment passionné pour Brecht. Je l’ai étudié pendant trois ans. Ensuite, j’ai fondé le collectif Rote Rübe.

Un collectif

Qu’est-ce que cela signifiait pour vous, un travail collectif ?

- C’était fondamental. Nous étions conscients que nos projets, nos désirs, nous ne pouvions les réaliser au sein d’une grande administration théâtrale, avec ses problèmes de pouvoir, sa hiérarchie et cette aliénation qui consiste à séparer la vie privée et le théâtre. Nous étions un groupe qui voulait travailler et vivre ensemble. Pour moi, c’est cela un collectif de théâtre: des gens unis par la passion, le travail, l’affection. Nous avions des références communes. pas seulement Brecht, mais le cinéma, la musique moderne, le rock’n roll. J’ai travaillé sept ans comme metteur en scène dans ce collectif et j’ai écrit des scénarios de films avec Fassbinder et Schlöndorff. Ensuite, est née la troupe du Skarabäus, qui a monté en France et en Allemagne différents spectacles liés aux années 20. C’est ainsi que nous en sommes venus à l’Opéra de quat’sous.

Brecht, en Allemagne comme en France, a été idolâtré puis critiqué. Peter Handke le récuse aujourd’hui comme grossier et simpliste. Il lui préfère Odön von Horvath. Que signifie Brecht pour votre génération ?

- Brecht, c’est une personne que j’ai aimée dès ma jeunesse. Il y a chez lui quelque chose de provocant, de hardi, d’à peu près unique.  Je ne pense pas seulement à ses premières pièces, mais à ses poèmes de jeunesse, en particuliers les Sermons Domestiques .Au lycée, ses poèmes étaient la contrepartie indispensable à Thomas Mann. J’ai été séduit par ce côté anti-bourgeois, mais aussi par tout son itinéraire, sa lucidité, son courage, son exil et son retour à Berlin-Est, son effort pour recréer un théâtre en Allemagne.

Pourtant, vous désapprouvez d’une certaine façon l’interprétation officielle de Brecht et la canonisation de ses mises en scène…

- Bien sûr. Il y a, dans le théâtre de Brecht, une richesse de possibilités, une variété d’interprétations, d’innovations qui surprend toujours. Il faut sortir Brecht du musée. Quel intérêt peut-il y avoir à monter inlassablement la même pièce, dans la même mise en scène? Cela ne n’intéresse pas et je crois que cela  n’intéresse pas non plus le public. Le théâtre de Brecht est étonnamment moderne, et je pense qu’un acteur est toujours heureux d’interpréter les rôles qu’il a créés. On est même plus sensible à ce mélange d’ironie, de poésie, de rêves et de chansons qui donne à certaines de ses pièces une atmosphère si particulière. L’interprétation que donne de Brecht le Berliner Ensemble n’est pas la seule possible. D’ailleurs, en Allemagne démocratique, il n’est même pas possible de monter une pièce comme Die Massnahme.

Dans cette perspective, qu’y-a-t-il de spécifique à votre mise en scène de l’ »Opéra de quat’sous » ? Comment avez-vous cherché à l’actualiser ?

- Nous avons cherché à en faire éclater la richesse, à en révéler les possibilités cachées et à transposer la pièce, aussi. Celle-ci a été montée en 1928, à une époque de chômage, d’inflation, de troubles sociaux. Le théâtre était rempli de hautes idées qui s’élevaient jusqu’au ciel. Brecht a tourné en dérision les clichés de son époque. Il ne s’agit pas de répéter la critique que Brecht a faite de son époque, mais de l’appliquer à la nôtre. C’est pourquoi notre mise en scène de l’Opéra de quat’sous  accorde une grande importance à la subjectivité. L’Allemagne de 1928 s’enthousiasmait pour les cabarets, les orgues de Barbarie, les pianos mécaniques. Aujourd’hui, nous vivons à l’époque du rock and roll, du synthétiseur et de l’orgue électrique. Il faut en tenir compte dans la mise en scène. C’est pourquoi Jürgen Tamchina a fait un travail considérable sur la bande-son. Il a obtenu pour la première fois des héritiers de Brecht l’autorisation de monter l’Opéra de quat’sousavec une bande pré-enregistrée. Mackie Messer est interprété par Tommi Piper, un chanteur de rock and roll allemand et le jeu des autres acteurs, leur personnage, diffèrent considérablement des images traditionnelles : Mr Peachum est interprété par Martin Speer, acteur et auteur du scénario du film de Fleischmann Scènes de chasse en Bavière, par exemple. Les rôles tiennent compte des films noirs américains, des images de vamps , des affiches et des magazines. Quand Polly demande à Mackie : « Vois-tu la lune sur Soho ? sens-tu battre mon coeur, chéri ? », comment ne pas songer aux clichés des films hollywoodiens ?  Tout ce kitsch, il fallait le transposer à notre époque pour que l’oeuvre de Brecht garde sa dimension critique et révolutionnaire en y laissant aussi se déployer le romantisme naïf des romans-photos. Si Brecht avait écrit l’Opéra de quat’sous aujourd’hui, il l’aurait monté autrement qu’en 1928. C’est ce que nous avons voulu faire.

Pourtant, vous vous réclamez des années 20 dans vos recherches. Que signifient-elles pour votre génération ?

- Il faut distinguer deux choses. Tout d’abord, l’aspect théorique. Le nazisme a détruit une masse d’expériences, de tentatives, de théories artistiques extraordinairement riches. C’est ce foisonnement qu’il s’agit de se réapproprier par-delà toutes les nostalgies et les modes rétro. Ensuite, je pense qu’il y a aussi un problème d’identité culturelle, pour nous autres Allemands. Nous devons lutter sur deux fronts : nous débarrasser de la culture fasciste, de son héritage et aussi de l’américanisation qui a suivi la Seconde Guerre mondiale. Il n’ y a pas seulement que l’argent américain qui a été absorbé par l’Allemagne fédérale, mais les valeurs, les films, les images, la musique, les chansons. On nous a doublement volé notre identité culturelle. Le nazisme a perverti la culture et on a eu ensuite des produits fabriqués, importés en guise de nouvelle culture. Je pense que revenir vers les années vingt, c’est renouer un fil brisé : celui de notre identité, c’est aussi retrouver le visage d’une autre Allemagne. Par ailleurs, je crois qu’il existe des analogies assez frappantes entre la situation économique actuelle et certains symptômes des années 20. Quand Brecht écrivait en 1928 :  » D’abord vient la bouffe, ensuite la morale ! », cette phrase est-elle vraiment inactuelle lorsque l’on voit ce qu’est le chômage ?.

Propos recueillis par Jean-Michel PALMIER.

Repères

L’actualité fait converger les intérêts pour Brecht. L’Opéra de quat’sous, mis en scène par Hans Peter Cloos, est donc présenté au théâtre des Bouffes du Nord jusqu’au 28 avril. Maurice Sarrazin en propose une autre version au théâtre Mogador.
Au TEP, Guy Rétoré présente une nouvelle mise en scène de Maître Puntila et son valet Matti. (jusqu’au 14 avril). De leur côté, les Tréteaux du Midi montent à Montpellier La résistible ascension d’Arturo Ui dans une mise en scène de Jacques Echantillon. La mère de Brecht, enfin, est montée par Pierre-Etienne Heymann dans une scénographie de Yannis Kokkos au théâtre Roger Salengro à Lille.

Du côté de l’édition, l’Arche vient de faire paraître le septième volume du théâtre complet de Brecht. Il comprend Antigone, Le Précepteur, Coriolan, Le Procès de Jeanne d’Arc et Tambours et trompettes. C’est plutôt à un pamphlet anti-brechtien que s’est livré Guy Scarpetta dans son Brecht ou le soldat mort (Grasset) : pour lui, Brecht le pervers et le marxiste ne font qu’un.
Les Cahiers de l’Herne, enfin, consacrent un numéro à paraître fin mai à Brecht. Il est dirigé par Bernard Dort et Jean-François Peyret et y collaboreront, entre autres, Lassalle, Vitez, Peter Stein, Reiner Muller, Jacques Rancière, Jean Jourdheuil, Georges Banu….

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