Article paru dans Les Nouvelles Littéraires N° 2668 du 4 au 11 janvier 1979
Georg Grosz les deux faces de Weimar.
L’explosion culturelle de l’Allemagne des années 20 continue de fasciner. Mais les malentendus à son propos sont toujours nombreux.
La République de Weimar ne s’est jamais attiré beaucoup de sympathies. Pour la gauche, communiste ou non, elle n’avait de république que le nom et cachait, sous une prétendue vie républicaine, les mêmes vieilles institutions réactionnaires, ce qui était vrai. Son histoire politique – remarquablement retracée par Gilbert Badia (Histoire de l’Allemagne contemporaine, 2 volumes. Editions sociales.) – fut une série d’échecs : incapacité à instaurer une vie politique réellement démocratique et à arrêter la progression de l’extrême-droite. De la fin de la guerre jusqu’à la montée des nazis au pouvoir, le chômage, l’inflation ne cessèrent de se développer, en même temps que les combats de rue, les attentats, les assassinats politiques.
Le mythe des glorieuses années 2O , bien peu l’ont connu. Pour la plupart – la population allemande notamment – il signifia une effroyable misère. La droite, elle, a toujours eu Weimar en horreur: pour les nazis, la république – appelée péjorativement le système- était synonyme de trahison nationale, de dégénérescence, de bolchevisme. L’étonnante richesse artistique et littéraire que connut l’Allemagne entre les deux guerres n’était à leurs yeux qu’un fatras d’immondices fabriquées par les juifs et les communistes pour souiller l’honneur allemand et altérer son instinct racial. Inutile de dire que cette richesse culturelle – à quelques expressions près – est demeurée, à cette époque, complètement inconnue du public français. La haine de l’Allemagne, le chauvinisme accumulé par plusieurs générations ne laissaient pas la moindre place à un courant de sympathies ou d’échanges, en dehors d’artistes isolés.
Après la guerre, Weimar et sa culture gisaient sous les cendres du IIIème Reich. Les écrivains et les artistes qui les avaient incarnés étaient morts ou en exil. Reinhardt était enterré aux Etats-Unis, Piscator, Eisler, Thomas Mann, Brecht, Döblin en exil à New York et à Hollywood. Benjamin, Toller, Tucholsky et tant d’autres s’étaient suicidés pour ne pas tomber entre les mains de la Gestapo ou par désespoir. Certains, réfugiés en Union soviétique, y avaient été fusillés comme trotskystes. Quant à Benn, il était demeuré en Allemagne et comme beaucoup d’autres – acteurs, réalisateurs, écrivains – suspect de compromission avec le régime nazi.
Ce fut d’abord en Allemagne démocratique où Brecht, Becher, Wolf, Dudow s’étaient installés que l’héritage de Weimar demeure préservé : la politique culturelle de la RDA a fait grand cas de cet vie artistique des années 20-30. et beaucoup d’oeuvres furent rééditées. A l’ Ouest, l’intérêt fut lent à se développer. Ce n’est vraiment qu’à partir de 1950 que l’on a assisté à un regain des études sur la vie artistique de l’Allemagne de Weimar.
Mais il fallut attendre les années 60 pour que cet intérêt s’amplifie. Depuis, il ne cesse de se développer tant en Allemagne qu’en France, aux Etats-Unis et en Angleterre. On voit se multiplier les ouvrages critiques, les rééditions, les colloques et les expositions. Celle organisée par le Conseil de l’Europe l’année dernière à Berlin Tendances des années 20 a attiré vers l’ancienne capitale allemande une foule de visiteurs si importante qu’il fallut envisager un service d’hébergement. L’exposition du centre Beaubourg Paris-Berlin attire un public encore plus grand.
Un boom nostalgique
A lui seul, ce succès est un fait sociologique intéressant. Nostalgie des avant-gardes assassinées ? Goût pour le rétro ? Découverte brutale d’un univers culturel et artistique et si riche qu’il fait souvent ressortir assez cruellement la pauvreté contemporaine ? il est difficile de répondre. Ce ne sont plus seulement des musées, des institutions qui s’attachent à reconstituer cette vie artistique de Weimar mais parfois même, en Allemagne notamment, des groupes d’étudiants. Des auteurs tels que Toller Mühsam, Bredel – sont réédités en fac-similés par des libraires ou des éditeurs de gauche. Les revues de l’Agitprop ou celles du Parti communiste font l’objet d’éditions critiques. Il y a quelques mois, toutes les vitrines berlinoises étaient remplies de photographies de Brecht et d’ouvrages sur son théâtre à l’occasion de son 80ème anniversaire. Zarah Leander reprenait dans le vieuxTheater des Westens ses succès des années 30-40, tandis que le Festival de cinéma projetait les films interdits par la censure hitlérienne.
Pour beaucoup, l’Allemagne de Weimar devient aussi une époque de divine décadenceet on la regarde à travers les yeux de Sally Bowles, la chanteuse de cabaret aux ongles verts, plus qu’à travers l’histoire. Bergman lui-même, dans l’Oeuf du serpent, ne peut se départir de cette masse de clichés. Les fantasmes de l’Ange bleu, la voix de Marlène entrecoupée des hurlements d’Hitler n’ont pas fini de faire rêver.
Jugements sommaires
C’est dans le sillage de cette redécouverte de l’Allemagne de Weimar et de la curieuse fascination qu’elle suscite que s’inscrit l’ouvrage de Walter Laqueur : Weimar. Une histoire culturelle de l’Allemagne des années 20. Fidèle aux lois du genre, ce livre ne cherche pas à développer une problématique. Il ne s’adresse pas à des spécialistes, mais à tous ceux qui, séduits par telle oeuvre ou tel auteur, veulent acquérir quelques connaissances sur ce que fut la réalité de l’Allemagne de Weimar. Il faut reconnaître que l’ouvrage séduit. En neuf chapitres, l’auteur brosse un tableau de l’Allemagne des années 20, à travers sa vie culturelle. Il évoque aussi bien les intellectuels de gauche que ceux de droite, l’avant-garde dans les arts, la situation de l’université, Berlin et ses distractions que l’apocalypse finale. Mais toutes les informations données se réduisent à des évocations rapides, parfois en quelques lignes, de mouvements artistiques d’une extrême complexité.
On cherche désespérément dans son livre le reflet de l’évolution historique, mais elle se réduit à un chapitre initial et s’efface des suivants. Il y a plus grave : même en tenant compte de l’imprécision inévitable d’un volume consacré à un sujet aussi vaste, on est surpris par le nombre impressionnant de jugements rapides, injustifiés, d’informations tronquées ou d’erreurs manifestes qu’il véhicule.
Ernst Bloch est qualifié de « philosophe politique dépourvu d’instinct politique » , « son langage abscons, l’absence de système et de nombreuses contradictions internes en limitaient sérieusement l’attrait et l’accès« . Walter Benjamin en revanche est un grand « métaphysicien ». L’auteur s’étonne que, « lorsqu’ils arrivèrent au pouvoir, les nazis n’arrêtèrent aucun membre de l’Ecole de Francfort « . Il oublie seulement de dire que, dès le 13 avril 1933, Horkheimer fut l’un des premiers membres à être révoqués de l’université de Francfort, qu’en mars, Wittfogel fut interné dans un camp de concentration et que si les autres membres échappèrent à l’arrestation, c’est tout simplement parce qu’ils étaient déjà en exil.
Un digest
De manière aussi paradoxale, il affirme que » peu d’intellectuels non juifs émigrèrent « et semble minimiser la dictature nazie sur les lettres et les arts. « Les pièces expressionnistes étaient du mauvais théâtre. Lorsqu’on en a vu deux ou trois, ont les a toutes vues« , écrit encore Laqueur, alors que l’on cherche justement ce qui est commun à Toller, Kaiser, Sternheim comme auteurs expressionnistes. L’auteur affirme sans rire que « Brecht n’a pas fait école. Ses innovations n’eurent qu’une carrière assez brève et le théâtre épique ne lui survécut pas« . Mais a-t-il lu ses pièces ? Piscator n’est guère mieux traité. Alors que son invention du théâtre épique, son utilisation du cinéma et des projections fixes étaient une véritable révolution dans le théâtre allemand, Laqueur conclut « qu’un metteur en scène recourût à de pareils artifices témoignait à l’évidence de ses insuffisances« . L’exposé qu’il donne de ses théories est un tissu de contre-sens et de propos déplaisants. Le sculpteur et dramaturge expressionniste Ernst Barlach, dont plusieurs sculptures furent saccagées par les nazis, devient un réactionnaire : l’auteur décèle dans son oeuvre une affinité avec le nazisme.
Ce digest de Weimar séduira le grand public. Mais, il fera souvent grincer des dents, et les quelques exemples cités donnent le ton général de l’ouvrage. On pourrait en relever d’innombrables. Les introductions sont utiles. Les fausses synthèses toujours dangereuses. Walter Laqueur est directeur de l’Institut d’histoire contemporaine à Londres, et professeur à l’université de Tel-Aviv. Le prière d’insérer du livre affirme que ses ouvrages « ont été unanimement loués et traduits dans le monde entier ». Le livre alimentera l’image dorée de ce que Bloch appelait les Twenties, mais il ne fera pas comprendre la réalité historique, les oeuvres de cette Allemagne de Weimar, qu’il prétend étudier. Comparé à nombre d’analyses que Laqueur propose, la film Cabaret fait figure de documentaire.
Jean-Michel PALMIER
Weimar : Une histoire
culturelle des années 20.
de Walter Laqueur
Laffont
328 P., 59 F
Extraits de Retour à Berlin de Jean-Michel Palmier – Payot
Zarah Leander, pages 264-266
Je ne connaissais son visage qu’à travers les vieux Film-Kurier, les photos des années 40 et ses films les plus célèbres comme La Habanera. Visage impressionnant, non sans beauté, avec ses longs cheveux bouclés, ces yeux profonds et graves. Elle chante ce soir au Theater des Westens et je ne peux m’empêcher d’aller la voir. Que reste-t-il du mythe de la prestigieuse star de l’époque hitlérienne, qui osait suggérer au Führer quelques recettes pour faire tenir sa mèche ? Zarah Leander est impressionnante, qu’elle chante l’Ave Maria de Schubert, les rengaines des années 40 « Der Wind hat mir ein Lied erzählt « , ou, la voix brisée, assourdie et tremblante le Yesterday des Beatles. A 20 heures, une foule déjà importante se presse dans la Kantstrasse. Plus que tout autre, ce vieux théâtre est propice à l’évocation des mythes et des fantômes. Le public, en tenue de soirée, compte beaucoup de jeunes, ce qui me surprend un peu. Des filles blondes en robe de soie noire largement décolletées se penchent sur la rampe, s’interpellant bruyamment. Seuls les profils un peu trop anguleux, quelque chose d’étrange dans la voix, permet de savoir qu’il s’agit de travestis. Nos regards se croisent et ils me sourient derrière leurs faux cils noirs et bleus. Après trois sonneries, la salle est plongée dans l’obscurité et Zarah Leander fait son apparition, saluée par des ovations. D’une taille imposante elle avance à pas lents vers le micro, vêtue d’une ample robe blanche à paillettes. Le visage est méconnaissable sous les rides. Mais la chevelure d’un acajou flamboyant n’a pas changé. La voix, grave et chaude, parfois un peu rauque, est toujours belle, avec cet accent suédois qui lui fait rouler longuement les r. Dès la première chanson, c’est un triomphe, et une pluie de bouquets de fleurs s’abat sur la scène. Accompagnée de musiciens septuagénaires, elle chante debout, légèrement appuyée sur un piano noir et quand elle entonne les airs les plus célèbres des films des années 40, elle doit s’arrêter sous le feu des applaudissements. Rien de commun avec le caractère lointain, inaccessible de Marlene qui semble s’être identifiée à son propre mythe. Zarah, au contraire, cherche à créer un lien avec le public, tissé de souvenirs et de complicité. Elle parle de sa vie à Berlin et une femme lui crie : Zarah, tu es toujours l’amour des berlinois ! « . , de son mari accidenté qui a hésité à la laisser venir seule « car il y a tant de beaux jeunes gens à Berlin « . Quand la salle l’interpelle familièrement, elle demeure silencieuse, quelques instants, visiblement émue. Elle ironise sur son âge, sur son époque, son destin – elle fut naturellement boycottée après la guerre. » Les critiques, affirme-t-elle prétendent parfois que j’ai quarante ans. C’est faux. D’autres prétendent que j’en ai cinquante, c’est aussi faux. J’en ai soixante -dix. Mais un ami m’a rassuré en me disant que dans la Bible, une Sarah a encore enfanté à quatre-vingt-dix ans. » Et elle enchaîne sur « Warum soll eine Frau kein Verhältisse haben ?« . Parfois sa voix s’enfle en un hurlement et elle tend les bras vers le public, comme elle le faisait, il y a quarante ans, tandis que les bouquets de roses s’accumulent à ses pieds.
Malgré le maquillage, les projecteurs dévoilent la vieillesse de ce visage ridé, déformé, et le souvenir de ses photographies des années 40 engendre un sentiment étrange. La vieille Zarah affronte la cruauté du temps avec un mélange de stoïcisme et de défi. A la fin de son récital, toute la salle se lève et l’acclame. Elle se recueille face au public, tandis qu’on lui apporte un bouquet d’orchidées violettes. sa respiration haletante soulève son corps imposant. Pourtant, elle demeure droite, en dépit de la fatigue. La salle lui réclame d’autres chansons. » Neen, Neen, murmure-t-elle. Je serai encore là demain soir. »
Jean-Michel PALMIER
Zarah Leander
Suicide d’Ernst Toller – pages 237-238
Il appartenait à cette catégorie d’idéalistes déçus qui tentèrent de traverser la nuit en serrant dans leurs mains les bribes de leurs rêves, refusant de voir s’éteindre la lumière qui a illuminé leur vie. Il préférait le suicide à la certitude qu’au-dehors il n’y avait plus rien qu’un cauchemar sanglant. Ernst Toller a mis fin à ses jours dans une chambre de l’hôtel Mayflower de New York, près de Central Park, le 22 mai 1939. Impossible de faire la part du privé et du politique, des déboires sentimentaux, de la tristesse de ne plus voir représenter ses pièces, du traumatisme de la guerre d’Espagne, du désespoir engendré par le triomphe du nazisme en Europe. Ludwig Marcuse lui rendit visite avec son fils, la veille de son suicide. Il joua avec l’enfant, avec une corde de robe de chambre bleue. C’est avec elle qu’il s’est pendu. On ne voulait ni de son théâtre ni de son cadavre. Avant de l’enterrer, on l’a maquillé et habillé comme pour une soirée. Souvenir d’une phrase de RJ. Flechter : » Dans ce monde, on compte peu de véritables tragédies. Les gens en meurent ou bien n’ont pas l’envergure de les vivre. » Souvenirs de conversations à New York avec Maria Piscator sur Toller. Elle l’empêcha un jour de se jeter par la portière d’un taxi. Il ne supportait plus, lui, le plus grand auteur de la république de Weimar, cette phrase qui le brûlait : Please, Mister Toller, spell your name. » J’ai fait la connaissance par hasard du plus vieux portier de l’hôtel Mayflower et nous avons évoqué le souvenir de Toller. Sans un mot, il m’a griffonné sur un papier
» 517 « : le numéro de la chambre où il s’est pendu.
Jean-Michel PALMIER
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