Article paru dans Les Nouvelles Littéraires en 1980
Quarante ans après
Cicatrices anciennes et blessures nouvelles
En même temps que sur les écrans parisiens, on célèbre le Mariage de Maria Braun (le nouveau film de R. W. Fassbinder), allégorie qui nous montre comment s’opéra l’union réussie de la jeune République fédérale allemande et du capitalisme d’après-guerre, sous le visage austère et attentif d’Adenauer, plusieurs romans, récemment traduits, nous invitent à réfléchir sur ce que signifie écrire aujourd’hui, en Allemagne. Ce qui unit ces œuvres, c’est étrangement ce qu’a refoulé l’héroïne de Fassbinder, qui troqua bien vite sa robe de mariée couverte de boue et déchirée par les éclats d’obus, contre le décolleté seyant d’une femme d’affaires, sans mémoire et sans scrupules : un sentiment diffus de culpabilité, une angoisse par rapport au passé comme au présent, une perte d’identité, la certitude que, sous les néons des vitrines, dans le luxe des quartiers reconstruits, il faut à présent trouver des raisons d’exister.
Pourtant, il n’est pas difficile d’être citoyen de la République fédérale allemande. A condition de n’être ni chômeur, ni trop à gauche, on peut y vivre confortablement, rassuré par la solidité du mark, de l’industrie, des institutions politiques et l’efficacité de la police. C’est néanmoins d’un véritable malaise dont tous ces écrivains semblent témoigner. Face à l’optimisme de la démocratie chrétienne, ils ne cessent de s’interroger sur le passé, le présent, l’avenir, ouvrant insolemment de vieilles blessures à peine cicatrisées, en créant de nouvelles avec le scalpel de leurs questions.
Ecrire parmi des ruines
A l’origine de ces questions, il y eut toute une génération d’écrivains d’après-guerre. Ceux que l’on rattache aujourd’hui au Groupe 47. Au moment où Sartre proposait dans Situations II le portrait d’un écrivain engagé, Heinrich Böll le réalisait dans Où étais-tu Adam ?, Rentrez chez vous, Borgner. De ces premiers romans à la dénonciation de la presse Springer, champion de la pornographie et de l’anticommunisme, il est resté fidèle à cette conception du langage que Hölderlin nomme « le plus dangereux des biens » et Grass « une certaine morale.» Tandis que l’on discutait sur l’émigration intérieure à propos de Wiechert, Benn, Loerke, Jünger, que l’on reprochait à Thomas Mann et aux autres émigrés d’avoir quitté l’Allemagne, s’opéraient certaines rencontres décisives qui marquèrent le théâtre et la littérature : celle de Piscator et de jeunes auteurs comme Weiss, Kipphart, Hochhut. Avec leur goût pour l’épopée burlesque, les premiers romans de Günter Grass semblait prolonger la tradition de Berlin Alexanderplatz de Döblin.
Assurément les années 60-70 furent brillantes en Allemagne. A travers la diversité des œuvres s’affirmaient de nouvelles recherches littéraires. La guerre du Vietnam, l’Allemagne démocratique si proche et si lointaine, la liquidation trop rapide d’un passé monstrueux, l’uniformisation capitaliste du style de vie étaient au cœur de toutes les œuvres. Les premiers films de Schloendorff, de Fleischmann, de Kluge de même que les écrits politiques de Peter Weiss et de Günther Grass témoignaient hautement de ce malaise, ainsi que d’une même fois dans l’action politique. En 1959, Grass avait tenté le bilan d’une génération dans le Tambour, en racontant l’histoire du petit Oskar.
A New York et à Berlin : les rêves n’en finissent pas de mourir
La révélation des années 70 fut Uwe Johnson. Dans Une année dans la vie de Gesine Cresspahl, dont on vient de traduire aux éditions Gallimard le troisième volume, c’était l’histoire moderne et plus ancienne qui étaient interrogées. A travers le récit d’une allemande établie à New York en 1967-1968, incapable de s’adapter réellement à la vie américaine et d’oublier son passé, contrainte de répondre sans cesse aux questions que lui pose sa fille, Uwe Johnson reconstituait la vie d’une petite citée proche de la Baltique, Jerichow, où se confondent sans cesse le présent et le passé. Le premier volume évoquait les années 31-34 à travers le début de l’année 67. Les ravages du nazisme, la déportation des juifs se mêlaient au récit des bombardements du Vietnam, aux souvenirs de Guevara, à la nouvelle gauche américaine. Le second volume évoquait les années 36-45 à travers le début de l’année 1968. Le malaise à l’égard des Etats-Unis s’accroît. L’héroïne de Johnson et sa fille s’enfoncent lentement à travers les méandres du temps. Il est toujours question des bombardements alliés sur l’Allemagne, de l’effondrement du IIIème Reich, mais aussi des mouvements étudiants américains, du SDS, de la mort de Martin Luther King. Nous sommes toujours en 1968 quand s’ouvre le troisième volume, mais aussi en 1946 dans une Allemagne en ruines et occupée. Pendant que l’on parle de l’assassinat de Robert Kennedy, Prague fête son « Printemps ». La mère et la fille poursuivent leurs dialogues qui parfois se croisent comme des épées et qui font mal. Marie veut tout savoir du passé de sa mère, du destin de son père. Avec sa soif de justice et de pureté, elle ne comprend pas le passé. Elle se révolte contre lui, mais le présent est tout aussi angoissant, tissé de mensonges, de compromissions et de violences. Le tribunal Russel prolonge le tribunal de Nuremberg. Les vainqueurs empruntent les méthodes des vaincus. Le quatrième volume du livre nous conduira jusqu’en août 1968. On y verra sans doute s’effondre beaucoup d’illusions. Avec ce jeu permanent sur les ambiguïtés du temps dans le récit entre ces miroirs parallèles que sont l’Amérique des années 68 et de l’Allemagne nazie, Uwe Johnson atteint quelque chose à la fois de sinistre et d’émouvant. La lecture de ce livre déchire. A New York comme à Berlin, les rêves n’en finissent pas de mourir.
Oublier le passé
Le titre du roman de Jurek Becker est sur ce point symbolique : l’Heure du réveil. Sans doute s’agit-il avant tout de l’histoire d’un homme, d’un instituteur qui réalise à travers une première crise cardiaque qu’au fond, sa vie lui échappe. Mais son interrogation brutale et sa prise de conscience concernent un monde frelaté dans lequel il est devenu impossible de vivre. Il renonce à l’enseignement pour charrier des caisses qui lui arrachent la paume des mains, préférant néanmoins ce travail abrutissant à la fausse liberté dont il jouissait avant. Au terme du roman, il est presque heureux. Même son angoisse de mourir aa disparu. Originaire d’Allemagne démocratique, Jurek Becker unit dans ce récit un dépouillement extrême à une infinie tendresse. Tandis que l’on débat du problème de la prescription des crimes nazis, que certains comme Arnim Moeller invitent l’Allemagne à oublier son passé, qu’un style de vie bourgeois et sans vergogne se glorifie de son amnésie, c’est à la fois la mémoire individuelle et la mémoire collective que les auteurs du recueil Nous plaidons coupable veulent ressusciter. Le héros de la nouvelle de H. Böll, simple soldat de la Wehrmacht a la « conscience cicatrisée ». Comme Joseph K., le héros du Procès, son seul crime est de ne pas croire à son innocence. De la guerre, il ne garde que quelques souvenirs, qui lui font mal. Ainsi cette bicyclette qu’il a volée pour rejoindre un train de permissionnaires. Larcin dérisoire pensa-t- il à côté des souvenirs que doit garder quelque part M. Filblinger, ancien juge militaire de la marine, puis procureur en Allemagne fédérale. La nouvelle de G. Wohmann ne décrit que l’effondrement d’un couple en proie à des angoisses quotidiennes, tandis que le héros de la Nouvelle de Muschg n’est lui aussi coupable de rien. Ce n’est pas de sa faute si on a chassé de la maison qu’il vient d’acheter la vieille sourde muette. Il l’avait pourtant prise en affection comme un meuble, un enfant craintif. Quand on lui apprend que pour lui faciliter son aménagement on l’a mise à l’asile, il éprouve d’étranges remords. Quand à P. Härtling, auteur de l’admirable Niembsch ou l’immobilité, il dédie sa nouvelle à Ottla , une grande fille brune, un peu forte, juive, gaie, mariée à un Tchèque chrétien dont elle eut plusieurs enfants. Une photo la montre devant un immeuble de Prague, avec sa robe noire et son col blanc. Derrière elle, souriant pose aussi son frère : un certain Franz Kafka. Pour ne pas nuire à son mari et à ses enfants, elle se fit coudre sur sa poitrine l’étoile jaune et partit pour Theresienstadt s’occuper d’enfants. Elle y était entrée en pensant qu’il s’agissait d’une colonie juive. Elle y fut gazée et brûlée.
Le héros de Härtling, fasciné par cette photo de Franz Kafka et d’Ottla, prise en 1914, la montre un jour à un certain Woyta, ancien SS d’Auschwitz. Il le contraint à s’enfermer avec la photo. Pour qu’il puisse se souvenir de toutes les Ottlas qu’il avait assassinées. A travers ces nouvelles, aux styles multiples, on ne trouve que le même immense désespoir.
Une époque difficile pour les sentiments
C’est aussi cette rage contre la vie qui caractérise les étranges récits de Herbert Aschternbusch le Jour viendra et l’Heure de la mort où l’écriture cinématographique et le cinéma lui-même se confondent avec la littérature et le rêve. Rien d’étonnant car le développement du nouveau cinéma allemand, des « mélodrames distanciés » de Fassbinder au lyrisme de Schroeter, Herzog ou Syberberg, ou la « Nouvelle Subjectivité » de Wenders ne peut se comprendre sans tenir compte de l’effondrement de l’opposition extra-parlementaire, puis de la tragédie d’Andréas Baader qui sans doute, écrira un nouveau Büchner. Ici c’est un désespoir radical qui resurgit à travers de vieilles images. Aschternbusch est un écrivain qui rêva dans les salles de cinéma. Il mélange les personnages réels et les héros de westerns. La violence de son langage est à l’image de la vie qu’il veut décrire : brisée, meurtrie, sans continuité aucune.
Cette vie détruite et sans espoir où l’anarchie des mots rencontre celle des visions est emportée par un élan irrationnel, un tourbillon esthétique, que l’on renonce à déchiffrer. Lui-même le nomme « délire d’existence » Evasion ? Si peu. Le héros rêve de mourir en revoyant les images de la Comtesse aux pieds nus de Mankiewicz ou s’éternise le triste sourire de H. Bogart.
«Tant qu’il y a de hautes montagnes, je ne crois à aucune justice » affirme Aschternbusch. Maria Braun a raison. Ses frous-frous de dentelles noires lui valent plus de chaleur que son rire timide de jeune épousée. L’époque comme elle l’affirme, est difficile pour les sentiments.
Jean-Michel PALMIER
Une année dans la vie de Gestine Cresspahl de Uwe Johnson – Gallimard – 310 p,.
L’heure du réveil de Jurek Becker – Grasset – 180 p,.
Nous plaidons coupable de H. Böll, P. Härtling, A. Muschg, G. Wohmann – Grasset – 171 p,.
Le Jour viendra et l’Heure de la mort d’Herbert Aschternbusch – Hachette POL – 169 p,.
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