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Archive pour décembre 2009

Rock’n Roll pour un Opéra de quat’sous

Dimanche 27 décembre 2009

Entretien avec Hans Peter Cloos paru dans Les Nouvelles Littéraires N°2677 du 8 au 15 mars 1979

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Si Brecht avait 30 ans, présenterait-il sa version de l’Opéra des gueux sur fond d’orgue électrique et de rock’n roll? Aux Bouffes du Nord, Hans Peter Cloos a pris le risque du blasphème.

Assurément, l’oeuvre fut montée en 1928 sous de biens mauvais auspices. jusqu’à la première, qui croyait à la possibilité du succès ? Le théâtre Am Schiffbauerdam n’était guère populaire. Brecht et Weil durent travailler jour et nuit pour achever leur version à partir de l’Opéra des Gueux, de John Gay. Carola Neher dut renoncer au rôle de Polly car son mari, le poète Klabund, agonisait. On se méfiait d’ Harold Paulsen, acteur d’opérettes, à qui avait été confié le rôle de Mackie et même sur l’affiche le nom de la femme de Kurt Weill, Lotte Lenya, l’inoubliable Jenny-des-lupanars, avait été oublié.

Ce fut pourtant un triomphe. Cette oeuvre, plus que toute autre, rendit Brecht qui avait alors une trentaine d’années, mondialement célèbre. Les chansons étaient fredonnées par tout Berlin et laBallade de Mackie faisait rire les bourgeois. Brecht était tellement conscient de l’ambiguïté de ce succès qu’il voulut aiguiser la critique sociale dans le scénario du film que le Nero-film-Gesselschaft se proposait de tirer de la pièce. On connaît l’issue : un conflit entre l’industrie cinématographique et un auteur, un procès qui passionna Berlin et que perdit Brecht. Assurément, la Nero-film voulait faire un film à succès, exploiter la beauté des chansons, et non réaliser une critique sociale. Dans le Roman de Quat’sous, les nouvelles versions des ballades écrites à l’époque d’Hitler, Brecht ne cessera d’enrichir la dimension sociale de son oeuvre, afin de combattre le romantisme de la misère qu’il voyait dans le film de Pabst.

Mais aujoud’hui, que signifie l’Opéra de quat’sous, quand les chansons sont popularisées par les disques, quand laBallade de Mackie est interprétée par Ella Fitzgerald ? Plusieurs mises en scène allemandes ont tenté de préciser le sens de l’Opéra de quat’sousen accentuant une seule dimension : dans la mise en scène de P. Palitzsch (Stuttgart), ce fut réellement un opéra victorien, dans celle de G. Büch (Oberhausen) des mineurs montent sur la scène et chantent l’Internationale, dans celle de J Grossmann et Josef Svoboda (Munich), ce sont des bourgeois qui jouent aux mendiants. La mise en scène de Guy Rétoré au TEP respectait l’ambiguïté de l’oeuvre et restait fidèle à Brecht.

Deux nouvelles mises en scène, celle du Grenier de Toulouse, au théâtre Mogador, et celle de la troupe munichoise Skarabäus, aux Bouffes du Nord nous proposent simultanément deux versions de l’Opéra de Quat’ sous. La mise en scène du Skarabäus accepte le risque du blasphème.

Dans cet entretien, Hans Peter Cloos, metteur en scène su Skarabäus, s’explique sur ses intentions et sa  vision de Brecht.

Avant de fonder le Skarabäus, quel a été votre itinéraire personnel vers le théâtre ?

J’ai d’abord travaillé avec la Mamma de New York. Cette rencontre m’a permis de connaître le théâtre américain des années 60. Là, on parlait moins de théorie de l’identification, de la distanciation, que de travailler avec son corps. Tout cela, bien sûr, venait de Grotowski. Quand je suis revenu en Allemagne, j’ai monté Beckett, Arthur Miller, des pièces qui prolongeaient le climat de l’existentialisme. J’ai voulu fonder ma propre compagnie de théâtre, mais auparavant étudier l’économie politique. J’ai aussi tenté des expériences de théâtre de rue à Munich et fréquenté l’Otto Falckenberg Schauspielschule. C’est à ce moment là que je me suis vraiment passionné pour Brecht. Je l’ai étudié pendant trois ans. Ensuite, j’ai fondé le collectif Rote Rübe.

Un collectif

Qu’est-ce que cela signifiait pour vous, un travail collectif ?

- C’était fondamental. Nous étions conscients que nos projets, nos désirs, nous ne pouvions les réaliser au sein d’une grande administration théâtrale, avec ses problèmes de pouvoir, sa hiérarchie et cette aliénation qui consiste à séparer la vie privée et le théâtre. Nous étions un groupe qui voulait travailler et vivre ensemble. Pour moi, c’est cela un collectif de théâtre: des gens unis par la passion, le travail, l’affection. Nous avions des références communes. pas seulement Brecht, mais le cinéma, la musique moderne, le rock’n roll. J’ai travaillé sept ans comme metteur en scène dans ce collectif et j’ai écrit des scénarios de films avec Fassbinder et Schlöndorff. Ensuite, est née la troupe du Skarabäus, qui a monté en France et en Allemagne différents spectacles liés aux années 20. C’est ainsi que nous en sommes venus à l’Opéra de quat’sous.

Brecht, en Allemagne comme en France, a été idolâtré puis critiqué. Peter Handke le récuse aujourd’hui comme grossier et simpliste. Il lui préfère Odön von Horvath. Que signifie Brecht pour votre génération ?

- Brecht, c’est une personne que j’ai aimée dès ma jeunesse. Il y a chez lui quelque chose de provocant, de hardi, d’à peu près unique.  Je ne pense pas seulement à ses premières pièces, mais à ses poèmes de jeunesse, en particuliers les Sermons Domestiques .Au lycée, ses poèmes étaient la contrepartie indispensable à Thomas Mann. J’ai été séduit par ce côté anti-bourgeois, mais aussi par tout son itinéraire, sa lucidité, son courage, son exil et son retour à Berlin-Est, son effort pour recréer un théâtre en Allemagne.

Pourtant, vous désapprouvez d’une certaine façon l’interprétation officielle de Brecht et la canonisation de ses mises en scène…

- Bien sûr. Il y a, dans le théâtre de Brecht, une richesse de possibilités, une variété d’interprétations, d’innovations qui surprend toujours. Il faut sortir Brecht du musée. Quel intérêt peut-il y avoir à monter inlassablement la même pièce, dans la même mise en scène? Cela ne n’intéresse pas et je crois que cela  n’intéresse pas non plus le public. Le théâtre de Brecht est étonnamment moderne, et je pense qu’un acteur est toujours heureux d’interpréter les rôles qu’il a créés. On est même plus sensible à ce mélange d’ironie, de poésie, de rêves et de chansons qui donne à certaines de ses pièces une atmosphère si particulière. L’interprétation que donne de Brecht le Berliner Ensemble n’est pas la seule possible. D’ailleurs, en Allemagne démocratique, il n’est même pas possible de monter une pièce comme Die Massnahme.

Dans cette perspective, qu’y-a-t-il de spécifique à votre mise en scène de l’ »Opéra de quat’sous » ? Comment avez-vous cherché à l’actualiser ?

- Nous avons cherché à en faire éclater la richesse, à en révéler les possibilités cachées et à transposer la pièce, aussi. Celle-ci a été montée en 1928, à une époque de chômage, d’inflation, de troubles sociaux. Le théâtre était rempli de hautes idées qui s’élevaient jusqu’au ciel. Brecht a tourné en dérision les clichés de son époque. Il ne s’agit pas de répéter la critique que Brecht a faite de son époque, mais de l’appliquer à la nôtre. C’est pourquoi notre mise en scène de l’Opéra de quat’sous  accorde une grande importance à la subjectivité. L’Allemagne de 1928 s’enthousiasmait pour les cabarets, les orgues de Barbarie, les pianos mécaniques. Aujourd’hui, nous vivons à l’époque du rock and roll, du synthétiseur et de l’orgue électrique. Il faut en tenir compte dans la mise en scène. C’est pourquoi Jürgen Tamchina a fait un travail considérable sur la bande-son. Il a obtenu pour la première fois des héritiers de Brecht l’autorisation de monter l’Opéra de quat’sousavec une bande pré-enregistrée. Mackie Messer est interprété par Tommi Piper, un chanteur de rock and roll allemand et le jeu des autres acteurs, leur personnage, diffèrent considérablement des images traditionnelles : Mr Peachum est interprété par Martin Speer, acteur et auteur du scénario du film de Fleischmann Scènes de chasse en Bavière, par exemple. Les rôles tiennent compte des films noirs américains, des images de vamps , des affiches et des magazines. Quand Polly demande à Mackie : « Vois-tu la lune sur Soho ? sens-tu battre mon coeur, chéri ? », comment ne pas songer aux clichés des films hollywoodiens ?  Tout ce kitsch, il fallait le transposer à notre époque pour que l’oeuvre de Brecht garde sa dimension critique et révolutionnaire en y laissant aussi se déployer le romantisme naïf des romans-photos. Si Brecht avait écrit l’Opéra de quat’sous aujourd’hui, il l’aurait monté autrement qu’en 1928. C’est ce que nous avons voulu faire.

Pourtant, vous vous réclamez des années 20 dans vos recherches. Que signifient-elles pour votre génération ?

- Il faut distinguer deux choses. Tout d’abord, l’aspect théorique. Le nazisme a détruit une masse d’expériences, de tentatives, de théories artistiques extraordinairement riches. C’est ce foisonnement qu’il s’agit de se réapproprier par-delà toutes les nostalgies et les modes rétro. Ensuite, je pense qu’il y a aussi un problème d’identité culturelle, pour nous autres Allemands. Nous devons lutter sur deux fronts : nous débarrasser de la culture fasciste, de son héritage et aussi de l’américanisation qui a suivi la Seconde Guerre mondiale. Il n’ y a pas seulement que l’argent américain qui a été absorbé par l’Allemagne fédérale, mais les valeurs, les films, les images, la musique, les chansons. On nous a doublement volé notre identité culturelle. Le nazisme a perverti la culture et on a eu ensuite des produits fabriqués, importés en guise de nouvelle culture. Je pense que revenir vers les années vingt, c’est renouer un fil brisé : celui de notre identité, c’est aussi retrouver le visage d’une autre Allemagne. Par ailleurs, je crois qu’il existe des analogies assez frappantes entre la situation économique actuelle et certains symptômes des années 20. Quand Brecht écrivait en 1928 :  » D’abord vient la bouffe, ensuite la morale ! », cette phrase est-elle vraiment inactuelle lorsque l’on voit ce qu’est le chômage ?.

Propos recueillis par Jean-Michel PALMIER.

Repères

L’actualité fait converger les intérêts pour Brecht. L’Opéra de quat’sous, mis en scène par Hans Peter Cloos, est donc présenté au théâtre des Bouffes du Nord jusqu’au 28 avril. Maurice Sarrazin en propose une autre version au théâtre Mogador.
Au TEP, Guy Rétoré présente une nouvelle mise en scène de Maître Puntila et son valet Matti. (jusqu’au 14 avril). De leur côté, les Tréteaux du Midi montent à Montpellier La résistible ascension d’Arturo Ui dans une mise en scène de Jacques Echantillon. La mère de Brecht, enfin, est montée par Pierre-Etienne Heymann dans une scénographie de Yannis Kokkos au théâtre Roger Salengro à Lille.

Du côté de l’édition, l’Arche vient de faire paraître le septième volume du théâtre complet de Brecht. Il comprend Antigone, Le Précepteur, Coriolan, Le Procès de Jeanne d’Arc et Tambours et trompettes. C’est plutôt à un pamphlet anti-brechtien que s’est livré Guy Scarpetta dans son Brecht ou le soldat mort (Grasset) : pour lui, Brecht le pervers et le marxiste ne font qu’un.
Les Cahiers de l’Herne, enfin, consacrent un numéro à paraître fin mai à Brecht. Il est dirigé par Bernard Dort et Jean-François Peyret et y collaboreront, entre autres, Lassalle, Vitez, Peter Stein, Reiner Muller, Jacques Rancière, Jean Jourdheuil, Georges Banu….

Ödon von Horvath – Le Belvédère

Dimanche 27 décembre 2009

Article publié dans les Nouvelles Littéraires N° 2669 du 11 au 18 janvier 1979

donvonhorvath.jpg Ödon von Horvath

La revanche de l’apatride

Abondamment commentée depuis quelques années en Allemagne, l’oeuvre théâtrale d’Odon von Horvath, commence à franchir le Rhin.

Pendant longtemps oublié, Odon von Horvath est devenu, depuis une dizaine d’années, l’un des auteurs les plus discutés en Allemagne et en Autriche. Ses pièces, comme les matériaux qui éclairent son étrange personnalité, ont fait l’objet de nouvelles éditions. Dans le sillage de Brecht, Wedekind, Sternheim, Toller, Kaiser, son théâtre est l’un des plus joués sur les scènes allemandes. Jusqu’à présent, seules quelques rares mise en scène ont permis au public français de découvrir cet écrivain qui, pour beaucoup, reste un inconnu.

Un heureux concours de circonstances fait coïncider une nouvelle mise en scène d’une oeuvre d’Horvath – Le Belvédère , par le Théâtre Eclaté d’Annecy – avec la publication de la première étude importante sur son théâtre (1). Au moins deux raisons pour redécouvrir – surtout à travers l’excellent essai de Jean-Claude François – une oeuvre et une vie, qui ne cessent de surprendre.

Né en 1901 au sein de la petite noblesse hongroise, Odon von Horvath se reconnaît lui-même comme un produit typique du vieil Empire: magyar, croate, allemand et tchèque. La droite nationaliste puis les nazis, ne manqueront pas d’attaquer avec la plus extrême violence cet « apatride », étranger aux valeurs nationales, qui se permettait de ridiculiser le patriotisme et le chauvinisme et qui avait l’audace de se prétendre  » un écrivain allemand « sous prétexte qu’il parlait et écrivait l’allemand depuis son enfance. Ses débuts littéraires sont obscurs. Lui-même affirme avoir oublié ses souvenirs d’enfance jusqu’en 1914. Il connut une certaine célébrité en 1927 avec la création de sa pièce, Révolte à la cote 3018, mais ce n’est vraiment qu’à Berlin que s’affirme son succès et sa carrière d’écrivain. Jusqu’alors il avait écrit  des comédies influencées par le style viennois.

Par la chute d’un arbre…

Entre 1928 et 1930, il s’en prend surtout à la petite bourgeoisie allemande. Son roman l’Eternel Philistin  est bien accueilli par la critique et ses pièces les plus importantes comme la Nuit italienne  (1931) s’inspirent directement des événements politiques, en particulier de la montée du nazisme en Bavière. La même année il obtiendra le prix Kleist pour ses Histoires de la forêt viennoise .En même temps, son oeuvre deviendra désormais l’une des cibles favorites des nazis : les S.A. empêcheront que soit montée Foi, espérance et charité , affirmant – à juste titre – que les oeuvres d’Horvath les ridiculisaient et les dénonçaient comme des lâches et des assassins.

En 1933, il dut quitter l’Allemagne et se réfugier à Salzbourg puis à Vienne. Sans jamais s’inscrire au KDP (le PC allemand), il s’en rapproche souvent lorsqu’il s’agit de lutter pour la liberté et la démocratie. Son théâtre est une gigantesque dénonciation de la bassesse, de la bêtise, du sadisme et des milieux sociaux qui en sont infectés. Il ne se contente pas de critiquer les figures bourgeoises de l’époque wilhelmienne comme Sterheim, mais analyse le processus de fascisation de la petite bourgeoisie, le système de valeurs que les nazis veulent instaurer. Lui, qui ne se reconnaît aucun pays natal, qui traverse les cultures et les langues, saisit avec une rare justesse la médiocrité, la pauvreté du jargon völkisch (populaire raciste) que les nazis tentent de promouvoir dans « la nouvelle Allemagne ».

Condamné à l’exil, mais non au silence, on le retrouve en Autriche, en Tchécoslovaquie, en Suisse, continuant à écrire, s’interrogeant sur le pouvoir qui reste donné à l’écrivain : celui de dénoncer. Emigré, antinazi, il n’a pas renoncé à revenir parfois en Allemagne. Avec un passeport hongrois et profitant de sa non-célébrité, il y séjourne à plusieurs reprises pour voir ce que les nazis en ont fait.

Il fréquente même les spectacles de boxe pour observer le public … Son roman, Jeunesse sans Dieu est l’un des premiers récits sur l’Allemagne hitlérienne qui permette de comprendre ce que signifia pour une conscience – en l’occurrence celle d’un instituteur – ce déchaînement de sadisme et de violence. Ces années d’exil, Horvath les passe dans les plus grandes difficultés. Sous la pression des événements, il s’est radicalisé. Il ne décrit plus les milieux qui peuvent engendre le fascisme, mais le fascisme lui-même. Il fréquente les autres exilés, sans se mêler vraiment à leurs groupes.

Cet homme solitaire, peu connu, fut assurément l’un des critiques les plus virulents de son époque – qui englobe non seulement l’Allemagne de Weimar, l’Allemagne hitlérienne, mais aussi l’Autriche avec son aristocratie et sa noblesse. Odon von Horvath échappa aux arrestations qui suivirent l’incendie du Reichstag, aux attaques des S.A. et aux camps de concentration, pour connaître une mort aussi absurde qu’insolite, qui frappa de stupeur les autres émigrés. Venu à Paris peu de temps avant la parution de Jeunesse sans Dieu, il fut tué le 1er  juin 1938 sur les Champs-Elysées, par la chute d’un arbre. Un article nécrologique affirmait : son oeuvre  » survivra à la barbarie qu’il a combattue « .

En voici la preuve. Quand ses pièces seront enfin traduites, on découvrira en elles de véritables chefs-d’oeuvres.

Jean-Michel PALMIER.

(1) Histoire et fiction dans le théâtre d’Odon von Horvath. de Jean-Claude François, aux Presses Universitaires de Grenoble.

Critique parue dans Les Nouvelles Littéraires N°  2670 du 18 au 25  janvier 1979

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 LE BELVEDERE d’Odon von Horvath, Palis de Chaillot – Salle Gémier.

Par le Théâtre Eclaté d’Annecy

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Cette pièce d’Odon von Horvath est plus proche des comédies populaires que des drames sociaux qu’il écrira jusqu’à sa mort  survenue accidentellement à Paris le 1er juin 1938. Le Belvédère - connu aussi sous le nom d’Hôtel Bellevue -, écrit en 1926 évoque assez peu la situation sociale en dehors d’allusions à la guerre, à l’inflation, à la pauvreté. L’histoire résumée à quelque chose de dérisoire : une fille-mère – mais on n’est pas certain qu’elle ait gardée son enfant – essaye d’obtenir du père à la fois son amour et son soutien matériel. celui-ci s’y refuse jusqu’au moment où il apprend qu’elle est devenue l’héritière de 10 000 marks. Mélodrame ? Aucunement. Car l’action se passe dans un hôtel quasi désert qui abrite pourtant de curieux personnages : une baronne vieillissante, nymphomane et alcoolique, un directeur ancien officier et acteur de cinéma, un maître d’hôtel jadis décorateur, un chauffeur assassin, un baron ruiné et suicidaire. Tous sont soumis aux caprices de la baronne qui en a fait ses objets. Ils discourent, se racontent, se disputent et ce qui les lie, outre le fait de n’avoir pas d’argent et d’en vouloir à tout prix, c’est leur capacité infinie de mentir. Horvath joue admirablement sur cette ambiguïté du mensonge et de la vérité. Rien n’est sûr, tout est possible. dans cette confusion de sentiments où se mélange le cynisme, la jalousie, la passion, la cruauté, il ne demeure rien d’intact sinon l’absence complète de scrupules qui caractérise ces aristocrates, ces bourgeois, ces pauvres que la guerre puis la crise sociale ont rassemblés. La mise enscène, d’une grande sobriété est admirable. Un spectacle à voir absolument qui permet de découvrir le génie de von Horwath.

Jean-Michel PALMIER.

Allemagne des années 20:Weimar et ses légendes

Dimanche 13 décembre 2009

Article paru dans Les Nouvelles Littéraires N° 2668 du 4 au 11 janvier 1979 

 weimar5.jpg Georg Grosz les deux faces de Weimar.

L’explosion culturelle de l’Allemagne des années 20 continue de fasciner. Mais les malentendus à son propos sont toujours nombreux.

La République de Weimar ne s’est jamais attiré beaucoup de sympathies. Pour la gauche, communiste ou non, elle n’avait de république que le nom et cachait, sous une prétendue vie républicaine, les mêmes vieilles institutions réactionnaires, ce qui était vrai. Son histoire politique – remarquablement retracée par Gilbert Badia (Histoire de l’Allemagne contemporaine, 2 volumes. Editions sociales.) – fut une série d’échecs :  incapacité à instaurer une vie politique réellement démocratique et à arrêter la progression de l’extrême-droite. De la fin de la guerre jusqu’à la montée des nazis au pouvoir, le chômage, l’inflation ne cessèrent de se développer, en même temps que les combats de rue, les attentats, les assassinats politiques.

Le mythe des glorieuses années 2O , bien peu l’ont connu. Pour la plupart – la population allemande notamment – il signifia une effroyable misère. La droite, elle, a toujours eu Weimar en horreur: pour les nazis, la république – appelée péjorativement le système- était synonyme de trahison nationale, de dégénérescence, de bolchevisme. L’étonnante richesse artistique et littéraire que connut l’Allemagne entre les deux guerres n’était à leurs yeux qu’un fatras d’immondices fabriquées par les juifs et les communistes pour souiller l’honneur allemand et altérer son instinct racial. Inutile de dire que cette richesse culturelle – à quelques expressions près – est demeurée, à cette époque, complètement inconnue du public français. La haine de l’Allemagne, le chauvinisme  accumulé par plusieurs générations ne laissaient pas la moindre place à  un courant de sympathies ou d’échanges, en dehors d’artistes isolés.

Après la guerre, Weimar et sa culture gisaient sous les cendres du IIIème Reich. Les écrivains et les artistes qui les avaient incarnés étaient morts ou en exil. Reinhardt était enterré aux Etats-Unis, Piscator, Eisler, Thomas Mann, Brecht, Döblin en exil à New York et à Hollywood. Benjamin, Toller, Tucholsky et tant d’autres s’étaient suicidés pour ne pas tomber entre les mains de la Gestapo ou par désespoir. Certains, réfugiés en Union soviétique, y avaient été fusillés comme trotskystes. Quant à Benn, il était demeuré en Allemagne et comme beaucoup d’autres – acteurs, réalisateurs, écrivains – suspect de compromission avec le régime nazi.

Ce fut d’abord en Allemagne démocratique où Brecht, Becher, Wolf, Dudow s’étaient installés que l’héritage de Weimar demeure préservé : la politique culturelle de la RDA a fait grand cas de cet vie artistique des années 20-30.  et beaucoup d’oeuvres furent rééditées. A l’ Ouest, l’intérêt fut lent à se développer. Ce n’est vraiment qu’à partir de 1950 que l’on a assisté à un regain des études sur la vie artistique de l’Allemagne de Weimar.

Mais il fallut attendre les années 60 pour que cet intérêt s’amplifie. Depuis, il ne cesse de se développer tant en Allemagne qu’en France, aux Etats-Unis et en Angleterre. On voit se multiplier les ouvrages critiques, les rééditions, les colloques et les expositions. Celle organisée par le  Conseil de l’Europe l’année dernière à Berlin Tendances des années 20 a attiré vers l’ancienne capitale allemande une foule de visiteurs si importante qu’il fallut envisager un service d’hébergement. L’exposition du centre Beaubourg Paris-Berlin attire un public encore plus grand.

Un boom nostalgique

A lui seul, ce succès est un fait sociologique intéressant. Nostalgie des avant-gardes assassinées ? Goût pour le rétro ? Découverte brutale  d’un univers culturel et artistique et si riche qu’il fait souvent ressortir assez cruellement la pauvreté contemporaine ? il est difficile de répondre. Ce ne sont plus seulement des musées, des institutions qui s’attachent à reconstituer cette vie artistique de Weimar mais parfois même, en Allemagne notamment, des groupes d’étudiants. Des auteurs tels que Toller Mühsam, Bredel – sont réédités en fac-similés par des libraires ou des éditeurs de gauche. Les revues de l’Agitprop ou celles du Parti communiste font l’objet d’éditions critiques. Il y a quelques mois, toutes les vitrines berlinoises étaient remplies de photographies de Brecht et d’ouvrages sur son théâtre à l’occasion de son 80ème anniversaire. Zarah Leander reprenait dans le vieuxTheater des Westens ses succès des années 30-40, tandis que le Festival de cinéma projetait les films interdits par la censure hitlérienne.

Pour beaucoup, l’Allemagne de Weimar devient aussi une époque de divine décadenceet on la regarde à travers les yeux de Sally Bowles, la chanteuse de cabaret aux ongles verts, plus qu’à travers l’histoire. Bergman lui-même, dans l’Oeuf du serpent, ne peut se départir de cette masse de clichés. Les fantasmes de l’Ange bleu, la voix de Marlène entrecoupée des hurlements d’Hitler n’ont pas fini de faire rêver.

Jugements sommaires

C’est dans le sillage de cette redécouverte de l’Allemagne de Weimar et de la curieuse fascination qu’elle suscite que s’inscrit l’ouvrage de Walter Laqueur : Weimar. Une histoire culturelle de l’Allemagne des années 20. Fidèle aux lois du genre, ce livre ne cherche pas à développer une problématique. Il ne s’adresse pas à des spécialistes, mais à tous ceux qui, séduits par telle oeuvre ou tel auteur, veulent acquérir quelques connaissances sur ce que fut la réalité de l’Allemagne de Weimar. Il faut reconnaître que l’ouvrage séduit. En neuf chapitres, l’auteur brosse un tableau de l’Allemagne des années 20, à travers sa vie culturelle. Il évoque aussi bien les intellectuels de gauche que ceux de droite, l’avant-garde dans les arts, la situation de l’université, Berlin et ses distractions que l’apocalypse finale. Mais toutes les informations données se réduisent à des évocations rapides, parfois en quelques lignes, de mouvements artistiques d’une extrême complexité.

On cherche désespérément dans son livre le reflet de l’évolution historique, mais elle se réduit à un chapitre initial et s’efface des suivants. Il y a plus grave : même en tenant compte de l’imprécision inévitable d’un volume consacré à un sujet aussi vaste, on est surpris par le nombre impressionnant de jugements rapides, injustifiés, d’informations tronquées ou d’erreurs manifestes qu’il véhicule.

Ernst Bloch est qualifié de « philosophe politique dépourvu d’instinct politique  » , « son langage abscons, l’absence de système et de nombreuses contradictions internes en limitaient sérieusement l’attrait et l’accès« . Walter Benjamin en revanche est un grand « métaphysicien ». L’auteur s’étonne que, « lorsqu’ils arrivèrent au pouvoir, les nazis n’arrêtèrent aucun membre de l’Ecole de Francfort « . Il oublie seulement de dire que, dès le 13 avril 1933, Horkheimer fut l’un des premiers membres à être révoqués de l’université de Francfort, qu’en mars, Wittfogel fut interné dans un camp de concentration et que si les autres membres échappèrent à l’arrestation, c’est tout simplement parce qu’ils étaient déjà en exil.

Un digest

De manière aussi paradoxale, il affirme que  » peu d’intellectuels non juifs émigrèrent « et semble minimiser la dictature nazie sur les lettres et les arts. « Les pièces expressionnistes étaient du mauvais théâtre. Lorsqu’on en a vu deux ou trois, ont les a toutes vues« , écrit encore Laqueur, alors que l’on cherche justement ce qui est commun à Toller, Kaiser, Sternheim comme auteurs expressionnistes. L’auteur affirme sans rire que « Brecht n’a pas fait école. Ses innovations n’eurent qu’une carrière assez brève et le théâtre épique ne lui survécut pas« . Mais a-t-il lu ses pièces ? Piscator n’est guère mieux traité. Alors que son invention du théâtre épique, son utilisation du cinéma et des projections fixes étaient une véritable révolution dans le théâtre allemand, Laqueur conclut « qu’un metteur en scène recourût à de pareils artifices témoignait à l’évidence de ses insuffisances« . L’exposé qu’il donne de ses théories est un tissu de contre-sens et de propos déplaisants. Le sculpteur et dramaturge expressionniste Ernst Barlach, dont plusieurs sculptures furent saccagées par les nazis, devient un réactionnaire : l’auteur décèle dans son oeuvre une affinité avec le nazisme.

Ce digest de Weimar séduira le grand public. Mais, il fera souvent grincer des dents, et les quelques exemples cités donnent le ton général de l’ouvrage. On pourrait en relever d’innombrables. Les introductions sont utiles. Les fausses synthèses toujours dangereuses. Walter Laqueur est directeur de l’Institut d’histoire contemporaine à Londres, et professeur à l’université de Tel-Aviv. Le prière d’insérer du livre affirme que ses ouvrages « ont été unanimement loués et traduits dans le monde entier ». Le livre alimentera l’image dorée de ce que Bloch appelait les Twenties, mais il ne fera pas comprendre la réalité historique, les oeuvres de cette Allemagne de Weimar, qu’il prétend étudier. Comparé à nombre d’analyses que Laqueur propose, la film Cabaret fait figure de documentaire.

Jean-Michel PALMIER

Weimar : Une histoire
culturelle
 des années 20.
de Walter Laqueur
Laffont
328 P., 59 F

Extraits de Retour à Berlin de  Jean-Michel Palmier – Payot

Zarah Leander,  pages 264-266

Je ne connaissais son visage qu’à travers les vieux Film-Kurier, les photos des années 40 et ses films les plus célèbres comme La Habanera. Visage impressionnant, non sans beauté, avec ses longs cheveux bouclés, ces yeux profonds et graves. Elle chante ce soir au Theater des Westens et je ne peux m’empêcher d’aller la voir. Que reste-t-il du mythe de la prestigieuse star de l’époque hitlérienne, qui osait suggérer au Führer quelques recettes pour faire tenir sa mèche ? Zarah Leander est impressionnante, qu’elle chante l’Ave Maria de Schubert, les rengaines des années 40 « Der Wind hat mir ein Lied erzählt « , ou, la voix brisée, assourdie et tremblante le Yesterday des Beatles. A 20 heures, une foule déjà importante se presse dans la Kantstrasse. Plus que tout autre, ce vieux théâtre est propice à l’évocation des mythes et des fantômes. Le public, en tenue de soirée, compte beaucoup de jeunes, ce qui me surprend un peu. Des filles blondes en robe de soie noire largement décolletées se penchent sur la rampe, s’interpellant bruyamment. Seuls les profils un peu trop anguleux, quelque chose d’étrange dans la voix, permet de savoir qu’il s’agit de travestis. Nos regards se croisent et ils me sourient derrière leurs faux cils noirs et bleus. Après trois sonneries, la salle est plongée dans l’obscurité et Zarah Leander fait son apparition, saluée par des ovations. D’une taille imposante elle avance à pas lents vers le micro, vêtue d’une ample robe blanche à paillettes. Le visage est méconnaissable sous les rides. Mais la chevelure d’un acajou flamboyant n’a pas changé. La voix, grave et chaude, parfois un peu rauque, est toujours belle, avec cet accent suédois qui lui fait rouler longuement les r. Dès la première chanson, c’est un triomphe, et une pluie de bouquets de fleurs s’abat sur la scène. Accompagnée de musiciens septuagénaires, elle chante debout, légèrement appuyée sur un piano noir et quand elle entonne les airs les plus célèbres des films des années 40, elle doit s’arrêter sous le feu des applaudissements. Rien de commun avec le caractère lointain, inaccessible de Marlene qui semble s’être identifiée à son propre mythe. Zarah, au contraire, cherche à créer un lien avec le public, tissé de souvenirs et de complicité. Elle parle de sa vie à Berlin et une femme lui crie : Zarah, tu es toujours l’amour des berlinois ! « . , de son mari accidenté qui a hésité à la laisser venir seule « car il y a tant de beaux jeunes gens à Berlin « . Quand la salle l’interpelle familièrement, elle demeure silencieuse, quelques instants, visiblement émue. Elle ironise sur son âge, sur son époque, son destin – elle fut naturellement boycottée après la guerre.  » Les critiques, affirme-t-elle prétendent parfois que j’ai quarante ans. C’est faux. D’autres prétendent que j’en ai cinquante, c’est aussi faux. J’en ai soixante -dix. Mais un ami m’a rassuré en me disant que dans la Bible, une Sarah a encore enfanté à quatre-vingt-dix ans. » Et elle enchaîne sur « Warum soll eine Frau kein Verhältisse haben ?« .  Parfois sa voix s’enfle en un hurlement et elle tend les bras vers le public, comme elle le faisait, il y a quarante ans, tandis que les bouquets de roses s’accumulent à ses pieds.

Malgré le maquillage, les projecteurs dévoilent la vieillesse de ce visage ridé, déformé, et le souvenir de ses photographies des années 40 engendre un sentiment étrange. La vieille Zarah affronte la cruauté du temps avec un mélange de stoïcisme et de défi. A la fin de son récital, toute la salle se lève et l’acclame. Elle se recueille face au public, tandis qu’on lui apporte un bouquet d’orchidées violettes. sa respiration haletante soulève son corps imposant. Pourtant, elle demeure droite, en dépit de la fatigue. La salle lui réclame d’autres chansons.  » Neen, Neen, murmure-t-elle. Je serai encore là demain soir. »

Jean-Michel PALMIER

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                            Zarah Leander

 

Suicide d’Ernst Toller – pages 237-238

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Il appartenait à cette catégorie d’idéalistes déçus qui tentèrent de traverser la nuit en serrant dans leurs mains les bribes de leurs rêves, refusant de voir s’éteindre la lumière qui a illuminé leur vie. Il préférait le suicide à la certitude qu’au-dehors il n’y avait plus rien qu’un cauchemar sanglant. Ernst Toller a mis fin à ses jours dans une chambre de l’hôtel Mayflower de New York, près de Central Park, le 22 mai 1939. Impossible de faire la part du privé et du politique, des déboires sentimentaux, de la tristesse de ne plus voir représenter ses pièces, du traumatisme de la guerre d’Espagne, du désespoir engendré par le triomphe du nazisme en Europe. Ludwig Marcuse lui rendit visite avec son fils, la veille de son suicide. Il joua avec l’enfant, avec une corde de robe de chambre bleue. C’est avec elle qu’il s’est pendu. On ne voulait ni de son théâtre ni de son cadavre. Avant de l’enterrer, on l’a maquillé et habillé comme pour une soirée. Souvenir d’une phrase de RJ. Flechter :  » Dans ce monde, on compte peu de véritables tragédies. Les gens en meurent ou bien n’ont pas l’envergure de les vivre.  » Souvenirs de conversations à New York avec Maria Piscator sur Toller. Elle l’empêcha un jour de se jeter par la portière d’un taxi. Il ne supportait plus, lui, le plus grand auteur de la république de Weimar, cette phrase qui le brûlait : Please, Mister Toller, spell your name.  » J’ai fait la connaissance par hasard du plus vieux portier de l’hôtel Mayflower et nous avons évoqué le souvenir de Toller. Sans un mot, il m’a griffonné sur un papier
 » 517 « : le numéro de la chambre où il s’est pendu.

Jean-Michel PALMIER

Allemagne 80 : Malaise ou conformisme ?

Dimanche 6 décembre 2009

Article paru dans Les Nouvelles Littéraires en 1980

Quarante ans après

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Cicatrices anciennes et blessures nouvelles


En même temps que sur les écrans parisiens, on célèbre le Mariage de Maria Braun (le nouveau film de R. W. Fassbinder), allégorie qui nous montre comment s’opéra l’union réussie de la jeune République fédérale allemande et du capitalisme d’après-guerre, sous le visage austère et attentif d’Adenauer, plusieurs romans, récemment traduits, nous invitent à réfléchir sur ce que signifie écrire aujourd’hui, en Allemagne. Ce qui unit ces œuvres, c’est étrangement ce qu’a refoulé l’héroïne de Fassbinder, qui troqua bien vite sa robe de mariée couverte de boue et déchirée par les éclats d’obus, contre le décolleté seyant d’une femme d’affaires, sans mémoire et sans scrupules : un sentiment diffus de culpabilité, une angoisse par rapport au passé comme au présent, une perte d’identité, la certitude que, sous les néons des vitrines, dans le luxe des quartiers reconstruits, il faut à présent trouver des raisons d’exister. 

Pourtant, il n’est pas difficile d’être citoyen de la République fédérale allemande. A condition de n’être ni chômeur, ni trop à gauche, on peut y vivre confortablement, rassuré par la solidité du mark, de l’industrie, des institutions politiques et l’efficacité de la police. C’est néanmoins d’un véritable malaise dont tous ces écrivains semblent témoigner. Face à l’optimisme de la démocratie chrétienne, ils ne cessent de s’interroger sur le passé, le présent, l’avenir, ouvrant insolemment de vieilles blessures à peine cicatrisées, en créant de nouvelles avec le scalpel de leurs questions. 

Ecrire parmi des ruines 

A l’origine de ces questions, il y eut toute une génération d’écrivains d’après-guerre. Ceux que l’on rattache aujourd’hui au Groupe 47 Au moment où Sartre proposait dans Situations II le portrait d’un écrivain engagé, Heinrich Böll le réalisait dans Où étais-tu Adam ?,  Rentrez chez vous, Borgner. De ces premiers romans à la dénonciation de la presse Springer, champion de la pornographie et de l’anticommunisme, il est resté fidèle à cette conception du langage que Hölderlin nomme «  le plus dangereux des biens » et Grass « une certaine morale.» Tandis que l’on discutait sur l’émigration intérieure à propos de Wiechert, Benn, Loerke, Jünger, que l’on reprochait à Thomas Mann et aux autres émigrés d’avoir quitté l’Allemagne, s’opéraient certaines rencontres décisives qui marquèrent le théâtre et la littérature : celle de Piscator et de jeunes auteurs comme Weiss, Kipphart, Hochhut. Avec leur goût pour l’épopée burlesque, les premiers romans de Günter Grass semblait prolonger la tradition de Berlin Alexanderplatz de Döblin. 

Assurément les années 60-70 furent brillantes en Allemagne. A travers la diversité des œuvres s’affirmaient de nouvelles recherches littéraires. La guerre du Vietnam, l’Allemagne démocratique si proche et si lointaine, la liquidation trop rapide d’un passé monstrueux, l’uniformisation capitaliste du style de vie étaient au cœur de toutes les œuvres. Les premiers films de Schloendorff, de Fleischmann, de Kluge de même que les écrits politiques de Peter Weiss et de Günther Grass témoignaient hautement de ce malaise, ainsi que d’une même fois dans l’action politique. En 1959, Grass avait tenté le bilan d’une génération dans le Tambour, en racontant l’histoire du petit Oskar. 

A New York et à Berlin : les rêves n’en finissent pas de mourir 

La révélation des années 70 fut Uwe Johnson. Dans Une année dans la vie de Gesine Cresspahl, dont on vient de traduire aux éditions Gallimard le troisième volume, c’était l’histoire moderne et plus ancienne qui étaient interrogées. A travers le récit d’une allemande établie à New York en 1967-1968, incapable de s’adapter réellement à la vie américaine et d’oublier son passé, contrainte de répondre sans cesse aux questions que lui pose sa fille, Uwe Johnson reconstituait la vie d’une petite citée proche de la Baltique, Jerichow, où se confondent sans cesse le présent et le passé. Le premier volume évoquait les années 31-34 à travers le début de l’année 67. Les ravages du nazisme, la déportation des juifs se mêlaient au récit des bombardements du Vietnam, aux souvenirs de Guevara, à la nouvelle gauche américaine. Le second volume évoquait les années 36-45 à travers le début de l’année 1968. Le malaise à l’égard des Etats-Unis s’accroît. L’héroïne de Johnson et sa fille s’enfoncent lentement à travers les méandres du temps. Il est toujours question des bombardements alliés sur l’Allemagne, de l’effondrement du IIIème Reich, mais aussi des mouvements étudiants américains, du SDS, de la mort de Martin Luther King. Nous sommes toujours en 1968 quand s’ouvre le troisième volume, mais aussi en 1946 dans une Allemagne en ruines et occupée. Pendant que l’on parle de l’assassinat de Robert Kennedy, Prague fête son « Printemps ». La mère et la fille poursuivent leurs dialogues qui parfois se croisent comme des épées et qui font mal. Marie veut tout savoir du passé de sa mère, du destin de son père. Avec sa soif de justice et de pureté, elle ne comprend pas le passé. Elle se révolte contre lui, mais le présent est tout aussi angoissant, tissé de mensonges, de compromissions et de violences. Le tribunal Russel prolonge le tribunal de Nuremberg. Les vainqueurs empruntent les méthodes des vaincus. Le quatrième volume du livre nous conduira jusqu’en août 1968. On y verra sans doute s’effondre beaucoup d’illusions. Avec ce jeu permanent sur les ambiguïtés du temps dans le récit entre ces miroirs parallèles que sont l’Amérique des années 68 et de l’Allemagne nazie, Uwe Johnson atteint quelque chose à la fois de sinistre et d’émouvant. La lecture de ce livre déchire. A New York comme à Berlin, les rêves n’en finissent pas de mourir. 

Oublier le passé 

Le titre du roman de Jurek Becker est sur ce point symbolique : l’Heure du réveil. Sans doute s’agit-il avant tout de l’histoire d’un homme, d’un instituteur qui réalise à travers une première crise cardiaque qu’au fond, sa vie lui échappe. Mais son interrogation brutale et sa prise de conscience concernent un monde frelaté dans lequel il est devenu impossible de vivre. Il renonce à l’enseignement pour charrier des caisses qui lui arrachent la paume des mains, préférant néanmoins ce travail abrutissant à la fausse liberté dont il jouissait avant. Au terme du roman, il est presque heureux. Même son angoisse de mourir aa disparu. Originaire d’Allemagne démocratique, Jurek Becker unit dans ce récit un dépouillement extrême à une infinie tendresse.  Tandis que l’on débat du problème de la prescription des crimes nazis, que certains comme Arnim Moeller invitent l’Allemagne à oublier son passé, qu’un style de vie bourgeois et sans vergogne se glorifie de son amnésie, c’est à la fois la mémoire individuelle et la mémoire collective que les auteurs du recueil Nous plaidons coupable veulent ressusciter. Le héros de la nouvelle de H. Böll, simple soldat de la Wehrmacht a la « conscience cicatrisée ». Comme Joseph K., le héros du Procès, son seul crime est de ne pas croire à son innocence. De la guerre, il ne garde que quelques souvenirs, qui lui font mal. Ainsi cette bicyclette qu’il a volée pour rejoindre un train de permissionnaires. Larcin dérisoire pensa-t- il à côté des souvenirs  que doit garder quelque part M. Filblinger, ancien juge militaire de la marine, puis procureur en Allemagne fédérale. La nouvelle de G. Wohmann ne décrit que l’effondrement d’un couple en proie à des angoisses quotidiennes, tandis que le héros de la Nouvelle de Muschg n’est lui aussi coupable de rien. Ce n’est pas de sa faute si on a chassé de la maison qu’il vient d’acheter la vieille sourde muette. Il l’avait pourtant prise en affection comme un meuble, un enfant craintif. Quand on lui apprend que pour lui faciliter son aménagement on l’a mise à l’asile, il éprouve d’étranges remords. Quand à P. Härtling, auteur de l’admirable Niembsch ou l’immobilité, il dédie sa nouvelle à Ottla , une grande fille brune, un peu forte, juive, gaie, mariée à un Tchèque chrétien dont elle eut plusieurs enfants. Une photo la montre devant un immeuble de Prague, avec sa robe noire et son col blanc. Derrière elle, souriant pose aussi son frère : un certain Franz Kafka. Pour ne pas nuire à son mari et à ses enfants, elle se fit coudre sur sa poitrine l’étoile jaune et partit pour Theresienstadt s’occuper d’enfants. Elle y était entrée en pensant qu’il s’agissait d’une colonie juive. Elle y fut gazée et brûlée. 

Le héros de Härtling, fasciné par cette photo de Franz Kafka et d’Ottla, prise en 1914, la montre un jour à un certain Woyta, ancien SS d’Auschwitz. Il le contraint à s’enfermer avec la photo. Pour qu’il puisse se souvenir de toutes les Ottlas qu’il avait assassinées. A travers ces nouvelles, aux styles multiples, on ne trouve que le même immense désespoir. 

Une époque difficile  pour les sentiments 

C’est aussi cette rage contre la vie qui caractérise les étranges récits de Herbert Aschternbusch le Jour viendra et l’Heure de la mort où l’écriture cinématographique et le cinéma lui-même se confondent avec la littérature et le rêve. Rien d’étonnant car le développement du nouveau cinéma allemand, des « mélodrames distanciés » de Fassbinder au lyrisme de Schroeter, Herzog ou Syberberg, ou la « Nouvelle Subjectivité » de Wenders ne peut se comprendre sans tenir compte de l’effondrement de l’opposition extra-parlementaire, puis de la tragédie d’Andréas Baader qui sans doute, écrira un nouveau Büchner. Ici c’est un désespoir radical qui resurgit à travers de vieilles images. Aschternbusch est un écrivain qui rêva dans les salles de cinéma. Il mélange les personnages réels et les héros de westerns. La violence de son langage est à l’image de la vie qu’il veut décrire : brisée, meurtrie, sans continuité aucune. 

Cette vie détruite et sans espoir où l’anarchie des mots rencontre celle des visions  est emportée par un élan irrationnel, un tourbillon esthétique, que l’on renonce à déchiffrer. Lui-même le nomme « délire d’existence » Evasion ? Si peu. Le héros rêve de mourir en revoyant les images de la Comtesse aux pieds nus de Mankiewicz ou s’éternise le triste sourire de H. Bogart. 

«Tant qu’il y a de hautes montagnes, je ne crois à aucune justice » affirme Aschternbusch. Maria Braun a raison. Ses frous-frous de dentelles noires lui valent plus de chaleur que son rire timide de jeune épousée. L’époque comme elle l’affirme, est difficile pour les sentiments. 

Jean-Michel PALMIER 

Une année dans la vie de Gestine Cresspahl de Uwe Johnson – Gallimard – 310 p,. 
L’heure du réveil de Jurek Becker – Grasset – 180 p,. 
Nous plaidons coupable de H. Böll, P. Härtling, A. Muschg, G. Wohmann – Grasset – 171 p,.
Le Jour viendra et l’Heure de la mort d’Herbert Aschternbusch – Hachette POL – 169 p,. 

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Japon : Un reportage de Jean-Michel Palmier

Dimanche 6 décembre 2009

Article paru dans Les Nouvelles Littéraires N° 2832 du 14 au 21 avril 1982 

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Le Bouddha éternel écoute du Rock sur son Walkman. 

Invité par la Fondation du Japon à découvrir la culture japonaise, je visitais les sanctuaires  d’Ise, non loin de la côte qui sert de décor à plusieurs romans de  Mishima. Le brouillard –ce brouillard dont on croit qu’il n’existe que dans les films japonais – dissimulait presque, sous les cèdres, les constructions de bois aux poutres recouvertes de dorures, les vieux toits de chaume des temples shintoïstes. Hormis ces vieilles constructions, il n’y avait rien à voir : seulement ces barrières de bois délimitant des enceintes et cette splendide forêt sous la brume. Nous n’étions que deux devant ces sanctuaires. Un japonais d’une quarantaine d’années m’adressa la parole. Il m’expliqua comment saluer ces divinités, les « kami ». Je devais m’approcher de la barrière, me recueillir, lancer une pièce de monnaie, frapper des mains et saluer. Je lui expliquai qu’en agissant ainsi je craignais de le « singer » et d’être ridicule. « Aucunement, me répondit-il, vous êtes au Japon, saluez nos dieux comme nous. » Mais quels dieux ? Comment s’y reconnaître  dans cette cosmogonie où presque tous les éléments sont des dieux ? 

L’homme qui me parlait des « kami » comme de réalités évidentes était un scientifique. Et il n’y avait pour lui rien de contradictoire dans ces deux visions. Ou plutôt nos conceptions de la contradiction et de la rationalité divergeaient. Quiconque séjourne au Japon est sans cesse frappé par cette évidence. Notre logique s’épuise vite à comprendre la sensibilité et la culture nippones. Les Japonais ignorent notre besoin de rationalisation et de synthèse. Ils peuvent vivre des réalités contradictoires sans pour autant en être affectés. Opposer deux Japons, un Japon traditionnel, celui des films et des romans de Kawabata, au Japon technologique dont on nous brosse sans cesse un portrait apocalyptique, est un faux dilemme. Les deux sont extrêmement unis, indissociables, et se superposent. 

La vie quotidienne, les productions culturelles de ce Japon technologique décrit comme une véritable fourmilière humaine, une gigantesque fabrique de transistors, de motos, d’appareils photographiques et de gadgets électroniques, ébranlé par des tremblements de terre, sont à peu près incompréhensibles sans la religion. Ou plutôt les religions. Le shintoïsme , la plus archaïque d’entre elles, apparaît comme un véritable animisme. 

Le temple existe : le Japonais y va 

Les temples ne sont pourtant pas de simples lieux de promenade.  Les Japonais ne théorisent pas sur l’existence des « kami » : c’est une manière de structurer leur univers. Même les jeunes cadres se marient dans les temples shintoïstes, y conduisent leurs enfants. Ils honorent, à travers les « kami », un certain respect de la nature et de la vie. 

Le bouddhisme, lui, est venu par la Chine et la Corée, dans le Japon du IVème siècle, en même temps que les caractères chinois. C’est davantage une vision du monde qu’une religion. San doute la plupart des temples de Kyoto  sont-ils avant tout des musées. Les bonzes japonais eux-mêmes ressemblent parfois plus à des fonctionnaires, chargés des cérémonies et des urnes funéraires, qu’à des prêtres. Ils n’ont rien de commun avec ceux de Thaïlande, maigres et marchand pieds nus dans la boue, l’épaule dénudée sous leur robe orangée. Ils fréquentent les bars, roulent en voiture, regardent la télévision en buvant du whisky. Les Japonais qui visitent ces temples s’y font photographier en groupes, indifférents, ou presque, aux trésors artistiques qu’ils recèlent : le temple existe, le Japonais vient pour s’y recueillir. Il sait aussi qu’on l’y conduira après sa mort. A Koya San, nid de temples et de monastères en pleine montagne, on ne peut être hébergé par les bonzes et participer aux rites comme n’importe quel bouddhiste. Pourtant, on n’est pas peu surpris de  voir, derrières les anciennes calligraphies zen, des postes émetteurs qui relient les temples entre eux. Le sommet de la pagode, symbole de la tombe du bouddha, recèle une antenne à longue portée. C’st là, à Koya San, que repose l’âme du moine Kobo Daishi qui, après son voyage en Chine (804-806), jeta sur cette montagne les bases de sa doctrine. C’est là qu’elle attend « le retour de Bouddha éternel. » 

Impossible d’aborder la culture japonaise sans tenir compte de cet étrange sentiment religieux. Ces hommes, qui ignorent presque tout de l’histoire de leur religion et ne croient pas en des dieux, ont le cœur religieux. C’est de cette rencontre entre le bouddhisme et le shintoïsme que sont nés leur sentiment de la mort, de la précarité des choses, leur passion pour ces fleurs de cerisiers qui éclosent et meurent en un jour, leur culte de la beauté de l’éphémère, celle du quotidien et le respect que leur inspire une nature enforme d’arbres nains taillés avec amour ou de forêts entretenues comme des jardins. Du bouddhisme vient aussi ce sentiment de la continuité des êtres qui pousse les japonais à élever des grillons en pleine gare, à quelques pas du shinkanson, afin que leurs chants réjouissent les voyageurs. 

De l’Ukiyo-E au rock’n roll 

Et l’art japonais lui-même – qui enthousiasma les Goncourt, Gauguin, Van Gogh, Cézanne et Toulouse-Lautrec, ces estampes qui frappèrent par leur audace et leur tracé, qui ignorent la culpabilité du sexe et du pêché originel – l’Ukiyo-é, est une vieille expression bouddhiste qui signifie les « images d’un monde flottant ». 

La tradition n’est pas morte. Elle sous-tend la modernité et la rend possible. Les valeurs se sont seulement transformées. Entre les gratte-ciel se déroulent les cérémonies millénaires. Des étudiantes continuent à apprendre l’art floral, l’ikebana, et la cérémonie du thé. Les filles mettent leurs kimonos pour le jour de l’an ou pour se rendre au temple, louent un chignon et une coiffe pour se marier, même si elles restent en blue-jean le reste de l’année. A quelques centaines de mètres du musée de l’Ukyio-è où, dans un silence religieux, on contemple les célèbres estampes d’Utamaro, se trouve le quartier d’ Haradjuku. Le dimanche, des milliers d’adolescents l’envahissent qui, autour d’un magnétophone Sony, dansent, vêtus des déguisements les plus invraisemblables. Il y a la section des « rockers », les cheveux huilés à la Gene Vincent, habillés de cuir noir comme Vince Taylor, qui se déchaînent au rythme de Platters. Des filles aux robes multicolores, au visage recouvert d’étoiles, dansent sur les Beach Boys ou Paul Anka, vous souriant quand vous les photographiez. Ces mêmes jeunes, dans quelques années, seront des employés modèles. Ils vivent cette explosion de créativité sans pour autant être des marginaux. Aucune violence. Des images seulement. Comme les Japonais ont emprunté le bouddhisme à l’Inde, les kanji à l’écriture chinoise, la sculpture bouddhiste à la Corée, la technologie à l’Occident, ils ont à cœur de s’approprier aussi ces chansons, de les transformer et de les conduire à un état de perfection  qui leur appartient en propre. 

Monde sans failles ? Non, aucunement. La tradition n’est pas morte, mais de nombreux intellectuels la trouvent pétrifiée. Les temples sont des musées. Les vieilles structures  vacillent, même si la discipline, l’obéissance restent de mise. L’extrême gauche a disparu. L’extrême droite ennuie : dans leur camion avec l’étendard du Japon impérial, les manifestants vocifèrent sans retenir quiconque. Pourtant, on ne plaisante pas avec l’empereur, qui vit dans cet immense palais occupant le coeur de Tokyo et dont nul ne peut approcher. La politique intéresse peu le Japonais moyen. Et son rapport à la culture est ambigu. Sans doute les théâtres sont-ils toujours pleins. 

Machines à sous, saké, revues pornographiques, voilà les soupapes 

Au Kabuki, malgré le coût élevé des places, la salle est comble le dimanche matin. Souvenir de l’époque d’Edo, qui vit s’épanouir la bourgeoisie marchande, le Kabuki attire toujours  par ses couleurs rutilantes, ses décors et ses maquillages. On le juge plus accessible que le théâtre Nô, d’origine religieuse, théâtre officiel des shoguns. 

Mais on distribue à présent aux spectateurs du Kabuki des écouteurs qui permettent de suivre un commentaire de la pièce, car l’éthique en est devenue incompréhensible. Le Nô est entretenu religieusement. Et, en dépit de la beauté des masques, des costumes des personnages principaux, il déconcerte toujours la temporalité du spectateur occidental. « Et la déesse exécute ne gracieuse danse pour remercier le prêtre-guerrier… » explique un résumé de la pièce. Un acteur masqué tourne sur lui-même avec lenteur, pendant trois quarts d’heure, au son d’un tambour et d’onomatopées. Certains universitaires estiment que les japonais sont devenus incapables de comprendre leurs traditions, trop tentés de les délaisser au profit des modes occidentales, comme ces deux affiches juxtaposées dans le métro le symbolisent : une mariée en robe occidentale et une autre en style japonais. Précisons qu’acheter des meubles traditionnels japonais coûte plus cher que de vivre à l’occidentale. L’Amérique n’est pas loin. « Ce sont nos voisins, affirme un homme d’affaires. Nous ne sommes séparés que par un grand étang. » 

Ce Japon hyperstructuré n’est pas une machine sans soupapes. En marchant dans les rues de Tokyo, on est frappé de voir, entre les temples bouddhistes et les gratte-ciel, un nombre impressionnant de cinémas pornographiques, de sex-shops qui attestent d’un incontestable caractère voyeur de la sexualité japonaise. Des hommes en costume et cravates feuillètent sans complexe des illustrés érotiques comme un cadre français lit l’Express ou l’Expansion. Ces mêmes hommes en chemise blanche et en cravate, on les retrouve le soir, ivres, dans la rue, riant et marchant en se tenant par le bras. 

Après le travail, ils sont restés entre collègues à boire du saké et ils ne rentreront que vers deux heures du matin chez eux.  Ce sont les mêmes que l’on retrouvera abaissant de manière obsessionnelle la manette du patchinko, machine à sous qui ne leur fait gagner au mieux qu’un kilo de billes d’acier qu’ils échangeront ensuite contre des cigarettes ou une tablette de chocolat. Les universitaires estiment que la  tradition japonaise est en danger car elle n’a jamais été combattue. Or, affirment-ils, une tradition qu’on ne combat pas finit par se stériliser et par mourir. D’autres redoutent autant l’intrusion des mass média américanisées que le développement d’une société sans conflit. Ni très riches ni très pauvres, les Japonais produisent avec sérieux, intelligence et acharnement pour atteindre un niveau de vie que ne connurent jamais leurs parents ni leurs grands-parents paysans. 

Peu de personnes sont aussi critiques à l’égard du Japon que les intellectuels japonais eux-mêmes. Ils sont aussi heureux de dialoguer en français, en anglais ou en allemand, de répondre aux questions que d’en poser. Beaucoup sont surpris de l’intérêt que l’Europe porte au Japon. Intérêt qui s’accompagne d’une admiration, parfois excessive, des productions culturelles et d’une hostilité systématique au niveau économique. Les intellectuels japonais demeurent perplexes en lisant nos magazines. 

Abe Kobo et Robbe-Grillet 

Ainsi, à les lire, Tokyo n’est que cette fourmilière humaine où des insectes minuscules s’entassent chaque jour dans des métros, vont vers le lieu d’aliénation dont ils tirent leur fierté. Le japon ne serait rien d’autre que cette image archaïsante des samouraïs et des cérémonies de thé, qui séduit dans le Kagemuscha de Kurosawa (qualifié irrévérencieusement par beaucoup d’intellectuels japonais de western-spaghetti à la japonaise) ou encore celle d’un monde qui ne sait produire que des sourires figés et des chaînes stéréo ? La France, demande par exemple Abé Kobo, auteur de plusieurs admirables romans traduits en français (1), dont la Femme des sables, va-t-elle s’intéresser à présent, sous un autre gouvernement, un peu lus aux cultures des autres pays ? Bien peu reconnaissent leur pays dans les fresques apocalyptiques qu’on en trace, leur culture dans ce monde déshumanisé que l’on évoque. Ils s’inquiètent certes de l’avenir de la culture japonaise, de la modernité, de l’expansion des classes moyennes, mais demandent aussi aux occidentaux de sortir leurs clichés. 

« J’envoie des œufs à Robbe-Grillet » 

A l’Université, explique le Pr Watanabé, deux courants principaux s’affrontent depuis le déclin de l’influence de Sartre : la philosophie anglo-saxonne et la métaphysique allemande. Les universitaires japonais se passionnent beaucoup pour Heidegger et la phénoménologie. Une seconde édition de l’Etre et le Temps, a été récemment publiée avec un remarquable appareil critique. Notons qu’il n’existe toujours pas une seule édition complète de ce texte en France. Un nombre important d’étudiants suivent des séminaires sur la métaphysique allemande, le courant phénoménologique, aussi intéressés par M. Merleau –Ponty que par P. Ricoeur. Quel étudiant de philosophie français aujourd’hui en France a lu Merleau-Ponty ? En déclin très net, l’intérêt pour la culture française demeure relativement important. Le Japon est même l’un des rares pays où, de nos jours, tant d’étudiants désirent apprendre notre langue. A l’Athénée de Tokyo, l’une des plus grandes écoles spécialisées dans l’enseignement du français un étudiant m’interroge sur l’évolution politique de la NRF de Jean Paulhan à Drieu la Rochelle. Il y a quelque chose de déconcertant dans cette érudition, dans cette capacité que les japonais ont de traverser les cultures les plus diverses et de s’en imprégner. A côté du théâtre traditionnel (Kabuki, Nô, Bunraku), du triomphe que connaît Ennosuké, l’acteur de kabuki, et les spectacles d’avant-garde qu’il faut voir dans des caves minuscules comme ce cabaret du Lotus, prend place un étonnant répertoire moderne ou classique. Un professeur d’université a fondé un théâtre et fait représenter aussi bien des pièces de Camus que de Jean Genet. A minuit passé, dans une espèce de hangar, un groupe d’étudiants acteurs répètent Bajazet, de Racine dans un décor intemporel, et une violence expressive typiquement japonaise. 

La danse des ténèbres 

Tokyo regorge de spectacles les plus insolites qui vont du pire au meilleur. Médiocres spectacles de nu à l’occidentale, mais aussi numéros de cabaret où une chanteuse interprète avec une perfection incroyable les chansons de Liza Minelli et de Marilyn Monroe. Dans une pièce minuscule, devant un écran de papier, se produit le danseur Murobushi avec sa si belle danse des ténèbres qui fait songer au Living Theater et à Grotowski. Le crâne rasé, le corps recouvert de poussière de charbon, il apparaît immobile dans ses vêtements en loques, personnification de la nuit, de la souffrance universelle et de la mort. Sa troupe, qui a rencontré auprès de la jeunesse et des intellectuels un très grand succès, se produira dans quelque temps au centre Pompidou. Il m’interroge sur la perception qu’en auront les Français. Que lui répondre ? 

Les cinémas ignorent presque Oshima 

Les créateurs japonais sont-ils influencés par les cultures étrangères ? Beaucoup d’écrivains n’en ont pas conscience. Abé Kobo reconnaît qu’il a été marqué par Kafka, Strindberg, Dostoïevski, les courants allemands des années 20. Mais il lui paraît absurde de parler de culture tchèque, russe, suédoise ou allemande. Il a le sentiment de s’être enrichi au contact des étrangers sans tenir compte des nationalités. Il refuse d’interpréter les allégories de ses romans, en laisse le soin au lecteur, selon sa culture. Il cherche à atteindre dans le temps, ce réalisme fantastique que Kafka atteint dans l’espace, et projette un livre écrit par Robbe-Grillet, auquel il fournira seulement des photographies. « Je lui envoie des œufs et il les accommodera à sa façon », ajoute-t-il en riant. Une pièce d’ Abé Kobo sera aussi montée à Paris prochainement. La plupart des écrivains n’ont guère le sentiment d’appartenir à une communauté. Ils respectent Mishima mais se perçoivent comme des univers isolés. La « littérature japonaise » comme entité leur semble mystérieuse. Beaucoup regrettent que leurs œuvres n’est le choix que d’être traduites en France dans la discontinuité : comme best-sellers assurés, ou comme documents pour japonologues. A quand, demandent-ils, une collection de littérature japonaise qui donnera un reflet exact de notre diversité, de notre sensibilité ? 

Les universitaires se passionnent pour Heidegger 

Nagisa Oshima est plus pessimiste. Il a connu son plus grand succès de scandale avec l’Empire des sens et avoue porter une réelle sympathie à son héroïne Abé Sada. Les bons films japonais, ceux qui ont soulevé tant d’enthousiasme à l’étranger, il faut les voir dans les cinémathèques. A quelques exceptions près, les cinémas de Tokyo ne donnent que es navets policiers ou érotiques. Et il faut bien reconnaître que, chez les jeunes, Les James Bond sont plus populaires que ls Contes de la lune vague après la pluie.  Il est difficile de tourner aujourd’hui des films de grand style, du cinéma d’auteur, sans travailler parallèlement à des films de commerciaux. Y-a-t-il au Japon des films d’avant-garde ? Sans doute, affirme N. Oshima. Mais ils ne sont pas diffusés et les metteurs en scène se les projettent mutuellement en attendant un public, qui, pour l’instant, est de plus en plus constitué d’adolescents. N. Oshima craint le déferlement des classes moyennes et un désintérêt pour la culture. En attendant, il affirme que ses films sont destinés à donner, à cette même classe moyenne, de mauvais rêves. 

Après Vienne, New York, Berlin et Paris, Tokyo ? 

Aucun triomphalisme n’est de mise chez les intellectuels, les écrivains et les artistes que l’on rencontre à Tokyo ou à Kyoto. Ils se méfient du revers des succès économiques  japonais et des conséquences culturelles du style de vie que ce changement implique. Critiques à l’égard du Japon, les créateurs s’interrogent sur le devenir d’une certaine culture traditionnelle. Pour certains, elle risque de  disparaître sous le déferlement des modes étrangères ; pour d’autres, elle servira de rempart et sortira renforcée. Pour d’autres encore, de cette rencontre entre la tradition et la modernité surgira quelque chose d’imprévisible et de spécifiquement japonais, comme ce fut le cas jadis. Ce que les intellectuels japonais demandent aux Occidentaux, c’est d’arrêter de les considérer comme des machines à produire. 

L’Europe et ses clichés 

Ils doivent se rendre compte que cet essor économique a pour contre-partie la même frénésie de recherches artistiques et culturelles. « Jadis, affirme M. Otsuka, membre de la Fondation du Japon, les grands axes de la vie artistique et intellectuelle sont passés par Paris, Moscou, Berlin, New York ou Vienne. Nous espérons qu’il sera possible dans l’avenir d’y ajouter Tokyo. » Il justifie cet optimisme par plusieurs considérations : on ne peut aujourd’hui négliger le dialogue culturel avec l’Asie Le japon, tout en revendiquant la spécificité et l’ancienneté de sa tradition, est le pays d’Extrême –Orient le plus ouvert aux autres cultures. Par son dynamisme, la diversité des influences qui l’ont marqué, il peut devenir le creuset de nouveaux courants artistiques et de nouvelles sensibilités. Comment en douter ? 

Jean-Michel PALMIER 

(1) Romans de Abé Kobo traduits chez Stock : la Femme et les sables, le Visage d’un autre, le Plan déchiqueté, l’Homme-Boîte. 

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Abé Kôbô